Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 15

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XV. Mœurs, habitudes & occupations des peuples de la Guinée.

Le pays eſt généralement mal peuplé. Il eſt rare d’y trouver des habitations ailleurs qu’auprès des rivières, des lacs & des fontaines. Dans ces contrées, ce ſont moins les beſoins réciproques qui rapprochent les hommes, que les liens du ſang qui les empêchent de ſe séparer. Auſſi diſtingue-t-on dans la même ville, quelquefois dans le même village, de petits hameaux qui ſont autant de familles préſidées par leurs patriarches.

Rien, dans ces établiſſemens, ne porte l’empreinte d’une civiliſation un peu avancée. Les maiſons ſont conſtruites avec des branches d’arbre ou avec des joncs attachés à des pieux, aſſez enfoncés pour qu’ils puiſſent réſiſter aux vents. On y voit rarement des fenêtres. La couverture n’eſt qu’un amas de feuilles, &, s’il ſe peut, de feuilles de palmier, plus propres que les autres à réſiſter aux injures des ſaiſons. Les caſes de la capitale ; les caſes même qu’occupe le deſpote, ne ſont guère diſtinguées des autres, que par leur étendue. Ce n’eſt pas que l’abondance du plus beau & du meilleur bois ; ce n’eſt pas qu’une terre propre à faire de la brique, qui remplaceroit la pierre infiniment rare dans ces contrées, ne ſollicitent ces peuples à d’autres conſtructions : mais il ne leur eſt jamais tombé dans l’eſprit qu’il fallût ſe donner tant de peine pour ſe loger.

L’ameublement eſt digne de l’habitation. Dans les villes, comme dans les campagnes, chez le prince, comme chez les derniers citoyens, il ſe réduit à quelques paniers, à quelques pots de terre, à quelques uſtenſiles de calebaſſe. Si le pauvre ne couchoit ſur une natte faite dans le pays, & le riche ſur un tapis arrivé d’Europe, tout ſeroit ſemblable.

La nourriture eſt auſſi la même. Du riz, du manioc, du mais, des ignames ou des patates, ſelon la qualité du terrein ; des fruits ſauvages ; du vin de palmier ; du gibier & du poiſſon que chacun ſe procure à ſa volonté : tels ſont les vivres qui, ſans en excepter les eſclaves, ſont communs à tous.

Une ceinture, placée au-deſſus des reins & que nous appelons pagne, tient lieu de tout vêtement aux deux ſexes. Des grains de verre, qu’on leur apporte & qu’on leur vend fort cher, forment la parure de la plupart des femmes & du petit nombre d’hommes, qui cherchent à ſe faire remarquer.

Les arts ſont peu de choſe dans ces régions. On n’y connoît que ceux qui ſe trouvent dans les ſociétés naiſſantes, & encore ſont-ils dans l’enfance. Le talent du charpentier ſe réduit à élever des cabanes. Le forgeron n’a qu’un très-petit marteau & des enclumes de bois, pour mettre en œuvre le peu de fer qui lui vient d’Europe. Sans le ſecours du tour, le potier fait quelques vaſes groſſiers d’argile & des pipes à fumer. Une herbe, qui vient ſans culture & qui n’a beſoin d’aucun apprêt, ſert ſeule à faire des pagnes. Sa longueur eſt la largeur de la ſorte. Le tiſſerand la travaille ſur ſes genoux, ſans métier, ſans navette, & en paſſant avec ſes doigts la trame entre chacun des fils de la chaîne, de la même manière que nos vanniers font leurs claies. Les lieux les plus éloignés reçoivent leur ſel des habitans des côtes qui, par le moyen d’un grand feu, le séparent de l’eau de la mer. Ces travaux sédentaires ſont le partage des eſclaves & d’un petit nombre d’hommes libres. Les autres vivent dans une oiſiveté habituelle. Si un caprice ou l’ennui les font ſortir de cette inertie, c’eſt pour aller à la chaſſe où à la pêche. Jamais ils ne s’abaiſſent juſqu’à ſolliciter la fertilité des terres. L’agriculture, regardée comme la plus vile des occupations, eſt le partage des femmes. On ne leur accorde d’autre douceur que la liberté de ſe repoſer un jour, après trois jours de fatigues exceſſives.

Les peuples de Guinée ont dans leurs mœurs beaucoup de traits de reſſemblance. Dans toutes les parties de cette vaſte région, la polygamie eſt autorisée. Elle y doit être cependant fort rare, puiſque tous les hommes libres, & la plupart des eſclaves, trouvent des compagnes. Les garçons ne conſultent que leur goût pour ſe marier ; leurs sœurs ont beſoin de l’aveu de leur mère. Ce lien eſt généralement reſpecté. Il n’y a que l’adultère qui le puiſſe rompre, & rien n’eſt plus rare que ce déſordre. Seulement à la côte d’Angole, les filles des chefs de l’état ont le droit de choiſir l’époux qui leur convient, fût-il engagé ; de l’empêcher d’avoir d’autres femmes ; de le répudier lorſqu’il leur déplaît, & même de lui faire trancher la tête, s’il eſt infidèle. Ces princeſſes, ſi on peut leur donner ce nom jouiſſent de leurs privilèges, avec une fierté dédaigneuſe & une grande sévérité, comme pour ſe venger ſur le malheureux qui leur eſt ſoumis, de l’eſpèce de ſervitude à laquelle eſt condamné leur ſexe.

Son ſort eſt déplorable. Chargées des travaux de la campagne, les femmes le ſont encore des ſoins domeſtiques. Seules, elles doivent pourvoir à la ſubſiſtance & à tous les beſoins de leur famille. Jamais elles ne paroiſſent devant leur mari que dans une poſture humiliante. Elles le ſervent toujours à table, & vont vivre enſuite de ce qu’il n’a pas pu ou voulu manger. Cet état de peine & d’abjection ne s’arrête pas au peuple. C’eſt la condition des femmes de la ville, des femmes des gens riches, des femmes des grands, des femmes des ſouverains. L’opulence & le rang de leurs époux ne les font jouir d’aucune douceur, d’aucune prérogative.

Tandis quelles épuiſent au ſervice de leurs tyrans le peu que la nature leur a donné de force, ces barbares coulent des jours inutiles dans une inaction entière. Raſſemblés ſous d’épais feuillages, ils fument, ils boivent, ils chantent ou ils danſent. Ces amuſemens de la veille ſont ceux du lendemain. Des conteſtations ne troublent jamais ces plaiſirs. Il y règne une bienséance qu’on ne devroit pas raiſonnablement attendre d’un peuple ſi peu éclairé.

On n’eſt pas moins ſurpris qu’il ſoit déſintéreſſé. À l’exception des côtes où nos brigandages ont formé des brigands ; il règne par-tout une grande indifférence pour les richeſſes. Rarement les plus ſages même ſongent-ils au jour qui doit ſuivre ; auſſi l’hoſpitalité eſt-elle la vertu de tous. Celui qui ne partageroit pas avec ſes voiſins, ſes parens & ſes amis ce qu’il rapporteroit de la chaſſe ou de la pêche, s’attireroit le mépris public. Le reproche d’avarice eſt au-deſſus de tous les reproches. On le fait aux Européens qui ne donnent rien pour rien, en les appelant des mains fermées.

Tel eſt le caractère général des peuples de la Guinée. Il reſte à parler des habitudes qui diſtinguent les peuples d’une contrée de ceux d’une autre contrée.

Sur les bords du Niger, les femmes ſont preſque toutes belles ; ſi ce n’eſt pas la couleur, mais la juſteſſe des proportions qui fait la beauté. Modeſtes, tendres & fidèles, un air d’innocence règne dans leurs regards, & leur langage ſe ſent de leur timidité. Les noms de Zilia, de Calipſo, de Fanni, de Zamé, qui ſemblent des noms de volupté, ſe prononcent avec une inflexion de voix, dont nos organes ne ſauroient rendre la molleſſe & la douceur. Les hommes ont la taille avantageuſe, la peau d’un noir d’ébène, les traits & la phyſionomie agréables. L’habitude de dompter les chevaux, & de faire la guerre aux bêtes féroces, leur donne une contenance noble. Ils ſupportent difficilement un outrage : mais l’exemple des animaux qu’ils ont élevés, leur inſpire une reconnoiſſance ſans bornes pour un maître qui les traite bien. On ne connoît point de domeſtiques plus attentifs, plus ſobres, & d’un attachement qui tienne plus de la paſſion : mais ils ne ſont pas bons cultivateurs. Leur corps n’eſt pas accoutumé à ſe courber, & à s’incliner vers la terre pour la défricher.

La couleur de la peau des Africains dégénère en allant vers l’eſt. Les peuples y ont la plupart un corps robuſte, mais raccourci ; un air de force exprimé par des muſcles roides ; les traits du viſage écartés & ſans phyſionomie. Les figures qu’ils s’impriment ſur le front, ſur les joues, ajoutent encore à cette laideur naturelle. Un ſol ingrat qui ſe refuſe même au travail, leur a fait une néceſſité de la pêche, quoique la mer preſque impraticable par une barre qui règne le long de la côte, ſemblât les en détourner. Rebutés en quelque ſorte par ces deux élémens, ils ont cherché des ſecours chez des nations voiſines plus favorisées de la nature ; ils en ont tiré leur ſubſiſtance en leur vendant du ſel. Leur eſprit de négoce s’eſt étendu depuis l’arrivée des Européens ; parce que chez tous les hommes les idées ſe développent en raiſon des choſes ; & qu’il y a plus de combinaiſons à faire pour échanger un eſclave contre pluſieurs ſortes de marchandiſes, que pour vendre une meſure de ſel. Du reſte, propres pour tous les travaux où il ne faut que de la force, ils ſont ineptes pour le ſervice intérieur de la domeſticité. Cet état eſt contraire aux habitudes de leur éducation, qui les paie en détail de chacune de leurs actions. La réciprocité d’un travail & d’un paiement journalier, eſt peut-être un des meilleurs alimens de l’induſtrie chez tous les hommes. Les femmes de ces nègres marchands n’ont ni l’aménité, ni la retenue, ni la diſcrétion, ni la beauté des femmes du Niger, & elles paroiſſent avoir moins de ſentiment. En comparant les deux nations, on ſeroit tenté de croire que l’une eſt le bas peuple d’une ville policée, & que l’autre a reçu une éducation diſtinguée. On aperçoit dans leur langage l’expreſſion de leur caractère. Les accens de l’une ſont d’une douceur extrême ; ceux de l’autre ſont durs & ſecs comme ſon terroir. La vivacité y reſſemble à la colère, juſque dans le plaiſir.

Au-delà de la rivière de Volte, dans le Bénin, & dans les autres pays connus ſous le nom général de la côte d’Or, les peuples ont la peau unie & d’un noir ſombre, les dents belles, la taille moyenne, mais aſſez bien priſe, la contenance fière. Leur phyſionomie, quoique aſſez agréable, le ſeroit beaucoup davantage ſans l’uſage où ſont les femmes de ſe cicatriſer le viſage, & les hommes de ſe brûler le front. Une métempſycoſe qui leur eſt particulière, fait la baſe de leur croyance : ils penſent que dans quelque lieu qu’ils aillent ou qu’on les tranſporte, ils doivent après leur mort, ſoit qu’ils ſe la donnent ou qu’ils l’attendent, revenir chez eux. Cette conviction fait leur bonheur, parce qu’ils regardent leur patrie comme le plus délicieux séjour de l’univers. Une erreur ſi douce ſert à les rendre humains. Les étrangers qui ſe fixent dans ce climat, y ſont traités avec des égards portés juſqu’au reſpect, dans la perſuaſion où l’on eſt qu’ils viennent y recevoir la récompenſe de leurs bonnes mœurs. Ce peuple a une diſpoſition à la gaieté qu’on ne remarque pas dans les nations voiſines ; du goût pour le travail, une équité que les circonſtances altèrent rarement, & une grande facilité à ſe façonner aux manières étrangères. Il tient davantage aux coutumes de ſon commerce, lors même qu’elles ne lui font pas favorables. La méthode de négocier avec lui, fut longtems ce qu’elle avoit été d’abord. Le premier vaiſſeau qui arrivoit conſommoit ſa traite, avant qu’un autre pût commencer la ſienne. Chacun avoit ſon tour. Le prix établi pour l’un, étoit le prix de tous. Ce n’eſt que depuis peu que cette nation s’eſt déterminée à profiter des avantages que lui offroit la concurrence des nations Européennes qui fréquentoient ſes rades.

Les peuples ſitués entre la ligne & le Zaire, ont tous une grande reſſemblance. Ils ſont bien faits. Leur conſtitution eſt moins robuſte que celle des habitans du nord de l’équateur ; & quoiqu’il y ait quelques marques ſur leur viſage, on n’y apperçoit jamais de ces cicatrices qui choquent au premier coup-d’œil. Leurs fêtes ſont accompagnées de jeux militaires qui retracent l’idée de nos anciens tournois ; avec cette différence qu’en Europe ils étoient l’exercice des nations guerrières, & qu’en Afrique ils ſont l’amuſement d’un peuple timide. Les femmes ne partagent point ces plaiſirs publics. Réunies dans quelques maiſons, elles paſſent myſtérieuſement la journée, ſans qu’aucun homme puiſſe être admis dans leur ſociété. La jalouſie des rangs eſt la plus forte paſſion de ces peuples naturellement paiſibles. Tout eſt étiquette, & à la cour des princes, & dans les conditions privées. Au moindre événement, on vole chez ſes amis, ou pour les féliciter, ou pour s’affliger avec eux. Un mariage eſt le ſujet de trois mois de viſites. Les obsèques d’un homme en crédit durent quelquefois deux ans. Les gens qui tenoient à lui par quelque lien, promènent ſes triſtes reſtes dans pluſieurs provinces. La troupe groſſit dans la marche ; & perſonne ne ſe retire qu’on n’ait déposé le cadavre dans le tombeau, avec les démonſtrations de la plus vive douleur. Un goût ſi décidé pour les cérémonies, s’eſt trouvé favorable à la ſuperſtition, & la ſuperſtition a favorisé l’indolence.

Du Zaire à la rivière de Coanza, on retrouve bien les anciennes mœurs, mais on y remarque un mélange confus de pratiques Européennes qui ne ſe voit pas ailleurs. Il eſt naturel de penſer que les Portugais qui ont de grands établiſſemens dans cette contrée, & qui ont voulu y introduire le chriſtianiſme, ſe ſont plus communiqués que ne ſont fait les autres nations, qui, ayant de ſimples comptoirs au nord de la ligne, ne ſe ſont occupées que de leur commerce.

Le lecteur n’a pas beſoin d’être averti que tout ce qu’on vient de dire des peuples de Guinée, ne doit s’entendre rigoureuſement que de cette claſſe d’hommes qui, dans tous les pays, décide du caractère d’une nation. Les ordres inférieurs, les eſclaves s’éloignent de cette reſſemblance à proportion qu’ils ſont avilis ou dégradés par leurs occupations ou par leur état. Cependant les obſervateurs les plus pénétrans ont cru voir que la différence des conditions ne produiſoit pas ſur ce peuple des variétés auſſi marquées que nous en trouvons dans les états ſitués entre l’Elbe & le Tibre, qui forment à-peu-près la même étendue de côte que le Niger & le Coanza, Plus les hommes s’éloignent de la nature, moins ils doivent ſe reſſembler. C’eſt une ligne droite dont il y a cent moyens de s’écarter. Les conſeils de la nature ſont courts & aſſez uniformes : mais les ſuggeſtions du goût, de la fantaiſie, du caprice, de l’intérêt perſonnel, des circonſtances, des paſſions, des accidens de la ſanté, de la maladie, des rêves même, ſont ſi nombreux & ſi divers, qu’ils ne ſont pas & qu’ils ne peuvent jamais être épuisés. Il ne faut qu’une tête folle pour en déranger mille autres, par condeſcendance, par flatterie ou par imitation. Une femme d’un rang diſtingué, a quelque défaut du corps à cacher. Elle imagine un moyen qu’adopteront celles qui l’entourent, quoiqu’elles n’en aient pas la même raiſon ; c’eſt ainſi que de cercles excentriques en cercles excentriques, une mode s’étend & devient nationale. Cet exemple ſuffit pour expliquer une infinité de bizarreries dont notre pénétration ſe fatigueroit à chercher le motif dans les beſoins, dans la peine ou dans les plaiſirs. La diverſité des inſtitutions civiles & morales qui ſouvent ne ſont ni plus raiſonnées, ni moins fortuites, jettent auſſi néceſſairement dans le caractère moral & dans les habitudes phyſiques des nuances qui ſont inconnues dans les ſociétés moins compliquées. D’ailleurs la nature plus impérieuſe ſous la Zone Torride que ſous les Zones tempérées, laiſſe moins d’action aux influences morales : les hommes s’y reſſemblent davantage, parce qu’ils tiennent tout d’elle, & preſque rien de l’art. En Europe, un commerce étendu & diverſifié, variant & multipliant les jouiſſances, les fortunes & les conditions, ajoute encore aux différences que le climat, les loix & les préjugés ont établies chez des peuples actifs & laborieux.