Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 2

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II. Cauſes qui hâtèrent la population des iſles Angloiſes.

Quand on connoît l’hiſtoire & la marche du gouvernement Anglois, on ſait que l’autorité royale ne fut long-tems balancée, que par petit nombre de grands propriétaires appelés barons. Ils opprimoient continuellement le peuple, dont la plus grande partie étoit avilie par l’eſclavage ; & ils luttoient ſans ceſſe contre la couronne, avec plus ou moins de ſuccès, ſuivant le caractère des chefs & le haſard des circonſtances. Ces querelles politiques faiſoient verſer des torrens de ſang.

Le royaume étoit épuisé par des guerres inteſtines de deux cens ans, lorſque Henri VII en prit les rênes au ſortir d’un champ de bataille, où la nation, divisée en deux camps, avoit combattu pour ſe donner un maître. Ce prince habile profita de la laſſitude, où de longues calamités avoient laiſſé ſes ſujets, pour étendre l’autorité royale, dont l’anarchie du gouvernement féodal n’avoit jamais pu fixer les limites, en les reſſerrant ſans ceſſe. Il étoit ſecondé dans cette entrepriſe, par la faction qui lui avoit mis la couronne ſur la tête, & qui étant la moins nombreuſe, ne pouvoit eſpérer de ſe maintenir dans les principaux emplois où elle ſe voyoit élevée, qu’en appuyant l’ambition de ſon chef. On donna de la ſolidité à ce plan, en autoriſant pour la première fois la nobleſſe, à aliéner ſes terres. Cette faveur dangereuſe, jointe à l’attrait du luxe qui perçoit en Europe, produiſit une grande révolution dans les fortunes. Les fiefs immenſes des barons ſe diſſipèrent par degrés, & les poſſeſſions des communes s’étendirent.

Les droits, qui ſuivent les terres, s’étant divisés avec les propriétés, il n’en fut que plus difficile de réunir les volontés & les forces de pluſieurs, contre l’autorité d’un ſeul. Les monarques profitèrent de cette époque favorable à leur agrandiſſement, pour gouverner ſans obſtacle & ſans contradiction.

Les ſeigneurs déchus, craignirent un pouvoir qu’ils avoient renforcé de toutes leurs pertes. Les communes ſe crurent aſſez honorées d’impoſer les taxes nationales. Le peuple un peu ſoulagé de ſon joug par ce léger mouvement dans la conſtitution, toujours borné dans l’étroite enceinte de ſes idées, au ſoin de ſes affaires ou de ſes travaux, étoit dégoûté des séditions par le dégât & les misères qui l’en puniſſoient. Ainſi, lorſque les yeux de la nation cherchoient le ſouverain pouvoir qui s’étoit égaré dans la confuſion des guerres civiles, le monarque ſeul arrêtoit tous les regards. La majeſté du trône, qui concentroit ſur lui toute ſa ſplendeur, ſembloit la ſource de l’autorité, dont elle ne devoit être que le ſigne viſible & l’organe permanent.

Telle étoit la ſituation de l’Angleterre, lorſque Jacques I y fut appelé d’Écoſſe, comme ſeul héritier de deux royaumes, que ſon avènement réunit ſous la même main. Une nobleſſe inquiète, agitant de ſes fureurs ſes barbares vaſſaux, avoit mis le trouble & le feu des séditions dans ces montagnes du Nord, qui partageoient l’iſle en deux états. Le monarque avoit pris, dès ſon enfance, autant d’éloignement pour l’autorité limitée, que le peuple avoit conçu d’horreur pour le deſpotiſme de la monarchie abſolue. Celle-ci régnoit dans toute l’Europe. Égal des autres ſouverains, comment le nouveau roi n’auroit-il pas ambitionné le même pouvoir ? Ses prédéceſſeurs en avoient joui, depuis un ſiècle, en Angleterre même. Mais il ne voyoit pas que c’étoit un bonheur dont ils avoient été redevables à l’habileté de leur politique, ou à la faveur des conjonctures. Ce prince théologien, croyant tenir tout de Dieu, rien des hommes, voyoit en lui ſeul l’eſprit de raiſon, de ſageſſe, de conſeil ; & ſembloit s’attribuer l’infaillibilité, que la réformation dont il ſuivoit les dogmes ſans les aimer, avoit ôtée aux papes. Ces faux principes, qui feroient du gouvernement un myſtère de religion, d’autant plus révoltant qu’il porteroit à la fois ſur les opinions, ſur les volontés & ſur les actions, s’étoient ſi fort enracinés dans ſon eſprit, avec tous les autres préjugés d’une mauvaiſe éducation, qu’il ne penſoit pas même à les appuyer d’aucune des reſſources humaines de la prudence ou de la force.

Rien ne s’accordoit moins que ce ſyſtême, avec la diſpoſition générale des eſprits. Tout s’agitoit au-dedans & au-dehors. La naiſſance de l’Amérique avoit hâté la maturité de l’Europe. La navigation embraſſoit le globe entier. La communication entre les peuples alloit être le fléau des préjugés : elle ouvroit une porte à l’induſtrie & aux lumières. Les arts méchaniques & libéraux s’étendoient, & marchoient à leur perfection par le luxe. La littérature prenoit les ornemens du goût. Les ſciences acquéroient la ſolidité que donne l’eſprit calculateur du commerce. La politique agrandiſſoit la ſphère de ſes vues. Cette fermentation univerſelle, élevoit, exaltoit les idées des hommes. Bientôt tous les corps qui formoient le coloſſe monſtrueux du gouvernement gothique, endormis depuis pluſieurs ſiècles dans la léthargie de l’ignorance, commencèrent de toutes parts à ſe remuer, à former des entrepriſes. Dans le continent, où le prétexte de la diſcipline avoit enfanté des armées mercenaires, la plupart des princes acquirent une autorité ſans bornes, opprimant leurs peuples par la force ou par l’intrigue. En Angleterre, l’amour de la liberté ſi naturel à l’homme qui ſe ſent ou qui penſe ; excité dans le peuple, par les novateurs en matière de religion ; réveillé dans les eſprits cultivés par un commerce familier avec les grands écrivains de l’antiquité, qui puisèrent dans la démocratie le ſublime de la raiſon & du ſentiment : cet amour de la liberté alluma dans les cœurs généreux, la haine exceſſive d’une autorité ſans limites. L’aſcendant que ſut prendre & conſerver Eliſabeth, par une proſpérité de quarante ans, retint cette inquiétude, ou la détourna vers des entrepriſes utiles à l’état. Mais on ne vit pas plutôt une branche étrangère ſur le trône, & le ſceptre dans les mains d’un monarque peu redoutable par la violence même de ſes prétentions, que la nation revendiqua ſes droits, & conçut l’ambition de ſe gouverner.

Alors éclatèrent des diſputes vives, entre la cour & le parlement. Les deux pouvoirs ſembloient eſſayer leurs forces, en ſe choquant continuellement. Le prince prétendoit qu’on lui devoit une obéiſſance purement paſſive, & que les aſſemblées nationales ne ſervoient que d’ornement, & non de baſe à la conſtitution. Les citoyens réclamoient avec chaleur contre ces principes, toujours foibles dès qu’ils ſont diſcutés, & ſoutenoient que le peuple faiſoit l’eſſence du gouvernement, autant & plus que le monarque. L’un eſt la matière, l’autre la forme. Or la matière peut & doit changer de forme, pour ſa conſervation. La loi ſuprême eſt le ſalut du peuple, & non du prince. Le roi peut mourir, la monarchie périr, & la ſociété ſubſiſter, ſans monarque & ſans trône. Ainſi raiſonnoient les Anglois, dès l’aurore de la liberté. On ſe chicanoit ; on ſe contrarioit ; on ſe menaçoit. Jacques finit ſa carrière au milieu de ces débats, laiſſant à ſon fils ſes droits à diſcuter, avec la réſolution de les étendre ; L’expérience de tous les âges a prouvé que la tranquilité qui nait du pouvoir abſolu, refroidit les eſprits, abat le courage, rétrécit le génie, jette une nation entière dans une léthargie univerſelle. Mais expoſons les degrés ſucceſſifs de cette misère, & que les peuples connoiſſent le profond anéantiſſement dans lequel ils croupiſſent ou dont ils ſont menacés.

Au moment où s’eſt élevé, au centre d’une nation, le grand fantôme ſur lequel on ne porte ſes regards qu’en tremblant, les ſujets ſe partagent en deux claſſes. Les uns s’éloignent par crainte ; les autres s’approchent par ambition ; & ceux-ci ſe promettent la sécurité dans la conſcience de leur baſſeſſe. Ils forment entre le deſpote & le reſte de la nation, un ordre de tyrans ſubalternes, non moins ombrageux & plus cruels que leur maître. Ils n’ont à la bouche que ces mots : Le roi ; le roi l’a dit ; le roi le veut ; j’ai vu le roi ; j’ai ſoupé avec le roi ; c’eſt l’intention du roi. Ces mots ſont toujours écoutés avec étonnement, & finiſſent par être pris pour des ordres ſouverains. S’il reſte quelque énergie, c’eſt dans le militaire qui ſent toute ſon importance, & qui n’en devient que plus inſolent. Et le prêtre, quel rôle joue-t-il ? Favorisé, il achève d’abrutir les peuples par ſon exemple & par ſes diſcours. Négligé, il prend de l’humeur ; il devient factieux, & cherche un fanatique qui ſe dévoue. Partout où il n’y a ni loix fixes, ni juſtice, ni formes conſtantes, ni propriétés réelles, le magiſtrat eſt peu de choſe, ou n’eſt rien ; il attend un ſigne pour être ce qu’on voudra. Le grand ſeigneur rampe devant le prince, & les peuples rampent devant le grand ſeigneur. La dignité naturelle de l’homme s’eſt éclipsée. Il n’a pas la moindre idée de ſes droits. Autour du deſpote, de ſes ſuppôts, de ſes favoris, les ſujets ſont foulés aux pieds, avec la même inadvertance, que nous écraſons les inſectes qui fourmillent dans la pouſſière de nos campagnes. La morale eſt corrompue. Il vient un moment où les vexations les plus criantes, les attentats les plus inouïs ont perdu leur caractère d’atrocité & ceſſent de révolter. Celui qui prononceroit les noms de vertu, de patriotiſme, d’équité, ne ſeroit qu’une tête exaltée, expreſſion qui décèle toujours une indulgence abjecte pour des déſordres dont on profite. La maſſe de la nation devient diſſolue & ſuperſtitieuſe : car le deſpotiſme ne peut ni s’établir ſans l’entremiſe, ni ſe ſoutenir ſans l’étai de la ſuperſtition : car la ſervitude conduit à la débauche, qui conſole & qui n’eſt jamais réprimée. Les hommes inſtruits, quand il en reſte, ont des vues, font la cour aux grands & profeſſent la religion politique. La tyrannie menant à ſa ſuite l’eſpionnage & la délation, il y a des délateurs & des eſpions, dans tous les états, ſans en excepter les plus diſtingués. La moindre indiſcrétion prenant la teinte du crime de lèze-majeſté, les ennemis ſont très-dangereux, & les amis deviennent ſuſpects. On penſe peu ; on ne parle point, & l’on craint de raiſonner. On s’effraie de ſes propres idées. Le philoſophe retient ſa pensée, comme le riche cache ſa fortune. La vie la plus ſage, eſt la vie la plus ignorée. La méfiance & la terreur forment la baſe des mœurs générales. Les citoyens s’iſolent ; & toute une nation devient mélancolique, puſillanime, ſtupide & muette. Voilà les chaînes, les ſymptômes funeſtes, ou l’échelle de misère ſur laquelle chaque peuple connoîtra le degré de la ſienne.

Si vous revenez ſur les phénomènes qui précèdent, & que vous en imaginiez de contraires, ils vous indiqueront le mouvement des légiſlations, qui tendent à la liberté. Il eſt troublé ; il eſt rapide ; il eſt violent, C’eſt une fièvre plus ou moins forte, mais toujours convulſive. Tout annonce de la sédition, des meurtres. Tout fait trembler pour une diſſolution générale ; & ſi le peuple n’eſt pas deſtiné au dernier malheur, c’eſt dans le ſang que ſa félicité renaît.

L’Angleterre l’éprouva dans les premiers tems de l’adminiſtration de Charles I, moins pédant, mais auſſi avide d’autorité que ſon père. La diviſion commencée entre le roi & le parlement, s’empara de toute la nation. La haute nobleſſe, celle du ſecond ordre, qui étoit la plus riche, craignant de ſe voir confondue avec le vulgaire, embraſſa le parti du monarque, dont elle recevoit ce luſtre emprunté, qu’elle lui rend toujours, par une ſervitude volontaire & vénale. Comme ils poſſédoient encore la plupart des grandes terres, ils attachèrent à leur cauſe preſque tous les peuples des campagnes, qui naturellement aiment le prince, parce qu’ils ſentent qu’il doit les aimer. Londres & les villes conſidérables, à qui le gouvernement municipal donne un eſprit républicain, ſe déclarèrent pour le parlement, entraînant avec elles les commerçans, qui, ne s’eſtimant pas moins que ceux de la Hollande, aſpiroient à la liberté de cette démocratie.

Du ſein de ces diſſenſions, ſortit la guerre civile la plus vive, la plus ſanglante, la plus opiniâtre, dont l’hiſtoire ait conſervé le ſouvenir. Jamais le caractère Anglois ne s’étoit développé d’une manière ſi terrible. Chaque jour éclairoit de nouvelles fureurs, qu’on croyoit pouſſées au dernier excès, & qui étoient effacées par d’autres encore plus atroces. Il ſembloit que la nation touchoit à ſon dernier terme ; & que tout Breton avoit juré de s’enſevelir ſous les ruines de ſa patrie.