Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 10

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 341_Ch10-389_Ch11).

X. Impôts.

Sur ce que nous connoiſſons de l’état des ſauvages, il eſt à préſumer que l’avantage de n’être point aſſujettis par les entraves de nos ridicules vêtemens, la clôture inſalubre de nos ſuperbes édifices, & la tyrannie compliquée de nos uſages, de nos loix & de nos mœurs, n’eſt point la compenſation d’une vie précaire & des meurtriſſures, des combats journaliers pour un coin de forêt, une caverne, un arc, une flèche, un fruit, un poiſſon, un oiſeau, un quadrupède, la peau d’une bête, ou la poſſeſſion d’une femme. Que la miſanthropie exagère, tant qu’il lui plaira, les vices de nos cités, elle ne réuſſira pas à nous dégoûter de ces conventions expreſſes ou tacites, & de ces vertus artificielles qui font la sécurité & le charme de nos ſociétés.

Sans doute, il y a parmi nous des aſſaſſins ; il y a des violateurs d’aſyle ; il y a des monſtres que l’avidité, l’indigence & la pareſſe révoltent contre l’ordre ſocial. Il y a d’autres monſtres plus déteſtables peut-être qui, poſſeſſeurs d’une abondance qui ſuffiroit à deux ou trois mille familles, ne ſont occupés que d’en accroître la misère. Je n’en bénirai pas moins la force publique qui garantit le plus ordinairement ma perſonne & mes propriétés, au moyen des contributions qu’elle me fait payer.

L’impôt peut être défini le ſacrifice d’une partie de la propriété pour la défenſe & la conſervation de l’autre. Il ſuit de-là qu’il ne doit y avoir d’impôt ni chez les peuples eſclaves, ni chez les peuples ſauvages ; parce que les uns n’ont plus de propriété, & que les autres n’en ont pas encore.

Mais lorſqu’une nation jouit d’une propriété qui mérite d’être gardée ; que ſa fortune eſt aſſez fixe, aſſez conſidérable pour exiger des dépenſes de gouvernement ; qu’elle a des poſſeſſions, un commerce, des richeſſes capables de tenter la cupidité de ſes voiſins, pauvres ou ambitieux : alors, pour garantir ſes frontières ou ſes provinces, pour protéger ſa navigation & maintenir ſa police, il lui faut des forces & un revenu. Il eſt juſte & indiſpenſable que les citoyens occupés de quelque manière que ce ſoit au bien public, ſoient entretenus par tous les ordres de la confédération.

Il y a eu des pays & des tems où l’on aſſignoit une portion du territoire pour les dépenſes communes du corps politique. Le gouvernement ne pouvant faire valoir lui-même des poſſeſſions ſi étendues, étoit obligé de confier ce ſoin à des adminiſtrateurs qui les négligeoient ou qui s’en approprioient le revenu. Cet uſage entraînoit de plus grands inconvéniens encore. Ou le domaine du roi étoit trop conſidérable pendant la paix, ou il étoit inſuffiſant pour les tems de guerre. Dans le premier cas, la liberté de la république étoit opprimée par le chef de l’état, & dans le ſecond par les étrangers. Il a donc fallu recourir aux contributions des citoyens.

Ces fonds furent peu conſidérables dans les premiers tems. La ſolde n’étoit alors qu’un ſimple dédommagement donné par l’état à ceux que ſon ſervice détournoit des travaux & des ſoins néceſſaires à leur ſubſiſtance. La récompenſe conſiſtoit dans cette jouiſſance délicieuſe que nous éprouvons par le ſentiment intime de notre vertu, & à la vue des hommages qui lui ſont rendus par les autres hommes. Ces richeſſes morales étoient les plus grands tréſors des ſociétés naiſſantes ; c’étoit une ſorte de monnoie qu’il importoit dans l’ordre politique, autant que dans l’ordre moral, de ne pas altérer.

L’honneur ne tint guère moins lieu d’impôts dans les beaux jours des Grecs, que dans les ſociétés naiſſantes. Ceux qui ſervoient la patrie ne ſe croyoient pas en droit de la dévorer. L’impoſition miſe par Ariſtide ſur toute la Grèce, pour ſoutenir la guerre contre la Perſe, fut ſi modérée, que les contribuables la nommèrent eux-mêmes, l’heureux ſort de la Grèce. Quel tems & quel pays où les taxes faiſoient le bonheur des peuples !

Les Romains marchèrent à la domination, ſans preſqu’aucun ſecours de la part du fiſc. L’amour des richeſſes les eût détournés de la conquête du monde. Le ſervice public fut fait avec déſintéreſſement, après même que les mœurs ſe furent corrompues.

Sous le gouvernement féodal il n’y eut point d’impôts. Où les auroit-on pris ? L’homme & la terre étoient la propriété du maître. C’étoit une ſervitude réelle & une ſervitude perſonnelle.

Lorſque le jour commença à luire ſur l’Europe, les nations s’occupèrent de leur sûreté. Elles fournirent volontairement des contributions pour réprimer les ennemis domeſtiques & étrangers : mais ces tributs furent modérés, parce que les princes n’étoient pas encore aſſez abſolus pour les détourner au gré de leurs caprices, ou au profit de leur ambition.

Le Nouveau-Monde fut découvert, & la paſſion des conquêtes s’empara de tous les peuples. Cet eſprit d’agrandiſſement ne pouvoit ſe concilier avec la lenteur des aſſemblées populaires ; & les ſouverains réuſſirent, ſans beaucoup d’efforts, à s’approprier plus de droits qu’ils n’en avoient eus. L’impoſition des taxes fut la plus importante de leurs uſurpations. C’eſt celle dont les ſuites ont été le plus funeſtes.

On n’a pas craint d’imprimer le ſceau de la ſervitude ſur le front des hommes, en taxant leur tête. Indépendamment de l’humiliation, eſt-il rien de plus arbitraire qu’un pareil impôt ?

L’aſſeoira-t-on ſur des déclarations ? Mais il faudroit entre le monarque & les ſujets, une conſcience morale qui les liât l’un à l’autre par un mutuel amour du bien général, ou du-moins une conſcience publique qui les raſſurât l’un envers l’autre par une communication ſincère & réciproque de leurs lumières & de leurs ſentimens. Or, comment établir cette conſcience publique, qui ſerviroit de flambeau, de guide & de frein dans la marche des gouvernemens ?

Percera-r-on dans le ſanctuaire des familles, dans le cabinet du citoyen, pour ſurprendre & mettre au jour ce qu’il ne veut pas révéler ; ce qu’il lui importe même ſouvent de ne pas révéler ? Quelle inquiſition ! quelle violence révoltante ! Quand même on parviendroit à connoître les reſſources de chaque particulier, ne varient-elles pas d’une année à l’autre, avec les produits incertains & précaires de l’induſtrie ? Ne diminuent-elles pas avec la multiplication des enfans, avec le dépériſſement des forces par las maladies, par l’âge & par le travail ? Les facultés de l’humanité, utiles & laborieuſes, ne changent-elles pas avec les vicissitudes, que le tems apporte dans tout ce qui dépend de la nature & de la fortune ? La taxe perſonnelle est donc une vexation individuelle, sans utilité commune. La capitation est un eſclavage affligeant pour l’homme, sans profit pour l’état.

Après s’être permis l’impôt, qui est la preuve du deſpotisme, ou qui y conduit un peu plutôt, un peu plus tard, on s’est jeté sur les conſommations. Les souverains ont affecté de regarder ce nouveau tribut comme volontaire, en quelque sorte, puiſque sa quantité dépend des dépenses que tout citoyen est libre d’augmenter ou de diminuer, au gré de ſes facultés & de ſes goûts, la plupart factices.

Mais si la taxe porte sur les denrées de premier besoin, c’est le comble de la cruauté. Avant toutes les loix sociales, l’homme avoit le droit de ſubsister. L’a-t-il perdu par l’établissement des loix ? Survendre au peuple les fruits de la terre, c’est les lui ravir ; c’est attaquer le principe de son existence, que de le priver par un impôt, des moyens de la conſerver. En pressurant la ſubsistance de l’indigent, l’état lui ôte les forces avec les alimens. D’un homme pauvre, il fait un mendiant ; d’un travailleur, un oiſif ; d’un malheureux, un ſcélérat : c’eſt-à-dire, qu’il conduit un famélique à l’échafaud par la misère.

Si la taxe porte ſur des denrées moins néceſſaires : que de bras perdus pour l’agriculture & pour les arts ſont employés, non pas à garder les boulevards de l’empire, mais à hériſſer un royaume d’une infinité de petites barrières ; à embarraſſer les portes des villes ; à infeſter les chemins & les paſſages du commerce ; à fureter dans les caves, dans les greniers, dans les magaſins ! Quel état de guerre entre le prince & le peuple ; entre le citoyen & le citoyen ! Que de priſons, de galères, de gibets, pour une foule de malheureux qui ont été pouſſés à la fraude, à la contrebande, à la révolte même par l’iniquité des loix fiſcales ?

L’avidité des ſouverains s’eſt étendue des conſommations aux marchandiſes, que les états ſe vendent les uns aux autres. Deſpotes inſatiables ! ne comprendrez-vous jamais que ſi vous mettez des droits ſur ce que vous offrez à l’étranger, il achètera moins cher, il ne donnera que la valeur qui lui ſera donnée par les autres nations ? Vos ſujets fuſſent-ils ſeuls propriétaires de la production aſſujettie aux taxes, ils ne parviendroient pas encore à faire la loi, parce qu’alors on en demanderoit en moindre quantité, & que ſa ſurabondance les forceroit à en diminuer le prix, pour en trouver la conſommation.

L’impôt ſur les marchandiſes que votre empire reçoit de ſes voiſins, n’a pas une baſe plus raiſonnable. Leur prix étant réglé par la concurrence des autres peuples, ce ſeront vos ſujets qui paieront ſeuls les droits. Peut-être ce renchériſſement des productions étrangères en fera-t-il diminuer l’uſage ? Mais ſi l’on vous vend moins, on achètera moins de vous. Le commerce ne donne qu’en proportion de ce qu’il reçoit. Il n’eſt au fond qu’un échange de valeur pour valeur. Vous ne pouvez donc vous oppoſer aux cours de ces échanges, ſans faire tomber le prix de vos productions, en rétréciſſant leur débit.

Soit que vous mettiez des droits ſur les marchandiſes étrangères ou ſur les vôtres, l’induſtrie de vos ſujets en ſouffrira néceſſairement. Il y aura moins de moyens pour la payer, & moins de matières premières pour l’occuper. Plus la maſſe des reproductions annuelles diminuera, plus la ſomme des travaux diminuera auſſi. Alors toutes les loix que vous pourrez établir contre la mendicité, ſeront impuiſſantes, parce qu’il faut bien que l’homme vive de ce qu’on lui donne, quand il ne peut pas vivre de ce qu’il gagne.

Mais quelle eſt donc la forme d’impoſition la plus propre à concilier les intérêts publics avec les droits des citoyens ? C’eſt la taxe ſur la terre. Un impôt eſt une dépenſe qui ſe renouvelle tous les ans pour celui qui en eſt chargé. Un impôt ne peut donc être aſſis que ſur un revenu annuel : car il n’y a qu’un revenu annuel qui puiſſe acquitter une dépenſe annuelle. Or, on ne trouvera jamais de revenu annuel que celui des terres. Il n’y a qu’elles qui reſtituent chaque année les avances qui leur ſont faites, & de plus un bénéfice dont il ſoit poſſible de diſpoſer. On commence depuis long-tems à ſoupçonner cette importante vérité. De bons eſprits la porteront un jour à la démonſtration ; & le premier gouvernement qui en fera la baſe de ſon adminiſtration, s’élèvera néceſſairement à un degré de proſpérité inconnue à toutes les nations & à tous les ſiècles.

Peut-être n’y a-t-il en ce moment aucun peuple de l’Europe, à qui ſa ſituation permette ce grand changement. Par-tout les impoſitions ſont ſi fortes, les dépenſes ſi multipliées, les beſoins ſi preſſans ; par-tout le fiſc eſt ſi obéré, qu’une révolution ſubite dans la perception des revenus publics, altérerait infailliblement la confiance & la félicité des citoyens. Mais une politique éclairée & prévoyante, tendra, à pas lents & meſurés, vers un but ſi ſalutaire. Elle écartera avec courage & avec prudence, tous les obſtacles que les préjugés, l’ignorance, les intérêts privés pourraient oppoſer à un ſyſtême d’adminiſtration, dont les avantages nous paroiſſent au-deſſus de tous les calculs.

Pour que rien ne puiſſe diminuer les avantages de cette heureuſe innovation, il faudra que toutes les terres, indiſtinctement, ſoient aſſujetties à l’impôt. Le bien public eſt un tréſor commun, dans lequel chaque citoyen doit dépoſer ſes tributs, ſes ſervices & ſes talens. Jamais des noms & des titres ne changeront la nature des hommes & des poſſeſſions. Ce ſeroit le comble de la baſſeſſe & de la folie, de faire valoir les diſtinctions qu’on a reçues de ſes pères, pour ſe ſouſtraire aux charges de la ſociété. Toute prééminence qui ne tourneroit pas au profit général, ſeroit deſtructive ; elle ne peut être juſte, qu’autant qu’elle eſt un engagement formel de dévouer plus particulièrement ſa fortune & ſa vie au ſervice de la patrie.

Si de nos jours, pour la première fois, les terres étoient imposées, ne jugeroit-on pas néceſſairement que la contribution doit être proportionnée à l’étendue & à la fertilité des poſſeſſions ? Quelqu’un oſeroit-il alléguer ſes places, ſes ſervices, ſes dignités, pour ſe ſouſtraire aux tributs qu’exige le ſervice public ? Qu’ont de commun les taxes avec les rangs, les titres & les conditions ? Elles ne touchent qu’aux revenus ; & ces revenus ſont à l’état, dès qu’ils ſont néceſſaires à ſa défenſe.

La manière, dont l’impôt devroit être aſſis ſur les terres, eſt plus difficile à trouver. Quelques écrivains ont pensé que la dîme eccléſiaſtique, malheureuſement perçue dans la plus grande partie de l’Europe, ſeroit un modèle à ſuivre. Dans ce ſyſtême, a-t-on dit, il n’y auroit ni infidélité, ni faveur, ni mépriſe. Selon que les circonſtances exigeroient plus ou moins d’efforts de la part des peuples, le fiſc prendroit la quatrième, la cinquième, la ſixième partie des productions, au moment même de la récolte ; & tout ſe trouveroit conſommé ſans contrainte, ſans ſurpriſe, ſans défiance & ſans vexation.

Mais dans cette forme de perception, Comment ſe feroient les recouvremens ? Pour des objets ſi multipliés, ſi variables & ſi peu connus, une régie n’exigeroit-elle pas des frais énormes ? La ferme ne donneroit-elle pas occaſion à des profits trop conſidérables ? Ainſi, quand cet ordre de choſes paroîtroit le plus favorable au citoyen, ne ſeroit-il pas un des plus funeſtes au gouvernement ? Or qui peut douter que les intérêts de l’individu ne ſoient les mêmes que ceux de la ſociété ? Quelqu’un ignoreroit-il encore le rapport intime qui eſt entre le ſouverain qui demande & les ſujets qui donnent ?

D’ailleurs cette impoſition, ſi égale en apparence, ſeroit, dans la réalité, la plus diſproportionnée de toutes celles que l’ignorance ait jamais imaginées. Tandis qu’on n’exigeroit d’un contribuable que le quart de ſon revenu, on en prendroit la moitié, quelquefois davantage à d’autres qui, pour avoir la même quantité de productions, auroient été obligés par la nature d’un ſol ingrat ou d’une exploitation difficile, à des dépenſes infiniment plus conſidérables.

Ces inconvéniens ont fait rejeter une idée, proposée ou appuyée par des hommes peu versés dans l’économie politique, mais révoltés avec raiſon de la manière arbitraire dont ils voyoient taxer les terres. Vous prendrez pour règle l’étendue des domaines ? Mais ignoreriez-vous qu’il y en a qui peuvent payer beaucoup, qu’il y en a qui ne peuvent payer que peu, qu’il y en a même qui ne peuvent rien payer, parce que ce qui reſte au-delà des frais eſt à peine ſuffiſant pour déterminer l’homme le plus intelligent à les cultiver ? Vous ferez repréſenter les baux ? Mais les fermiers & les propriétaires n’agiront-ils pas de concert pour vous tromper ? & quels moyens aurez-vous pour découvrir une fraude artificieuſement tramée ? Vous admettrez les déclarations ? Mais pour une ſincère, n’y en aura-t-il pas cent de fauſſes ? & le citoyen d’une probité exacte ne ſera-t-il pas la victime du citoyen dénué de principes ? Vous aurez recours à une eſtimation ? Mais le préposé du fiſc ne ſe laiſſera-t-il pas ſuborner par des contribuables intéreſſés à le corrompre ? Vous laiſſerez aux habitans de chaque canton le ſoin des répartitions ? C’eſt, ſans doute, la règle la plus équitable, la plus conforme aux droits de la nature & de la propriété ; cependant elle doit engendrer néceſſairement tant de cabales, tant d’altercations, tant d’animoſités, un choc ſi violent entre les paſſions qui ſe heurteront, qu’il n’en ſauroit réſulter cette juſtice, qui pourroit faire le bonheur public.

Un cadaſtre qui meſureroit avec ſoin les terres, qui apprécieroit avec équité leur valeur, ſeroit ſeul capable d’opérer cette heureuſe révolution. On n’a que rarement, qu’imparfaitement appliqué un principe ſi ſimple & ſi lumineux. Il faut eſpérer que cette belle inſtitution, quoique vivement repouſſée par le crédit & la corruption, ſera perfectionnée dans les états où elle a été adoptée, & qu’elle ſera introduite dans les empires où elle n’exiſte pas encore. Le monarque qui ſignalera ſon règne par ce grand bienfait, ſera béni pendant ſa vie ; il laiſſera un nom cher à la poſtérité ; & ſa félicité s’étendra au-delà des ſiècles, ſi, comme on n’en peut douter, il exiſte un Dieu rémunérateur.

Mais que le gouvernement, ſous quelque forme qu’il ait été établi ou qu’il ſubſiſte, n’outre jamais la meſure des impoſitions. Dans leur origine, elles ont rendu, dit-on, les hommes plus actifs, plus ſobres, plus intelligens, & ont ainſi contribué à la proſpérité des empires. Cette opinion n’eſt pas ſans vraiſemblance : mais il eſt plus certain encore que pouſſées au-delà des limites convenables, les taxes ont arrêté les travaux, étouffé l’induſtrie, produit le découragement.

Quoique l’homme ait été condamné par la nature à des veilles continuelles pour s’aſſurer une ſubſiſtance, ce ſoin preſſant n’a pas concentré toute ſon action. Ses déſirs ſe ſont étendus beaucoup au-delà ; & plus il eſt entré d’objets dans le plan de ſon bonheur, plus il a multiplié ſes efforts pour les obtenir. A-t-il été réduit par la tyrannie à n’eſpérer d’un labeur opiniâtre que ce qui étoit de néceſſité première, ſon mouvement s’eſt ralenti. Il a rétréci lui-même la ſphère de ſes beſoins. Troublé, aigri, deſſéché par l’eſprit oppreſſeur du fiſc, on l’a vu, ou languiſſant dans ſes déplorables foyers, ou s’expatriant pour chercher une deſtinée moins malheureuſe, ou errant & vagabond ſur des provinces déſolées. La plupart des ſociétés ont, à des époques différentes, ſouffert ces calamités, préſenté ce hideux tableau.

Auſſi eſt-ce une erreur & une grande erreur de juger de la puiſſance des empires par le revenu du ſouverain. Cette baſe de calcul ſeroit la meilleure qu’on pût établir, ſi les tributs n’étoient que le thermomètre des facultés des citoyens : mais lorſque la république eſt opprimée par le poids ou la variété des impoſitions, loin que cette richeſſe ſoit un ſigne de proſpérité nationale, elle eſt un principe de dépériſſement. Réduits à l’impuiſſance de fournir des ſecours extraordinaires à la patrie menacée ou envahie, les peuples ſubiſſent un joug étranger, ou reçoivent des loix honteuſes & ruineuſes. La cataſtrophe eſt précipitée, lorſque le fiſc a recours aux fermes pour faire ſes recouvremens.

La contribution des citoyens au tréſor public eſt un tribut. Ils doivent le préſenter eux-mêmes au ſouverain, qui de ſon côté en doit diriger ſagement l’emploi. Tout agent intermédiaire détruit ces rapports qui ne ſauroient être aſſez rapprochés. Son influence devient une ſource inévitable de diviſion & de ravage. C’eſt ſous cet odieux aſpect qu’ont toujours été regardés les fermiers des taxes.

Le fermier imagine les impôts. Son talent eſt de les multiplier. Il les enveloppe de ténèbres pour leur donner l’extenſion qui lui conviendra. Des juges de ſon choix appuient ſes intérêts. Toutes les avenues du trône lui ſont vendues, & il fait, à ſon gré, vanter ſon zèle ou calomnier les peuples mécontens avec raiſon de ſes vexations. Par ſes vils artifices, il précipite les provinces au dernier terme de dégradation, mais ſes coffres regorgent de richeſſes. Alors, on lui vend au plus vil prix les loix, les mœurs, l’honneur, le peu qui reſte de ſang à la nation. Ce traitant jouit ſans honte & ſans remords de ces infâmes & criminels avantages juſqu’à ce qu’il ait détruit l’état, le prince & lui-même.

Les peuples libres n’ont que rarement éprouvé ce ſort affreux. Des principes humains & réfléchis leur ont fait préférer une régie preſque toujours paternelle pour recevoir les contributions du citoyen. C’eſt dans les gouvernemens abſolus que l’uſage tyrannique des fermes s’eſt concentré. Quelquefois l’autorité a été effrayée des ravages qu’elles faiſoient : mais des adminiſtrateurs timides, ignorans ou pareſſeux ont craint, dans la confuſion où étoient les affaires, un bouleverſement entier au moindre changement qu’on ſe permettroit. Pourquoi donc le tems de la maladie ne ſeroit-il pas celui du remède ? C’eſt alors que les eſprits ſont mieux diſposés, que les contradictions ſont moindres, que la révolution eſt plus aisée.

Cependant il ne ſuffit pas que l’impôt ſoit réparti avec juſtice, qu’il ſoit perçu avec modération, il faut encore qu’il ſoit proportionné aux beſoins du gouvernement ; & ces beſoins ne ſont pas toujours les mêmes. La guerre exigea par-tout, & dans tous les ſiècles, des dépenſes plus conſidérables que la paix. Les peuples anciens y fourniſſoient par les économies qu’ils faiſoient dans des tems de calme. Depuis que les avantages de la circulation & les principes de l’induſtrie ont été mieux développés, la méthode d’accumuler ainſi les métaux, a été proſcrite. On a préféré, avec raiſon, la reſſource des impoſitions extraordinaires. Tout état qui ſe les interdiroit, ſe verroit contraint, pour retarder ſa chute, de recourir aux voies pratiquées à Conſtantinople. Le ſultan qui peut tout, excepté augmenter les revenus, eſt réduit à livrer l’empire aux vexations de ſes délégués, pour les dépouiller enſuite eux-mêmes de leurs brigandages.

Pour que les taxes ne ſoient jamais exceſſives, il faut qu’elles ſoient ordonnées, réglées & adminiſtrées par les repréſentans des nations. L’impôt a toujours dépendu de la propriété. N’eſt pas maître du champ, qui ne l’eſt pas du fruit. Auſſi, chez tous les peuples, les tributs ne furent-ils établis dans leur origine ſur les propriétaires, que par eux-mêmes ; ſoit que les terres fuſſent réparties entre les conquérans ; ſoit que le clergé les eût partagées avec la nobleſſe ; ſoit qu’elles euſſent paſſé par le commerce & l’induſtrie entre les mains de la plupart des citoyens. Par-tout, ceux qui les poſſédoient avoient conſervé le droit naturel, inaliénable & ſacré, de n’être point taxés ſans leur contentement. Oſez ce principe, il n’y a plus de monarchie, il n’y a plus de nation ; il ne reſte qu’un deſpote & un troupeau d’eſclaves.

Peuples, chez qui les rois ordonnent aujourd’hui tout ce qu’ils veulent, reliſez votre hiſtoire ; vous verrez que vos aïeux s’aſſembloient, qu’ils délibéroient toutes les fois qu’il s’agiſſoit d’un ſubſide. Si l’uſage en eſt paſſé, le droit n’en eſt pas perdu. Il eſt écrit dans le ciel, qui a donné la terre à tout le genre-humain, pour la poſſéder. Il eſt écrit ſur ce champ que vous avez pris la peine d’enclore, pour vous en aſſurer la jouiſſance. Il eſt écrit dans vos cœurs, où la divinité a imprimé l’amour de la liberté. Cette tête élevée vers les cieux, n’eſt pas faite à l’image du créateur, pour ſe courber devant un homme. Aucun n’eſt plus qu’un autre, que par le choix, que de l’aveu de tous. Gens de cour, votre grandeur eſt dans vos terres, & non pas aux pieds d’un maître. Soyez moins ambitieux, & vous ſerez plus riches. Allez rendre la juſtice à vos vaſſaux, & vous augmenterez votre fortune, en augmentant la maſſe du bonheur commun. Que gagnez-vous à élever l’édifice du deſpotiſme ſur les ruines de toute eſpèce de liberté, de vertu, de ſentiment, de propriété ? Songez qu’il vous écraſera tous. Autour de ce coloſſe de terreur, vous n’êtes que des figures de bronze, qui repréſentent les nations enchaînées aux pieds d’une ſtatue.

Si le prince a ſeul le droit des tributs, quoiqu’il n’ait pas intérêt à ſurcharger, à vexer les peuples, ils ſeront ſurchargés & vexés. Les fantaiſies, les profuſions, les entrepriſes du ſouverain, ne connoîtront plus de bornes dès qu’elles ne trouveront plus d’obſtacles. Bientôt une politique fauſſe & cruelle, lui perſuadera que des ſujets riches deviennent toujours inſolens ; qu’il faut les ruiner pour les aſſervir, & que la pauvreté eſt le rempart le plus aſſuré du trône. Il ira juſqu’à croire que tout eſt à lui, rien à ſes eſclaves, & qu’il leur fait grâce de tout ce qu’il leur laiſſe.

Le gouvernement s’emparera de toutes les avenues & les iſſues de l’induſtrie, pour la traire à l’entrée & à la ſortie, pour l’épuiſer dans ſa route. Le commerce n’obtiendra de circulation que par l’entremiſe & au profit de l’adminiſtration fiſcale. La culture ſera négligée par des mercenaires, qui ne peuvent jamais eſpérer de propriété. La nobleſſe ne ſervira & ne combattra que pour une ſolde. Le magiſtrat ne jugera que pour des épices & pour des gages. Les négocians mettront leur fortune à couvert, pour la tranſporter hors d’un pays où il n’y a plus de patrie ni de sûreté. La nation n’étant plus rien, prendra de l’indifférence pour ſes rois ; ne verra ſes ennemis que dans ſes maîtres ; eſpérera quelquefois un adouciſſement de ſervitude dans un changement de joug ; attendra ſa délivrance d’une révolution, & ſa tranquilité d’un bouleverfement.

« Ce tableau eſt effrayant, me diſoit un viſir, & il y a des viſirs par-tout. J’en gémis. Mais ſans contribution, comment puis-je maintenir cette force publique dont vous reconnoiſſez vous-même & la néceſſité & les avantages ? Il faut qu’elle ſoit permanente & toujours égale, ſans quoi plus de ſécurité pour vos perſonnes, vos propriétés, votre induſtrie. Le bonheur ſans défenſe n’eſt qu’un fantôme. Mes dépenſes ſont indépendantes de la variété des ſaiſons, de l’inclémence des élémens, de tous les accidens. Il faudra donc que vous y fourniſſiez, la peſte eût-elle détruit vos troupeaux, l’inſecte eût-il dévoré votre vigne, la grêle eût-elle moiſſonné vos champs. Vous paierez, ou je tournerai contre vous cette force publique qui a été créée pour votre ſûreté, & que vous devez alimenter ».

Ce ſyſtême oppreſſeur ne regardoit que les propriétaires des terres. Le viſir ne tarda pas à m’apprendre les moyens dont il ſe ſervoit pour aſſervir au fiſc les autres membres de la confédération.

« C’eſt principalement dans les villes que les arts méchaniques & libéraux, d’utilité & d’agrément, de néceſſité ou de fantaiſie, ont leur foyer, ou du moins leur activité, leur développement, leur perfection. C’eſt-là que le citoyen riche, & par conséquent oiſif, attiré ou fixé par les douceurs de la ſociété, cherche à tromper ſon ennui par des beſoins factices ; c’eſt-là que pour y ſatiſfaire, il exerce le pauvre, ou, ce qui revient au même, l’induſtrieux. Celui-ci, à ſon tour, pour ſatiſfaire aux beſoins de première néceſſité qui ne ſont pas long-tems les ſeuls qui le tourmentent, cherche à multiplier les beſoins factices de l’homme riche ; d’où naît entre l’un & l’autre une dépendance mutuelle fondée ſur leurs intérêts reſpectifs ; l’induſtrieux veut travailler, le riche veut jouir. Si donc je parviens à impoſer les beſoins de tous les habitans des villes, induſtrieux ou oiſifs, c’eſt-à-dire à renchérir, au profit de l’état, les denrées & les marchandiſes qui y ſont conſommées par les beſoins des uns & des autres ; alors j’aurai ſoumis à l’impôt toutes les eſpèces d’induſtrie, & je les aurai amenées à la condition de l’induſtrie agricole. J’aurai fait mieux ; & que ce point ſur-tout ne vous échappe pas. J’aurai fait payer le riche pour le pauvre, parce que celui-ci ne manquera pas de renchérir ſes productions à proportion du renchériſſement de ſes beſoins ».

Ah ! viſir, je te conjure d’épargner au moins l’air, l’eau, le feu, & même le bled qui n’eſt pas moins que ces trois élémens la légitime ſacrée de tout homme ſans exception. Sans cette légitime, nul ne peut vivre & agir ; & ſans vie & ſans action point d’induſtrie.

« J’y penſerai. Mais ſuivez-moi dans les différentes combinaiſons par leſquelles j’enlace dans mes filets tous les autres objets de beſoin, ſur-tout dans les villes. D’abord, maître des frontières de l’empire, je ne laiſſe rien venir de l’étranger ; je n’y laiſſe rien aller qu’en payant à raiſon du nombre, du poids & de la valeur. Par ce moyen celui qui a fabriqué, ou qui envoie, me cède une partie de ſon bénéfice ; & celui qui reçoit, ou qui conſomme, me rend quelque choſe en ſus de ce qui revient au marchand ou fabriquant ».

Fort bien, viſir : mais en te gliſſant ainſi entre le vendeur & l’acheteur ; entre le fabriquant ou le marchand & le conſommateur, ſans avoir été appelé, ſans que ton entremiſe leur profite, puiſqu’au contraire tu l’entretiens à leur détriment ; n’arrive-t-il pas qu’ils cherchent de leur côté, en te trompant d’une ou d’autre manière, à diminuer ou même à te fruſtrer de la part ?

« Sans doute : mais à quoi me ſerviroit donc la force publique, ſi je ne l’employois pas à démêler leur fraude, à m’en garantir & à la châtier ? Si l’on eſſaie à garder ou à diminuer ma part, je prends tout, & même quelque choſe au-delà »

J’entends, viſir. Et voilà donc encore la guerre & l’exaction établies ſur les frontières aux limites des provinces ; & cela pour preſſurer cette heureuſe induſtrie, le lien des nations les plus éloignées & des peuples les plus ſéparés par les mœurs & les religions.

« J’en ſuis fâché. Mais il faut tout ſacrifier à la force publique, à ce rempart élevé contre la jalouſie & la rapacité des voiſins. D’ailleurs l’intérêt de tel ou tel individu ne s’accorde pas toujours avec l’intérêt du grand nombre. Un effet de la manœuvre dont vous vous plaignez, c’eſt de vous conſerver des denrées & des productions dont le calcul de la perſonnalité vous priveroit par l’exportation à l’étranger ; & je repouſſe des marchandiſes étrangères qui, par la ſurabondance qu’elles feroient avec les vôtres, rabaiſſeroient le prix de celles-ci ».

Je te remercie, viſir. Mais pourquoi faut-il que tu aies auſſi tes troupes ? Ces troupes-là ſont bien incommodes. Ne pourrois-tu pas me ſervir ſans me faire la guerre ?

« Si vous m’interrompez ſans ceſſe, vous perdrez le fil de mes ſubtiles & merveilleuſes opérations. Après avoir impoſé la marchandiſe à l’entrée & à la ſortie de l’empire, au paſſage d’une province dans une autre, je ſuis à la piſte le conducteur, le voyageur qui parcourt ma contrée pour ſes affaires, par curioſité ; le payſan qui porte à la ville le produit de ſon champ ou de ſa baſſe-cour ; & lorſque la ſoif le pouſſe dans une hôtellerie, au moyen d’une aſſociation avec le maître »…

Quoi, viſir, le cabaretier eſt ton affocié !

« Aſſurément. Eſt-ce qu’il y a quelque choſe de vil quand il s’agit du maintien de la force publique, & par conséquent de la richeſſe du fiſc ? Au moyen de cette aſſociation, je reçois une partie du prix de la boiſſon conſommée ».

Mais, viſir, comment te trouves-tu l’aſſocié d’un aubergiſte, d’un tavernier dans le débit de ſes boiſſons. Serois-tu ſon pourvoyeur ?

« Moi, ſon pourvoyeur ? je m’en ſuis bien gardé. Où ſeroit le bénéfice de vendre le vin que le vigneron m’auroit donné pour le tribut de ſon induſtrie ? J’entends un peu mieux mes affaires. J’ai d’abord avec le vigneron, ou propriétaire, avec le braſſeur, le diſtillateur de l’eau-de-vie une aſſociation par laquelle j’obtiens une partie du prix qu’ils vendent à l’aubergiſte, au cabaretier ; enſuite j’en ai avec celui-ci une ſeconde par laquelle il me compte à ſon tour d’une portion du prix qu’il reçoit du conſommateur, ſauf au vendeur à retrouver ſur le conſommateur la quotité du prix qui me revient de la conſommation ».

Cela eſt très-beau, il faut en convenir. Mais, viſir, comment aſſiſtes-tu à tous les marchés de boiſſons qui ſe font dans l’empire ? Comment n’es-tu pas pillé par ce cabaretier de mauvaiſe foi, dès le tems de Rome, quoique le queſteur ne fût pas ſon collègue ? Après ce que tu m’as confié, je ne doute de rien ; mais je ſuis curieux.

« C’eſt ici que je te paroîtrai impudent, mais profond. On ne ſauroit aſpirer à toute ſorte de mérite & de gloire. D’abord, nul ne peut déplacer une pièce de vin, de cidre, de bière, d’eau-de-vie ; ſoit du lieu de la récolte ou de la fabrication ; ſoit du cellier, ſoit de la cave, ſoit pour vendre, ſoit pour envoyer, n’importe à quelle deſtination, ſans ma permiſſion par écrit. Je ſais par-là ce qu’elles deviennent. Si l’on en rencontre quelqu’une ſans ce paſſe-port, je m’en empare ; & le propriétaire me paie ſur le champ, en ſus, le triple ou le quadruple de la valeur. Enſuite, les mêmes agens qui circulent nuit & jour de toutes parts pour m’aſſurer de la fidélité des propriétaires ou marchands en gros à tenir leur pacte d’aſſociation, deſcendent tous les jours, plutôt deux fois qu’une, chez chaque cabaretier ou aubergiſte, ſondent les tonneaux, comptent les bouteilles ; & pour peu qu’on ſoit ſoupçonné de quelque eſcamotage ſur ma part, on eſt ſi sévèrement puni qu’on n’en eſt pas tenté davantage ».

Mais, viſir, pour te plaire, tes agens ne ſont-ils pas autant de petits tyrans ſubalternes ?

« Je n’en doute pas ; & je les en récompenſe bien ».

À merveille. Mais, viſir, j’ai un ſcrupule. Ces aſſociations avec le propriétaire, le marchand en gros, le détailleur, ont un peu l’air de celles que le voleur de grand chemin contracteroit avec le paſſant qu’il détrouſſe.

« Vous n’y penſez pas. Les miennes ſont autorisées par la loi & par l’inſtitution ſacrée de la force publique. Rien ne vous en impoſe-t-il donc ? Mais venez maintenant aux portes de la cité, où je ne ſuis pas moins admirable. Rien n’y entre, ſans verſer dans mes mains. Si ce ſont des boiſſons, elles contribuent, non en raiſon du prix, comme dans mes autres arrangemens, mais en raiſon de la quantité, & ſoyez ſûr que je ne ſuis pas dupe. L’aubergiſte ou le citoyen n’a rien à dire, quoique j’aie d’ailleurs affaire à lui lors de l’achat & du débit, puiſque ce n’eſt pas de la même manière. Si ce ſont des comeſtibles, j’ai mes agens, non-ſeulement aux portes, mais aux boucheries, mais dans les marchés au poiſſon ; & nul n’eſſaieroit à me voler ſans riſquer plus que ſon vol ne lui rendroit. Si c’eſt du bois, des fourrages, du papier, il y a moins de précautions à prendre. Ces marchandiſes ne ſe filoutent pas comme un flacon de vin ; cependant j’ai mes ſurveillans ſur les routes & les endroits détournés ; & malheur à celui qu’on ſurprendroit en devoir de m’échapper. Vous voyez donc que quiconque habite les villes ; qu’on y ſubſiſte de ſon induſtrie ; qu’on y emploie ſon revenu ou une portion de ſon lucre à ſalarier un homme induſtrieux, perſonne ne peut conſommer ſans payer, & que tous paient plus ſur les conſommations uſuelles & indiſpenſables que ſur les autres. J’ai mis à contribution toute ſorte d’induſtrie ſans qu’elle s’en aperçoive. Il en eſt cependant quelques-unes avec leſquelles j’ai eſſayé de traiter plus directement, parce qu’elles n’ont pas leur aſyle ordinaire dans les villes, & que j’ai imaginé qu’elles me rendroient davantage par une contribution ſpéciale. Par exemple, j’ai des agens dans les forges & fourneaux où l’on fabrique & où l’on pèſe le fer qui a tant d’uſages différens ; j’en ai dans les ateliers des tanneurs où ſont manufacturés les cuirs qui ſervent à tant de choſes. J’en ai chez tous ceux qui travaillent l’or, l’argent, la vaiſſelle, les bijoux ; & vous ne me reprocherez pas ici d’attaquer les objets de première néceſſité. À meſure que les tentatives me réuſſiſſent, je les étends. Je me flatte bien d’établir un jour mes ſatellites à côté du métier à ourdir la toile ; elle eſt d’une utilité ſi générale. Mais gardez-moi le ſecret. Mes ſpéculations ne s’éventent jamais qu’à mon détriment ».

Je ſuis vraiment frappé de la ſagacité, viſir, ou de celle de tes ſublimes précurſeurs. Ils ont creusé des mines d’or par-tout. Ils ont fait de ton pays un Pérou, dont les habitans ont eu peut-être le ſort de ceux de l’autre continent ; mais que t’importe ? Le ſel & le tabac que tu débites au décuple de leur valeur intrinſèque, quoique après le pain & l’eau, le ſel ſoit de première néceſſité, tu ne m’en as rien dit. Que ſignifie cette réticence ? Aurois-tu ſenti la contradiction entre cette vente & ton refus de percevoir les autres contributions en nature, ſous prétexte de l’embarras de la revente ?

« Point du tout. La différence eſt facile à ſaiſir. Si je recevois du propriétaire ou du cultivateur ſa portion de contribution en nature, pour la revendre enſuite, je me trouverois en concurrence avec lui dans les marchés. Mes prédéceſſeurs ont été ſages en s’en réſervant la diſtribution excluſive. Cela ſouffroit des difficultés. Pour amener ces deux fleuves d’or dans le réſervoir du fiſc, il fallut défendre la culture & la fabrication nationales du tabac ; ce qui ne me diſpenſe pas de tenir ſur la frontière & même au-dedans de l’empire une armée contre l’introduction & la concurrence de tout autre tabac avec le mien ».

Et cela, viſir, t’a réuſſi ?

« Pas auſſi pleinement que j’aurois déſiré, malgré la ſévérité des loix pénales. Pour le ſel, la difficulté fut encore plus grande ; il faut en convenir & s’en affliger. Mes prédéceſſeurs commirent une bévue irréparable. Sous prétexte d’une faveur utile, néceſſaire à certaines provinces maritimes, ou peut-être à l’appât d’une ſomme forte, ſans doute, mais momentanée, que d’autres provinces payèrent pour ſe pourvoir de ſel comme elles aviſeroient, ils ſe prêtèrent à des exceptions, en conſéquence deſquelles dans un tiers ou environ de l’étendue de l’empire, ce n’eſt pas moi qui le vends. J’eſpère bien revenir là contre : mais il faut attendre un moment de misère ».

Ainſi, indépendamment des armées que tu nourris ſur la frontière contre le tabac & les marchandiſes de l’étranger, tu en as encore dans l’intérieur pour que la vente du ſel des provinces libres ne concoure pas avec la vente du tien ?

« Il eſt vrai. Cependant il faut rendre juſtice à nos anciens viſirs. Ils m’ont laiſſé une légiſlation bien entendue. Par exemple, ceux du pays libre qui avoiſinent les provinces où je vends, ne peuvent fabriquer de leur ſel que le moins qu’il eſt poſſible, afin de n’en point avoir à vendre à mon préjudice ; & par une ſuite de la même ſageſſe, ceux qui doivent acheter de moi, & qui, voiſins du pays libre, pourroient être tentés de s’y approviſionner à meilleur marché, ſont forcés d’en prendre plus qu’ils n’en peuvent conſommer ».

Et cela eſt conſacré par la loi ?

« Et maintenu par l’auguſte force publique. Je ſuis autorisé au dénombrement des familles ; & ſi quelqu’une n’achète pas la quantité de ſel que je préſume néceſſaire à ſa conſommation, elle le paie comme ſi elle s’en étoit pourvue ».

Et quiconque ſale ſes mêts avec d’autre ſel que le tien s’en trouve mal ?

« Très-mal. Outre la ſaiſie de ce ſel d’iniquité, il lui en coûte plus qu’il ne dépenſeroit à l’approviſionnement de ſa maiſon pendant pluſieurs années ».

Et le vendeur ?

« Le vendeur ? C’eſt comme de raiſon, un voleur, un brigand, un malfaiteur que je réduis à la beſace, s’il a quelque choſe, ou que j’envoie aux galères, s’il n’a rien ».

Mais, viſir, tu dois avoir des procès ſans fin ?

« J’en ai beaucoup : mais il y a une cour de magiſtrature expreſſe qui en a l’attribution excluſive ».

Et comment te tires-tu de-là ? par l’intervention de la force publique, ton grand cheval de bataille.

« Et avec de l’argent ».

Ah, viſir, quelle tête & quel courage ! Quelle tête pour ſuffire à tant d’objets ! Quel courage pour faire face à tant d’ennemis ! Tu as été figuré dans les livres ſaints par Iſmaël, dont les mains étoient contre tous & les mains de tous contre lui.

« Hélas, j’en conviens. Mais telle eſt l’importance de la force publique & l’étendue de ſes beſoins, qu’il a fallu recourir à d’autres reſſources. Outre ce que le propriétaire me doit annuellement pour les fruits de ſon fonds, s’il ſe reſout à le vendre, l’acquéreur me paiera une ſomme ſurajoutée au prix convenu avec ſon vendeur. J’ai tarifé tous les pactes humains ; & nul ne contractes ſans me fournir une contribution proportionnée, ſoit à l’objet, ſoit à la nature de la convention. Cet examen ſuppoſe des agens profonds. Auſſi en manqué-je ſouvent. Le plaideur ne peut faire un ſeul pas, ſoit en demandant, ſoit en défendant, ſans me trouver ſur ſon chemin ; & vous conviendrez que ce tribut eſt bien innocent : car on n’eſt pas encore dégoûté des procès ».

Viſir, quand ton énumération ne ſeroit pas à ſa fin, laiſſe-moi reſpirer. Tu as laſſé mon admiration ; & je ne ſais plus quel doit être le plus grand objet de mon étonnement, ou d’une ſcience perfide, barbare, qui embraſſe tout, qui pèſe ſur tout ; ou de la patience avec laquelle on ſupporte les actes réitérés d’une ſubtile tyrannie qui n’épargne rien. L’eſclave reçoit ſa ſubſiſtance en échange de ſa liberté. Ton malheureux contribuable eſt privé de ſa liberté en te fourniſſant ſa ſubſiſtance.

Juſqu’à préſent, je me ſuis ſi fréquemment livré aux mouvemens de l’indignation que j’ai pensé que l’on me pardonneroit une fois d’avoir pris l’arme du ridicule & de l’ironie, qui a ſi ſouvent tranché les nœuds les plus importans. Je rentre dans le ton qui me convient ; & je dis :

Il faut ſans doute, dans tout gouvernement, une force publique qui agiſſe intérieurement & extérieurement. Extérieurement, pour défendre la nation en corps contre la jalouſie, la cupidité, l’ambition, le mépris & la violence des autres nations ; & cette protection ou la sécurité qui doit en être l’effet, exige des armées, des flottes, des fortereſſes, des arſenaux, des alliés foibles à ſtipendier, des alliés puiſſans à ſeconder. Intérieurement, pour garantir le citoyen, ami de l’ordre ſocial, du trouble, des vexations, de l’injure du méchant qui ſe laiſſe égarer par ſes paſſions, ſon intérêt perſonnel, ſes vices, & qui n’eſt arrêté que par la menace de la juſtice & la vigilance de la police.

Nous dirons plus. Il eſt avantageux au plus grand nombre des citoyens que la force publique encourage l’induſtrie, aiguillonne le talent & ſecoure celui qui par un zèle inconſidéré, des malheurs imprévus, de fauſſes ſpéculations a perdu ſa force individuelle ; d’où naît la néceſſité des écoles gratuites & des hôpitaux.

Je conſens même que le dépoſitaire & le moteur de la force publique, qu’il eſt de ſon devoir de faire craindre, reſpecter & chérir, pour en accroître l’énergie, ſur-tout dans les états monarchiques où elle ſemble diſtincte & séparée du reſte de la nation, en impoſe par un appareil de dignité, attire par la douceur & exhorte par les bienfaits.

Tous ces moyens ſont diſpendieux. Les dépenſes ſuppoſent un revenu ; & le revenu des contributions. Il eſt juſte que ceux qui participent aux avantages de la force publique, fourniſſent à ſon maintien. Il y a entre le ſouverain & ſes ſujets un pacte tacite, mais ſacré, par lequel le premier s’engage de ſecourir d’autant de degrés de cette force qu’on en aura fourni de parts à la maſſe générale des contributions ; & cette juſtice diſtributive s’exécuteroit toute ſeule, par la nature même des choſes, ſi la corruption & le vice ne la troubloient ſans ceſſe.

Mais dans toute convention, il y a un rapport entre le prix & la valeur de la choſe acquiſe ; & ce rapport eſt néceſſairement en moins du côté du prix, en plus du côté des avantages. Je veux bien acheter une épée pour me défendre contre le voleur : mais ſi pour acquérir cette épée, il faut que je vuide ma bourſe ou que je vende ma maiſon, j’aime mieux compoſer avec le voleur.

Or, où eſt ce rapport, cette proportion des avantages de la force publique, pour moi propriétaire, avec le prix dont je les paie ; ſi chez la nation la plus policée de l’Europe, la moins exposée aux incurſions & aux attaques étrangères, après avoir cédé une portion de ma poſſeſſion, je ſuis obligé, lorſque je vais habiter la ville, de ſuracheter, au profit d’une force publique, non-ſeulement les denrées des autres, mais les miennes, quand il me plaît de les conſommer ?

Pour moi, cultivateur, ſi forcé d’un côté à conſommer en nature une portion de mon tems & des moyens de mon induſtrie pour la conſtruction & la réparation des routes, je ſuis encore obligé de rendre en argent une portion conſidérable des productions que ma ſueur & mes travaux ont tiré de la terre ?

Pour moi, artiſan, qui ne puis travailler ſans être nourri, logé, vêtu, éclairé & chauffé ; ni me pourvoir de nourriture, d’abri, de vêtement, de lumière & de feu, ſans contribuer, puiſque tous ces moyens de ſubſiſtance ſont imposés ; ſi je ſuis encore obligé de rendre une partie du prix de mon tems & de mon talent à l’impoſition qui frappe directement ſur les productions de mon induſtrie ?

Pour moi, marchand, qui ai déjà contribué de mille manières, & par mes conſommations perſonnelles, & par les conſommations de mes ſalariés, & par le ſurachat des matières premières ; ſi je ſuis encore obligé de céder une portion du prix de la marchandiſe que j’envoie, & dont il ne me reviendra peut-être rien du tout, dans le cas de quelques-uns de ces accidens ſans nombre, dont la force publique ne s’engage, ni de me garantir, ni de me dédommager ?

Pour nous tous, ſi après avoir contribué par chacun de nos beſoins, à chaque pas, à chaque mouvement de notre induſtrie, à la maſſe commune, d’un côté par une impoſition annuelle & générale, la capitation qui n’a aucune baſe, aucun rapport avec la propriété ni avec l’induſtrie, nous contribuons encore d’un autre côté par le ſel, denrée de première néceſſité qu’on porte au décuple de ſa valeur intrinsèque & naturelle ?

Pour nous tous encore une fois, ſi nous voyons toutes ces quotes parts exigées pour le maintien de la force publique, ſe fondre entre les mains des concuſſionnaires qui les perçoivent ; & le réſidu qui, après des circulations toutes diſpendieuſes, ſe rend au tréſor du ſouverain, y être pillé de cent manières diverſes, ou diſſipé en extravagances ?

Nous demanderons quel rapport il y a entre cette multitude biſarre & compliquée de contributions & les avantages que chacun, de nous obtient de la force publique, s’il eſt vrai, comme certains calculateurs politiques le prétendent, que les ſommes des contribuables ſont égales à celles du revenu des propriétaires ?

Il ne faut chercher la réponſe à cette queſtion que dans le cœur du ſouverain. S’il eſt de bronze, le problême ne ſe réſoudra point, & le tems amènera, à la ſuite d’une longue oppreſſion, la ruine de l’empire. S’il a quelque ſenſibilité, le problême ſe refondra d’une manière utile aux ſujets.

Cependant que le chef de la nation ne ſe flatte pas d’opérer de grands biens, des biens durables, ſans un choix judicieux de l’homme chargé d’alimenter la force publique. C’eſt à ce grand inſtrument du gouvernement de diſtribuer & de rendre ſupportable à chacun le poids énorme des tributs par ſon équité & par ſon intelligence, à le répartir ſelon les degrés relatifs de force ou de foibleſſe des contribuables. Sans ces deux qualités, les peuples accablés ſeront conduits à un déſeſpoir plus ou moins éloigné, plus ou moins redoutable. Avec ces deux qualités ſoutenues par l’attente d’un ſoulagement plus ou moins prochain, ils ſouffriront avec patience, & ſe traîneront ſous leur fardeau avec quelque courage.

Mais quel eſt le miniſtre qui remplira une tâche auſſi difficile ? Sera-ce celui qui, par une odieuſe cupidité, aura ambitionné le maniement des revenus publics, & qui parvenu à ce poſte important, à force d’intrigues & de baſſeſſes, aura abandonné le fiſc en proie à ſes paſſions, à ſes amis, à ſes flatteurs, à ſes protégés, au détriment de la force publique ? Périſſe la mémoire d’un tel miniſtre.

Sera-ce celui qui n’aura vu, dans le pouvoir remis en ſes mains que l’inſtrument de ſes inimitiés ou de ſes averſions perſonnelles, & le moyen de réaliſer les fantômes de ſon imagination féroce & déſordonnée ; qui traitera comme des abſurdités les opérations différentes de la ſienne ; qui s’irritera contre des erreurs vraies ou prétendues, comme ſi c’étoient autant de crimes ; qui mépriſera l’apologue des membres & de l’eſtomac ; qui énervera la partie du corps politique qui lui déplaira, par des faveurs excluſivement accordées à celle que ſon goût, ſa fantaiſie, ſon intérêt ou ſes préjugés auront préférée ; qui verra l’image du déſordre par-tout où les choſes ne ſeront pas analogues à ſes idées bizarres ; qui dénué de la ſageſſe néceſſaire pour corriger ce qui eſt défectueux, ſubſtituera des chimères à un ordre peut-être imparfait ; & qui pour corriger de prétendus abus, s’aveuglant ſur les ſuites d’une réforme mal entendue, briſera tout avec un ſouris dédaigneux : charlatan auſſi cruel qu’ignorant, qui, prenant les poiſons pour des remèdes, s’écriera guériſon, guériſon, lorſque des convulſions réitérées annonceront la mort prochaine du malade ? Périſſe la mémoire d’un tel miniſtre.

Souverains, qui n’êtes à l’abri, ni de l’erreur, ni du menſonge, ni de la séduction ; ſi vous avez été aſſez malheureux pour être aſſervis par de tels coopérateurs, ne les remplacez ni par l’homme foible & puſillanime qui, bien qu’inſtruit, doux, modeſte, & peut-être incapable d’une grande faute, tant qu’il agira par lui-même, ſe laiſſera égarer par les autres ; tombera dans les pièges qui lui ſeront tendus, & manquera du nerf néceſſaire, ſoit pour arrêter ou prévenir le mal, ſoit pour vous réſiſter à vous-mêmes, lorſque ſa conſcience & l’intérêt général l’exigeront.

Ni par l’homme farouche ou dédaigneux ; ni par l’homme trop auſtère ; encore moins par l’homme impérieux & dur. L’impôt eſt un joug peſant. Comment le portera-t-on, s’il eſt aggravé par la manière de le préſenter ? C’eſt une coupe amère que tous doivent boire. Si vous la portez bruſquement ou maladroitement à la bouche, quelqu’un la renverſera.

Ni par l’homme qui ignore la loi ; ni par l’homme qui la mépriſe pour ne s’occuper que du fiſc. Il eſt de l’intérêt du ſouverain que la propriété & l’induſtrie ſoient protégées, contre ſa propre autorité, contre les entrepriſes du viſir ſouvent inconſidérées, quelquefois dangereuſes. Un miniſtre qui ſacrifiera tout au fiſc, remplira les coffres de ſon maître ; il donnera à la nation & au trône l’éclat d’une puiſſance formidable : mais cet éclat paſſera comme l’éclair. Le déſeſpoir s’établira dans le cœur des ſujets. En mettant l’induſtrie aux abois, il aura tué la poule aux œufs d’or.

Ni par le légiſte hériſſé de formules & de ſubtilités juridiques ; qui entretiendra une querelle continue entre le fiſc & la loi ; rendra le fiſc trop odieux, & relâchera les liens d’une obéiſſance pénible, mais néceſſaire.

Ni par cet outré philantrope, qui ſe livrant à un patriotiſme mal entendu, oubliera le fiſc pour ſe livrer indiſcrètement à de séduiſantes impulſions de bienfaiſance & de popularité : impulſons toujours louables dans un philoſophe, mais auxquelles un miniſtre ne doit ſe prêter qu’avec circonſpection. Car enfin, il faut une force publique ; il faut un fiſc qui l’alimente.

Écartez ſur-tout le prodigue. Comment l’homme qui a mal géré ſes propres affaires, adminiſtrera-t-il ceſſes d’un grand état ? Quoi, il a diſſipé ſes fonds, & il ſera économe du revenu public ? Il a de la probité, de la délicateſſe, des lumières même, le déſir ſincère de bien ſervir l’état : mais dans une circonſtance & ſur un objet de l’importance de celui dont il s’agit, ne vous en fiez qu’aux vertus de tempérament. Combien ſont entrés vertueux dans le miniſtère, & qu’on ne reconnoiſſoit plus, qui ne ſe reconnoiſſoient plus eux-mêmes, en moins de ſix mois. Il y a peut-être moins de séductions au pied du trône que dans l’antichambre d’un miniſtre ; & moins encore au pied du trône & dans l’antichambre des autres miniſtres qu’à l’entrée du cabinet du miniſtre de la finance. Mais c’en trop s’arrêter ſur les impôts. Il faut parler de ce qu’on a imaginé pour y ſuppléer, le crédit public.