Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 14

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 443_Ch14-469_Ch15).

XIV. Morale.

Depuis trop long-tems on cherche à dégrader l’homme. Ses détracteurs en ont fait un monſtre. Dans leur humeur, ils l’ont accablé d’outrages. La coupable ſatiſfaction de le rabaiſſer a ſeule conduit leurs nous crayons. Qui es-tu donc, toi, qui oſes inſulter ainſi ton ſemblable ? Quel ſein te donna le jour ? Eſt-ce au fond de ton cœur que tu puiſas tant de blaſphèmes ? Si ton orgueil eût été moins aveugle ou ton caractère moins féroce, barbare ! tu n’aurois vu qu’un être toujours foible, ſouvent séduit par l’erreur, quelquefois égaré par l’imagination, mais ſorti des mains de la nature avec des penchans honnêtes.

L’homme nait avec un germe de vertu, quoiqu’il ne naiſſe pas vertueux. Il ne parvient à cet état ſublime qu’après s’être étudié lui-même, qu’après avoir connu ſes devoirs, qu’après avoir contracté l’habitude de les remplir. La ſcience qui conduit à ce haut degré de perfection s’appelle morale. C’eſt la règle des actions, & ſi l’on peut s’exprimer ainſi, l’art de la vertu. On doit des encouragemens, on doit des éloges à tous les travaux entrepris pour écarter les maux qui nous aſſiègent, pour augmenter la maſſe de nos jouiſſances, pour embellir le ſonge de notre vie, pour élever, pour perfectionner, pour illuſtrer notre eſpèce. Bénis, & bénis ſoient à jamais ceux dont les veilles ou le génie ont procuré au genre-humain quelqu’un de ces avantages. Mais la première couronne ſera pour le ſage dont les écrits touchans & lumineux auront eu un but plus noble, celui de nous rendre meilleurs.

L’eſpoir d’une ſi grande gloire a enfanté des productions ſans nombre. Que de livres inutiles ! Que de livres même pernicieux ! Ils ſont la plupart l’ouvrage des prêtres & de leurs diſciples, qui, ne voulant pas voir que la religion ne devoit conſidérer les hommes que dans leurs rapports avec la divinité, il falloit chercher une autre baſe aux rapports que les hommes avoient entre eux. S’il y a une morale univerſelle, elle ne peut être l’effet d’une cauſe particulière. Elle a été la même dans les tems paſſés, elle ſera la même dans les ſiècles à venir ; elle ne peut avoir donc pour baſe les opinions religieuſes, qui, depuis l’origine du monde & d’un pôle à l’autre, ont toujours varié. Les Grecs ont eu des dieux méchans ; les Romains ont eu des dieux méchans ; l’adorateur ſtupide du fétiche adore plutôt un diable qu’un dieu. Chaque peuple ſe fit des dieux, & les fit comme il lui plut ; les uns bons, & les autres cruels ; les uns débauchés, & les autres de mœurs auſtères. On dit où que chaque peuple a voulu déifier ſes paſſions & ſes opinions. Malgré cette diverſité de ſyſtêmes religieux & de cultes, toutes les nations ont ſenti qu’il falloit être juſte. Toutes les nations ont honoré comme des vertus, la bonté, la commisération, l’amitié, la fidélité, la ſincérité, la reconnoiſſance, l’amour de la patrie, la tendreſſe paternelle, le reſpect filial, tous les ſentimens, enfin, qu’on peut regarder comme autant de liens propres à unir plus étroitement les hommes. L’origine de cette unanimité de jugement ſi conſtante & ſi générale, ne devoit donc pas être cherchée au milieu d’opinions contradictoires & paſſagères. Si les miniſtres de la religion ont paru penſer autrement, c’eſt que par leur ſyſtême, ils devenoient les maîtres de régler toutes les actions des hommes ; ils diſpoſoient de toutes les fortunes, de toutes les volontés ; ils s’aſſuroient au nom du ciel, le gouvernement arbitraire de la terre. Leur empire étoit ſi abſolu, qu’ils étoient parvenus à établir une morale barbare, qui mettoit les ſeuls plaiſirs qui faſſent ſupporter la vie au rang des plus grands forfaits ; une morale abjecte qui impoſoit l’obligation de ſe plaire dans l’humiliation & dans l’opprobre ; une morale extravagante qui menaçoit des mêmes ſupplices, & les foibleſſes de l’amour & les actions les plus atroces ; une morale ſuperſtitieuſe qui enjoignoit d’égorger ſans pitié tout ce qui s’écartoit des opinions dominantes ; une morale puérile qui fondoit les devoirs les plus eſſentiels ſur des contes également dégoutans & ridicules ; une morale intéreſſée qui n’admettoit de vertus que celles qui étoient utiles au ſacerdoce, ni de crimes, que ce qui leur étoit contraire. Si les prêtres euſſent ſeulement encouragé les hommes à l’obſervation de la morale naturelle par l’eſpérance ou par la crainte des récompenſes & des peines futures, ils auroient bien mérité des ſociétés : mais, en voulant ſoutenir par la violence des dogmes utiles qui ne s’étoient introduits que par la voie douce de la perſuaſion, ils ont dérangé le bandeau qui voiloit les profondeurs de leur ambition. Le maſque eſt tombé.

Il y a plus de deux mille ans que Socrate, étendant un voile au-deſſus de nos têtes, avoit prononcé que rien de ce qui ſe paſſoit au-delà du voile ne nous importoit, & que les actions des hommes n’étoient pas bonnes, parce qu’elles plaiſoient aux dieux, mais qu’elles plaiſoient aux dieux, parce qu’elles étoient bonnes : principe qui iſoloit la morale de la religion.

En effet, au tribunal de la philoſophie & de la raiſon, la morale eſt une ſcience, dont l’objet eſt la conſervation & le bonheur commun de l’eſpèce humaine. C’eſt à ce double but que ſes règles doivent ſe rapporter. Leur principe phyſique, conſtant & éternel, eſt dans l’homme même, dans la ſimilitude d’organiſation d’un homme à un autre : ſimilitude d’organiſation qui entraîne celle des mêmes beſoins, des mêmes plaiſirs, des mêmes peines, de la même force, de la même foibleſſe ; ſource de la néceſſité de la ſociété, ou d’une lutte commune contre les dangers communs & naiſſans du ſein de la nature même, qui menace l’homme de cent côtés différens. Voilà l’origine des liens particuliers & des vertus domeſtiques ; voilà l’origine des liens généraux & des vertus publiques ; voilà la ſource de la notion d’une utilité perſonnelle & générale ; voilà la ſource de tous les pactes individuels & de toutes les loix.

Il n’y a proprement qu’une vertu, c’eſt la juſtice ; & qu’un devoir, c’eſt de ſe rendre heureux. L’homme vertueux eſt celui qui a les notions les plus exactes de la juſtice & du bonheur, & qui y conforme le plus rigoureuſement ſa conduite. Il y a deux tribunaux, celui de la nature & celui des loix. L’un connoît des délits de l’homme contre ſes ſemblables ; l’autre des délits de l’homme contre lui-même. La loi châtie les crimes ; la nature châtie les vices. La loi montre le gibet à l’aſſaſſin ; la nature montre, ou l’hydropiſie ou la phthiſie à l’intempérant.

Beaucoup d’écrivains ont cherché les premiers principes de la morale dans les ſentimens d’amitié, de tendreſſe, de compaſſion, d’honneur, de bienfaiſance, parce qu’ils les trouvoient gravés dans le cœur humain. Mais n’y trouvoient-ils pas auſſi la haine, la jalouſie, la vengeance, l’orgueil, l’amour de la domination ? Pourquoi donc ont-ils plutôt fondé la morale ſur les premiers ſentimens que ſur les derniers ? C’eft qu’ils ont compris que les uns tournoient au profit commun de la ſociété, & que les autres lui ſeroient funeſtes. Ces philoſophes ont ſenti la néceſſité de la morale, ils ont entrevu ce qu’elle devoit être : mais ils n’en ont pas ſaiſi le premier principe, le principe fondamental. En effet, les mêmes ſentimens qu’ils adoptent pour fondement de la morale, parce qu’ils leur paroiſſent utiles au bien général, abandonnés à eux-mêmes, pourroient être très-nuiſibles. Comment ſe déterminer à punir le coupable, ſi l’on n’écoutoit que la compaſſion ? Comment fe défendre des partialités, ſi l’on ne prenoit conſeil que de l’amitié ? Comment ne pas favoriſer la pareſſe, ſi l’on ne conſultoit que la bienfaiſance ? Toutes ces vertus ont un terme, au-delà duquel elles dégénèrent en vices ; & ce terme eſt marqué par les règles invariables de la juſtice par eſſence, ou, ce qui revient au même, par l’intérêt commun des hommes réunis en ſociété, & par l’objet conſtant de cette réunion.

Eſt-ce pour lui-même qu’on érige en vertu le courage ? Non c’eſt à cauſe de l’utilité dont il eſt pour la ſociété. La preuve en eſt qu’on le punit comme vice dans l’homme qui s’en ſert pour troubler l’ordre public. Pourquoi la crapule eſt-elle un vice ? parce que chaque citoyen eſt tenu de concourir à l’utilité commune, & qu’il a beſoin, pour remplir cette obligation du libre exercice de ſes facultés. Pourquoi certaines actions ſont-elles plus blâmables dans un magiſtrat ou un général que dans un particulier ? c’eſt qu’il en réſulte de plus grands inconvéniens pour la ſociété.

Les obligations de l’homme iſolé me ſont inconnues. Je n’en vois ni l’origine ni le terme. Puiſqu’il vit ſeul, il a droit de ne vivre que pour lui ſeul. Nul être n’eſt en droit d’exiger de lui des ſecours qu’il n’implore pas. C’eſt tout le contraire pour celui qui vit dans l’état ſocial. Il n’eſt rien par lui-même. C’eſt ce qui l’entoure qui le ſoutient. Ses poſſeſſions, ſes jouiſſances, ſes forces, & juſqu’à ſon exiſtence, il doit tout au corps politique auquel il appartient.

Les maux de la ſociété deviennent les maux du citoyen. Il court riſque d’être écrasé, quelque partie de l’édifice qui s’écroule. L’injuſtice qu’il commet, le menace d’une injuſtice ſemblable. S’il ſe livre au crime, d’autres pourront devenir criminels à ſon préjudice. Il doit donc tendre conſtamment, au bien général, puiſque c’eſt de cette proſpérité que dépend la ſienne.

Qu’un ſeul s’occupe de ſes intérêts, ſans s’embarraſſer de l’intérêt public ; qu’il s’exempte du devoir commun ſous prétexte que les actions d’un particulier ne peuvent pas avoir une influence marquée ſur l’ordre général, d’autres auront des volontés auſſi perſonnelles. Alors tous les membres de la république ſeront à leur tour bourreaux & victimes. Chacun nuira & recevra des dommages ; chacun dépouillera & ſera dépouillé ; chacun frappera & ſera frappé. Ce ſera un état de guerre de tous contre tous. L’état ſera perdu, & les citoyens ſeront perdus avec l’état.

Les premiers hommes qui ſe réunirent ne ſaiſirent pas d’abord ſans doute l’enſemble de ces vérités. Pénétrés du ſentiment de leur force, c’eſt d’elle vraiſemblablement qu’ils voulurent tout obtenir. Des calamités répétées les avertirent avec le tems de la néceſſité des conventions. Les obligations réciproques s’accrurent à meſure que le beſoin s’en fit ſentir. Ainſi ce fut avec la ſociété que commença le devoir.

Le devoir peut donc être défini, l’obligation rigoureuſe de faire ce qui convient à la ſociété. Il renferme la pratique de toutes les vertus, puiſqu’il n’en eſt aucune qui ne ſoit utile au corps politique ; il exclut tous les vices, puiſqu’il n’en eſt aucun qui ne lui ſoit nuiſible.

Ce ſeroit raiſonner pitoyablement que de ſe croire en droit de mépriſer avec quelques cœurs pervers, toutes les vertus, ſous prétexte qu’elles ne ſont que des inſtitutions de convenance. Malheureux, tu vivrois dans cette ſociété qui ne peut ſubſiſter ſans elles ; tu jouirais des avantages qui en ſont le fruit, & tu te croirois diſpensé de les pratiquer, même de les eſtimer. Eh ! quel pourroit être leur objet, ſi elles étoient ſans relation avec les hommes ? Eût-on accordé ce beau nom à des actes purement ſtériles ? C’eſt leur néceſſité qui en fait l’eſſence & le mérite.

Le maintien de l’ordre, encore une fois, conſtitue donc toute la morale. Ses principes ſont conſtans & uniformes : mais leur application varie quelquefois à raiſon du climat & de la ſituation locale ou politique des peuples. En général la polygamie eſt plus naturelle aux pays chauds qu’aux pays froids. Cependant les circonſtances du tems dérogeant à la loi du climat, peuvent ordonner la monogamie dans une iſle d’Afrique, & permettre la polygamie au Kamtſchatka, ſi l’une eſt un moyen d’arrêter l’excès de la population à Madagaſcar, & l’autre d’en hâter les progrès ſur les côtes de la mer glaciale. Mais rien ne peut autoriſer l’adultère & la fornication dans ces deux zones, quand les conventions ont établi les loix du mariage ou de la propriété dans l’uſage des femmes.

Il en eſt de même pour les terres & pour les biens. Ce qui eſt larcin dans un état où la propriété ſe trouve juſtement répartie, devient uſufruit dans un état où les biens ſont en commun. Ainſi le vol & l’adultère n’étoient pas permis à Sparte ; mais le droit public y permettoit ce qu’on regarde ailleurs comme vol & comme adultère. Ce n’étoit pas la femme & le bien d’autrui qu’on prenoit alors : mais la femme & le bien de tous, quand les loix accordoient pour récompenſe à l’adreſſe ce qu’elle pouvoit ſe procurer.

Par-tout on connoît le juſte & l’injuſte : mais on n’a pas attaché univerſellement ces idées aux mêmes actions. Dans les pays chauds où le climat ne demande point de vêtemens, les nudités n’offenſent point la pudeur : mais l’abus, quel qu’il ſoit, du commerce des ſexes, les attentats précoces ſur la virginité ſont des crimes qui doivent révolter. Dans l’Inde où tout fait une vertu de l’acte même de la génération, c’eſt une cruauté d’égorger la vache qui nourrit l’homme de ſon lait, de détruire les animaux dont la vie n’eſt point nuiſible ni la mort utile à l’eſpèce humaine. L’Iroquois ou le Huron qui tuent leur père d’un coup de maſſue, plutôt que de l’expoſer à mourir de faim, ou ſur le bûcher de l’ennemi, étoient faire un acte de pitié filiale, en obéiſſant aux dernières volontés de ce père qui leur demande la mort comme une grâce. Les moyens les plus opposés en apparence tendent tous également au même but, au maintien, à la proſpérité du corps politique.

Voilà cette morale univerſelle qui tenant à la nature de l’homme, tient à la nature des ſociétés : cette morale qui peut bien varier dans ſes applications, mais jamais dans ſon eſſence : cette morale enfin à laquelle toutes les loix doivent ſe rapporter, ſe ſubordonner. D’après cette règle commune de toutes nos actions publiques & privées, voyons s’il y a jamais eu, s’il peut y avoir de bonnes mœurs en Europe.

Nous vivons ſous trois codes, le code naturel, le code civil, le code religieux. Il eſt évident que tant que ces trois ſortes de légiſlations ſeront contradictoires entre elles, il eſt impoſſible qu’on ſoit vertueux. Il faudra tantôt fouler aux pieds la nature, pour obéir aux inſtitutions ſociales, & les inſtitutions ſociales, pour ſe conformer aux préceptes de la religion. Qu’en arrivera-t-il ? C’eſt qu’alternativement infracteurs de ces différentes autorités, nous n’en reſpecterons aucune ; & que nous ne ſerons ni hommes, ni citoyens, ni pieux.

Les bonnes mœurs exigeroient donc une réforme préliminaire qui réduisît les codes à l’identité. La religion ne devroit nous défendre ou nous preſcrire que ce qui nous ſeroit preſcrit ou défendu par la loi civile, & les loix civiles & religieuſes ſe modeler ſur la loi naturelle qui a été, qui eſt, & qui ſera toujours la plus forte. D’où l’on voit que le vrai légiſlateur eſt encore à naître ; que ce ne fut ni Moïſe, ni Solon, ni Numa, ni Mahomet, ni même Confucius ; que ce n’eſt pas ſeulement dans Athènes, mais par toute la terre qu’on a preſcrit aux hommes, non la meilleure légiſlation qu’on pouvoit leur donner, mais la meilleure qu’ils pouvoient recevoir ; & qu’à ne conſidérer que la morale, ils ſeroient peut-être moins éloignés du bien, s’ils étoient reſtés ſous l’état ſimple & innocent de certains ſauvages : car rien n’eſt ſi difficile que de déraciner des préjugés invétérés & ſanctifiés. Pour celui qui projette un grand édifice, il vaut mieux une aire unie, qu’une aire couverte de mauvais matériaux entaſſés ſans méthode & ſans plan, & malheureuſement liés par les cimens les plus durables, ceux du tems, de l’uſage & de l’autorité ſouveraine & des prêtres. Alors le ſage ne travaille qu’avec timidité, court plus de riſque, & perd plus de tems à démolir qu’à conſtruire.

Depuis l’invaſion des barbares dans cette partie du monde, preſque tous les gouvernemens n’ont eu pour baſe que l’intérêt d’un ſeul homme ou d’un ſeul corps, au préjudice de la ſociété générale. Fondés ſur la conquête, ouvrage de la force, ils n’ont varié que dans la manière d’aſſervir les peuples. D’abord la guerre en fit des victimes, vouées au glaive de leurs ennemis ou de leurs maîtres. Que de ſiècles s’écoulèrent dans le ſang & le carnage des nations, c’eſt-à-dire dans la diſtribution des empires, avant que les conditions de la paix euſſent divinisé cet état de guerre inteſtine, qu’on appela ſociété ou gouvernement !

Quand le gouvernement féodal eut à jamais exclu ceux qui labouroient la terre du droit de la poſſéder ; quand, par une colluſion ſacrilège entre l’autel & le trône, on eut aſſocié Dieu à l’épée, que faiſoit la morale de l’évangile, qu’enhardir la tyrannie par l’obéiſſance paſſive ; que cimenter l’eſclavage par le mépris des ſciences ; qu’ajouter enfin à la crainte des grands, la crainte des démons ? Et qu’étoient les mœurs avec de telles loix ? Ce qu’elles ſont de nos jours en Pologne, où le peuple, ſans terres & ſans armes, ſe laiſſe hacher par les Ruſſes, enrôler par les Pruſſiens ; & n’ayant ni vigueur, ni ſentiment, croit qu’il ſuffit d’être Chrétien, & reſte neutre entre ſes voiſins & ſes Palatins.

À un ſemblable état d’anarchie, où les mœurs ne prirent ni caractère ni ſtabilité, ſuccéda l’épidémie des guerres ſaintes où les nations ſe pervertirent & ſe dégradèrent, en ſe communiquant la contagion des vices avec celle du fanatiſme. On changea de mœurs, pour avoir changé de climat. Toutes les paſſions s’allumèrent & s’exaltèrent entre les tombeaux de Jéſus & de Mahomet. On rapporta de la Paleſtine un germe de luxe & de faſte, un goût ardent pour les épiceries de l’Orient, un eſprit romaneſque qui poliça la nobleſſe, ſans rendre le peuple plus heureux, ni dès-lors plus vertueux : car s’il n’y a point de bonheur ſans vertu, jamais auſſi la vertu ne ſe ſoutiendra ſans un fonds de bonheur.

Environ deux ſiècles après la dépopulation de l’Europe en Aſie, arriva ſa tranſmigration en Amérique. Cette révolution ſubſtitua le cahos au néant, & mêla parmi nous les vices & les productions de tous les climats. La morale ne ſe perfectionna pas davantage, parce qu’on égorgea par avarice, au lieu de maſſacrer par religion. Les nations qui avoient le plus acquis dans le Nouveau-Monde, ſemblèrent recueillir en même tems toute la ſtupidité, la férocité, l’ignorance de l’ancien. Elles devinrent l’égout des vices & des maladies, pauvres & ſales dans l’or, débauchées avec des temples & des prêtres, fainéantes & ſuperſtitieuſes avec toutes les ſources du commerce & les facilités de s’éclairer. Mais auſſi l’amour des richeſſes corrompit toutes les autres nations.

Que ce ſoient la guerre ou le commerce qui introduiſent de grandes richeſſes dans un état, elles ſont l’objet de l’ambition publiquue. Ce ſont d’abord les hommes les plus puiſſans qui s’en emparent. Alors, comme les richeſſes ſe trouvent dans les mains qui tiennent le timon des affaires, elles ſe confondent dans l’eſprit du peuple avec les honneurs ; & le citoyen vertueux qui n’aſpiroit aux emplois que pour l’amour de la gloire, aſpire, ſans le ſavoir, à l’honneur pour le lucre. On ne conquiert pas, on n’acquiert pas des terres & des tréſors, ſans vouloir en jouir ; & l’on ne jouit des richeſſes que par la volupté ou l’orientation du luxe. Par ce double uſage, elles corrompent & le citoyen qui les poſſède, & le peuple qu’elles faſcinent. Dès qu’on ne travaille que par l’attrait du gain, & non par l’amour du devoir, on préfère les conditions les plus lucratives aux plus honorables. C’eſt alors qu’on voit l’honneur de profeſſion ſe détourner, s’obſcurcir & ſe perdre dans les routes de l’opulence.

À l’avantage de la fauſſe conſidération où parviennent les richeſſes, ſe joignent les commodités naturelles de l’opulence, nouvelle ſource de corruption. L’homme en place veut attirer chez lui. Ce n’eſt pas aſſez des honneurs qu’il reçoit en public ; il lui faut des admirateurs, ou de ſon eſprit, ou de ſon luxe, ou de ſa table. Si les richeſſes corrompent en conduiſant aux honneurs, combien plus encore en répandant le goût des plaiſirs ? La misère vend la chaſteté ; la pareſſe vend la liberté ; le prince vend la magiſtrature, & les magiſtrats vendent la juſtice ; la cour vend les places, & les hommes en place vendent le peuple au prince, qui le revend à ſes voiſins par des traités de guerre ou de ſubſide, de paix ou d’échange. Mais dans ce trafic ſordide qu’introduit l’amour des richeſſes, l’altération la plus ſenſible eſt celle qui ſe fait dans les mœurs des femmes.

Il n’y a point de vice qui naiſſe d’autant de vices & qui en produiſe un plus grand nombre que l’incontinence d’un ſexe dont la pudeur & la modeſtie ſont le véritable apanage & la plus belle parure. Je n’entends point par incontinence la promiſcuité des femmes ; le ſage Caton la conſeille dans ſa république : ni leur pluralité ; le préſent des contrées ardentes & voluptueuſes de l’Orient : ni la liberté, ſoit indéfinie, ſoit limitée, que l’uſage lui accorde en certains pays de ſe prêter au déſir de pluſieurs hommes. C’eſt chez quelques peuples un des devoirs de l’hoſpitalité ; chez d’autres un moyen de perfectionner l’eſpèce humaine ; ailleurs une offrande faite aux dieux, un acte de piété conſacrée par la religion. J’appelle incontinence tout commerce entre les deux ſexes interdit par les loix de l’état.

Pourquoi ce délit, ſi pardonnable en lui-même ; cette action ſi indifférente par ſa nature, ſi peu libre par ſon attrait, a-t-elle une influence ſi pernicieuſe ſur la moralité des femmes ? C’eſt, je crois, la ſuite de l’importance que nous y avons attachée. Quel ſera le frein d’une femme déſhonorée à ſes yeux & aux yeux de ſes concitoyens ? Quel appui les autres vertus trouveront-elles au fond de ſon âme, lorſque rien ne peut plus aggraver ſa honte ? Le mépris de l’opinion publique, un des plus grands efforts de la ſageſſe, ſe sépare rarement dans un être foible & timide du mépris de ſoi-même. On n’a point cet héroïſme avec la conſcience du vice. Celle qui ne ſe reſpecte plus ceſſe bientôt d’être ſenſible au blâme & à la louange ; & ſans l’effroi de ces deux reſpectables fantômes, j’ignore quelle ſera la règle de ſa conduite. Il n’y a plus que la fureur du plaiſir qui puiſſe la dédommager du ſacrifice qu’elle a fait. Elle le ſent ; elle ſe le dit ; & affranchie de la contrainte de la conſidération publique, elle s’y livre ſans réſerve.

La femme ſe détermine beaucoup plus difficilement que l’homme : mais lorſqu’elle a pris ſon parti, elle eſt bien plus déterminée. Elle ne rougit plus, lorſqu’une fois elle a ceſſé de rougir. Que ne foulera-t-elle pas aux pieds, lorſqu’elle aura triomphé de ſa vertu ? Que penſera-t-elle de cette dignité, de cette décence, de cette délicateſſe de ſentimens, qui, dans ſes jours de candeur, dictoit ſes propos, compoſoit ſon maintien, ordonnoit de ſa parure ? Ce ne ſeront plus que de l’enfantillage, de la puſillanimité, le petit manège d’une fauſſe innocente, qui a des parens à contenter & un époux à séduire : mais d’autres tems, d’autres mœurs.

Quelle que ſoit ſa perverſité, ce n’eſt point aux grands attentats qu’elle ſe portera. Sa foibleſſe ne lui laiſſe pas le courage de l’atrocité : mais l’habituelle hypocriſie de ſon rôle, ſi elle n’a pas tout-à-fait levé le maſque, jettera une teinte de fauſſeté ſur ſon caractère. Ce que l’homme oſe par la force, elle le tentera & l’obtiendra par la ruſe. La femme corrompue propage la corruption. Elle la propage par le mauvais exemple ; par des conſeils inſidieux ; quelquefois par le ridicule. Elle a débuté par la coquetterie qui s’adreſſoit à tous les hommes ; elle a continué par la galanterie ſi volage dans ſes goûts, qu’il eſt plus facile de trouver une femme qui n’ait point eu de paſſions, que d’en trouver une qui n’ait été paſſionnée qu’une fois ; & elle finit par compter autant d’amans que de connoiſſances, qu’elle rappelle, qu’elle éloigne, qu’elle rappelle encore, ſelon le beſoin qu’elle en a, & la nature des intrigues de toute eſpèce dans leſquelles elle ſe précipite. C’eſt-là ce qu’elle entend par avoir ſu jouir de ſes belles années & profiter de ſes charmes. C’eſt une d’entre elles, qui s’étoit rendue profonde dans cet art, qui diſoit en mourant, qu’elle ne regrettoit que les peines qu’elle s’étoit données pour tromper les hommes, & que les plus honnêtes étoient les meilleures dupes.

Sous l’empire de ces mœurs, l’amour conjugal eſt dédaigné ; & ce dédain affoiblit le ſentiment de la tendreſſe maternelle, s’il ne l’éteint pas. Les devoirs les plus ſacrés & les plus doux deviennent importuns ; & lorſqu’on les a négligés ou rompus, la nature ne les renoue plus. La femme, qui ſe laiſſe approcher d’un autre que de ſon mari, n’aime plus ſa famille, & n’en eſt plus reſpectée. Les nœuds du ſang ſe relâchent. Les naiſſances ſont incertaines ; & le fils ne reconnoît plus ſon père, ni le père ſon fils.

Oui, je le ſoutiens, les liaiſons de la galanterie conſomment la dépravation des mœurs & la caractériſent plus fortement que la proſtitution publique. La religion eſt perdue, lorſque le prêtre mène une vie ſcandaleuſe ; pareillement la vertu n’a plus d’aſyle, lorſque le ſanctuaire du mariage eſt profané. La pudeur eſt ſous la ſauve-garde du ſexe timide. Qui eſt-ce qui rougira, où la femme ne rougit plus ? Ce n’eſt pas la proſtitution qui multiplie les adultères ; c’eſt la galanterie qui étend la proſtitution. Les moraliſtes anciens, qui plaignoient les malheureuſes victimes du libertinage, prononçoient ſans ménagement contre les épouſes infidèles ; & ce n’étoit pas ſans raiſon. Si l’ont parvient à rejeter toute la honte du vice ſur la claſſe des femmes communes, les autres ne tarderont pas à s’honorer d’un commerce reſtreint, bien qu’il ſoit d’autant plus criminel qu’il eſt plus volontaire & plus illicite. On ne diſtinguera plus la femme honnête & vertueuſe de la femme tendre ; l’on établira une diſtinction frivole entre la femme galante & la courtiſane ; entre le vice gratuit, & le vice réduit par la misère à exiger un ſalaire ; & ces ſubtilités décèleront une dépravation ſyſtématique. Ô tems heureux & groſſiers de nos pères, où il n’y avoit que des femmes honnêtes ou malhonnêtes ; où toutes celles qui n’étoient pas honnêtes étoient malhonnêtes, & où le vice conſtant ne s’excuſoit pas par ſa durée !

Mais enfin quelle eſt la ſource de ces paſſions délicates, formées par l’eſprit, le ſentiment, la ſympathie des caractères ? La manière dont elles ſe terminent toujours, marque bien que ces belles expressions ne sont employées que pour abréger le combat & justifier la défaite. Également à l’usage des femmes réservées & des femmes dissolues, elles sont devenues presque ridicules.

Quel est le résultat de cette galanterie nationale ? Un libertinage précoce, qui ruine la santé des jeunes gens avant la maturité de l’âge, & fane la beauté des femmes à la fleur de leurs années ; une race d’hommes sans instruction, sans force & sans courage, incapables de servir la patrie ; des magistrats, sans dignité & sans principes ; la préférence de l’esprit au bon sens, de l’agrément au devoir, de la politesse au sentiment de l’humanité, de l’art de plaire aux talens, à la vertu ; des hommes personnels, substitués à des hommes officieux ; des offres sans réalité ; des connoissances sans nombre & point d’amis ; des maîtresses & point d’épouses ; des amans & plus d’époux ; des séparations ; des divorces ; des enfans sans éducation ; des fortunes dérangées ; des mères jalouses & des femmes vaporeuses ; les maladies des nerfs ; des vieillesses chagrines & des morts prématurées.

Les femmes galantes échappent difficilement au péril du tems critique. Le dépit d’un abandon qui les menace achève de vicier le ſang & les humeurs, dans un moment où le calme qui naît de la conſcience d’une vie honnête ſeroit ſalutaire. Il eſt affreux de chercher inutilement en ſoi les conſolations de la vertu, lorſque les maux de la nature viennent nous aſſaillir.

Ne parlez donc plus de morale chez les nations modernes ; & ſi vous voulez trouver la cauſe de cette dégradation, cherchez-la dans ſon vrai principe.

L’or ne devient point l’idole d’un peuple, & la vertu ne tombe point dans l’aviliſſement, ſi la mauvaiſe conſtitution du gouvernement ne provoque cette corruption. Malheureuſement, il la provoquera toujours, s’il eſt organisé de manière que l’intérêt momentané d’un ſeul ou d’un petit nombre, puiſſe impunément prévaloir ſur l’intérêt commun & invariable de tous ; il la provoquera toujours, ſi les dépoſitaires de l’autorité peuvent en faire un uſage arbitraire, ſe placer au-deſſus de toutes les règles de la juſtice, faire ſervir leur puiſſance à la ſpoliation, & la ſpoliation à prolonger les abus de leur puiſſance. Les bonnes loix ſe maintiennent par les bonnes mœurs : mais les bonnes mœurs s’établiſſent par les bonnes loix. Les hommes ſont ce que le gouvernement les fait. Pour les modifier, il eſt toujours armé d’une force irréſiſtible, celle de l’opinion publique ; & le gouvernement deviendra toujours corrupteur, quand, par ſa nature, il ſera corrompu. Voilà le mot. Les nations de l’Europe auront de bonnes mœurs, lorſqu’elles auront de bons gouvernemens. Finiſſons. Mais auparavant jetons un coup-d’œil rapide ſur le bien & ſur le mal qu’à produit la découverte des deux Indes.