Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 15

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 469_Ch15-480).

XV. Réflexions ſur le bien & le mal que la découverte du Nouveau-Monde a fait à l’Europe.

Ce grand événement a perfectionné la conſtruction des vaiſſeaux, la navigation, la géographie, l’aſtronomie, la médecine, l’hiſtoire naturelle, quelques autres connoiſſances ; & ces avantages n’ont été accompagnés d’aucun inconvénient connu.

Il a procuré à quelques empires de vaſtes domaines, qui ont donné aux états fondateurs, de l’éclat, de la puiſſance & des richeſſes. Mais que n’en a-t-il pas coûté pour mettre en valeur, pour gouverner ou pour défendre ces poſſeſſions lointaines ? Lorſque ces colonies ſeront arrivées au degré de culture, de lumière & de population qui leur convient, ne ſe détacheront-elles pas d’une patrie qui avoit fondé ſa ſplendeur ſur leur proſpérité ? Quelle ſera l’époque de cette révolution ? On l’ignore : mais il faut qu’elle ſe faſſe.

L’Europe doit au Nouveau-Monde quelques commodités, quelques voluptés. Mais avant d’avoir obtenu ces jouiſſances, étions-nous moins ſains, moins robuſtes, moins intelligens, moins heureux ? Ces frivoles avantages, ſi cruellement obtenus, ſi inégalement partagés, ſi opiniâtrement diſputés, valent-ils une goutte du ſang qu’on a verſé & qu’on verſera ? Sont-ils à comparer à la vie d’un ſeul homme ? Combien n’en a-t-on pas ſacrifié, n’en ſacrifie-t-on pas, n’en ſacrifiera-t-on pas dans la ſuite, pour fournir à des beſoins chimériques, dont ni l’autorité, ni la raiſon, ne nous délivreront jamais ?

Les voyages ſur toutes les mers ont affoibli la morgue nationale ; inſpiré la tolérance civile & religieuſe ; ramené le lien de la confraternité originelle ; inſpiré les vrais principes d’une morale univerſelle fondée ſur l’identité des beſoins, des peines, des plaiſirs, de tous les rapports communs aux hommes ſous toutes les latitudes ; amené la pratique de la bienfaiſance avec tout individu qui la réclame, quelles que ſoient ſes mœurs, ſa contrée, ſes loix & ſa religion. Mais en même-tems les eſprits ont été tournés vers les ſpéculations lucratives. Le ſentiment de la gloire s’eſt affoibli. On a préféré la richeſſe à la célébrité ; & tout ce qui tendoit à l’élévation a penché viſiblement vers ſa décadence.

Le Nouveau-Monde a multiplié parmi nous les métaux. Un déſir vif de les obtenir a occaſionné un grand mouvement ſur le globe : mais le mouvement n’eſt pas le bonheur. De qui l’or & l’argent ont-ils amélioré le ſort ? Les nations qui les arrachent des entrailles de la terre, ne croupiſſent-elles pas dans l’ignorance, la ſuperſtition, la pareſſe, l’orgueil : ces vices les plus difficiles à déraciner, lorſqu’ils ont jeté de profondes racines ? N’ont-elles pas perdu leur agriculture & leurs ateliers ? Leur exiſtence n’eſt-elle pas précaire ? Si le peuple induſtrieux & propriétaire d’un ſol fertile, s’aviſoit un jour de dire à l’autre peuple : Il y a trop long-tems que je fais un mauvais trafic avec vous, & je ne veux plus donner la choſe pour le ſigne : cette loi ſomptuaire ne ſerait-elle pas une ſentence de mort contre la région qui n’a que des richeſſes de convention ; à moins que, dans ſon déſeſpoir, celle-ci ne fermât ſes mines pour ouvrir des ſillons ?

Les autres puiſſances de l’Europe pourroient bien n’avoir pas retiré plus d’avantage des tréſors de l’Amérique. Si la répartition en a été égale ou proportionnée entre elles, aucune n’a diminué d’aiſance, aucune n’a augmenté de force. Les rapports qui exiſtoient dans les tems anciens, exiſtent encore. Suppoſons que quelque nation ſoit parvenue à acquérir une plus grande quantité de ces métaux que les nations rivales : ou elle les enfouira, ou elle les jettera dans la circulation. Dans le premier cas, ce n’eſt que la propriété ſtérile d’une maſſe d’or ſuperflue. Le ſecond ne lui donnera qu’une ſupériorité momentanée, parce qu’avec le tems, & bientôt, toutes les choſes vénales auront un prix proportionné à l’abondance des ſignes qui les repréſentent.

Voilà donc les maux attachés même aux avantages que nous devons à la découverte des deux Indes. Mais de combien de calamités qui ſont ſans compenſation, la conquête de ces régions n’a-t-elle pas été ſuivie ?

En les dépeuplant pour une longue ſuite de ſiècles, les dévaſtateurs n’ont-ils rien perdu eux-mêmes ? Si tout le ſang qui a coulé dans ces contrées ſe fut rendu dans un réſervoir commun, ſi les cadavres euſſent été entaſſés dans la même plaine ; le ſang, les cadavres des Européens n’y auroient-ils pas occupé un grand eſpace ? Le vuide que ces émigrans avoient laiſſé a-t-il pu être promptement rempli ſur leur terre natale, infectée d’un poiſon honteux & cruel du Nouveau-Monde, qui attaque juſqu’aux germes de la reproduction ?

Depuis les audacieuſes tentatives de Colomb & de Gama, il s’eſt établi dans nos contrées un fanatiſme juſqu’alors inconnu : c’eſt celui des découvertes. On a parcouru & l’on continue à parcourir tous les climats vers l’un & vers l’autre pôle, pour y trouver quelques continens à envahir, quelques iſles à ravager, quelques peuples à dépouiller, à ſubjuguer, à maſſacrer. Celui qui éteindroit cette fureur ne mériteroit-il pas d’être compté parmi les bienfaiteurs du genre-humain ?

La vie sédentaire eſt la ſeule favorable à la population ; celui qui voyage ne laiſſe point de poſtérité. La milice de terre avoit créé une multitude de célibataires. La milice de mer l’a preſque doublée : avec cette différence que les derniers ſont exterminés par les maladies des vaiſſeaux, par les naufrages, par la fatigue, par les mauvaiſes nourritures, & par les changemens de climat. Un ſoldat peut rentrer dans quelques-unes des profeſſions utiles à la ſociété. Un matelot eſt matelot pour toujours. Hors de ſervice, il n’en revient à ſon pays que le beſoin d’un hôpital de plus.

Les expéditions de long cours ont enfanté une nouvelle eſpèce de ſauvages nomades. Je veux parler de ces hommes qui parcourent tant de contrées qu’ils finiſſent par n’appartenir à aucune ; qui prennent des femmes où ils en trouvent, & ne les prennent que pour un beſoin animal : de ces amphibies qui vivent à la ſurface des eaux ; qui ne deſcendent à terre que pour un moment ; pour qui toute plage habitable eſt égale ; qui n’ont vraiment ni pères, ni mères, ni enfans, ni frères, ni parens, ni amis, ni concitoyens ; en qui les liens les plus doux & les plus ſacrés ſont éteints ; qui quittent leur pays ſans regret ; qui n’y rentrent qu’avec l’impatience d’en ſortir ; & à qui l’habitude d’un élément terrible donne un caractère féroce. Leur probité n’eſt pas à l’épreuve du paſſage de la ligne ; & ils acquièrent des richeſſes en échange de leur vertu & de leur ſanté.

Cette ſoif inſatiable de l’or a donné naiſſance au plus infâme, au plus atroce de tous les commerces, celui des eſclaves. On parle des crimes contre nature, & l’on ne cite pas celui-là comme le plus exécrable. La plupart des nations de l’Europe s’en ſont ſouillées ; & un vil intérêt a étouffé dans leur cœur tous les ſentimens qu’on doit à ſon ſemblable. Mais, ſans ces bras, des contrées dont l’acquiſition a coûté ſi cher, reſteſoient incultes. Eh ! laiſſez-les en friche, s’il faut que, pour les mettre en valeur, l’homme ſoit réduit à la condition de la brute, & dans celui qui achète, & dans celui qui vend, & dans celui qui eſt vendu.

Comptera-t-on pour rien la complication que les établiſſemens dans les deux Indes ont mis dans la machine du gouvernement ? Avant cette époque, les mains propres à tenir les rênes des empires étoient infiniment rares. Une adminiſtration plus embarraſſée a exigé un génie plus vaſte & des connoiſſances plus profondes. Les ſoins de ſouveraineté partagés entre les citoyens placés au pied du trône & les ſujets fixés ſous l’équateur ou près du pôle, ont été inſuffiſans pour les uns & pour les autres. Tout eſt tombé dans la confuſion. Les divers états ont langui ſous le joug de l’oppreſſion ; & des guerres interminables ou ſans ceſſe renouvelées ont fatigué & enſanglanté le globe.

Arrêtons-nous ici, & plaçons-nous au tems où l’Amérique & l’Inde étoient inconnues. Je m’adreſſe au plus cruel des Européens, & je lui dis. Il exiſte des régions qui te fourniront de riches métaux, des vêtemens agréables, des mets délicieux. Mais lis cesse histoire, & vois à quel prix la découverte t’en est promise. Veux-tu, ne veux-tu pas qu’elle se fasse ? Croit-on qu’il y eût un être allez infernal pour répondre : Je le veux. Eh bien ! il n’y aura pas dans l’avenir un seul instant où ma question n’ait la même force.

Peuples, je vous ai entretenus de vos plus grands intérêts. J’ai mis sous vos yeux les bienfaits de la nature & les fruits de l’industrie. Trop souvent malheureux les uns par les autres, vous avez dû sentir que l’avarice jalouse & l’ambitieux orgueil repoussent loin de votre commune patrie le bonheur qui se présente à vous entre la paix & le commerce. Je l’ai appelé ce bonheur que l’on éloigne. La voix de mon cœur s’est élevée en faveur de tous les hommes, sans distinction de secte ni de contrée. Ils ont été tous égaux à mes yeux, par le rapport des mêmes besoins & des mêmes misères, comme ils le sont aux yeux de l’Être ſuprême par le rapport de leur foibleſſe à ſa puiſſance.

Je n’ai pas ignoré qu’aſſujettis à des maîtres, votre ſort doit être ſur-tout leur ouvrage, & qu’en vous parlant de vos maux, c’étoit leur reprocher leurs erreurs ou leurs crimes. Cette réflexion n’a pas abattu mon courage. Je n’ai pas cru que le ſaint reſpect que l’on doit à l’humanité pût jamais ne pas s’accorder avec le reſpect dû à ſes protecteurs naturels. Je me ſuis tranſporté en idée dans le conſeil des puiſſances. J’ai parlé ſans déguiſement & ſans crainte, & je n’ai pas à me reprocher d’avoir trahi la grande cauſe que j’oſois plaider. J’ai dit aux ſouverains quels étoient leurs devoirs & vos droits. Je leur ai retracé les funeſtes effets du pouvoir inhumain qui opprime, ou du pouvoir indolent & foible qui laiſſe opprimer. Je les ai environnés des tableaux de vos malheurs, & leur cœur a dû treſſaillir. Je les ai avertis que s’ils en détournoient les yeux, ces fidèles & effrayantes peintures ſeroient gravées ſur le marbre de leur tombe, & accuſeroient leur cendre que la poſtérité fouleroit aux pieds.

Mais le talent n’eſt pas toujours égal au zèle. Il m’eût fallu ſans doute beaucoup plus de cette pénétration qui aperçoit les moyens, & de cette éloquence qui perſuade les vérités. Quelquefois, peut-être, mon âme a élevé mon génie. Mais je me ſuis ſenti le plus ſouvent accablé de mon ſujet & de ma foibleſſe.

Puiſſent des écrivains plus favorisés de la nature achever par leurs chefs-d’œuvre ce que mes eſſais ont commencé ! Puiſſe, ſous les auſpices de la philoſophie, s’étendre un jour d’un bout du monde à l’autre cette chaîne d’union & de bienfaiſance qui doit rapprocher toutes les nations policées ! Puiſſent-elles ne plus porter aux nations ſauvages l’exemple des vices & de l’oppreſſion ! Je ne me flatte pas qu’à l’époque de cette heureuſe révolution mon nom vive encore. Ce foible ouvrage qui n’aura que le mérite d’en avoir produit de meilleurs, ſera ſans doute oublié. Mais au-moins je pourrai me dire que j’ai contribué, autant qu’il a été en moi, au bonheur de mes ſemblables, & préparé peut-être de loin l’amélioration de leur ſort. Cette douce pensée me tiendra lieu de gloire. Elle ſera le charme de ma vieilleſſe, & la conſolation de mes derniers inſtans.

Fin du dix-neuvième & dernier Livre.