Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 6

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 230_Ch6-278).

VI. Commerce.

Le commerce ne produit rien lui-même ; il n’eſt pas créateur. Ses fonctions ſe réduiſent à des échanges. Par ſon miniſtère, une ville, une province, une nation, une partie du globe ſont débarraſſées de ce qui leur eſt inutile ; par ſon miniſtère, elles reçoivent ce qui leur manque. Les beſoins reſpectifs de la ſociété des hommes l’occupent ſans ceſſe. Ses lumières, ſes fonds, ſes veilles : tout eſt conſacré à cet office honorable & néceſſaire. Son action n’exiſteroit pas ſans les arts & la culture : mais ſans ſon action la culture & les arts ſeroient peu de choſe. En parcourant la terre, en franchiſant les mers, en levant les obſtacles qui s’oppoſoient à la communication des peuples, en étendant la ſphère des beſoins & le déſir des jouiſſances, il multiplie les travaux ; il encourage l’induſtrie ; il devient en quelque ſorte le moteur du monde.

Les Phéniciens furent les premiers négocians dont l’hiſtoire ait conſervé le ſouvenir. Situés ſur les bords de la mer aux confins de l’Aſie & de l’Afrique, pour recevoir & pour répandre toutes les richeſſes de ces vaſtes contrées, ils ne fondèrent des colonies, ne bâtirent des villes que pour le commerce. À Tyr, ils étoient les maîtres de la Méditerranée ; à Carthage, ils jetèrent les fondemens d’une république qui commença par l’océan ſur les meilleures côtes de l’Europe. Les Grecs ſuccédèrent aux Phéniciens ; les Romains aux Carthaginois & aux Grecs. Ils furent les maîtres de la mer comme de la terre : mais ils ne firent d’autre commerce que celui d’apporter pour eux, en Italie, toutes les richeſſes de l’Afrique, de l’Aſie & du monde conquis. Quand Rome eut tout envahi, tout perdu, le commerce retourna, pour ainſi dire, à ſa ſource vers l’Orient. C’eſt-là qu’il ſe fixa, tandis que les Barbares inondoient l’Europe. L’empire fut divisé. Les armes & la guerre reſtèrent dans l’Occident : mais l’Italie conſerva du moins une communication avec le Levant, où couloient toujours les tréſors de l’Inde.

Les croiſades épuisèrent en Aſie toutes les fureurs de zèle & d’ambition, de guerre & de fanatiſme qui circuloient dans les veines des Européens : mais elles rapportèrent dans nos climats le goût du luxe Aſiatique ; & elles rachetèrent par un genre de commerce & d’induſtrie, le ſang & la population qu’elles avoient coûté. Trois ſiècles de guerre & de voyages en Orient donnèrent à l’inquiétude de l’Europe un aliment dont elle avoit beſoin pour ne pas périr d’une ſorte de conſomption interne : ils préparèrent cette efferveſcence de génie & d’activité qui, depuis, s’exhala & ſe déploya dans la conquête des Indes Orientales & de l’Amérique.

Les Portugais tentèrent de doubler l’Afrique, mais avec lenteur & circonſpection. Ce ne fut qu’après quatre-vingts ans de travaux & de combats ; qu’après s’être rendus les maîtres de toute la côte Occidentale de cette vaſte région, qu’ils ſe haſardèrent à doubler le cap de Bonne-Eſpérance. L’honneur de franchir cette barrière redoutable étoit réſervé à Vaſco de Gama, qui, en 1497, atteignit enfin le Malabar, où devoient ſe porter les riches productions des plus fertiles contrées de l’Aſie. Tel fut le théâtre de la grandeur Portugaiſe.

Tandis que cette nation avoit les marchandiſes, l’Eſpagne s’emparoit de ce qui les achète, des mines d’or & d’argent. Ces métaux devinrent non-ſeulement un véhicule, mais encore une matière de commerce. Ils attirèrent d’abord tout le reſte, & comme ſigne, & comme marchandiſe. Toutes les nations en avoient beſoin pour faciliter l’échange de leurs denrées, pour s’approprier les jouiſſances qui leur manquoient. L’épanchement du luxe & de l’argent du midi de l’Europe, changea la face & la direction du commerce, en même tems qu’il en étendit les limites.

Cependant les nations conquérantes des deux Indes, négligèrent les arts & la culture. Penſant que l’or devoit tout leur donner, ſans ſonger au travail qui ſeul attire l’or ; elles apprirent un peu tard, mais à leurs dépens, que l’induſtrie qu’elles perdoient, valoit mieux que les richeſſes qu’elles acquéroient ; & ce fut la Hollande qui leur fit cette dure leçon.

Les Eſpagnols & les Portugais devinrent ou reſtèrent pauvres avec tout l’or du monde ; les Hollandois furent bientôt riches, ſans terres & ſans mines. Auſſi-tôt que ces intrépides républicains ſe furent réfugiés au ſein de l’océan avec leur divinité tutélaire, la liberté, ils s’aperçurent que leurs marais ne ſeroient jamais que le ſiège de leur domicile, & qu’il leur faudroit chercher ailleurs des reſſources & des ſubſiſtances. Leur vue ſe promena ſur la face du globe, & ils ſe dirent. « Notre domaine eſt le monde entier ; nous en jouirons par la navigation & par le commerce. Les révolutions qui ſe paſſeront ſur ce théâtre immenſe & continuellement agité, ne nous ſeront jamais étrangères. L’indolence & l’activité, l’eſclavage & l’indépendance, la barbarie & la civiliſation, l’opulence & la pauvreté, la culture & l’induſtrie, les achats & les ventes, les vices & les vertus des hommes : tout tournera à notre avantage. Nous encouragerons les travaux des nations où nous arrêterons leur fortune ; nous les pouſſerons à la guerre, ou nous travaillerons à rétablir le calme entre elles, ſelon qu’il conviendra à nos intérêts. »

Juſqu’à cette époque, la Flandre avoit été le lien de communication entre le nord & le midi de l’Europe. Les Provinces-Unies qui s’en étoient détachées pour n’appartenir qu’à elles-mêmes, prirent ſa place, & devinrent à leur tour l’entrepôt de toutes les puiſſances qui avoient à faire plus ou moins d’échanges.

Ce premier ſuccès ne borna pas l’ambition de la nouvelle république. Après avoir appelé dans ſes ports les productions des autres contrées, ſes navigateurs allèrent les chercher eux-mêmes. Bientôt la Hollande fut un magaſin immenſe, où ce que fourniſſoient les divers climats ſe trouvoit réuni ; & cette réunion de tant d’objets importans augmenta toujours, à meſure que les beſoins des peuples ſe multiplioient, avec les moyens de les ſatiſfaire. Une marchandiſe attiroit une marchandiſe. Les denrées de l’ancien monde appeloient celles du nouveau. Un acheteur amenoit des acheteurs ; & les tréſors acquis étoient une voie aſſurée pour en acquérir encore.

Tout favoriſa la naiſſance & les progrès du commerce de la république : ſa poſition ſur les bords de la mer, à l’embouchure de pluſieurs grandes rivières : ſa proximité des terres les plus abondantes ou les mieux cultivées de l’Europe : ſes liaiſons naturelles avec l’Angleterre & l’Allemagne, qui la défendoient contre la France : le peu d’étendue & de fertilité de ſon terrein qui forçoit ſes habitans à devenir pêcheurs, navigateurs, courtiers, banquiers, voituriers, commiſſionnaires ; à vivre, en un mot, d’induſtrie au défaut de domaine. Les cauſes morales ſe joignirent à celles du climat & du ſol, pour établir & hâter ſa proſpérité. La liberté de ſon gouvernement, qui ouvrit un aſyle à tous les étrangers mécontens du leur ; la liberté de ſa religion, qui laiſſoit à toutes les autres un exercice public & tranquille, c’eſt-à-dire, l’accord du cri de la nature avec celui de la conſcience, des intérêts avec les devoirs, en un mot la tolérance, cette religion univerſelle de toutes les âmes juſtes & éclairées, amies du ciel & de la terre, de Dieu comme leur père, des hommes comme leurs frères. Enfin la république commerçante ſut tourner à ſon profit tous les événemens, & faire concourir à ſon bonheur les calamités & les vices des autres nations ; les guerres civiles que le fanatiſme allumoit chez un peuple ardent, que le patriotiſme excitoit chez un peuple libre ; l’ignorance & l’indolence que le bigotiſme nourriſſoit chez deux peuples ſoumis à l’empire de l’imagination.

L’induſtrie de la Hollande, où ſe mêla beaucoup de cette fineſſe politique qui sème la jalouſie & les différends entre les nations, ouvrit enfin les yeux à d’autres puiſſances. L’Angleterre fut la première à s’apercevoir qu’on n’avoit pas beſoin de l’entremiſe des Hollandois pour trafiquer. Cette nation chez qui les attentats du deſpotiſme avoient enfanté la liberté, parce qu’ils précédèrent la corruption & la molleſſe, voulut acheter les richeſſes par le travail qui en eſt le contrepoiſon. Ce fut elle qui la première enviſagea le commerce, comme la ſcience & le ſoutien d’un peuple éclairé, puiſſant & même vertueux. Elle y vit moins une acquiſition de jouiſſances, qu’une augmentation d’induſtrie ; plus d’encouragement & d’activité pour la population, que de luxe & de magnificence pour la repréſentation. Appelée à commercer par ſa ſituation ; ce fut là l’eſprit de ſon gouvernement & le levier de ſon ambition. Tous ſes reſſorts tendirent à ce grand objet. Mais dans les autres monarchies, c’eſt le peuple qui fait le commerce ; dans cette heureuſe conſtitution, c’eſt l’état ou la nation entière : toujours ſans doute avec le déſir de dominer qui renferme celui d’aſſervir, mais du-moins avec des moyens qui font le bonheur du monde, avant de le ſoumettre. Par la guerre le vainqueur n’eſt guère plus heureux que le vaincu, puiſqu’il ne s’agit entre eux que de ſang & de plaies ; mais par le commerce, le peuple conquérant introduit néceſſairement l’induſtrie dans un pays qu’il n’auroit pas conquis, ſi elle y avoit été, où qu’il ne garderoit pas, ſi elle n’y étoit point entrée avec lui. C’eſt ſur ces principes que l’Angleterre a fondé ſon commerce & ſa domination, & qu’elle a réciproquement & tour-à-tour étendu l’un par l’autre.

Les François ſitués ſous un ciel & ſur un ſol également heureux, ſe ſont long-tems flattés d’avoir beaucoup à donner aux autres nations & preſque rien à leur demander. Mais Colbert ſentit que dans la fermentation où l’Europe ſe trouvoit de ſon tems, il y auroit un gain évident pour la culture & les productions d’un pays qui travailleroit ſur celles du monde entier. Par ſes foins s’élevèrent de tous côtés des manufactures. Les laines, les ſoieries, les teintures, les broderies, les étoffes d’or & d’argent ; tout acquit dans les établiſſemens dont il dirigeoit les opérations, une perfection que les autres ateliers ne pouvoient atteindre. Pour augmenter l’utilité de ces arts, il en falloit poſſéder les matériaux. La culture en fut encouragée ſelon la diverſité des climats & du territoire. On en demanda quelques-uns aux provinces même du royaume, & les autres aux colonies que le haſard lui avoit données dans le Nouveau-Monde, comme à tous les navigateurs, qui depuis un ſiècle infeſtoient la mer de leurs brigandages. La nation dut faire alors un double profit, & ſur les matières premières, & ſur la main-d’œuvre. Elle pouſſa cette branche précaire & momentanée avec une vigueur, une émulation qui devoient laiſſer long-tems les rivaux en arrière ; & la France jouit encore de ſa ſupériorité ſur les autres peuples dans tous les ouvrages de luxe & de décoration qui attirent les richeſſes à l’induſtrie.

La mobilité naturelle du caractère national, ſa frivolité même, a valu des tréſors à l’état, par l’heureuſe contagion de ſes modes. Semblable à ce ſexe délicat & léger, qui nous montre & nous inſpire le goût de la parure ; le François domine ſur toutes les cours, dans toutes les régions pour ce qui eſt d’agrément ou de magnificence ; & ſon art de plaire eſt un des ſecrets de ſa fortune & de ſa puiſſance. D’autres peuples ont maîtrisé le monde par les mœurs ſimples & ruſtiques, qui ſont les vertus guerrières ; lui ſeul y devoit régner par ſes vices. Son empire durera, juſqu’à ce qu’avili ſous les pieds de ſes maîtres, par des coups d’autorité ſans principes & ſans borne, il devienne mépriſable à ſes propres yeux. Alors, avec ſa confiance en lui-même, il perdra cette induſtrie, qui eſt une des reſſources de ſon opulence & des reſſorts de ſon activité.

L’Allemagne, qui n’a que peu & de mauvais ports, a été réduite à voir d’un œil indifférent ou jaloux ſes ambitieux voiſins s’enrichir des dépouilles de la mer & des deux Indes. Son action a été gênée même ſur ſes frontières, continuellement ravagées par des guerres deſtructives, & juſques dans l’intérieur de ſes provinces par la nature d’une conſtitution ſingulièrement compliquée. Il falloit beaucoup de tems, des lumières étendues & de grands efforts pour établir un commerce de quelque importance dans une région que tout ſembloit en repouſſer. Cette époque approche. Déjà le lin & le chanvre ſont vivement cultivés, & reçoivent une forme agréable. On travaille la laine & le coton avec intelligence. D’autres fabriques commencent ou ſont perfectionnées. Si, comme le caractère laborieux & ſolide de ſes habitans permet de l’eſpérer, l’empire parvient jamais à payer avec ſes productions, avec ſes manufactures, les manufactures, les productions qu’il eſt réduit à tirer d’ailleurs, & à retenir dans ſon ſein l’argent qui ſort de ſes mines, il ne tardera pas à devenir une des plus opulentes contrées de l’Europe.

Il ſeroit abſurde d’annoncer aux nations du Nord une deſtinée auſſi brillante, quoique le commerce ait auſſi commencé d’améliorer leur ſort. Le fer de leur âpre climat, qui ne ſervoit autrefois qu’à leur deſtruction mutuelle, a été converti en des uſages utiles au genre-humain ; & une partie de celui qu’ils livroient brut n’eſt vendu aujourd’hui qu’après avoir été travaillé. Leurs munitions navales ont trouvé un cours, un prix qu’elles n’avoient pas, avant que la navigation eût reçu cette prodigieuſe extenſion qui nous étonne. Si quelques-uns de ces peuples attendent négligemment les acheteurs dans leurs ports, d’autres les vont porter eux-mêmes dans des rades étrangères, & cette activité étend leurs idées, leurs opérations & leurs bénéfices.

Cette nouvelle âme du monde moral s’eſt inſinuée de proche en proche, juſqu’à devenir comme eſſentielle à l’organiſation ou à l’exiſtence des corps politiques. Le goût du luxe & des commodités a donné l’amour du travail, qui fait aujourd’hui la principale force des états. À la vérité, les occupations sédentaires des arts méchaniques, rendent les hommes plus ſenſibles aux injures des ſaiſons, moins propres au grand air, qui eſt le premier aliment de la vie. Mais enfin, on eſt encore plus heureux d’énerver l’eſpèce humaine ſous les toits des ateliers, que de l’aguerrir ſous les tentes, puiſque la guerre détruit quand le commerce crée. Par cette utile révolution dans les mœurs, les maximes générales de la politique ont changé l’Europe. Ce n’eſt plus un peuple pauvre qui devient redoutable à une nation riche. La force eſt aujourd’hui du côté des richeſſes, parce qu’elles ne ſont plus le fruit de la conquête, mais l’ouvrage des travaux aſſidus & d’une vie entièrement occupée. L’or & l’argent ne corrompent que les âmes oiſives qui jouiſſent des délices du luxe, au séjour des intrigues & des baſſeſſes, qu’on appelle grandeur. Mais ces métaux occupent les bras & les doigts du peuple ; mais ils excitent dans les campagnes, à reproduire ; dans les villes maritimes, à naviguer ; dans le centre d’un état, à fabriquer des armes, des habits, des meubles, des édifices. L’homme eſt aux priſes avec la nature : ſans ceſſe il la modifie, & ſans ceſſe il en eſt modifié. Les peuples ſont taillés & façonnés par les arts qu’ils exercent. Si quelques métiers amolliſſent & dégradent l’eſpèce, elle s’endurcit & ſe répare dans d’autres. S’il eſt vrai que l’art la dénature, du-moins elle ne ſe repeuple pas pour ſe détruire, comme chez les nations barbares des tems héroïques. Sans doute, il eſt facile, il eſt beau de peindre les Romains avec le ſeul art de la guerre, ſubjuguant tous les autres arts, toutes les nations oiſives ou commerçantes, policées ou féroces ; briſant ou mépriſant les vaſes de Corinthe, plus heureux ſous des dieux d’argile qu’avec les ſtatues d’or de leurs empereurs de boue. Mais il eſt encore plus doux & plus beau, peut-être, de voir toute l’Europe peuplée de nations laborieuſes, qui roulent ſans ceſſe autour du globe, pour le défricher & l’approprier à l’homme ; agiter par le ſouffle vivifiant de l’induſtrie, tous les germes reproductifs de la nature ; demander aux abymes de l’océan, aux entrailles des rochers, ou de nouveaux ſoutiens, ou de nouvelles jouiſſances ; remuer & ſoulever la terre avec tous les leviers du génie ; établir entre les deux hémiſphères, par les progrès heureux de l’art de naviguer, comme des ponts volans de communication, qui rejoignent un continent à l’autre ; ſuivre toutes les routes du ſoleil, franchir les barrières annuelles, & paſſer des tropiques aux pôles ſous les ailes des vents ; ouvrir, en un mot, toutes les ſources de la population & de la volupté, pour les verſer par mille canaux ſur la face du monde. C’eſt alors, peut-être, que la divinité contemple avec plaiſir ſon ouvrage, & ne ſe repent pas d’avoir fait l’homme.

Telle eſt l’image du commerce. Admirez ici le génie du négociant. Le même eſprit qu’avoit Newton pour calculer la marche des aſtres, il l’emploie à ſuivre la marche des peuples commerçans qui fécondent la terre. Ses problêmes ſont d’autant plus difficiles à réſoudre, que les conditions n’en ſont pas ſimples, abſtraites & déterminées comme en géométrie : mais dépendent des caprices des hommes & de l’inſtabilité de mille événemens compliqués. Cette juſteſſe de combinaiſons que devoient avoir Cromwel & Richelieu, l’un pour détruire, l’autre pour cimenter le deſpotiſme des rois, il la poſſède, & va plus loin : car il embraſſe les deux mondes dans ſon coup-d’œil, & dirige ſes opérations ſur une infinité de rapports, qu’il n’eſt donné que rarement à l’homme d’état, ou même au philoſophe, de ſaiſir & d’apprécier. Rien ne doit échapper à ſa vue. Il doit prévoir l’influence des ſaiſons, ſur l’abondance, la diſette, la qualité des denrées, ſur le départ ou le retour des vaiſſeaux ; l’influence des affaires politiques ſur celles du commerce ; les révolutions que la guerre ou la paix doivent opérer dans le prix & le cours des marchandiſes, dans la maſſe & le choix des approviſionnemens, dans la fortune des places & des ports du monde entier ; les ſuites que peut avoir ſous la Zone-Torride l’alliance de deux nations du Nord ; les progrès, ſoit de grandeur ou de décadence, des différentes compagnies de commerce ; le contre-coup que portera ſur l’Afrique & ſur l’Amérique la chute d’une puiſſance d’Europe dans l’Inde ; les ſtagnations que produira dans certains pays, l’engorgement de quelques canaux d’induſtrie ; la dépendance réciproque entre la plupart des branches de commerce, & le ſecours qu’elles ſe prêtent par les torts paſſagers qu’elles ſemblent ſe faire ; le moment de commencer, & celui de s’arrêter dans toutes les entrepriſes nouvelles : en un mot, l’art de rendre toutes les nations tributaires de la ſienne, & de faire ſa fortune avec celle de ſa patrie, ou plutôt de s’enrichir, en étendant la proſpérité générale des hommes. Tels ſont les objets qu’embraſſe la profeſſion du négociant ; & ce n’eſt pas toute ſon étendue.

Le commerce est une science, qui demande encore plus la connoissance des hommes que des choses. Sa difficulté vient moins de la multiplicité des affaires que de l’avidité de ceux qui les conduisent. Il faut donc traiter avec eux, en apparence, comme si l’on étoit assuré de leur bonne-foi, & prendre cependant des précautions comme s’ils étoient dénués de tous les principes.

Presque tous les hommes sont honnêtes hors de leur état : mais il n’y en a que peu qui, dans l’exercice de leur profession, se conforment aux règles d’une probité scrupuleuse. Ce vice qui règne, depuis la première jusqu’à la dernière des conditions, naît du grand nombre des malversations introduites par le tems, excusées par l’usage. L’intérêt personnel & l’habitude générale en dérobent le crime & la bassesse. Je fais, dit-on, comme font les autres  ; & l’on se plie à des actions contre lesquelles la conscience cesse bientôt de réclamer.

Ces espèces de tromperies n’ont aucun inconvénient aux yeux de ceux qui se les permettent. Communes à toutes les professions, ne s’expient-elles pas les unes par les autres ? Je reprends dans la bourſe de ceux qui traitent avec moi, ce que ceux avec leſquels j’ai traité ont pris de trop dans la mienne. Exigerez-vous qu’un marchand, un ouvrier, un particulier, quel qu’il ſoit, ſouffre la vexation ſourde & ſociété de tous ceux à qui ſes beſoins journaliers l’adreſſent, ſans avoir jamais ſon recours ſur aucun d’eux ? Puiſque tout ſe compenſe par une injuſtice générale, tout eſt auſſi-bien que ſous un état de juſtice rigoureuſe.

Mais peut-il y avoit aucune ſorte de compenſation entre ces rapines de détail d’une claſſe de citoyens ſur toutes les autres, & celles-ci ſur la première ? Toutes les profeſſions ont-elles un beſoin égal des autres ? Pluſieurs, exposées à des vexations qui ſe renouvellent ſans ceſſe, ne manquent-elles pas la plupart d’occaſions de vexer à leur tour ? Les circonſtances ne font-elles pas changer d’un jour à l’autre la proportion de ces vexations ? Ces obſervations paroîtront peut-être minutieuſes. Arrêtons-nous donc à une réflexion plus importante. Aucun homme ſage pourra-t-il penſer qu’il ſoit indifférent que l’iniquité s’exerce impunément & preſque d’un conſentement univerſel dans tous les états ; que la maſſe d’une nation ſoit corrompue, & d’une corruption qui n’a ni frein, ni limite ; & qu’il y ait bien loin d’un larcin autorisé & journellement répété à quelque injuſtice que ce puiſſe être ?

Cependant, il faut bien qu’on croie le mal ſans remède, au-moins pour les induſtries de détail, puiſque toute la morale applicable à ceux qui les exercent, ſe réduit à ces maximes. « Tâchez de n’être point décrié dans votre profeſſion. Si vous vendez plus cher que les autres, ayez au-moins la réputation de vendre de meilleures marchandiſes. Gagnez le plus que vous pourrez. Sur-tout n’ayez pas deux prix. Faites votre fortune, & faites-la le plus promptement. Si vous n’êtes ni mal famé, ni déſhonoré : tout eſt bien ». On pourroit ſubſtituer à ces principes, des principes plus honnêtes ; mais ce ſeroit inutilement. Les petits profits journaliers ; ces économies meſquines, qui font la reſſource eſſentielle de quelques profeſſions, abaiſſent l’âme, l’aviliſſent, y éteignent tout ſentiment de dignité ; & il n’y a rien de vraiment louable à recommander, ni à attendre d’une eſpèce d’hommes conduite à ce point de dégradation.

Il n’en eſt pas ainſi de ceux dont les ſpéculations embraſſent toutes les contrées de la terre ; dont les opérations compliquées lient les nations les plus éloignées ; par qui l’univers entier devient une famille. Ces hommes peuvent avoir une idée noble de leur profeſſion ; & il eſt preſque inutile de dire à la plupart d’entre eux : ayez de la bonne-foi ; parce que la mauvaiſe-foi, en vous nuiſant à vous-même, nuiroit auſſi à vos concitoyens & calomnieroit votre nation.

N’abuſez point de votre crédit ; c’eſt-à-dire qu’en cas de revers inattendus, vos propres fonds puiſſent remplacer les fonds que vous avez obtenus de la confiance qu’ont eue vos correſpondans dans vos lumières, dans vos talens, dans votre probité. Qu’on vous voie, au milieu du renverſement de votre fortune, comme ces grands arbres que la foudre a frappés & qui conſervent cependant toute leur majeſté.

Vous vous mènerez d’autant plus de vous-mêmes, que preſque toujours, vous êtes les ſeuls juges de votre probité.

Je ſais bien que ſi vous êtes opulens, vous ſerez toujours honorés aux yeux de la multitude : mais aux vôtres ? Si votre propre eſtime vous touche peu, entaſſez des monceaux d’or ſur des monceaux d’or ; & ſoyez heureux, ſi l’homme immoral peut l’être.

Il vous reſte, & il doit vous reſter des principes religieux. Songez donc qu’il viendra un moment où vous vous reprocherez des richeſſes mal acquiſes, qu’il faudra reſtituer ; à moins que vous ne braviez, en inſensés, un juge prêt à vous en demander un compte sévère.

Servez toutes les nations : mais quelque avantage qu’une ſpéculation vous préſente, renoncez-y, ſi vous nuiſez à la vôtre.

Que votre parole ſoit ſacrée. Ruinez-vous, s’il le faut, plutôt que d’y manquer ; & montrez que l’honneur vous eſt plus précieux que l’or.

N’embraſſez pas trop d’objets à la fois. Quelque forte, que ſoit votre tête, quelque étendue de génie que vous ayez, ſongez que la journée commune de l’homme laborieux n’a guère plus de ſix heures, & que toutes les affaires qui l’exigeroient plus longue, ſeroient abandonnées néceſſairement à vos coopérateurs ſubalternes. Bientôt il ſe formeroit autour de vous un cahos au débrouillement duquel vous pourriez vous trouver précipités du ſommet de la proſpérité où vous vous croyez, dans l’abyme ſans fond de l’infortune.

Je ne ceſſerai de vous crier, de l’ordre, de l’ordre. Sans ordre, tout devient incertain. Rien ne ſe fait, ou tout ſe fait à la hâte & mal. La négligence & la précipitation rendent également les entrepriſes ruineuſes.

Quoiqu’il n’y ait peut-être aucun gouvernement aſſez honnête, pour qu’un particulier doive le ſecourir de ſon crédit, je vous exhorte à en courir les haſards : mais que ce ſecours n’excède pas votre propre fortune. Ruinez-vous pour votre pays, mais ne ruinez que vous. L’amour de la patrie doit être ſubordonné aux loix de l’honneur & de la juſtice.

Ne vous mettez jamais dans le cas d’aller montrer vos larmes & votre déſeſpoir à une cour qui vous paiera froidement du motif de la néceſſité publique & de l’offre honteuſe d’un ſauf-conduit. Ce n’eſt pas dans le miniſtère d’une nation, c’eſt en vous que l’étranger & le citoyen ont eu confiance. C’eſt dans vos mains qu’ils ont déposé leurs fonds ; & rien ne peut vous ſauver de leurs reproches & de ceux de votre conſcience, ſi vous en avez une.

Vous ſerez bien ſages, ſi vous ne formez d’autres entrepriſes que celles qui peuvent échouer, ſans attriſter votre famille & ſans troubler votre repos.

Ne ſoyez ni puſillanimes, ni téméraires. La puſillanimité vous fixeroit dans la médiocrité ; la témérité vous raviroit en un jour le fruit du travail de pluſieurs années.

Il n’y a nulle comparaiſon entre la fortune & le crédit. La fortune, ſans crédit, eſt peu de choſe. Le crédit, ſans fortune, n’a point de limites. Tant que le crédit reſte, la ruine n’eſt pas conſommée. Le moindre ébranlement en crédit peut être ſuivi du dernier déſaſtre. J’ai vu qu’au bout de vingt années, on n’avoit pas encore oublié que la caiſſe d’une compagnie opulente avoit été fermée vingt-quatre heures.

Le crédit d’un commerçant renaît plus difficilement encore que l’honneur d’une femme. Il n’y a qu’une eſpèce de miracle qui puiſſe faire ceſſer une alarme qui ſe répand en un clin-d’œil d’un hémiſphère de la terre à l’autre.

Le commerçant ne doit pas être moins jaloux de ſon crédit, que le militaire de ſon honneur.

Si vous avez de l’élévation dans l’âme, vous aimerez mieux ſervir vos concitoyens avec moins d’avantage, que l’étranger avec moins de haſards, moins de peines & plus de profits.

Suivez une ſpéculation honnête, de préférence à une ſpéculation plus lucrative.

On a dit que le négociant, le banquier, le commiſſionnaire, coſmopolites par état, n’étoient citoyens d’aucun pays. Faites ceſſer ce propos injurieux.

Si, quand vous quitterez le commerce, vous ne jouiſſez parmi vos concitoyens que de la conſidération accordée à de grandes richeſſes, vous n’aurez pas acquis tout ce que le commerce pouvoit vous rendre.

Le mépris de la richeſſe eſt peut-être incompatible avec l’eſprit du commerce : mais malheur à celui en qui cet eſprit ſeroit excluſif du ſentiment de l’honneur.

J’ai élevé dans mon cœur un autel à quatre claſſes de citoyens : au philoſophe qui cherche la vérité, qui éclaire les nations, & qui prêche d’exemple la vertu aux hommes : au magiſtrat qui fait tenir égale la balance de la juſtice : au militaire qui défend ſa patrie ; & au commerçant honnête qui l’enrichit & qui l’honore. J’oubliois l’agriculteur qui la nourrit ; & je lui en demande pardon.

Si le négociant ne ſe voit pas lui-même dans ce rang diſtingué des citoyens, il ne s’eſtime pas aſſez. Il oublie que, dans ſa matinée, quelques traits de ſa plume mettent en mouvement les quatre coins du monde pour leur bonheur mutuel.

Loin de vous toute baſſe jalouſie de la proſpérité d’un autre. Si vous traverſez ſes opérations ſans motif, vous êtes un pervers. Si vous parvenez à découvrir les opérations & que vous vous les appropriez, vous l’aurez volé.

L’influence de l’or eſt auſſi funeſte aux particuliers, qu’aux nations. Si vous n’y prenez garde, vous en aurez l’ivreſſe. Après avoir entaſſé, vous voudrez entaſſer encore ; & vous deviendrez avares ou diſſipateurs. Avares, vous ſerez durs, & le ſentiment de la commisération, de la bienfaiſance s’éteindra en vous. Diſſipateurs, après avoir conſumé vos belles années à acquérir la richeſſe, vous ſerez jetés dans l’indigence par des dépenſes extravagantes ; & ſi vous échappez à ce malheur, vous n’échapperez pas au mépris.

Ouvrez quelquefois votre bourſe à l’homme induſtrieux & malheureux.

Voulez-vous être honoré pendant votre vie & après votre mort, conſacrez une portion de votre fortune à quelques monumens d’une utilité publique. Malheur à vos héritiers, ſi cette dépenſe les afflige. Songez que quand celui qui n’a que de la richeſſe vient à mourir, il n’y a rien de perdu.

Ces maximes, que nous nous ſommes permis de rappeler, ont toujours été, ſeront toujours vraies. S’il arrivoit qu’elles paruſſent problématiques à quelques-uns de ceux dont elles doivent diriger les actions, il faudroit s’en prendre à l’autorité publique ; Par-tout le fiſc avide & rampant encourage à des injuſtices particulières, par les injuſtices générales qu’on lui voit commettre. Il opprime le commerce par les impôts ſans nombre dont il le ſurcharge. Il dégrade les négocians par les ſoupçons injurieux qu’il ne ceſſe de jeter ſur leur probité. Il rend, en quelque ſorte, la fraude néceſſaire, par la funeſte invention des monopoles.

Qu’eſt-ce donc que le monopole ? C’eſt le privilège excluſif d’un citoyen ſur tout autre de vendre ou d’acheter. À cette définition, tout homme ſensé s’arrête & dit : Entre des citoyens, tous égaux, tous ſervant la ſociété, tous contribuant à ſes charges à proportion de leurs moyens, comment un d’entre eux peut-il avoir un droit dont un autre ſoit légitimement privé ? Quelle eſt donc cette choſe ſi ſacrée par ſa nature, qu’un homme, quel qu’il ſoit, ne puiſſe l’acquérir ſi elle lui manque, ou s’en défaire ſi elle lui appartient ?

Si quelqu’un pouvoit prétendre à ce privilège, ce ſeroit ſans doute le ſouverain.

Cependant il ne le peut pas : car il n’eſt que le premier des citoyens. Le corps de la nation peut l’en gratifier : mais alors c’eſt un acte de déférence, & non la conséquence d’une prérogative qui ſeroit néceſſairement tyrannique. Que ſi le ſouverain ne peut ſe l’arroger à lui-même, bien moins encore le peut-il conférer à un autre. On ne donne point ce dont on n’a pas la propriété légitime.

Mais ſi contre la nature des choſes, il exiſte un peuple qui ait quelque prétention à la liberté, & où le chef ſe ſoit toute-fois arrogé à lui-même ou ait conféré le monopole à un autre, quelle a été la ſuite de cette infraction au droit général ? La révolte, ſans doute ? Non ; cela auroit dû être, mais n’a pas été. Et pourquoi ? C’eſt qu’une ſociété eſt un aſſemblage d’hommes occupés de différentes fonctions, divisés d’intérêt, jaloux, puſillanimes, préférant la jouiſſance paiſible de ce qu’on leur laiſſe à la défenſe armée de ce qu’on leur enlève, vivant à côté les uns des autres, ſe preſſant, ſans aucun concours de volontés : c’eſt que ce concert, ſi raiſonnable, ſi utile, quand il ſubſiſteroit entre eux, ne leur donneroit, ni le courage, ni la force qui leur manque, ni par conséquent ou l’eſpoir de vaincre, ou la réſolution de périr : c’eſt qu’ils verroient pour eux un danger éminent dans une tentative infructueuſe, & qu’ils ne verroient dans le ſuccès que l’avantage de leurs deſcendans, qu’ils aiment moins qu’eux… Cependant il eſt arrivé quelquefois… Oui, par l’enthouſiaſme du fanatiſme…

Mais en quelque contrée que le monopole ait eu lieu, qu’y a-t-il produit ? Ce qu’il y a produit ? la dévaſtation. Les privilèges excluſifs ont ruiné l’ancien & le Nouveau-Monde. Aucune colonie naiſſante dans l’autre hémiſphère dont ils n’aient prolongé la foibleſſe ou qu’ils n’aient étouffée au berceau. Sous le nôtre, aucune contrée floriſſante dont ils n’aient détruit la ſplendeur ; aucune entrepriſe quelque brillante qu’elle fût, qu’ils n’aient détériorée ; aucune circonſtance plus ou moins flatteuſe, qu’ils n’aient tournée au détriment général.

Mais par quelle fatalité tout cela eſt-il arrivé ? Ce n’étoit point une fatalité, c’étoit une néceſſité. Cela s’eſt fait, parce qu’il falloit que cela ſe fît. Et pourquoi ? C’eſt qu’un poſſeſſeur privilégié, quelque puiſſant qu’il ſoit, ne peut jamais avoir, ni le crédit, ni les reſſources d’une nation entière. C’eſt que ſon monopole ne pouvant toujours durer, il en tire parti le plus rapidement qu’il peut ; il ne voit que le moment. Tout ce qui eſt au-delà du terme de ſon excluſif n’eſt rien à ſes yeux. Il aime mieux être moins riche ſans attendre, que plus riche en attendant. Par un inſtinct naturel à l’homme dont la jouiſſance eſt fondée ſur l’injuſtice, la tyrannie & les vexations, il craint ſans ceſſe la ſuppreſſion d’un droit fatal à tous. C’eſt que ſon intérêt eſt tout pour lui & que l’intérêt de la nation ne lui eſt rien. C’eſt que pour un petit bien, pour un avantage momentané, mais sûr, il ne balance pas à faire un grand mal, un mal durable. C’eſt qu’en mettant le pied dans le lieu de ſon exercice, le privilège excluſif y introduit avec lui le cortège de toutes les ſortes de persécutions. C’eſt que par la folie, le vague, l’étendue ou l’extenſion des conditions de ſon octroi, & par la puiſſance de celui qui l’a accordé ou qui le protège, maître de tout, il s’immiſce de tout, il gêne tout, il détruit tout ; il découragera, il anéantira un genre d’induſtrie qui ſert à tous, pour y forcer un genre d’induſtrie qui nuit à tous, mais qui lui ſert ; il prétendra commander au ſol, comme il a commandé aux bras ; & il faudra qu’il ceſſe de produire ce qui lui eſt propre, pour ne produire que ce qui convient au monopole ou pour devenir ſtérile : car il préférera la ſtérilité à une fertilité qui le croiſe, la diſette qu’il ne ſentira pas à l’abondance qui diminueroit ſes rentrées. C’eſt que ſelon la nature de la choſe dont il a le commerce excluſif, ſi elle eſt de première néceſſité, il affamera tout-à-coup une contrée ou la mettra toute nue ; ſi elle n’eſt pas de première néceſſité, il parviendra à la rendre telle par des contre-coups ; & affamera, mettra encore toute nue la contrée à laquelle il ſaura bien ôter les moyens de ſe la procurer. C’eſt qu’il eſt preſque toujours poſſible à celui qui eſt vendeur unique de ſe rendre par des opérations auſſi ſubtiles, auſſi profondes qu’atroces, le ſeul acheteur ; & qu’alors il met à la choſe qu’il vend un prix auſſi exorbitant, à celle qu’on eſt forcé de lui vendre un prix auſſi bas qu’il lui plaît, C’eſt qu’alors, le vendeur ſe dégoûtant d’une induſtrie, d’une culture, d’un travail qui ne lui rend pas l’équivalent de ſes dépenſes, tout périt. La nation tombe dans la misère.

Le terme de l’excluſif expire, & ſon poſſeſſeur ſe retire opulent : mais que produit l’opulence d’un ſeul élevé ſur la ruine de la multitude ? Un grand mal. Si c’eſt un grand mal, pourquoi n’y a-t-on pas obvié ? Pourquoi ne s’y oppoſe-t-on pas ? Par le préjugé auſſi cruel qu’abſurde, qu’il eſt indiffèrent pour l’état, que la richeſſe ſoit dans la bourſe de celui-ci ou de celui-là, dans une ou pluſieurs bourſes. Abſurde, parce que dans tous les cas, dans les grandes néceſſités principalement, le ſouverain s’adreſſe à la nation, c’eſt-à-dire à un grand nombre d’hommes qui n’ont preſque rien & qu’on achève d’écraſer par le peu qu’on en arrache, & à un très-petit nombre qui ont beaucoup, qui donnent peu, ou qui ne donnent jamais en proportion de ce qu’ils ont, & dont la contribution, fût-elle au niveau de leur richeſſe, ne rendroit jamais la centième partie de ce qu’on auroit obtenu ſans exaction, ſans plainte d’un peuple nombreux & aisé. Cruel, parce qu’à égalité d’avantages, il y auroit de l’inhumanité à condamner la multitude, à manquer & à ſouffrir.

Mais le privilège excluſif ſe donne-t-il pour rien ? Quelquefois. C’eſt alors une marque de reconnoiſſance ou pour de grands ſervices, ou pour de longues baſſeſſes, ou le réſultat des intrigues d’une chaîne de ſubalternes, achetés, vendus, dont une des extrémités part des dernières conditions de la ſociété, l’autre touche au trône ; & c’eſt ce qu’on appelle la protection. Lorſqu’il ſe vend, eſt-il vendu ſon prix ? Jamais. Non, jamais, & pour pluſieurs raiſons. Il eſt impoſſible que le prix qu’on en tire puiſſe compenſer le ravage qu’il fait. Sa valeur n’en peut encore être connue, ni du chef de la nation qui ne s’entend à rien ; ni de ſon repréſentant, ſouvent auſſi peu inſtruit, & quelquefois traître à ſon maître & à la patrie ; ni de l’acquéreur lui-même, qui calcule toujours ſon acquiſition d’après ſon moindre produit. Enfin ces honteux marchés ſe faiſant le plus ſouvent dans des tems de criſe, l’adminiſtration accepte une ſomme peu proportionnée à la valeur réelle de la choſe, mais avancée dans le moment d’un beſoin, ou ce qui eſt plus ordinaire d’une fantaiſie urgente.

Et quel eſt, en dernière analyſe, le réſultat de ces opérations réitérées, des déſaſtres qui les ſuivent ? La ruine de l’état, le mépris de la foi publique. Après ces infidélités, dont le nom même ne peut ſe prononcer ſans rougir, la nation eſt plongée dans la déſolation. Au milieu de pluſieurs millions de malheureux, s’élève la tête altière de quelques concuſſionnaires, gorgés de richeſſes & inſultant à la misère de tous. L’empire énervé chancelle quelque tems au bord de l’abyme, dans lequel il tombe, aux éclats du mépris & de la risée de ſes voiſins ; à moins que le ciel ne lui ſuſcite un ſauveur qu’il attend & qui ne vient pas toujours, ou que la persécution générale des ſcélérats qui le redoutent a bientôt dégoûté.

Les obſtacles que les divers gouvernemens mettent au commerce que leurs ſujets font ou devroient faire entre eux, ſont bien plus multipliés encore dans celui d’un état avec les autres. On prendroit cette jalouſie, preſque moderne, des puiſſances, pour une conſpiration ſociété de ſe ruiner toutes, ſans avantage pour aucune. Ceux qui conduiſent les peuples mettent la même adreſſe à ſe défendre de l’induſtrie des nations, qu’à ſe garantir des ſoupleſſes des intrigans qui les entourent. Par-tout on repouſſe, partout on eſt repouſſé. Quelques hommes ignorans, bas ou corrompus ont rempli l’Europe, le monde entier de mille contraintes inſoutenables qui ſe ſont de plus en plus étendues. La terre & l’eau ont été couvertes de guérites & de barrières. Le voyageur n’a point de repos, le marchand point de propriété ; l’un & l’autre ſont exposés à tous les pièges d’une légiſlation artificieuſe, qui sème les crimes avec les défenſes, les peines avec les crimes. On ſe trouve coupable, ſans le ſavoir ni le vouloir ; & l’on eſt arrêté, taxé, dépouillé, ſans avoir de reproche à ſe faire. Tel eſt le commerce en tems de paix. Que reſte-t-il à dire des guerres de commerce ?

Qu’un peuple confiné dans les glaces de l’ourſe, arrache le fer aux entrailles de la terre, qui lui refuſe la ſubſiſtance, & qu’il aille le glaive à la main couper les moiſſons d’un autre peuple ; la faim, qui n’ayant point de loix n’en peut violer aucune, ſemble excuſer ſes hoſtilités. Il faut bien qu’il vive de carnage, lorſqu’il n’a point de grains. Mais quand une nation jouit d’un grand commerce, & peut faire ſubſiſter pluſieurs états du ſuperflu de ſes richeſſes, quel intérêt l’excite à déclarer la guerre à d’autres nations induſtrieuſes ; à les empêcher de naviguer & de travailler ; en un mot, à leur défendre de vivre ſous peine de mort ? Pourquoi s’arroge-t-elle une branche excluſive de commerce, un droit de pêche & de navigation à titre de propriété, comme ſi la mer devoit être divisée en arpens de même que la terre ? Sans doute on voit le motif de ces guerres ; on ſait que la jalouſie de commerce n’eſt qu’une jalouſie de puiſſance. Mais une nation a-t-elle droit d’empêcher le travail qu’elle ne peut faire elle-même, & d’en condamner une autre à l’oiſiveté, parce qu’elle s’y dévoue ?

Des guerres de commerce. Quel mot contre nature ! Le commerce alimente, & la guerre détruit. Le commerce peut bien enfanter & nourrir la guerre : mais la guerre coupe toutes les veines du commerce. Tout ce qu’une nation gagne ſur une autre dans le commerce, eſt un germe de travail & d’émulation pour toutes les deux. Dans la guerre, c’eſt une perte pour l’une & pour l’autre : car le pillage, & le fer, & le feu, n’engraiſſent ni les terres, ni les hommes. Les guerres de commerce ſont d’autant plus funeſtes, que par l’influence actuelle de la mer ſur la terre, & de l’Europe ſur les trois autres parties du monde, l’embraſement devient général ; & que les diſſenſions de deux peuples maritimes répandent la diſcorde chez tous leurs alliés, & l’inertie dans le parti même de la neutralité.

Toutes les côtes & toutes les mers rougies de ſang & couvertes de cadavres ; les foudres de la guerre tonnant d’un pôle à l’autre, entre l’Afrique, l’Aſie & l’Amérique, ſur l’océan qui nous sépare du Nouveau-Monde, ſur la vaſte étendue de la mer Pacifique : voilà ce qu’on a vu dans les deux dernières guerres, où toutes les puiſſances de l’Europe ont tour-à-tour éprouvé des ſecouſſes & frappé de grands coups. Cependant la terre ſe dépeuploit de ſoldats, & le commerce ne la repeuploit pas ; les campagnes étaient deſſéchées par les impôts, & les canaux de la navigation n’arroſoient pas l’agriculture. Les emprunts de l’état ruinoient d’avance la fortune des citoyens par les bénéfices uſuraires, pronoſtics des banqueroutes. Les nations même victorieuſes, ſuccomboient ſous le faix des conquêtes ; & s’emparant de plus de pays qu’elles n’en pouvoient garder ou cultiver, s’anéantiſſoient, pour ainſi dire, dans la ruine de leurs ennemis. Les nations neutres, qui vouloient s’enrichir en paix au milieu de cet incendie, recevoient & ſouffroient des inſultes plus flétriſſantes que les défaites d’une guerre ouverte.

L’eſprit de diſcorde avoit paſſé des ſouverains aux peuples. Les citoyens des divers états armoient pour ſe dépouiller réciproquement. On ne voyoit que vaiſſeaux marchands changés en vaiſſeaux corſaires. Ceux qui les montoient n’étoient pas pouſſés par leurs beſoins à ce vil métier. Quelques-uns avoient de la fortune, & des ſalaires avantageux s’offroient de toutes parts aux autres. Une paſſion effrénée pour le brigandage excitoit ſeule leur perverſité. La rencontre d’un navigateur paiſible les rempliſſoit d’une joie féroce qui ſe manifeſtoit par les plus vifs tranſports. Ils étoient cruels & homicides. Un ennemi plus heureux, plus fort ou plus hardi pouvoit ravir à ſon tour leur proie, leur liberté, leur vie : mais la vue d’un péril ſi ordinaire ne ralentiſſoit ni leur avarice, ni leur rage. Cette frénéſie n’étoit pas nouvelle. On l’avoit connue dans les ſiècles les plus reculés. Elle s’étoit perpétuée d’âge en âge. Toujours l’homme, même ſans être preſſé par l’aiguillon indomptable de la faim, cherche à dévorer l’homme. Cependant la calamité qu’on déplore ici n’étoit jamais montée au point où nous l’avons vue. L’activité de la piraterie a augmenté à meſure que les mers ont fourni plus d’alimens à ſon avidité, à ſon inquiétude.

Les nations ne ſe convaincront-elles donc jamais de la néceſſité de mettre fin à ces barbaries ? Un frein qui les arrêteroit ne ſeroit-il pas d’une utilité ſenſible ? Pourquoi faut-il que les denrées des deux mondes ſoient abymées dans les gouffres de l’océan avec les bâtimens qui les tranſportent, ou qu’elles ſervent d’aliment aux vices & aux débauches de quelques vagabonds ſans mœurs & ſans principes ? Cet aveuglement durera-t-il encore, ou les adminiſtrateurs des empires ouvriront-ils enfin les yeux à la lumière ? Si quelque jour on réuſſit à leur faire connoître leurs vrais intérêts, les intérêts eſſentiels des ſociétés dont ils ſont les chefs, leur politique ne ſe bornera pas à purger la mer de forbans, elle s’élèvera juſqu’à laiſſer un libre cours aux liaiſons de leurs ſujets reſpectifs durant ces hoſtilités meurtrières & deſtructives qui fatiguent, qui ravagent ſi ſouvent le globe.

Ils ſont heureuſement paſſés ces tems déplorables où les nations ſe battoient pour leur mutuel anéantiſſement. Les troubles qui diviſent aujourd’hui l’Europe n’ont pas un but ſi funeſte. Rarement ſe propoſa-t-on d’autre objet que la réparation de quelque injuſtice, ou le maintien d’un certain équilibre entre les empires. Sans doute, les puiſſances belligérantes chercheront à ſe nuire, à s’affoiblir autant qu’il leur ſera poſſible : mais ſi elles ne pouvoient faire que le mal qu’elles recevroient, ne ſeroit-il pas d’une utilité commune qu’on arrêtât ces calamités ? Or, c’eſt ce qui arrive aſſez conſtamment lorſque la guerre ſuſpend les opérations da commerce.

Alors un état repouſſe les productions & l’induſtrie de l’état ennemi, & voit repouſſer ſes productions & ſon induſtrie. C’eſt des deux côtés une diminution de travail, de gain & de jouiſſances. L’intervention des peuples neutres, dans ces circonſtances, n’eſt pas auſſi favorable qu’on eſt peut-être accoutumé à le penſer. Outre que leur miniſtère eſt néceſſairement fort cher, ils cherchent encore à s’élever ſur les ruines de ceux qu’ils ſemblent ſervir. Ce que leur ſol, ce que leurs ateliers peuvent fournir eſt ſubſtitué, autant qu’il eſt poſſible, à ce qui ſortoit du ſol & des ateliers des puiſſances armées, qui ſouvent ne recouvrent pas à la paix ce que les hoſtilités leur avoient fait perdre. Il ſera donc toujours dans les intérêts bien combinés des nations qui ſe combattront, de continuer, ſans aucune entrave, les échanges qu’elles faiſoient avant leurs querelles.

Toutes les vérités ſe tiennent. Que celle dont on vient d’établir l’importance, dirige la conduite des gouvernemens, & bientôt tomberont ces innombrables barrières qui, dans le tems même de la plus profonde tranquilité, séparent les nations, quels que ſoient les rapports que la nature ou le haſard aient formé entre elles.

Les démêlés les plus ſanglans n’étoient autrefois qu’une exploſion paſſagère après laquelle chaque peuple ſe repoſoit ſur ſes armes brisées ou triomphantes. La paix étoit la paix. Elle n’eſt aujourd’hui qu’une guerres ſourde. Tout état repouſſe les productions étrangères, ou par des prohibitions, ou par des gênes ſouvent équivalentes à des prohibitions ; tout état refuſe les ſiennes aux conditions qui pourroient les faire rechercher, en étendre la conſommation. L’ardeur de ſe nuire réciproquement s’étend d’un pôle à l’autre. En vain la nature avoit réglé que, ſous ſes ſages loix, chaque contrée ſeroit opulente, forte & heureuſe de la richeſſe, de la puiſſance, du bonheur des autres. Elles ont, comme de concert, dérangé ce plan d’une bienveillance univerſelle, au détriment de toutes. Leur ambition les a portées à s’iſoler ; & cette ſituation ſolitaire leur a fait déſirer une proſpérité excluſive. Alors le mal a été rendu pour le mal. On a opposé les artifices aux artifices, les proſcriptions aux proſcriptions, les fraudes aux fraudes. Les nations ſe ſont énervées, en voulant énerver les nations rivales ; & il étoit impoſſible qu’il en fût autrement. Les rapports du commerce ſont tous très-intimes. Une de ſes branches ne peut éprouver quelque contrariété, ſans que les autres n’en reſſentent le contre-coup. Il entrelace les peuples, les fortunes, les échanges. C’eſt un tout dont les diverſes parties s’attirent, ſe ſoutiennent & ſe balancent. Il reſſemble au corps humain dont toutes les parties ſont affectées lorſqu’une d’entre elles ne remplit pas les fonctions qui lui étoient deſtinées.

Voulez-vous terminer les maux que des ſyſtêmes mal combinés ont faits à la terre entière ? abattez les funeſtes murs dont les nations ſe ſont entourées. Rétabliſſez cette heureuſe fraternité qui faiſoit le charme des premiers âges. Que les peuples, dans quelque contrée où le ſort les ait placés, à quelque gouvernement qu’ils ſoient ſoumis, quelque culte qu’ils profeſſent, communiquent auſſi librement entre eux que les habitans d’un hameau avec ceux d’un hameau voiſin, avec ceux de la ville la plus prochaine, avec tous ceux du même empire ; c’eſt-à-dire ſans droits, ſans formalités, ſans prédilection. Alors, mais pas plutôt, le globe ſe remplira de productions, & de productions toutes d’une qualité exquiſe. La manie des impoſitions, des prohibitions, réduiſoit chaque état à cultiver des denrées que ſon ſol, que ſon climat repouſſoient, & qui n’étoient jamais ni bonnes, ni abondantes. Il donnera une autre direction à ſes travaux, lorſqu’il pourra ſatiſfaire à ſes beſoins plus agréablement & à meilleur compte. Toute ſon activité ſe tournera vers les objets que la nature lui avoit deſtinés, & qui, étant ce qu’ils doivent être, trouveront un débouché avantageux dans les lieux où une économie éclairée aura déterminé à les négliger.

Alors, mais pas plutôt, toutes les nations arriveront au degré de proſpérité où il leur eſt permis d’aſpirer : elles jouiront de leurs propres richeſſes & des richeſſes des autres nations. Les peuples qui avoient eu quelque ſuccès dans le commerce ont cru juſqu’à nos jours que leur voiſin ne pourroit faire fleurir ſien qu’aux dépens du leur. Cette perſuaſion leur avoit fait jeter un œil inquiet & ſoupçonneux ſur les efforts qu’il faiſoit pour améliorer ſa ſituation, les avoit pouſſé à interrompre par les manœuvres d’une cupidité active & injuſte des travaux dont ils redoutoient les conséquences. Ils changeront de conduite lorſqu’ils auront compris que l’ordre phyſique & moral eſt interverti par l’état actuel des choſes ; que l’oiſiveté d’une contrée nuit à toutes les autres, ou parce qu’elle les condamne à plus de labeurs, ou parce qu’elle les prive de quelques jouiſſances ; que l’induſtrie étrangère, loin de rétrécir la leur, l’élargira ; que plus les biens ſe multiplieront autour d’eux, plus il leur ſera facile d’étendre leurs commodités & leurs échanges ; que leurs moiſſons & leurs ateliers tomberont néceſſairement, ſi les débouchés & les retours doivent leur manquer ; que les états comme les particuliers ont viſiblement intérêt à vendre habituellement au plus haut prix poſſible, à acheter habituellement au meilleur prix poſſible, & que ce double avantage ne ſe peut trouver que dans la plus grande concurrence, dans la plus grande aiſance des vendeurs & des acheteurs. C’eſt l’intérêt de chaque gouvernement ; c’eſt donc l’intérêt de tous.

Et qu’on ne diſe pas que dans le ſyſtême d’une liberté générale & illimitée, quelques peuples prendroient un aſcendant trop décidé ſur les autres. Les nouvelles combinaiſons n’ôteront à aucun état, ni ſon ſol, ni ſon génie. Ce que chacun avoit d’avantages dans les tems de prohibition, il les conſervera ſous de meilleurs principes. Leur utilité augmentera même & augmentera beaucoup, parce que ſes voiſins, jouiſſant de plus de richeſſes, étendront de plus en plus leurs conſommations.

S’il exiſtoit un pays auquel il fût permis d’avoir quelque éloignement pour l’abolition du régime prohibitif, ce ſeroit celui-là ſans doute qu’une nature avare a condamné à une éternelle pauvreté. Accoutumé à repouſſer par des loix ſomptuaires les délices des contrées plus fortunées, il pourroit craindre qu’une communication abſolument libre avec elles ne dérangeât ſes maximes, ne corrompît ſes mœurs, ne préparât ſa ruine. Ces alarmes ſeroient mal fondées. Hors quelques inſtans d’illuſion peut-être tout peuple réglera ſes beſoins ſur ſes facultés.

Heureuſe donc, & infiniment heureuſe la puiſſance qui, la première ſe débarraſſera des entraves, des taxes, des prohibitions qui arrêtent & oppriment par-tout le commerce. Attirés par la liberté, par la facilité, par la sûreté, par la multiplicité des échanges, les vaiſſeaux, les productions, les marchandiſes, les négocians de toutes les contrées de la terre rempliront ſes ports. Les cauſes d’une proſpérité ſi éclatante ne tarderont pas à être pénétrées ; & les nations, abdiquant leurs anciennes erreurs, leurs préjugés deſtructeurs, ſe hâteront d’adopter des principes ſi féconds en bons événemens. La révolution ſera générale. Par-tout ſeront diſſipés les nuages. Un jour ſerein luira ſur le globe entier. La nature reprendra les rênes du monde. Alors, ou jamais, éclora cette paix univerſelle qu’un roi guerrier mais humain ne croyoit pas chimérique. Si un bien ſi déſiré & ſi peu attendu ne ſort pas de ce nouvel ordre de choſes, de ce grand développement de la raiſon, du moins la félicité générale des hommes portera-t-elle ſur une baſe plus ſolide.