Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVII/Chapitre 1

La bibliothèque libre.

I. Premières expéditions des Anglois dans l’Amérique Septentrionale

L’Angleterre n’étoit connue dans le Nouveau-Monde, que par des pirateries ſouvent heureuſes & toujours brillantes ; lorſque Walter Raleigh forma le projet de faire entrer ſa nation en partage des richeſſes prodigieuſes, qui, depuis près d’un ſiècle couloient de cet hémiſphère dans le nôtre. La côte orientale du nord de l’Amérique, attacha les regards de cet homme, né pour imaginer des choſes hardies. Le talent qu’il avoit de ſubjuguer les eſprits, en donnant à tout ce qu’il propoſoit un air de grandeur, lui fit aisément trouver des aſſociés à la cour & chez les négocians. La compagnie qui ſe forma ſous l’appât de ſes magnifiques promeſſes, obtint du gouvernement, en 1584, la diſpoſition abſolue de toutes les découvertes qui ſe feroient ; & ſans autre encouragement, elle expédia, dès le mois d’avril de l’année ſuivante, deux bâtimens qui mouillèrent dans la baie de Roenoque, qui fait aujourd’hui partie de la Caroline. Ceux qui les commandoient, dignes d’une confiance dont ils ſe fentoient honorés, montrèrent une complaiſance ſans bornes dans un pays où il s’agiſſoit d’établir leur nation ; & laiſſèrent les ſauvages arbitres des échanges qu’ils leur propoſoient, dans le nouveau commerce qu’on alloit ouvrir avec eux.

Tout ce que ces heureux navigateurs publièrent à leur retour en Europe, ſur la température du climat, ſur la fertilité du ſol, ſur le caractère des habitans qu’ils venoient de connoître, encouragea la ſociété qui les avoit employés. Elle fit partir au printems ſuivant ſept navires, qui débarquèrent à Roenoque cent huit hommes libres, deſtinés à commencer un établiſſement. Une partie de ces premiers colons ſe fit maſſacrer par les ſauvages qu’on avoir outragés ; le reſte, pour avoir négligé de pourvoir à ſa ſubſiſtance par la culture, périſſoit de faim & de misère, lorſqu’il lui vint un libérateur.

Ce fut François Drake, ſi diſtingué de la foule des navigateurs, pour avoir, le premier après Magellan, fait le tour du globe. Le talent qu’il avoit montré dans cette grande expédition, le fit choiſir par Éliſabeth, pour humilier Philippe II, dans la partie de ſes vaſtes poſſeſſions dont il abuſoit, pour troubler la tranquilité des autres peuples. Peu d’ordres furent jamais mieux exécutés. Sant-Iago, Cartagène, San-Domingo, pluſieurs autres places importantes, un grand nombre de riches vaiſſeaux, devinrent la proie de la flotte Angloiſe. Ses inſtructions portaient qu’après ſes opérations, elle iroit offrir à Roenoque les ſecours dont on y auroit beſoin. Le déſeſpoir les fit rejeter par le petit nombre de malheureux, qui avoient échappé à des infortunes de tous les genres. Ils demandèrent pour toute grâce d’être ramenés dans leur patrie ; & la complaiſance qu’eut l’amiral de ſouſcrire à leur demande, rendit inutiles les dépenſes qui avoient été faites juſqu’à cette époque.

Cet événement imprévu ne découragea pas les aſſociés. Ils firent ſucceſſivement quelques foibles expéditions dans la colonie. On y voyoit, en 1589, cent quinze perſonnes, des deux ſexes, aſſujetties à un gouvernement régulier, & ſuffiſamment pourvues de tout ce qui étoit néceſſaire pour leur défenſe, pour la culture & pour le commerce.

Ces commencemens donnoient des eſpérances : mais elles ſe perdirent dans le cahos & la diſgrace où ſe précipita Raleigh, entraîné par les caprices d’une imagination ardente. La colonie, privée de l’appui de ſon fondateur, tomba dans un entier oubli.

Il y avoit douze ans qu’on l’avoir entièrement perdue de vue ; lorſque Goſnold, l’un des premiers aſſociés, réſolut, en 1602, de la viſiter. Son expérience dans la navigation, lui fit ſoupçonner qu’on n’avoit pas connu juſqu’alors la route qu’il falloit tenir ; & qu’en prenant par les Canaries, par les iſles Caraïbes, on avoit inutilement allongé le voyage de plus de mille lieues. Ses conjectures le déterminèrent à s’éloigner du Sud, & à tourner à l’Oueſt. La tentative lui réuſſit : mais en arrivant ſur les côtes d’Amérique, il ſe trouva plus au nord que tous ceux qui l’avoient précédé. La contrée où il aborda, enclavée depuis dans la Nouvelle-Angleterre, lui fournit une grande abondance de belles pelleteries avec leſquelles il regagna l’Europe.

La rapidité, le ſuccès de cette entrepriſe, firent impreſſion ſur les négociant Anglois. Pluſieurs ſe réunirent, en 1603, pour former un établiſſement dans le pays que Goſnold venoit de découvrir. Leur exemple réveilla, dans quelques autres, le ſouvenir de la colonie de Roenoque. Il y eut alors deux aſſociations privilégiées. Comme le continent où elles devoient exercer leur monopole, n’étoit connu en Angleterre que ſous le nom général de Virginie, l’une fut appelée compagnie de la Virginie méridionale, & l’autre compagnie de la Virginie ſeptentrionale.

La chaleur qui s’étoit manifeſtée dans les premiers jours, ne tarda pas à ſe refroidir. Il y eut entre les deux corps plus de jalouſie que d’émulation. Quoiqu’on leur eût accordé le ſecours de la première loterie qui ait été tirée en Angleterre, leurs progrès furent ſi lents, qu’en 1614, on ne comptoit que quatre cens perſonnes dans les deux établiſſemens. L’aiſance qu’exigeoient les mœurs ſimples du tems, étoit alors ſi générale en Angleterre, que le déſir de s’expatrier, pour courir après la fortune, ne tentoit perſonne. C’eſt le ſentiment du malheur qui dégoûte les hommes de leur patrie, plus encore que l’amour des richeſſes. Il falloit une fermentation extraordinaire pour peupler, même un excellent pays. Elle arriva. Ce fut la ſuperſtition, qui la fit naître du choc des opinions religieuſes.