Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 19

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 114_Ch19-122_Ch20).

XIX. Obſtacles qui s’opposèrent aux progrès de la Géorgie.

Dans ſa naiſſance même, cette colonie avoit porté le germe de ſon dépériſſement. On avoit abandonné la juriſdiction avec la propriété de la Géorgie, à des particuliers. L’exemple de la Caroline auroit dû prévenir contre cette imprudence : mais chez les nations, comme chez les individus, les fautes du paſſé ſont perdues pour l’avenir. Le plus ſouvent, les faits ſont ignorés. Sont-ils connus, on en impute les fâcheuſes conséquences à des prédéceſſeurs mal habiles ; ou l’on trouve, dans quelques légères différences entre les circonſtances & dans quelques précautions frivoles, le moyen de colorer des opérations radicalement vicieuſes. D’où il arrive qu’un gouvernement éclairé, ſurveillé par la nation, n’eſt pas même à l’abri des ſurpriſes qu’on fait à ſa confiance. Le miniſtère Britannique livra donc l’intérêt public à l’avidité des intérêts privés.

Le premier uſage que les propriétaires de la Géorgie firent de l’autorité ſans bornes qu’on leur avoit accordée, fut d’établir une légiſlation qui mettoit dans leurs mains, non-ſeulement la police, la juſtice, & les finances du pays, mais la vie & les biens de ſes habitans. On ne laiſſoit aucun droit au peuple, qui, dans l’origine, a tous les droits. Contre ſes intérêts & ſes lumières, on vouloit qu’il obéit. C’étoit ſon devoir & ſon ſort.

Comme les grandes poſſeſſions avoient entraîné des inconvéniens dans d’antres colonies, on arrêta que dans la Géorgie, chaque famille n’auroit d’abord que cinquante acres de terre, & n’en poſſéderoit jamais plus de cinq cens ; qu’elle ne pourroit pas les aliéner ; qu’ils ne paſſeroient pas même en héritage aux filles. Il eſt vrai que cette ſubſtitution aux ſeuls mâles fut bientôt abrogée ; mais on laiſſoit ſubſiſter encore trop d’obſtacles à l’émulation.

Lorſqu’un homme n’eſt ni pourſuivi par les loix, ni chaſſé par l’ignominie, ni tourmenté par la tyrannie religieuſe, par l’acharnement de ſes créanciers, par la honte de la misère, par le manque de toutes les ſortes de reſſources dans ſon pays, il ne renonce pas à ſes parens, à ſes amis, à ſes concitoyens ; il ne s’expatrie pas ; il ne traverſe pas les mers ; il ne va pas chercher une terre éloignée, ſans y être attiré par des eſpérances qui l’emportent ſur l’attrait du ſol qui le retient, ſur le prix qu’il attache à ſon exiſtence & ſur les périls auxquels il s’expoſe. Se jeter ſur un vaiſſeau, pour être déposé ſur une plage inconnue, eſt l’action d’un déſeſpéré, à moins que l’imagination ne ſoit frappée par le fantôme d’un grand bonheur, fantôme que la moindre alarme diſſipera. Si l’on ébranle, de quelque manière que ce ſoit, la confiance vague & illimitée que l’émigrant a dans ſon induſtrie, qui compoſe toute ſa fortune, il reſtera ſur le rivage. Et tel devoit être néceſſairement l’effet des limites imposées à chaque plantation. Il y avoit d’autres vices à la racine de l’arbre, qui l’empêchoient de fleurir.

Les colonies Angloiſes, même les plus fociétés, ne paient qu’un foible cens ; encore n’eſt-ce qu’après avoir pris de la vie & des forces. La Géorgie fut, dès le berceau, ſoumiſe aux redevances du gouvernement féodal, dont on l’avoit comme entravée. Ces rentes devoient s’accroître outre meſure, avec le tems. Ses fondateurs furent aveuglés par la cupidité, au point de ne pas voir que le plus petit droit exercé dans une province peuplée & floriſſante, les enrichiroit bien plus que les taxes les plus multipliées ſur une terre inculte & déſerte.

À ce genre d’oppreſſion, ſe joignit un arrangement qui devint une nouvelle cauſe d’inaction. Les déſordres qu’entraînoit dans tout le continent de l’Amérique Septentrionale l’uſage des liqueurs ſpiritueuſes, fit défendre l’importation des eaux-de-vie de ſucre dans la Géorgie. Cette interdiction, quelqu’honnête qu’en fut le motif, ôtoit aux colons la ſeule boiſſon qui pouvoit corriger le vice des eaux du pays, qu’ils trouvoient par-tout mal-ſaines, & l’unique moyen de réparer la déperdition qu’ils faiſoient par des ſueurs continuelles : elle leur fermoit encore la navigation aux Indes Occidentales, où ils ne pouvoient aller échanger contre ces liqueurs, les bois, les grains, les beſtiaux, qui devoient être leurs premières richeſſes.

Toutes foibles qu’étoient ces reſſources, elles devoient s’accroître très-lentement, à cauſe d’une défenſe digne d’éloge, ſi le ſentiment de l’humanité & non la politique l’avoit dictée. L’uſage des eſclaves fut interdit aux colons de la Géorgie. D’autres colonies avoient été fondées ſans la main des nègres. On penſa qu’une contrée deſtinée à être le boulevard de ces poſſeſſions ne devoit pas être peuplée d’une race de victimes, qui n’auroient aucun intérêt à défendre des tyrans. Croit-on que la prohibition auroit eu lieu, ſi l’on eût prévu que des colons, moins favorisés de la métropole que leurs voiſins, placés ſur une terre plus difficile à défricher, dans un climat plus chaud, auroient moins de force & d’ardeur pour entreprendre une culture qui exigeoit plus d’encouragement ?

Les demandes des peuples & les refus des gouvernemens peuvent être également inſensés. Les peuples ne ſont conſeillés que par leurs beſoins ; les ſouverains ne conſultent que leur intérêt perſonnel. Les premiers, aſſez communément indifférens, principalement dans les contrées éloignées, ſur la puiſſance à laquelle ils appartiennent & ſur celle qu’ils recevroient d’une invaſion, négligent leur sûreté politique, pour ne s’occuper que de leur bien-être. Ceux-ci, tout au contraire, ne balanceront jamais entre la félicité des peuples & la ſolidité de leur poſſeſſion, & préféreront toujours une autorité ferme & conſtante ſur des misérables, à une autorité incertaine & précaire ſur des hommes heureux. D’après une méfiance, que de longues vexations n’ont que trop bien autorisée, ils regarderont les peuples comme des eſclaves toujours prêts à leur échapper par la révolte ou par la fuite ; & il ne viendra dans la pensée d’aucun d’eux que ce ſentiment habituel de haine qu’ils nous ſuppoſent, parce qu’ils l’ont mérité, & qui n’eſt que trop réel, s’éteindroit par l’expérience de quelques années d’une adminiſtration douce & paternelle car rien ne s’aliène plus difficilement que l’amour des peuples. Il eſt fondé ſur les avantages rarement ſentis, mais toujours avoués, d’une autorité ſuprême, quelle qu’elle ſoit, qui dirige, qui veille, qui protège & qui défende. Par la même raiſon, rien ne ſe recouvre plus facilement, quand il eſt aliéné. Le trompeur eſpoir d’un meilleur avenir ſuffit ſeul, pour calmer notre imagination & prolonger ſans fin nos misères. Ce que j’avance, le ſpectacle preſque général du monde le confirme. À la mort d’un tyran, toutes les nations ſe promettent un roi. Les tyrans continuent d’opprimer & de mourir paiſiblement, & les peuples de gémir, d’attendre en patience un roi qui ne vient point. Le ſucceſſeur, élevé comme ſon père ou ſon aïeul, eſt préparé, dès ſon enfance, à ſe modeler ſur lui, à moins qu’il n’ait reçu de la nature une force de génie, un courage d’âme, une rectitude de jugement, un fonds de bienfaiſance & d’équité, qui étouffent le vice de ſon éducation. Sans cet heureux caractère, il ne demandera dans aucune circonſtance ce qu’il eſt juſte de faire, mais ce qu’on faiſoit avant lui ; non ce qui conviendroit au bien de ſes ſujets qu’il regardera comme ſes plus proches ennemis, ſur l’appareil de cent gardes qui l’entourent, mais ce qui peut accroître ſon deſpotiſme & leur ſervitude. Il ignorera toute ſa vie la plus ſimple & la plus évidente des vérités ; c’eſt que leur force & la ſienne ne peuvent ſe séparer. L’exemple du paſſé ſera ſon unique règle, & dans les occaſions où il eſt ſage de le ſuivre, & dans les occaſions où il ſeroit ſage de s’en affranchir. Il en eſt en politique comme en religion. L’opinion la plus abſurde en religion ſera toujours l’orthodoxe, parce qu’elle ſera plus une avec le reſte du ſyſtême. En politique, le parti que le miniſtère prendra, ſera toujours le plus analogue à l’eſprit tyrannique, le ſeul qu’on ait décoré du nom de grand art de gouverner. Lors donc que les Géorgiens demandèrent des eſclaves, pour ſavoir s’ils leur ſeroient accordés ou refusés, il n’étoit queſtion que d’examiner, ſi la meilleure culture de leur terre, ou la propriété la plus aſſurée de la colonie l’exigeoit.

Cependant, la ſituation vraiment déſeſpérée du nouvel établiſſement publioit avec trop d’énergie les imprudences du miniſtère, pour qu’on pût persévérer dans de ſi fatales combinaiſons. La province reçut enfin le gouvernement qui faiſoit proſpérer les autres colonies. Ceſſant d’être un fief de quelques particuliers, elle devint une poſſeſſion vraiment nationale.