Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 30

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 164_Ch30-167_Ch31).

XXX. Le fer de l’Amérique Septentrionale a été porté dans nos climats.

Ce premier métal, ſi néceſſaire à l’homme, étoit ignoré des Américains, lorſque les Européens leur en apprirent le plus funeſte uſage, celui des armes homicides. Les Anglois eux-mêmes négligèrent long-tems les mines de fer, que la nature avoit prodiguées dans le continent où ils s’étoient établis. On avoit détourné de la métropole ce canal de richeſſes, en le chargeant de droits énormes. Cette impoſition, équivalente à une prohibition, étoit l’ouvrage des propriétaires des mines nationales, ſoutenus des propriétaires des bois-taillis, qui devoient ſervir à l’exploitation du fer. Par la corruption, l’intrigue & les ſophiſmes, ces ennemis du bien public avoient écarté une concurrence qu’ils ne pouvoient ſoutenir. Enfin le gouvernement fit un premier pas vers le bien. Il permit l’importation franche de droits, des fers de l’Amérique à Londres ; mais en défendant de le tranſporter dans d’autres ports, ou même à plus de dix milles dans les terres. Ce bizarre arrangement dura juſqu’en 1757. Alors des milliers de voix ſe réunirent pour engager le sénat de la nation à faire ceſſer le vice d’une adminiſtration ſi viſiblement opposée à tous les bons principes, & à étendre à tout le royaume une liberté excluſivement accordée à la capitale.

Une demande ſi raiſonnable trouva la plus vive oppoſition. Les intérêts particuliers ſe réunirent pour repréſenter que les cent neuf forges qui travailloient en Angleterre, ſans y comprendre celles d’Écoſſe, produiſoient annuellement dix-huit mille tonnes de fer, & occupoient un grand nombre d’ouvriers habiles ; que ces mines qui étoient inépuiſables, auroient conſidérablement augmenté leur produit, ſi l’on n’avoit été arrêté par la crainte continuelle de voir les fers d’Amérique déchargés de toute impoſition ; que les ouvrages de fer travaillés en Angleterre, conſommoient tous les ans cent quatre-vingt-dix-huit mille cordes de bois-taillis, & que ces taillis fourniſſoient d’ailleurs des écorces pour les tanneries, des matériaux pour les bâtimens ; que le fer d’Amérique étant peu propre à être converti en acier, à faire des inſtrumens tranchans, à fournir le plus grand nombre des uſtenſiles de navigation, ne diminueroit guère l’importation étrangère, & ſe borneroit à anéantir les forges de la Grande-Bretagne.

Ces vaines conſidérations n’arrêtèrent pas le parlement. Il comprit qu’à moins qu’on ne baiſſât le prix des matières premières, la nation perdroit bientôt les innombrables manufactures de fer & d’acier, qui l’enrichiſſoient depuis ſi long-tems, & qu’il n’y avoit pas de tems à perdre pour arrêter les progrès de cette induſtrie chez les autres peuples. On ſe détermina donc à permettre, libre & affranchie de tous droits, l’introduction du fer de l’Amérique dans tous les ports d’Angleterre. Cette réſolution pleine de ſageſſe, fut accompagnée d’un acte de juſtice. Une loi portée ſous Henri VIII, défendoit aux propriétaires des bois-taillis de défricher leurs terres. Le gouvernement les autoriſa à faire de leurs propriétés l’uſage qui leur conviendroit le mieux.

Avant ces diſpoſitions, la Grande-Bretagne payoit tous les ans à l’Eſpagne, à la Norvège, à la Suède & à la Ruſſie, 10 000 000 livres pour le fer qu’elle tiroit de ces contrées. Ce tribut diminua, & devoit diminuer encore. Le minerai eſt ſi abondant en Amérique, ſi facile à tirer de la ſuperficie de la terre, que les Anglois ne déſeſpéroient pas de pouvoir en fournir au Portugal, à la Turquie, à l’Afrique, aux Indes Orientales, à tous les pays de l’univers, où l’intérêt de leur commerce étendoit leurs relations.

Peut-être cette nation exagéroit-elle aux autres ou à elle-même, les avantages qu’elle ſe promettoit de tant d’objets utiles à ſa navigation. Mais il lui ſuffiſoit que ſes colonies la tirâſſent de la dépendance, où les puiſſances du nord de l’Europe, pouvoient, en rigueur, la tenir pour la facilité, pour la multiplication de ſes armemens. Rien à ſes yeux n’étoit plus capable de ſuſpendre ſon eſſor naturel vers l’empire des mers, qui ſeul devoit lui aſſurer l’empire du Nouveau-Monde.