Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 4

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 13_Ch04-21_Ch05).

IV. Fondation de la Penſilvanie par Penn. Baſes de ſa légiſlation

De tous ceux qui donnèrent de l’éclat à cette ſecte, le ſeul qui mérita d’occuper la poſtérité, fut Guillaume Penn. Il étoit fils d’un amiral de ce nom, aſſez heureux pour avoir obtenu la confiance du protecteur & des deux Stuarts qui tinrent après lui, mais d’une main moins aſſurée, les rênes du gouvernement. Ce marin, plus ſouple & plus inſinuant qu’on ne l’eſt dans ſa profeſſion, avoit fait des avances conſidérables, dans différentes expéditions dont il avoit été chargé. Le malheur des tems n’avoit guère permis qu’on le remboursât durant ſa vie. Après ſa mort, l’état des affaires n’étant pas devenu meilleur, on fit à ſon fils la propoſition de lui donner au lieu d’argent, un territoire immenſe dans le continent de l’Amérique. C’étoit un pays qui, quoique entouré de colonies Angloiſes, & même anciennement découvert, avoit toujours été négligé. La paſſion de l’humanité, lui fit accepter avec joie cette ſorte de patrimoine, qu’on lui cédoit preſque en ſouveraineté héréditaire. Il réſolut d’en faire l’aſyle des malheureux, & le séjour de la vertu. Avec ce généreux deſſein, il partit vers la fin de l’an 1681 pour ſon domaine, qui fut appelé dès-lors Penſilvanie. Tous les Quakers que le clergé persécutoit, parce qu’ils refuſoient de payer la dîme & les autres taxes imposées par l’avarice & l’impoſture eccléſiaſtiques, demandoient à le ſuivre : mais par une prévoyance éclairée, il ne voulut en amener d’abord que deux mille.

Son arrivée au Nouveau-Monde fut ſignalée par un acte d’équité, qui fit aimer ſa perſonne & chérir ſes principes. Peu ſatiſfait du droit que lui donnoit ſur ſon établiſſement la ceſſion du miniſtère Britannique, il réſolut d’acheter des naturels du pays, le vaſte territoire qu’il ſe propoſoit de peupler. On ne ſait point le prix qu’y mirent les ſauvages : mais quoiqu’on les accuſe de ſtupidité pour avoir vendu ce qu’ils ne devoient jamais aliéner, Penn n’en eut pas moins la gloire d’avoir donné en Amérique un exemple de juſtice & de modération, que les Européens n’avoient pas même imaginé juſqu’alors. Il légitima ſa poſſeſſion autant qu’il dépendoit de ſes moyens. Enfin il ajouta par l’uſage qu’il en fit, ce qui pouvoit manquer à la fonction du droit qu’il y acquéroit. Les Américains prirent pour ſa nouvelle colonie autant d’affection, qu’ils avoient conçu d’éloignement pour toutes celles qu’on avoit fondées à leur voiſinage, ſans conſulter leurs droits ni leur volonté. Dès-lors s’établit entre les deux peuples une confiance réciproque dont rien n’altéra jamais la douceur, dont une bonne foi mutuelle reſſerra de plus en plus les heureux liens.

L’humanité de Penn ne pouvoit pas ſe borner aux ſauvages. Elle s’étendit ſur tous ceux qui viendroient habiter ſon empire. Comme le bonheur des hommes y devoit dépendre de la légiſlation, il fonda la ſienne ſur les deux pivots de la ſplendeur des états & de la félicité des citoyens : la propriété, la liberté. S’il étoit permis d’emprunter le langage de la fable dans un moment qui ſemble fabuleux, je dirois qu’Aſtrée remontée au ciel depuis ſi long-tems, en eſt deſcendue, & que le règne de l’innocence & de la concorde va renaître parmi les hommes. C’eſt ici que l’écrivain & ſon lecteur vont reſpirer. C’eſt ici qu’ils ſe dédommageront du dégoût, de l’horreur ou de la triſteſſe qu’inſpire l’hiſtoire moderne, & ſur-tout l’hiſtoire de l’établiſſement des Européens au Nouveau-Monde. Juſqu’ici ces barbares n’ont ſu qu’y dépeupler avant que de poſſéder, qu’y ravager avant de cultiver. Il eſt tems de voir les germes de la raiſon, du bonheur & de l’humanité, ſemés dans la ruine & la dévaſtation d’un hémiſphère, où fume encore le ſang de tous ſes peuples, policés ou ſauvages. Le vertueux légiſlateur établit la tolérance pour fondement de la ſociété. Il voulut que tout homme qui reconnoitroit un Dieu, participât au droit de cité ; que tout homme qui l’adoreroit ſous le nom de chrétien, participât à l’autorité. Mais laiſſant à chacun la liberté d’invoquer cet Être à ſa manière, il n’admit point d’égliſe dominante en Penſilvanie, point de contribution forcée pour la conſtruction d’un temple, point de préférence aux exercices religieux, qui ne fut volontaire.

Pean, attaché à ſon nom, voulut que la propriété de l’établiſſement qu’il avoit formé reſtât à perpétuité à ſa famille : mais il lui ôta une influence déciſive dans les réſolutions publiques, & voulut qu’elle ne pût faire aucun acte d’autorité ſans le concours des députés du peuple. Tous les citoyens qui avoient intérêt à la loi, comme à la choſe que la loi régit, devoient être électeurs, pouvoient être élus. Pour éloigner le plus qu’il étoit poſſible toute corruption, il falloit que les repréſentans duſſent leur élévation à des ſuffrages ſecrètement accordés. Il ſuffiſoit de la pluralité des voix pour faire une loi : mais il fut ſtatué que les deux tiers ſeroient néceſſaires pour établir un impôt. C’étoit dès-lors un don des citoyens, plutôt qu’une taxe du gouvernement. Pouvoit-on accorder moins de douceurs à des hommes qui venoient chercher la paix au-delà des mers ?

C’eſt ainſi que penſoit le vrai philoſophe Penn. Il céda pour 450 liv. mille acres de terre à ceux qui pouvoient les acheter à ce prix. Tout habitant qui n’en avoit pas la faculté obtint pour lui, pour ſa femme, pour chacun de ſes enfans au-deſſus de ſeize ans, pour chacun de ſes ſerviteurs, cinquante acres à la charge d’une rente perpétuelle, d’un ſol dix deniers & demi par acre. Cinquante acres furent encore aſſurés à tous les citoyens qui devenus majeurs, conſentiroient à un tribut annuel de deux livres cinq fols.

Pour fixer à jamais l’état de ces propriétés, on établit des tribunaux qui gardent les loix conſervatrices des biens. Mais ce n’eſt plus protéger les terres, que de faire acheter la juſtice à ceux qui les poſſèdent : car alors on n’a que l’avantage de donner une partie de ſon bien pour être sûr du reſte ; & la juſtice à la longue épuiſe le ſuc de la terre qu’elle devoit conſerver, ou le ſang du propriétaire qu’elle devoit défendre. De peur qu’il n’y eût des gens intéreſſés à provoquer, à prolonger les procès, il fut sévèrement défendu à tous ceux qui devoient y prêter leur miniſtère, d’exiger, d’accepter même aucun ſalaire, pour leurs bons offices. De plus, chaque canton fut obligé de nommer trois arbitres ou pacificateurs, qui devoient tâcher de concilier les différends à l’amiable, avant qu’on pût les porter devant une cour de juſtice.

L’attention à prévenir les procès, naiſſoit d’un penchant à prévenir les crimes. Les loix, dans la crainte d’avoir des vices à punir, voulurent en fermer la ſource ; l’indigence & l’oiſiveté. On ſtatua que tout enfant au-deſſous de douze ans, quelle que fut ſa condition, ſeroit obligé d’apprendre une profeſſion. Ce règlement aſſuroit la ſubſiſtance au pauvre, & préparoit une reſſource au riche, contre les revers de la fortune. En même tems elle mettoit entre les hommes plus d’égalité, en les rappelant à leur commune deſtination, qui eſt le travail, ſoit des mains ou de l’eſprit.

Jamais peut-être la vertu n’avoit inſpiré de légiſlation plus propre à amener le bonheur. Les opinions, les ſentimens, les mœurs corrigèrent ce qu’elle pouvoit avoir de défectueux, & ſuppléèrent à ce qu’elle laiſſoit d’imparfait. Auſſi la proſpérité de la Penſilvanie fut-elle très-rapide. Cette république, ſans guerres, ſans conquêtes, ſans efforts, ſans aucune de ces révolutions qui frappent les yeux du vulgaire inquiet & paſſionné, devint un ſpectacle pour l’univers entier. Ses voiſins, malgré leur barbarie, furent enchaînés par la douceur de ſes mœurs ; & les peuples éloignés, malgré leur corruption, rendirent hommage à ſes vertus. Toutes les nations aimèrent à voir réaliſer & renouveler les tems héroïques de l’antiquité, que les mœurs & les loix de l’Europe leur avoient fait prendre pour une fiction. Elles crurent enfin qu’un peuple pouvoit être heureux ſans maîtres & ſans prêtres. L’homme a beſoin de l’un & de l’autre, ſi l’on en croit l’impoſture & la flatterie, qui parlent dans les temples & dans les cours. Oui, ſans doute, les méchans rois ont beſoin de dieux cruels, pour trouver dans le ciel l’exemple de la tyrannie ; ils ont beſoin de prêtres, pour faire adorer des dieux tyrans. Mais l’homme juſte & libre ne demande qu’un Dieu qui ſoit ſon père, des égaux qui le chériſſent, & des loix qui le protègent.