Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 45

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 299_Ch45-310_Ch46).

XLV. Les colonies rompent les liens qui les uniſſoient à l’Angleterre, & s’en déclarent indépendantes

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Tel étoit le fond des ſentimens & des idées répandues dans cet ouvrage. Ils affermirent dans leurs principes les eſprits hardis qui, depuis long-tems, demandoient qu’on ſe détachât entièrement de la métropole. Les citoyens timides, qui juſqu’alors avoient chancelé, ſe décidèrent enfin pour ce grand déchirement. Le vœu pour l’indépendance eut aſſez de partiſans pour que le 4 juillet 1776, le congrès général ſe déterminât à la prononcer.

Que n’ai-je reçu le génie & l’éloquence des célèbres orateurs d’Athènes & de Rome ! Avec quelle grandeur, avec quel enthouſiaſme ne parlerois-je pas des hommes généreux qui, par leur patience, leur ſageſſe & leur courage, élevèrent ce grand édifice ? Hancok, Franklin, les deux Adams furent les plus grands acteurs dans cette ſcène intéreſſante : mais ils ne furent pas les ſeuls. La poſtérité les connoîtra tous. Leurs noms fameux lui ſeront tranſmis par une plume plus heureuſe que la mienne. Le marbre & le bronze les montreront aux ſiècles les plus reculés. En les voyant, l’ami de la liberté ſentira ſes yeux ſe remplir de larmes délicieuſes, ſon cœur treſſaillir de joie. On a écrit au-deſſous du buſte de l’un d’eux : il arracha la foudre au ciel & le sceptre aux tyrans. Tous partageront avec lui les derniers mots de cet éloge.

Contrée héroïque, mon âge avancé ne me permet pas de te viſiter. Jamais je ne me verrai au milieu des reſpectables perſonnages de ton aréopage ; jamais je n’aſſiſterai aux délibérations de ton congrès. Je mourrai ſans avoir vu le séjour de la tolérance, des mœurs, des loix, de la vertu, de la liberté. Une terre franche & ſacrée ne couvrira pas ma cendre : mais je l’aurai déſiré ; & mes dernières paroles ſeront des vœux adreſſés au ciel pour la proſpérité.

Quoique l’Amérique fût aſſurée de l’approbation univerſelle, elle crut devoir expoſer aux yeux des nations les motifs de ſa conduite. Elle publia ſon manifeſte, & on y lut : que l’hiſtoire de la nation Angloiſe & de ſon roi n’offrira à l’avenir qu’elle entretiendra d’eux & de nous, qu’un tiſſu d’outrages & d’uſurpations qui tendoient également à l’établiſſement d’une tyrannie abſolue dans ces provinces.

Elle dira que ſon monarque a refusé ſon conſentement aux loix les plus ſalutaires & les plus néceſſaires au bien public.

Qu’il a tranſféré les aſſemblées dans des lieux incommodes, éloignés des archives, pour amener plus aisément les députés à ſes vues.

Qu’il a pluſieurs fois diſſous la chambre des repréſentans, parce qu’on y défendoit avec fermeté les droits des peuples.

Qu’il a laiſſé, après cette diſſolution, les états trop long-tems ſans repréſentans, & par conséquent exposés aux inconvéniens réſultant du défaut d’aſſemblée.

Qu’il s’eſt efforcé d’arrêter la population, en rendant la naturaliſation des étrangers difficile, & en vendant trop cher les terrains dont il accordoit la propriété.

Qu’il a trop mis les juges dans ſa dépendance, en ſtatuant qu’ils ne tiendroient que de lui, & leurs offices, & leurs ſalaires.

Qu’il a créé des places nouvelles & rempli ces régions d’une multitude d’employés qui dévoroient notre ſubſtance & troubloient notre tranquilité.

Qu’il a maintenu, en pleine paix, au milieu de nous des forces conſidérables, ſans le conſentement du pouvoir légiſlatif.

Qu’il a rendu le pouvoir militaire indépendant de la loi civile & même ſupérieur à elle.

Qu’il a tout combiné avec des hommes pervers, pour loger dans nos maiſons des gens de guerre armés, & les mettre à couvert des peines dues aux meurtres qu’ils pourroient commettre en Amérique ; pour détruire notre commerce dans toutes les parties du globe ; pour nous impoſer des taxes ſans notre aveu ; pour nous priver, dans pluſieurs cas, de nos jugemens par jurés ; pour nous tranſporter & nous faire juger au-delà des mers ; pour nous enlever nos chartes, ſupprimer nos meilleures loix, altérer le fonds & la forme de notre gouvernement ; pour ſuſpendre notre propre légiſlation & pouvoir nous donner d’autres loix.

Qu’il a lui-même abdiqué ſon gouvernement dans les provinces Américaines, en nous déclarant déchus de ſa protection & en nous faiſant la guerre.

Qu’il a fait ravager nos côtes, détruire nos ports, brûler nos villes, maſſacrer nos peuples.

Qu’il a forcé nos concitoyens, faits priſonniers en pleine mer, à porter les armes contre leur patrie, à devenir les bourreaux de leurs amis & de leurs frères, ou à périr eux-mêmes par des mains ſi chères.

Qu’il a excité parmi nous des diviſions inteſtines, & qu’il s’eſt efforcé de ſoulever contre nos paiſibles habitans les ſauvages barbares, accoutumés à tout maſſacrer, ſans diſtinction de rang, de ſexe & d’âge.

Que dans ce moment il arrivoit ſur nos plages des armées mercenaires & étrangères, chargées de conſommer l’ouvrage de la déſolation & de la mort.

Et qu’un prince, dont le caractère fut ainſi marqué par tous les traits de la tyrannie, n’étoit pas fait pour gouverner un peuple libre.

Une démarche qui rompoit des nœuds formés par le ſang, par la religion & par l’habitude, devoit être ſoutenue par un grand concert de volontés, par des meſures ſages & vigoureuſes. Les États-Unis de l’Amérique ſe donnèrent une conſtitution fédérative qui ajoutoit aux avantages intérieurs du gouvernement républicain toute la force extérieure de la monarchie.

Chaque province eut une aſſemblée formée par les repréſentans des divers diſtricts, & en qui réſidoit la puiſſance légiſlative. Son préſident eut le pouvoir exécutif. Ses droits & ſes obligations étoient d’écouter tous les citoyens ; de les convoquer lorſque les circonſtances le demanderoient ; de pourvoir à l’armement, à la ſubſiſtance des troupes, & d’en concerter avec leurs chefs les opérations. Il fut mis à la tête d’un comité ſecret qui devoit entretenir des liaiſons ſuivies avec le congrès général. Le tems de ſa geſtion fut borné à deux ans : mais les loix permettoient de le prolonger.

Les provinces ne devoient pas compte de leur adminiſtration au grand conſeil de la nation, quoique composé des députés de toutes les colonies. La ſupériorité du congrès général ſur les congrès particuliers ſe bornoit à ce qui étoit du reſſort de la politique & de la guerre.

Mais quelques perſonnes ont jugé que l’inſtitution de ce corps n’étoit pas auſſi bien combinée que la légiſlation des provinces. Il ſemble en effet que des états fédératifs, qui ſortent de la condition de ſujets pour s’élever à l’indépendance, ne peuvent ſans péril confier à leurs délégués le pouvoir illimité de faire la guerre & la paix. Car ceux-ci, s’ils étoient ou infidèles ou peu éclairés, pourroient remettre l’état entier dans les fers dont il cherche à s’échapper. Il ſemble que dans ces momens de révolution la volonté publique ne ſauroit être trop connue, trop littéralement prononcée. Sans doute, il eſt néceſſaire, dit-on, que toutes les démarches, toutes les opérations qui concourent à l’attaque & à la défenſe commune, ſoient décidées par les repréſentans communs du corps de l’état ; mais la continuation de la guerre, mais les conditions de la paix devroient être délibérées dans chaque province ; & les délibérations tranſmiſes au congrès par les députés qui ſoumettroient l’avis de leurs provinces à la pluralité. On ajoute enfin que ſi dans les gouvernemens affermis, il eſt bon que le peuple ſe repoſe avec confiance ſur la ſageſſe de ſon sénat, dans un état où la conſtitution ſe forme, où le peuple, encore incertain de ſon ſort, redemande ſa liberté les armes à la main, il faut que tous les citoyens ſoient ſans ceſſe au conſeil, à l’armée, dans la place publique, & qu’ils aient les yeux toujours ouverts ſur les repréſentans à qui ils ont confié leur deſtinée.

Quoique ces principes ſoient vrais en général, on peut cependant répondre qu’il étoit peut-être difficile de les appliquer à la nouvelle république formée par les Américains. Il n’en eſt point d’elle comme des républiques fédératives que nous voyons en Europe, je veux dire la Hollande & la Suiſſe, qui n’occupent qu’un terrein de peu d’étendue, & où il eſt aisé d’établir une communication rapide entre toutes les provinces. On peut dire la même choſe des confédérations de l’ancienne Grèce. Ces états étoient placés à peu de diſtance les uns des autres, preſque reſſerrés dans les bornes du Péloponnèſe ou dans l’enceinte, d’un étroit archipel. Mais les États-Unis d’Amérique, ſemés ſur un continent immenſe ; occupant dans le Nouveau-Monde un eſpace de près de quinze degrés ; séparés par des déſerts, des montagnes, des golfes & par une vaſte étendue de côtes, ne peuvent jouir de cette prompte communication. Si le congrès ne pouvoit rien décider ſur les intérêts politiques ſans les délibérations particulières de chaque province ; ſi à chaque occaſion un peu importante, à chaque événement imprévu, il falloit de nouveaux ordres &, pour ainſi dire, un nouveau pouvoir aux repréſentans, ce corps reſteroit ſans activité. Les diſtances à franchir, les longueurs & la multitude des débats trop ſouvent pourroient nuire au bien général.

D’ailleurs ce n’eſt jamais dans la naiſſance d’une conſtitution & au milieu des grandes fermentations de la liberté que l’on doit craindre qu’un corps de repréſentans trahiſſe, par corruption ou par foibleſſe, les intérêts qui lui ſont confiés. C’eſt plutôt dans un pareil corps que l’eſprit général & s’exhalte & s’enflamme. C’eſt-là que réſide, dans ſa vigueur, le génie de la nation. Choiſis par l’eſtime de leurs concitoyens, choiſis dans un tems où toute fonction publique eſt un danger & tout ſuffrage eſt un honneur ; placés à la tête de ceux qui compoſeront à jamais cet aréopage célèbre, & par-là même naturellement portés à regarder la liberté publique comme leur ouvrage, ils doivent avoir l’enthouſiaſme des fondateurs qui mettent leur orgueil à graver pour les ſiècles leur nom ſur le frontiſpice d’un monument auguſte qui s’élève. Les craintes que les partiſans du ſyſtême contraire pourroient avoir ſur cet objet paroiſſent donc mal fondées.

Je dirai plus. Il pourroit ſe faire qu’un peuple qui combat peur ſa liberté, fatigué d’une lutte longue & pénible, & plus frappé des dangers du moment que du bonheur de l’avenir, ſentît affoiblir ſon courage, & fût tenté peut-être de préférer un jour la dépendance & la paix à une indépendance orageuſe, & qui coûte des périls & du ſang. C’eſt alors qu’il ſeroit avantageux à ce peuple de s’être démis lui-même du pouvoir de faire la paix avec ſes oppreſſeurs, & d’avoir déposé ce droit dans les mains du sénat qu’il a choiſi pour ſervir d’organe à ſa volonté, quand cette volonté étoit libre, fière & courageuſe. Il ſemble lui avoir dit au moment où il l’inſtitua. Je lève l’étendard de la guerre contre mes tyrans. Si mon bras ſe laſſoit de combattre, ſi je pouvois m’avilir juſqu’à implorer le repos, ſoutiens-moi contre ma foibleſſe. N’écoute pas des vœux indignes de moi que je déſavoue d’avance ; & ne prononce le nom de paix que quand ma chaîne ſera brisée.

En effet, ſi l’on conſulte l’hiſtoire des républiques, on verra que la multitude a preſque toujours l’impétuoſité & la chaleur du premier moment : mais que ce n’eſt que dans un petit nombre d’hommes, choiſis & faits pour ſervir de chefs, que réſident ces réſolutions conſtantes & vigoureuſes qui marchent d’un pas ferme & aſſuré vers un grand but, ne ſe détournent jamais & combattent avec opiniâtreté les malheurs, la fortune & les hommes.