Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 47

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 318_Ch47-328_Ch48).

XLVII. Pourquoi les Anglois ne ſont point parvenus à ſoumettre les provinces confédérées.

D’abord la Grande-Bretagne, accoutumée aux orages dans ſon propre pays, ne vit pas dans la tempête qui s’élevoit ſur ſes poſſeſſions éloignées tout ce qu’elle pouvoit avoir de dangereux. Depuis long-tems ſes troupes étoient inſultées dans Boſton ; il s’étoit formé dans la province de Maſſachuſet une autorité indépendante de la ſienne ; les autres colonies ſe diſpoſoient à ſuivre cet exemple, ſans que l’adminiſtration ſe fût sérieuſement occupée de ces grands objets. Lorſqu’ils furent mis ſous les yeux du parlement, les deux chambres ſe remplirent de clameurs ; & l’on y déclamoit encore après avoir long-tems déclamé. Le sénat de la nation arrêta enfin, que la contrée rebelle à ſes décrets y ſeroit ſoumiſe par la force : mais cette réſolution violente fut exécutée avec les lenteurs trop ordinaires dans les états libres.

L’Angleterre penſa généralement que des côtes ſans défenſe, que des contrées entièrement ouvertes ne réſiſteroient pas à ſes flottes & à ſes armées. Cette expédition ne lui paroiſſoit pas devoir être aſſez longue pour que les paiſibles cultivateurs de l’Amérique euſſent le tems de s’inſtruire dans l’art de la guerre. On oublia de faire entrer en calcul le climat, les rivières, les défilés, les bois, les marais, le défaut de ſubſiſtances à meſure qu’on avanceroit dans l’intérieur des terres, une infinité d’autres obſtacles phyſiques qui s’oppoſeroient à de rapides progrès dans un pays dont les trois quarts étoient incultes & qu’il falloit regarder comme neuf. L’influence des cauſes morales retarda encore plus les ſuccès.

La Grande-Bretagne eſt la région des partis. Ses rois parurent aſſez généralement convaincus de la néceſſité d’abandonner la direction des affaires à la faction qui prévaloit. Elle les conduiſoit communément avec intelligence & avec vigueur, parce que les principaux agens qui la compoſoient étoient animés d’un intérêt commun. Alors à l’eſprit public qui règne en Angleterre plus que dans aucun gouvernement de l’Europe, ſe joignoit encore la force d’une faction, & cet eſprit de parti, premier reſſort peut-être des républiques qui remue ſi puiſſamment les âmes, parce qu’il eſt toujours l’effet d’une paſſion. Pour ſortir de cette longue tutelle, George III compoſa ſon conſeil de membres iſolés. Cette innovation n’eut pas de grands inconvéniens tant que les événemens roulèrent dans leur cercle ordinaire. Mais auſſi-tôt que la guerre d’Amérique eut compliqué une machine qui déjà n’étoit pas trop ſimple, on s’aperçut qu’elle n’avoit ni cette force ni cette union ſi néceſſaires pour exécuter de grandes choſes. Les roues trop divisées manquoient, pour ainſi dire, d’une impulſion commune, & d’un centre de mouvement. Leur marche fut tour-à-tour tardive & précipitée. L’adminiſtration reſſembla trop à celle d’une monarchie ordinaire, quand le principe d’action ne part point de la tête d’un monarque actif & intelligent qui raſſemble lui-même ſous ſa main tous les reſſorts. Il n’y eut plus d’enſemble dans les entrepriſes ; il n’y en eut pas davantage dans leur exécution.

Un miniſtère ſans harmonie & ſans accord ſe vit exposé aux attaques ſans ceſſe renaiſſantes d’un corps ennemi, uni & ſerré. Ses réſolutions quelles qu’elles fuſſent, étoient combattues par le ridicule ou par le raiſonnement. On le blâmoit d’avoir sévi contre des citoyens éloignés, comme on l’auroit blâmé de les avoir ménagés. Ceux même qui, dans le parlement, s’élevoient avec le plus de véhémence contre le traitement fait aux Américains ; ceux qui les encourageoient le plus à la réſiſtance ; ceux qui peut-être leur faiſoient paſſer des ſecours ſecrets, étoient auſſi opposés à l’indépendance que les adminiſtrateurs qu’on travailloit ſans relâche à avilir ou à rendre odieux. Si l’oppoſition eût réuſſi à dégoûter le prince de ſes confidens, ou à en obtenir le ſacrifice par le cri de la nation, le projet de ſubjuguer l’Amérique eût été ſuivi : mais avec plus de dignité, plus de force & des meſures peut-être mieux combinées. La réduction des provinces révoltées ne devant pas être ſon ouvrage, elle aima mieux que cette immenſe partie de l’empire Britannique en fût séparée, que ſi elle y reſtoit attachée par d’autres mains que les ſiennes.

L’activité des généraux ne répara pas le vice de ces contrariétés, & des lenteurs qui en étoient la ſuite. Ils accordèrent au ſoldat de trop longs repos ; ils employèrent à méditer le tems d’agir ; ils approchèrent des nouvelles levées avec les mêmes précautions qu’ils auroient priſes devant des troupes exercées. Les Anglois, qui ont tant d’impétuoſité dans leurs factions, portent par-tout ailleurs un caractère froid & calme. Il leur faut des paſſions violentes pour les agiter. Quand ce reſſort leur manque, ils calculent tous leurs mouvemens. Alors ils ſe gouvernent par la trempe de leur eſprit qui, en général, ſi on excepte les arts de l’imagination & du goût, eſt par-tout ailleurs méthodique & ſage. À la guerre, leur valeur ne perd jamais de vue les principes, & accorde peu au haſard. Rarement laiſſent-ils ſur leurs flancs ou derrière eux quelque choſe qui puiſſe leur donner de l’inquiétude. Ce ſyſtême a ſes avantages, ſur-tout dans un pays étroit & reſſerré, dans un pays hériſſé de fortereſſes ou de places de guerre. Mais dans les circonſtances préſentes & ſur le vaſte continent de l’Amérique, contre un peuple à qui il ne falloit donner le tems ni de ſe fortifier, ni de s’aguerrir, la perfection de l’art eût été peut-être de l’oublier pour y ſubſtituer une marche impétueuſe & rapide, & cette audace qui étonne, frappe & renverſe à la fois. C’étoit dans les premiers momens ſur-tout qu’il eut fallu imprimer aux Américains, non pas la terreur des ravages qui indignent plus qu’ils n’épouvantent un peuple armé pour ſa liberté : mais cet effroi qui naît de la ſupériorité des talens & des armes, & qu’un peuple guerrier de l’ancien monde devoit naturellement porter dans le nouveau. La confiance de la victoire eût été bientôt la victoire même. Mais par trop de circonſpection, par leur attachement trop ſervile aux principes & aux règles, des chefs peu habiles manquèrent de rendre à leur patrie le ſervice qu’elle attendoit d’eux, & qu’elle étoit en droit d’en attendre.

De leur côté les troupes ne preſſoient pas leurs officiers de les mener au combat. Elles arrivoient d’un pays où la cauſe qui leur avoit fait paſſer tant de mers ne faiſoit aucune ſenſation. C’étoit aux yeux des peuples une efferveſcence qui ne pouvoit pas avoir de ſuites. Les débats qu’elle occaſionnoit dans le parlement, ils les confondoient avec d’autres débats ſouvent de très-peu d’importance. On n’en parloit point ; ou ſi quelques perſonnes s’en entretenoient, elles n’y mettoient pas plus d’intérêt qu’à ces nouvelles, qui dans les grandes villes occupent l’oiſiveté de chaque jour. L’indifférence de la nation s’étoit communiquée aux défenſeurs de ſes droits. Peut-être même auroient-ils craint de remporter des avantages trop déciſifs ſur des concitoyens qui n’avoient pris les armes que pour repouſſer des fers. Dans toutes les monarchies de l’Europe, le ſoldat n’eſt qu’un inſtrument de deſpotiſme, & il en a les ſentimens. Il croit appartenir au trône & non à la patrie ; & cent mille hommes armés ne ſont que cent mille eſclaves diſciplinés & terribles. L’habitude même d’exercer l’empire de la force, cet empire à qui tout cède, contribue à éteindre en eux toute idée de liberté. Enfin le régime & la ſubordination militaire, qui, à la voix d’un ſeul homme meut des milliers de bras, qui ne permet ni de voir, ni d’interroger, & fait au premier ſignal une loi de tuer on de mourir ; achève de changer en eux ces ſentimens en principes, & en fait pour ainſi dire la morale de leur état. Il n’en eſt pas de même en Angleterre. L’influence de la conſtitution eſt ſi forte, qu’elle s’étend même ſur les troupes. Un homme y eſt citoyen avant d’être ſoldat. L’opinion publique d’accord avec la conſtitution honore l’un de ces titres, & fait peu de cas de l’autre. Auſſi voit-on par l’hiſtoire des révolutions arrivées dans cette iſle ſi orageuſe, que le ſoldat Anglois, quoiqu’engagé pour ſa vie, conſerve pour la liberté politique une paſſion dont on ſe feroit difficilement l’idée dans nos contrées d’eſclavage.

Comment l’ardeur qui manquoit aux troupes Britanniques auroit-elle animé les Heſſois, les Brunſwickois, les autres Allemands rangés ſous les mêmes drapeaux, tous également mécontens des ſouverains qui les avoient vendus, mécontens du prince qui les avoit achetés, mécontens de la nation qui les ſoudoyoit, mécontens de leurs camarades qui mépriſoient en eux des mercenaires ? Ces braves gens n’avoient pas épousé dans leur cœur une querelle à laquelle ils étoient abſolument étrangers. D’ailleurs ils avoient auſſi dans le camp ennemi des frères auxquels ils craignoient de donner la mort, de la main deſquels ils n’auroient pas voulu recevoir des bleſſures.

L’eſprit des armées Angloiſes avoit encore changé par une ſuite de la révolution arrivée depuis quinze ou dix-huit ans dans les mœurs de leur nation. Les ſuccès de la dernière guerre ; l’extenſion que le commerce avoit reçu après la paix ; les grandes acquiſitions faites dans les Indes Orientales : tous ces moyens de fortune avoient accumulé ſans interruption des richeſſes prodigieuſes dans la Grande-Bretagne. Ces tréſors allumèrent le déſir de nouvelles jouiſſances. Les grands en allèrent puiſer l’art dans les pays étrangers, ſur-tout en France, & en empoiſonnèrent leur pays. Des conditions ſupérieures, il ſe répandit dans toutes les claſſes. À un caractère fier, ſimple & réſervé, ſuccéda le goût du faſte, de la diſſipation, de la galanterie. Les voyageurs qui avoient anciennement viſité cette iſle ſi renommée, ſe croyoient ſous un autre ciel. La contagion avoit gagné les troupes. Elles portèrent dans le nouvel hémiſphère la paſſion qu’elles avoient contractée dans l’ancien pour le jeu, pour les commodités, pour la bonne chère. En s’éloignant des côtes, il auroit fallu renoncer aux ſuperfluités dont on étoit épris ; & ce goût de luxe, cette ardeur d’autant plus violente qu’elle étoit récente, n’encourageoient pas à pourſuivre dans l’intérieur des terres un ennemi toujours prêt à s’y enfoncer. Politiques nouveaux qui avancez avec tant de confiance que les mœurs n’ont aucune influence ſur le ſort des états ; que pour eux la meſure de la grandeur eſt celle de la richeſſe ; que le luxe de la paix & les voluptés du citoyen ne peuvent affoiblir l’effet de ces grandes machines qu’on nomme des armées, & dont la diſcipline Européenne a tant perfectionné ſelon vous le jeu sûr & terrible : vous qui, pour ſoutenir votre opinion, détournez vos regards des cendres de Carthage & des ruines de Rome, ſur le récit que je vous fais, ſuſpendez du moins votre jugement, & croyez que peut-être il eſt des occaſions de ſuccès gu’ôte le luxe. Croyez que pour des troupes même braves, l’indépendance des beſoins fut ſouvent le premier reſſort de la victoire. Il eſt trop aisé peut-être de n’affronter que la mort. Aux nations corrompues par l’opulence, eſt réſervée une épreuve plus difficile : celle de ſupporter la perte de leurs plaiſirs.

Ajoutez à toutes ces raiſons, que les moyens de guerre arrivèrent rarement, au-travers de tant de mers, dans les ſaiſons convenables pour l’action. Ajoutez que les conſeils de George III voulurent avoir trop d’influence dans les opérations militaires qui devoient s’exécuter ſi loin d’eux ; & vous connoîtrez la plupart des obſtacles qui s’opposèrent au ſuccès des efforts ruineux de la métropole contre la liberté de ſes colonies.