Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 52

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 373_Ch52-382).

LII. Quelle idée il faut ſe former des treize provinces confédérées.

Mais dans cette combinaiſon à quel degré de félicité, de ſplendeur & de force pourront avec le tems s’élever les provinces confédérées ?

Ici, pour bien juger, commençons d’àbord par écarter l’intérêt que toutes les âmes, ſans en excepter celles des eſclaves, ont pris aux généreux efforts d’une nation qui s’expoſoit aux plus effrayantes calamités pour être libre. Le nom de liberté eſt ſi doux, que tous ceux qui combattent pour elle, ſont sûrs d’intéreſſer nos vœux ſociété. Leur cauſe eſt celle du genre-humain tout entier ; elle devient la nôtre. Nous nous vengeons de nos oppreſſeurs, en exhalant du-moins en liberté notre haine contre les oppreſſeurs étrangers. Au bruit des chaînes qui ſe briſent, il nous ſemble que les nôtres vont devenir plus légères ; & nous croyons quelques momens reſpirer un air plus pur, en apprenant que l’univers compte des tyrans de moins. D’ailleurs ces grandes révolutions de la liberté ſont des leçons pour les deſpotes. Elles les avertiſſent de ne pas compter ſur une trop longue patience des peuples & ſur une éternelle impunité. Ainſi, quand la ſociété & les loix ſe vengent des crimes des particuliers, l’homme de bien eſpère que le châtiment des coupables peut prévenir de nouveaux crimes. La terreur quelquefois tient lieu de juſtice au brigand, & de conſcience à l’aſſaſſin. Telle eſt la ſource de ce vif intérêt que font naître en nous toutes les guerres de liberté. Tel a été celui que nous ont inſpiré les Américains. Nos imaginations ſe ſont enflammées pour eux. Nous nous ſommes aſſociés à leurs victoires & à leurs défaites. L’eſprit de juſtice qui ſe plaît à compenſer les malheurs paſſés par un bonheur à venir, ſe plaît à croire que cette partie du Nouveau-Monde ne peut manquer de devenir une des plus floriſſantes contrées du globe. On va juſqu’à craindre que l’Europe ne trouve un jour ſes maîtres dans ſes enfans. Oſons réſiſter au torrent de l’opinion & à celui de l’enthouſiaſme public. Ne nous laiſſons point égarer par l’imagination qui embellit tout, par le ſentiment qui aime à ſe créer des illuſions & réaliſe tout ce qu’il eſpère. Notre devoir eſt de combattre tout préjugé, même celui qui ſeroit le plus conforme au vœu de notre cœur. Il s’agit avant tout d’être vrais, & de ne pas trahir cette conſcience pure & droite qui préſide à nos écrits & nous dicte tous nos jugemens. Dans ce moment, peut-être, nous ne ſerons pas crus : mais une conjecture hardie qui ſe vérifie au bout de pluſieurs ſiècles fait plus d’honneur à l’hiſtorien, qu’une longue ſuite de faits dont le récit ne peut être conteſté ; & je n’écris pas ſeulement pour mes contemporains qui ne me ſurvivront que de quelques années. Encore quelques révolutions du ſoleil : eux & moi, nous ne ſerons plus. Mais je livre mes idées à la poſtérité & au tems. C’eſt à eux à me juger.

L’eſpace occupé par les treize républiques entre les montagnes & la mer, n’eſt que de ſoixante-ſept lieues marines ; mais ſur la côte leur étendue eſt en ligne droite de trois cens quarante-cinq depuis la rivière de Sainte-Croix juſqu’à celle de Savannah.

Dans cette région, les terres ſont preſque, généralement mauvaiſes ou de qualité médiocre.

Il ne croît guère que du maïs dans les quatre colonies les plus ſeptentrionales. L’unique reſſource de leurs habitans, c’eſt la pêche, dont le produit annuel ne s’élève pas au-deſſus de 6 000 000 livres.

Le bled ſoutient principalement les provinces de New-York, de Jerſey & de Penſilvanie. Mais le ſol s’y eſt ſi rapidement détérioré, que l’acre qui donnoit autrefois juſqu’à ſoixante boiſſeaux de froment, n’en produit plus vingt que fort rarement.

Quoique les campagnes du Maryland & de la Virginie ſoient fort ſupérieures à toutes les autres, elles ne peuvent être regardées comme très-fertiles. Les anciennes plantations ne rendent que le tiers du tabac qu’on y récoltoit autrefois. Il n’eſt pas poſſible d’en former beaucoup de nouvelles ; & les cultivateurs ont été réduits à tourner leurs travaux vers d’autres objets.

La Caroline Septentrionale produit quelques grains, mais d’une qualité ſi inférieure, qu’ils ſont vendus vingt-cinq ou trente pour cent de moins que les autres dans tous les marchés.

Le ſol de la Caroline Méridionale & de la Géorgie, eſt parfaitement uni juſqu’à cinquante milles de l’océan. Les pluies exceſſives qui y tombent ne trouvant point d’écoulement, forment de nombreux marais où le riz eſt cultivé au grand détriment des hommes, libres & des eſclaves occupés de ce travail. Dans les intervalles que laiſſent ces amas d’eau ſi multipliés, croît un indigo inférieur qu’il faut changer de place chaque année. Lorſque le pays s’élève, ce ne ſont plus que des ſables rebelles ou d’affreux rochers, coupés de loin en loin par des pâturages de la nature du jonc.

Le gouvernement Anglois ne pouvant ſe diſſimuler que l’Amérique Septentrionale ne l’enrichiroit jamais par les productions qui lui étoient propres, imagina le puiſſant reſſort des gratifications, pour créer dans cette partie du Nouveau-Monde le lin, la vigne, la ſoie. La pauvreté du ſol repouffa la première de ces vues ; le vice du climat s’oppoſa au ſuccès de la ſeconde ; & le défaut de bras ne permit pas de ſuivre la troiſième. La ſociété établie à Londres pour l’encouragement des arts, ne fut pas plus heureuſe que le miniſtère. Ses bienfaits ne firent éclore aucun des objets qu’elle avoit proposés à l’activité & à l’induſtrie de ces contrées.

Il fallut que la Grande-Bretagne ſe contentât de vendre chaque année aux contrées, qui nous occupent pour environ cinquante millions de marchandiſes. Ceux qui les conſommoient lui livroient excluſivement leurs indigos, leurs fers, leurs tabacs & leurs pelleteries. Ils lui livroient ce que le reſte du globe leur avoit donné d’argent & de matières premières, en échange de leurs bois, de leurs grains, de leur poiſſon, de leur riz, de leurs ſalaiſons. Cependant la balance leur fut toujours ſi défavorable, que lorſque les troubles commencèrent, les colonies devoient cent vingt ou cent trente millions à leur métropole ; & qu’elles n’avoient point de métaux en circulation.

Malgré ces déſavantages, il s’étoit ſucceſſivement formé dans le ſein des treize provinces une population de deux millions neuf cens quatre-vingt un mille ſix cens ſoixante dix-huit perſonnes, en y comprenant quatre cens mille noirs. L’oppreſſion & l’intolérance y pouſſoient tous les jours de nouveaux habitans. La guerre a fermé ce refuge aux malheureux : mais la paix le leur rouvrira ; & ils s’y rendront en plus grand nombre que jamais. Ceux qui y paſſeront avec des projets de culture n’auront pas toute la ſatiſfaction qu’ils ſe ſeront promiſe ; parce qu’ils trouveront les bonnes terres, les médiocres même, toutes occupées ; & qu’on n’aura guère à leur offrir que des ſables ſtériles, des marais mal-ſains ou des montagnes eſcarpées. L’émigration ſera plus favorable aux manufacturiers & aux artiſtes, ſans que peut-être ils aient rien gagné à changer de patrie & de climat. On ne détermineroit pas ſans témérité quelle pourra être un jour la population des États-Unis. Ce calcul, aſſez généralement difficile, devient impraticable pour une région dont les terres dégénèrent très-rapidement, & où la meſure des travaux & des avances n’eſt pas celle de la reproduction. Si dix millions d’hommes trouvent jamais une ſubſiſtance aſſurée dans ces provinces, ce ſera beaucoup. Alors même les exportations ſe réduiront à rien ou à fort peu de choſe : mais l’induſtrie intérieure remplacera l’induſtrie étrangère. À peu de choſe près, le pays pourra ſe ſuffire à lui-même, pourvu que ſes habitans ſachent être heureux par l’économie & la médiocrité.

Peuples de l’Amérique Septentrionale, que l’exemple de toutes les nations qui vous ont précédés, & ſur-tout que celui de la mère-patrie vous inſtruiſe. Craignez l’affluence de l’or qui apporte avec le luxe la corruption des mœurs, le mépris des loix ; craignez une trop inégale répartition des richeſſes qui montre un petit nombre de citoyens opulens & une multitude de citoyens dans la misère ; d’où naît l’inſolence des uns & l’aviliſſement des autres. Garantiſſez-vous de l’eſprit de conquête. La tranquilité de l’empire diminue à meſure qu’il s’étend. Ayez des armes pour vous défendre ; n’en ayez pas pour attaquer. Cherchez l’aiſance & la ſanté dans le travail ; la proſpérité dans la culture des terres & les ateliers de l’induſtrie ; la force dans les bonnes mœurs & dans la vertu. Faites proſpérer les ſciences & les arts qui diſtinguent l’homme policé de l’homme ſauvage. Sur-tout veillez à l’éducation de vos enfans. C’eſt des écoles publiques, n’en doutez pas, que ſortent les magiſtrats éclairés, les militaires inſtruits & courageux, les bons pères, les bons maris, les bons frères, les bons amis, les hommes de bien. Par-tout où l’on voit la jeuneſſe ſe dépraver, la nation eſt ſur ſon déclin. Que la liberté ait une baſe inébranlable dans la ſageſſe de vos conſtitutions, & qu’elle ſoit l’indeſtructible ciment qui lie vos provinces entre elles. N’établiſſez aucune préférence légale entre les cultes. La ſuperſtition eſt innocente par-tout où elle n’eſt ni protégée, ni persécutée ; & que votre durée ſoit, s’il ſe peut, égale à celle du monde.

Puiſſe ce vœu s’accomplir, & conſoler la génération expirante par l’eſpoir d’une meilleure ! Mais laiſſant l’avenir à lui-même, jetons un coup-d’œil ſur le réſultat de trois ſiècles mémorables. Après avoir vu, dans le début de cet ouvrage, en quel état de misère & de ténèbres étoit l’Europe à la naiſſance de l’Amérique, voyons en quel état la conquête d’un monde a conduit & pouſſé le monde conquérant. C’étoit l’objet d’un livre entrepris avec le déſir d’être utile. Si le but eſt rempli, l’auteur aura payé ſa dette à ſon ſiècle, à la ſociété.

Fin du dix-huitième Livre.