Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 9

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 52_Ch09-61_Ch10).

IX. État actuel du Maryland. Ses cultures.

La province eſt très-arrosée. On y voit couler de nombreuſes ſources, & cinq rivières navigables la traverſent. L’air qui eſt beaucoup trop humide ſur les côtes, devient pur, léger & ſubtil à meſure que le terrein s’élève. Le printems & l’automne ſont de la plus heureuſe température : mais l’hiver a des jours d’un froid très-vif, & l’été des jours d’une chaleur accablante. Ce que le pays a cependant de moins ſupportable, c’eſt une grande quantité d’inſectes dégoutans.

C’eſt une des plus petites provinces de l’Amérique Septentrionale. Auſſi tous ou preſque tous les terreins y ont-ils été concédés, & dans la plaine, & au milieu des montagnes. Ils furent long-tems en friche ou mal exploités : mais les travaux ſe ſont fort accrus depuis que, ſelon le dénombrement du congrès, la population s’eſt élevée à trois cens vingt mille habitans.

Beaucoup ſont catholiques, & beaucoup davantage ſont Allemands. Leurs mœurs ont plus de douceur que d’énergie : ce qui pourroit venir de ce que les femmes ne ſont pas exclues de la ſociété, comme dans la plupart des autres parties du continent. Les hommes libres & peu riches, fixés dans les lieux élevés, qui originairement ne coupoient de bois, n’élevoient de troupeaux, ne cultivoient de grains que pour les beſoins de la colonie, ont graduellement fourni une grande quantité de ces objets aux Indes Occidentales. Cependant la proſpérité de l’établiſſement a été d’une manière plus ſpéciale l’ouvrage des eſclaves, occupés à plus ou moins de diſtance de la mer, dans des plantations de tabac.

C’eſt une plante acre, cauſtique, que la médecine a beaucoup employée, qu’elle emploie quelquefois encore, & qui priſe intérieurement en ſubſtance, eſt un véritable poiſon plus ou moins actif, ſelon la doſe. On la mâche ou on la fume en feuilles ; & ſur-tout on la prend en poudre par les narines.

Elle fut trouvée en 1520 près de Tabaſco, dans le golfe du Mexique. Tranſportée dans les iſles voiſines, elle parvint bientôt dans nos climats, où ſon uſage devint un objet de diſpute entre les ſavans. Les ignorans même prirent part dans cette querelle ; & le tabac acquit de la célébrité. La mode & l’habitude en ont, avec le tems, prodigieuſement étendu la conſommation dans toutes les parties du monde connu.

Sa tige eſt droite, velue, gluante, haute de trois ou quatre pieds. Ses feuilles également velues & diſposées alternativement ſur la tige, ſont épaiſſes, mollaſſes, d’un verd pale, larges, ovales, terminées en pointe, beaucoup plus grandes au pied qu’à la cime de la plante. Cette cime ramifie ſa couronne de bouquets de fleurs légèrement purpurines. Leur calice tubule à cinq dents, renferme une corolle allongée en entonnoir, évasée par le haut, découpée en cinq parties, & chargée d’autant d’étamines. Le piſtil caché au fond de la fleur, & terminé par un ſeul ſtyle, devient en mûriſſant, une capſule à deux loges, remplie de menues ſemences.

Le tabac demande une terre médiocrement forte, mais graſſe, unie, profonde & qui ne ſoit pas trop exposée aux inondations. Un ſol vierge convient à ce végétal, avide de ſuc.

On sème les graines de tabac ſur des couches. Lorſque les plantes ont deux pouces d’élévation & au moins ſix feuilles, on les arrache doucement, dans un tems humide, & on les porte, avec précaution, ſur un ſol bien préparé, où elles ſont placées à trois pieds de diſtance les unes des autres. Miſes en terre, avec ce ménagement, leurs feuilles ne ſouffrent pas la moindre altération, & elles reprennent toute leur vigueur en vingt-quatre heures.

Cette plante exige des travaux continuels. Il faut arracher les mauvaiſes herbes qui croiſſent autour d’elle ; l’étêter à deux pieds & demi, pour l’empêcher de s’élever trop haut ; la débarraſſer des rejetons paraſites ; lui ôter les feuilles les plus baſſes, celles qui ont quelque diſpoſition à la pourriture, celles que les inſectes ont attaquées, & réduire leur nombre à huit ou dix au plus. Deux mille cinq cens tiges peuvent recevoir tant de ſoins d’un ſeul homme bien laborieux ; & elles doivent rendre mille liv. peſant de tabac.

On le laiſſe environ quatre mois en terre. À meſure qu’il approche de ſa maturité, le verd riant & vif de ſes feuilles prend une teinte obſcure. Elles courbent la tête : mais l’odeur qu’elles exhaloient augmente & s’étend au loin. C’eſt alors que la plante eſt mûre & qu’il faut la couper.

Les pieds cueillis ſont mis en tas ſur la même terre qui les a produits. On les y laiſſe ſuer une nuit ſeulement. Le lendemain, ils ſont déposés dans des magaſins conſtruits de telle manière que l’air puiſſe y entrer librement de tous les côtés. Ils y reſtent séparément ſuſpendus tout le tems néceſſaire pour les bien sécher. Étendus enſuite ſur des claies & bien couverts, ils fermentent une ou deux ſemaines. On les dépouille enfin de leurs feuilles, qui ſont miſes dans des barils ou réduites en carottes. Les autres façons qu’on donne à cette production & qui changent avec le goût des nations, ſont étrangères à ſa culture.

Les Indes Orientales & l’Afrique cultivent du tabac pour leur uſage. Elles n’en vendent ni n’en achètent.

Dans le levant, Salonique eſt le grand marché du tabac. La Syrie, la Morée ou le Péloponèſe, l’Égypte y verſent tout leur ſuperflu. De ce port, il eſt envoyé en Italie où on le fume, après que la cauſticité qui lui eſt naturelle en a été adoucie par le mélange de ceux de Dalmatie & de Croatie.

Les tabacs de ces deux provinces ſont de très-bonne qualité : mais ſi forts qu’on ne peut les prendre ſans les tempérer par des tabacs plus doux.

Les tabacs de Hongrie ſeroient aſſez bons, s’ils n’avoient généralement une odeur de fumée qui en dégoûte.

L’Ukraine, la Livonie, la Pruſſe, la Poméranie récoltent une aſſez grande quantité de cette production. Sa feuille, plus large que longue, eſt mince & n’a ni ſaveur, ni conſiſtance. Dans la vue de l’améliorer, la cour de Ruſſie a fait ſemer dans ſes colonies de Sarratow, ſur le Volga, des graines apportées de Virginie & d’Hameſfort. L’expérience n’a eu aucun ſuccès ou n’en a eu que peu.

Le tabac du Palatinat eſt très-médiocre en lui-même : mais il a la faculté de pouvoir s’amalgamer avec de meilleurs & d’en prendre le goût.

La Hollande fournit auſſi des tabacs. Celui que, dans la province d’Utrecht, produiſent Hameſfort & quatre ou cinq diſtricts voiſins, eſt d’une qualité ſupérieure. Sa feuille eſt grande, ſouple, onctueuſe & d’une bonne couleur. Il a le rare avantage de communiquer ſon délicieux parfum aux tabacs inférieurs. On en voit beaucoup de ces dernières claſſes ſur le territoire de la république. Cependant l’eſpèce qui croît en Gueldre eſt la plus mauvaiſe de toutes.

La culture du tabac étoit autrefois établie en France, & avec plus de ſuccès qu’ailleurs, près du Pont-de-l’Arche, en Normandie ; à Verton, en Picardie ; & à Montauban, à Tonneins, à Clerac, dans la Guienne. On l’y défendit en 1721, excepté ſur quelques frontières, dont on reſpecta les capitulations. Le Hainault, l’Artois, la Franche-Comté profitèrent peu d’une liberté que la nature de leur ſol repouſſa opiniâtrement. Elle a été plus utile à la Flandre & à l’Alſace, dont les tabacs, quoique très-foibles, peuvent être mêlés, ſans inconvénient, avec des tabacs ſupérieurs.

Dans l’origine, les iſles du Nouveau-Monde s’occupèrent du tabac. Des productions plus riches les remplacèrent ſucceſſivement dans toutes, excepté à Cuba qui eſt reſtée en poſſeſſion de fournir tout le tabac en poudre que conſomment les Eſpagnols des deux hémiſphères. Son parfum eſt exquis, mais trop fort. La même couronne tire de Caraque, le tabac que ſes ſujets fument en Europe. On l’emploie auſſi dans le Nord & en Hollande, parce qu’il n’en exiſte nulle part qui lui ſoit comparable pour cet uſage.

Le Bréſil adopta de bonne-heure cette production & ne l’a pas depuis dédaignée. Il a été encouragé par la faveur conſtante dont ſon tabac a joui ſur les côtes occidentales de l’Afrique. Dans nos climats même, il eſt aſſez recherché par les gens qui fument. À raiſon de ſon âcreté, il ſeroit imprenable en poudre, ſans les préparations qu’on lui donne. Elles ſe réduiſent à tremper chaque feuille dans une décoction de tabac & de gomme de topal. Ces feuilles ainſi humectées, ſont formées en rouleau & enveloppées d’une peau de bœuf qui les maintient dans une fraîcheur néceſſaire.

Mais les meilleurs tabacs du globe croiſſent dans le nord de l’Amérique ; & dans cette partie du Nouveau-Monde, il faut mettre au ſecond rang ceux qu’on récolte dans le Maryland. Cependant ils n’ont pas le même degré de perfection dans toute l’étendue de la province. Les crus de Cheſter & de Chouptan approchent pour la qualité des tabacs de la Virginie, & ſont conſommés en France. Les crus de Patapſico & de Potuxant, très-propres à être fumés, trouvent leur débouché dans le Nord & dans la Hollande. Sur les rives ſeptentrionales du Potovmak, les tabacs ſont excellens dans la partie haute, & médiocres dans la partie baſſe.

Sainte-Marie, autrefois la capitale de l’état, n’eſt rien ; & Annapolis, qui jouit maintenant de cette prérogative, n’eſt guère plus conſidérable. C’eſt à Baltimore, dont le port peut recevoir des navires tirant dix-ſept pieds d’eau, que ſe traitent preſque toutes les affaires. Ces trois villes, les ſeules qui ſoient dans la colonie, ſont ſituées ſur la baie de Chéſapeak, qui s’enfonce deux cens cinquante milles dans les terres, & dont la largeur commune eſt de douze milles. Deux caps forment ſon entrée. Au milieu, eſt un banc de ſable. Le canal, voiſin du cap Charles, n’ouvre un paſſage qu’à de très-légers bâtimens : mais celui qui longe le cap Henri admet, dans tous les tems, les plus grands vaiſſeaux.