Histoire politique des Cours de l’Europe/03

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Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 225-251).
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III.

Désunies sur la question d’Orient et surtout sur celle de la Pologne, la France et la Russie ne tardèrent pas à l’être sur la question maritime, question plus grave que toutes les autres, parce qu’elle pouvait devenir une cause de guerre immédiate.

Les différends qui éclatèrent sur ce point entre les deux empires, se rattachent à tout l’ensemble de l’histoire du système continental pendant les années 1810 et 1811, et ils en forment assurément la page la plus curieuse. Le moment est venu de dire quelles furent les principales phases parcourues par ce fameux système depuis 1807. Le but dans lequel il fut fondé était d’atteindre l’Angleterre dans la source de sa puissance et de sa richesse, de fermer à ses navires tous les ports, à son commerce tous les marchés du continent, et de la placer ainsi entre l’abîme d’une banqueroute générale et la paix, telle que nous voulions la lui imposer.

Jamais la lutte de deux grands peuples ne donna naissance à une machine de guerre plus compliquée et d’une portée plus vaste. Le jour où cette machine immense fut mise en exercice et commença à fonctionner, elle atteignit tout d’abord les neutres. Les neutres, qui se réduisaient alors presqu’exclusivement aux Américains du Nord, n’avaient pas cessé, depuis le commencement de la guerre, de prostituer leur pavillon à l’Angleterre. Ils naviguaient publiquement pour son compte ; ils étaient devenus les facteurs de son commerce, ses intermédiaires directs avec tous les marchés du continent. Une condition préalable était donc nécessaire pour que le système continental fût applicable et portât ses fruits, c’était que le lien par lequel notre ennemi se rattachait au continent fût brisé. Le décret de Berlin (21 novembre 1806) fut un premier coup porté à la navigation des neutres. Ce décret, que nous rappelons à dessein, mettait en état de blocus les Îles Britanniques et interdisait l’entrée des ports de la France et de ses alliés à tout bâtiment, quel qu’il fût, venant directement d’Angleterre et de ses colonies. Lorsque ce décret fut rendu, nous étions en guerre avec une partie du continent, et son application se trouvait restreinte à nos ports et à ceux de nos alliés. Mais la paix de Tilsitt et l’alliance maritime que nous conclûmes alors avec la Russie, lui donnèrent un caractère européen ; il devint la loi du continent, la véritable base du système continental.

En présence d’une coalition aussi formidable, l’Angleterre vit bien qu’elle n’avait que le choix entre deux alternatives, désarmer la France, en lui demandant la paix, ou obtenir des neutres le sacrifice absolu de leur pavillon. Elle aima mieux combattre que de fléchir, et elle lança ses fameux ordres du conseil du 11 novembre 1807. Non-seulement elle déclara bloqués tous les ports du continent qui étaient fermés à son pavillon, mais encore elle exigea des neutres, sous peine de confiscation de leurs bâtimens, qu’ils se soumissent à la visite de ses croisières, qu’ils relâchassent dans ses ports avant d’aller aborder un port étranger, et, en cas de réexportation de leurs chargemens, qu’ils lui payassent un droit. Ces dernières mesures dépassaient toutes les limites de la violence et de la tyrannie. L’Angleterre disait à tous les neutres : « Le continent me ferme ses ports et vous y appelle : eh bien moi, je vous les interdis à mon tour, à moins que vous ne consentiez à les aborder pour mon propre compte. Le continent proscrit mon pavillon ; soit, le vôtre m’en tiendra lieu ; je vous déclare que je ne reconnais plus de neutres ; vous me prêterez votre pavillon, vos navires, vos équipages, et vous irez vendre mes produits, comme s’ils étaient les vôtres, sur les marchés de l’Europe ; sinon je saisirai, je brûlerai, je coulerai à fond vos navires ; en un mot vous serez à moi tout entiers, sans réserve, ou vous disparaîtrez de la mer. »

Les dernières mesures de l’Angleterre ne pouvaient rester sans réponse. Si Napoléon se fût arrêté au décret de Berlin, son système se fut évanoui avant d’être appliqué. Il suivit hardiment son adversaire dans la voie où il était engagé, et il lança ses décrets de Milan (19 novembre et 11 décembre 1807). Ces décrets déclarèrent dénationalisé, devenu propriété anglaise, et par conséquent confiscable tout navire qui aurait touché en Angleterre, qui aurait souffert la visite de ses vaisseaux, qui aurait payé à son gouvernement un tribut quelconque, ou qui enfin serait simplement convaincu de destination pour un port anglais. Le décret de Berlin s’était borné à écarter de nos ports la marchandise anglaise sous quelque pavillon qu’elle se présentât ; les décrets de Milan allaient bien plus loin ; ils allaient l’atteindre et la saisir en pleine mer sous le pavillon neutre qui lui servait de manteau. C’est comme si, à son tour, l’empereur Napoléon eût tenu ce langage aux neutres, c’est-à-dire aux Américains : « L’Angleterre fait depuis quatorze ans à la France une guerre implacable ; c’est elle qui a organisé et soldé toutes les coalitions qu’il lui a fallu vaincre et qui l’ont forcée, pour lui résister, à s’emparer d’une partie du continent. C’est elle qui, encore aujourd’hui, trouble toutes ses gloires, toutes ses prospérités, et qui rend la paix impossible. Maintenant qu’elle a détruit mes escadres et celles de mes alliés, je n’ai plus le choix des armes pour la combattre et la réduire : il faut que je la frappe au cœur de sa puissance, que je lui ravisse cet immense marché du continent qu’elle inonde de ses produits, et d’où elle pompe ces richesses avec lesquelles elle arme et solde tous mes ennemis. Ces marchés, je vous les livre : mon système tend à émanciper le continent de la tutelle de l’industrie anglaise, et à mettre entre vos mains le monopole du commerce des denrées coloniales. Vous avez donc un intérêt immense à le soutenir, et vous ne pouvez le soutenir qu’en faisant respecter votre neutralité. Depuis quatre ans, vous la laissez indignement outrager par mon ennemie ; vous lui prostituez votre pavillon, qui n’est plus qu’un mensonge et qui me fait mille fois plus de mal que si vous me déclariez franchement la guerre. Le moment est venu de vous prononcer : faites respecter votre neutralité, et vous n’aurez pas de plus ferme alliée que la France, ou humiliez-vous sous la tyrannie de l’Angleterre, et dès-lors vous n’êtes plus neutres, vous devenez Anglais, vous êtes mes ennemis, et je vous traiterai comme tels. »

Les États-Unis, saisis et frappés par les deux puissances qui se les disputaient avec tant de fureur, ne virent qu’un moyen de leur échapper à toutes les deux, ce fut de s’interdire toute navigation avec elles. Le 22 décembre 1807, ils mirent l’embargo dans tous les ports de la république : mais les négocians de l’Union violèrent la défense de leur gouvernement ; leurs navires continuèrent de naviguer dans les mers d’Europe pour compte anglais. Alors le gouvernement fédéral eut recours à une mesure plus énergique, il remplaça l’embargo par l’acte de non-intercourse (1er mai 1809). Cet acte interdit formellement, sous diverses pénalités, aux Américains toutes relations commerciales avec l’Angleterre et la France, déclara les ports de l’Union fermés aux navires de ces deux puissances, et frappa de confiscation tous ceux qui y pénétreraient. Cette fois encore, la cupidité l’emporta chez les négocians des États-Unis sur le respect des lois de leur pays ; ils ne se soumirent pas plus à l’acte de non-intercourse qu’à l’embargo, en sorte que leurs navires se trouvèrent dénationalisés non-seulement par les décrets français, mais aussi par la législation de leur propre gouvernement. On les vit se livrer sans pudeur au plus honteux des trafics, celui de leur pavillon, le prostituer sur tous les points du globe à l’Angleterre, et, par cette lâche condescendance, lui livrer le commerce du monde. Jamais leurs relations avec elle ne furent aussi multipliées que pendant l’année 1809. L’état de l’Europe ne favorisait que trop alors la contrebande anglaise. L’Autriche avait rallumé la guerre en Allemagne ; la Prusse, le Hanovre, la Westphalie, la Turquie elle-même menaçaient de se soulever contre nous. La Suède luttait ouvertement contre l’alliance de Tilsitt ; une guerre affreuse ensanglantait l’Espagne, les états du saint-père étaient ouverts aux intrigues anglaises : partout enveloppé d’ennemis ouverts ou cachés, Napoléon était obligé d’observer vis-à-vis de tous et même de ses propres alliés, les plus grands ménagemens. L’occasion eût été mal choisie pour exiger de leur part l’exécution rigoureuse de ses décrets. Dans l’opinion des populations comme des gouvernemens, ce système était un joug odieux auquel tous s’efforçaient de se soustraire, en favorisant la contrebande anglaise, qu’elle se fît sur bâtimens anglais, ou sous pavillon neutre. Prenant ses points d’appui dans les intérêts et les vœux des peuples comme des gouvernemens, la contrebande avait fini, en 1810, par s’organiser sur une échelle immense, et s’ouvrir une foule d’issues par lesquelles elle faisait filtrer, dans toutes les parties de l’Europe, des quantités énormes de produits anglais. Ainsi le vaste réseau dans lequel Napoléon avait voulu enfermer le continent était brisé sur presque tous les points. La plupart des marchés qu’il avait voulu enlever à ses ennemis se trouvaient de nouveau envahis, inondés par leurs marchandises. Les principaux foyers de la contrebande étaient l’Espagne, la Hollande, les villes anséatiques, Cuxhaven, le duché d’Oldenbourg, quelques ports de la Prusse, la Poméranie suédoise, la Suède tout entière, à quelques égards la Russie elle-même, et en Orient, la Turquie.

Telle était la situation commerciale de l’Europe au commencement de l’année 1810. Mais alors l’état du continent était bien changé ; à l’exception de l’Espagne, l’Angleterre avait perdu en Europe tous ses points d’appui : ses alliés, la Suède elle-même, étaient tous tombés sous les lois de la France ou incorporés à son système. Des Pyrénées au pôle glacé de l’Europe, la volonté du chef de la France régnait en souveraine. Si la Grande-Bretagne avait conquis la dictature de la mer et du commerce, la France touchait à la dictature du continent. Le moment est venu enfin pour son chef d’accomplir sa pensée tout entière, de punir en maître toutes les infractions commises depuis trois ans contre son système. Il rassemble toutes ses forces pour terminer, par des coups prompts, terribles, décisifs, la guerre maritime ; il veut réduire l’Angleterre au désespoir, et pour la vaincre, il n’emploie pas d’autres armes que celle de son système impitoyable tel qu’il était sorti des décrets de Milan. Ce système devint la loi suprême de toute l’Europe continentale, la condition première d’existence pour les peuples comme pour les trônes. Pour tous, il n’y eut plus qu’une alternative, l’adopter dans sa rigueur, ou s’attirer les vengeances de la France et succomber. Dans cette voie où l’empereur Napoléon se précipite avec une incroyable passion, aucun obstacle, aucune convenance, ne l’arrêtent. Il ose tout ce qu’il peut oser ; il brise et détruit tout ce qui s’oppose à sa marche. Ses premiers coups vont frapper directement les Américains. Le 23 mars 1810, il ordonna, par son décret de Rambouillet, la saisie et la vente de tous les bâtimens américains qui, à dater du 20 mai 1809, seraient entrés ou entreraient dans les ports de l’empire, de ses colonies ou des pays occupés par ses armées. Le caractère officiel et diplomatique de ce décret était d’être un acte de représailles de la France contre l’acte de non-intercourse qui avait été dirigé contre elle aussi bien que contre l’Angleterre. Mais la pensée réelle qui le dicta ne fut point une pensée de vengeance ni de guerre contre le gouvernement américain. Son but était, au contraire, d’arracher cette république à sa politique d’inertie et de faiblesse à l’égard de l’Angleterre, et de l’armer contre elle. Quant aux négocians américains en rébellion ouverte contre les lois de leur pays, c’était bien la guerre, et la guerre implacable que leur déclarait le décret de Rambouillet ; et c’était justice : il portait de plus au commerce anglais un coup d’une portée incalculable. Les évènemens ont prouvé que Napoléon avait frappé fort et juste, car c’est le décret de Rambouillet qui finit par mettre aux prises, en 1812, les États-Unis et l’Angleterre. Nous dirons plus tard les circonstances qui précédèrent ce grand évènement.

Tandis que Napoléon enlevait au commerce anglais la ressource du pavillon américain, il s’occupait de lui fermer toutes les issues par lesquelles il inondait le continent de ses produits.

Il s’adressa d’abord à la Hollande pour en obtenir le sacrifice absolu de ses relations commerciales avec l’Angleterre. Ce pays, à cause de ses innombrables affluens, de sa proximité des ports de la Grande-Bretagne, de l’étendue et de la nature de ses spéculations, était le point de l’Europe où la contrebande anglaise avait jeté les plus profondes racines. Comme c’est le commerce extérieur et maritime qui le fait vivre, le système continental, qui était l’interdiction de ce commerce, dut soulever contre lui tous les intérêts publics et privés. Si la Hollande avait eu la liberté de ses mouvemens, nul doute qu’elle ne se fût prononcée dès ce moment pour l’alliance anglaise. N’étant point en situation de s’arracher des bras de la France, elle feignit d’adopter officiellement son système, et de fait, elle l’éluda. Son histoire, depuis 1807 jusqu’en 1810, n’est qu’un perpétuel et opiniâtre effort de sa part pour s’affranchir de nos décrets. Ses ports ne cessèrent pas un seul jour d’être remplis de navires anglais et américains, et ses magasins, de denrées coloniales d’origine anglaise, que ses négocians se chargeaient d’expédier sur tous les marchés de l’Europe. Elle devint le principal entrepôt des produits de nos ennemis et son grand comptoir sur le continent. La France ne pouvait tolérer de semblables relations ; la Hollande était forcément un des satellites de sa puissance ; elle avait jusqu’alors partagé ses destinées maritimes et coloniales ; il fallait que cette communauté de fortune durât jusqu’au terme de la lutte. La force des choses l’exigeait ainsi. La France, jetée en dehors de toutes les voies régulières et pacifiques, était sous l’empire des nécessités les plus terribles et les plus violentes. Le système continental n’admettait pas d’exceptions, et en eût-il admis, la Hollande eût été le dernier pays dont il eût toléré la neutralité ; car pour elle, être neutre, c’était devenir, sous le point de vue maritime et commercial, province anglaise. Il n’existait pour elle que deux alternatives, se soumettre à nos décrets, ou à notre domination immédiate. D’un côté, sacrifice de ses relations avec nos ennemis ; de l’autre, incorporation à notre territoire. Voilà ce que ne voulut point comprendre le prince auquel Napoléon avait confié le gouvernement de ce royaume. Soit faiblesse de caractère, désir d’une popularité qui n’était point de saison, ou plutôt débilité d’un esprit incapable d’embrasser l’ensemble d’une situation qui ne le saisissait que par le côté des exigences et des sacrifices, il est certain que Louis manqua à tous ses devoirs envers l’empereur et la France. Il savait à quelles conditions son frère l’avait fait roi ; il déchira sciemment un contrat dont il avait signé toutes les obligations. Au lieu d’user de son pouvoir pour amener progressivement les Hollandais à se résigner à des souffrances cruelles, mais passagères, il s’associa à toutes leurs passions, épousa leurs préjugés, se ligua avec eux contre la politique de la France, se fit le protecteur déclaré de la contrebande anglaise, lui ouvrit ses ports, ses côtes, ses villes et jusques à son palais, comme le lui reprocha son frère, On le vit tendre tous les ressorts de sa raison, tourmenter la délicatesse de sa conscience pour se persuader qu’il était Hollandais, réserver ses faveurs pour les amis de l’Angleterre, écarter des affaires nos plus dévoués partisans, encourager les libelles publics contre le chef de la France ; en agir enfin, lui qui devait tout, son éducation, sa fortune, sa couronne à son frère, en agir comme aurait pu le faire un stathouder de la maison d’Orange aux gages de la cour de Londres.

Napoléon se plaignit long-temps, mais en vain ; enfin il se décida à sévir. Son autorité tomba de tout son poids sur ce pays et sur ce trône en révolte flagrante contre sa volonté. Dans son discours au corps législatif (3 décembre 1809), il prononça ces mots. « La Hollande, placée entre la France et l’Angleterre, en est également froissée ; cependant elle est le débouché des principales artères de mon empire ; des changemens deviendront nécessaires ; la sûreté de mes frontières et l’intérêt bien entendu des deux pays l’exigent impérieusement. »

Troublé et inquiet, Louis s’empressa de demander des explications sur la portée de ces paroles. Son frère les lui donna, et prit occasion de ce fait pour lui dire sa pensée tout entière. Il lui traça le tableau de tous ses griefs contre lui, et n’hésita point à lui déclarer que puisque la Hollande s’obstinait à se faire le principal entrepôt du commerce ennemi sur le continent, il était dans l’intention de la réunir à la France comme complément de territoire et comme le coup le plus funeste qu’il pouvait porter à l’Angleterre. Au fond, l’empereur s’affligeait d’être forcé d’en venir à une telle extrémité. Sa sagacité pressentait le dommage qui en résulterait pour sa puissance morale en Europe. Un moyen fut tenté pour prévenir ce grave évènement ; ce fut le traité du 16 mars 1810. Par cet acte, la Hollande céda à la France le Brabant hollandais et la totalité de la Zélande. Le Thalweg du Wahl devint la limite des deux états. Par ce même traité, il fut décidé que les embouchures des rivières et des ports de la Hollande seraient mis sous la garde des douaniers français appuyés d’un corps de troupes de dix-huit mille hommes, dont six mille Français et douze mille Hollandais. Ainsi, ce traité plaçait sous la surveillance de nos douaniers les côtes et les ports de la Hollande, et sous notre domination directe, la partie de son territoire où affluaient en plus grand nombre les produits anglais.

Une autre tentative fut encore essayée pour sauver la Hollande. L’empereur consentit à ce que le gouvernement de ce pays ouvrît avec la cour de Londres une négociation, dans le but d’en obtenir une modification à ses ordres du conseil. M. Labouchère, riche négociant d’Amsterdam, fut chargé de cette délicate mission. Il arriva le 6 février à Londres, et le 7, il entra en conférence avec le marquis de Wellesley. Les instructions de son gouvernement, instructions dictées sous l’influence de l’empereur, l’autorisèrent à laisser pressentir au cabinet de Saint-James, que s’il refusait obstinément de modifier les ordres du conseil, la réunion de la Hollande à la France en deviendrait l’inévitable conséquence. Le 11, le ministre anglais lui envoya la réponse de son gouvernement. C’était un refus positif d’entamer aucune négociation sur une semblable base. Ainsi l’Angleterre rivalisait d’audace et de fierté avec son terrible ennemi ; c’en était fait dans sa pensée ; le gant était jeté ; dût la Hollande être réunie au grand empire, elle ne renonçait à aucune de ses prétentions.

Le traité du 16 mars était une transaction violente, et peut-être impraticable, entre les exigences impérieuses de la politique française et la situation où se trouvait la Hollande. Le roi Louis en agit encore alors avec une faiblesse qui semblait trahir une perfide duplicité. Son devoir était de refuser sa sanction au traité, s’il le trouvait ignominieux et inexécutable, ou, l’ayant une fois signé, de l’accepter loyalement avec toutes ses exigences. Il signa l’acte à Paris, et une fois de retour en Hollande, il ne tenta pas même de le mettre à exécution : il ne parut occupé que des moyens de s’y soustraire. De son côté, l’empereur irrité ne garda plus de mesures. Au lieu de se tenir dans la limite du traité en n’envoyant que six mille hommes sur le territoire hollandais, il en fit entrer vingt mille sous le commandement d’Oudinot. Le 29 juin, ce maréchal manifesta la résolution d’entrer dans Amsterdam. Au milieu de cette crise croissante de difficultés et de périls, le roi eut un moment la pensée sérieuse de défendre sa capitale, et de recourir au moyen extrême de l’inondation ; mais il rencontra dans ses ministres et ses généraux une résistance opiniâtre. Les Hollandais d’aujourd’hui n’étaient plus ces fiers républicains qui humilièrent l’orgueil de Louis XIV, et le mirent à deux doigts de sa perte. Brisé par la violence des évènemens, le faible Louis résolut d’abandonner un trône où il accusait son frère de ne l’avoir placé que pour en faire le douanier en chef de son peuple ; il abdiqua, et s’enfuit comme un esclave qui a brisé sa chaîne, après avoir confié la régence à la reine ; il se rendit à Tœplitz. Cette conduite affligea profondément l’empereur, et lui arracha ces paroles pleines de douleur et d’amertume : « Concevez-vous, s’écria-t-il, une malveillance aussi noire du frère qui me doit le plus ? quand j’étais lieutenant d’artillerie, je l’élevai sur ma solde, je partageais avec lui le pain que j’avais, et voilà ce qu’il me fait ! » On assure que la force de l’émotion lui arracha des larmes. L’abdication du roi de Hollande ne lui laissait point le choix entre deux partis ; reconnaître la régence de la reine et occuper le pays militairement était une mesure extrême qui offrait tous les inconvéniens de la conquête sans aucun de ses avantages. La réunion à la France était le seul parti possible. La condition matérielle des Hollandais ne pouvait qu’y gagner ; la mer leur étant fermée, ils entreraient du moins dans la sphère de puissance et de commerce dont la France était le centre et le pivot. C’est à cette résolution (1er juillet 1810) que s’arrêta l’empereur ; un sénatus-consulte du 10 décembre 1810 sanctionna la réunion de la Hollande à l’empire français. La nation hollandaise, par sa résignation silencieuse, sembla ratifier la destruction de sa nationalité qu’elle avait cependant autrefois achetée par soixante ans des plus héroïques efforts.

Du reste, l’accroissement forcé de puissance matérielle qui en résulta pour l’empereur Napoléon fut un grand malheur dans sa destinée politique. Il contribua presque autant que la guerre d’Espagne à ruiner sa puissance morale en Europe. Ses ennemis, qui étaient partout, qui remplissaient toutes les cours, qui entouraient tous les trônes, se répandirent en lamentations sur le sort des Hollandais, de ce peuple infortuné, dirent-ils, auquel notre alliance avait déjà coûté ses plus belles colonies. Les passions déjà bien hostiles contre nous s’envenimèrent davantage ; nos amis se refroidirent ; enfin tous ceux qui se flattaient de trouver dans notre alliance un adoucissement à leurs maux désespérèrent tout-à-fait de notre modération.

En Russie, surtout, la réunion de la Hollande produisit une impression déplorable. Napoléon, soit orgueil et répugnance à justifier ses actes, soit que, dans le secret de son ame, maintenant que le coup était porté et que la Hollande s’était faite en quelque sorte sa complice par son consentement tacite, il résolût de conserver ce pays à la France, Napoléon ne fit parvenir à Saint-Pétersbourg aucune parole d’explication sur la prise de possession de ce royaume. Évidemment, Alexandre s’attendait à ce que la France lui présenterait la réunion comme une mesure temporaire exigée par d’impérieuses circonstances, et qui ne dépasserait point le terme de la guerre maritime : cette explication impatiemment désirée, Napoléon ne la donna pas, et Alexandre en fut blessé. Il interpréta de la manière la plus fâcheuse le silence de l’empereur ; il vit un emportement d’ambition là où sans doute il n’était entré qu’une combinaison de guerre contre l’Angleterre : sa méfiance s’en accrut, et il résolut plus que jamais de chercher partout des points d’appui contre une ambition qui débordait de toutes parts.

Les villes anséatiques, Cuxhaven, une partie de la Westphalie, et en général les embouchures du Weser, de l’Ems et de l’Elbe, étaient autant de foyers de contrebande anglaise. Les mêmes nécessités qui avaient amené la réunion de la Hollande motivèrent aussi la réunion de tous ces territoires. Elle fut consacrée par le sénatus-consulte du 13 décembre 1810. Il en fut de même du duché d’Oldenbourg : nous dirons plus tard les graves circonstances qui accompagnèrent et suivirent la réunion de ce petit territoire à la France.

À l’occasion des derniers décrets, Napoléon annonça l’intention de conserver à l’empire français les embouchures de l’Escaut, du Rhin, de l’Ems, du Weser et de l’Elbe, et d’établir, au moyen d’un canal maritime, une navigation intérieure entre la France et la Baltique. C’était là sans doute une conception grandiose et qui allait à la taille de son génie ; mais elle révélait la résolution évidente de passer le Rhin, de porter les limites de l’empire sur la rive gauche de l’Elbe, et de disputer la Baltique à l’influence de la Russie. De si vastes projets n’étaient guère de nature à rassurer la cour de Saint-Pétersbourg.

La Prusse, trop abaissée pour avoir une volonté libre, reçut de l’empereur Napoléon l’injonction de fermer ses ports à tous les bâtimens américains, et d’y confisquer toutes les denrées coloniales qui s’y trouveraient entreposées ; et, en vassale tremblante, elle s’empressa d’obéir à ses ordres.

Le gouvernement danois fut de même invité à appliquer nos décrets à ses ports. Non-seulement il s’empressa de nous satisfaire ; mais, afin de paralyser plus sûrement la contrebande anglaise, il mit l’embargo sur tous les navires de ses sujets : il avait à venger contre l’Angleterre des injures de tous genres et de toutes dates, et il saisissait avec ardeur toutes les occasions de lui nuire et de la frapper.

La Suède reçut la même injonction que la Prusse et le Danemark. Ce royaume a rempli, dans les dernières années de l’empire, un rôle tellement important, que nous sommes forcés d’en parler avec quelque étendue.

Pendant la lutte fatale et récente où l’avait engagée son roi contre la Russie et la France, la Suède n’avait pas cessé un seul jour de témoigner à l’Angleterre un grand dévouement ; elle avait offert à ses navires des ports sûrs et nombreux où ses produits étaient entreposés, et d’où ils étaient ensuite exportés en quantités énormes sur le continent, qui les recevait en fraude. Aussi, Napoléon avait-il jugé qu’il était d’une importance majeure, pour le triomphe de son système, que la Suède l’adoptât. Il en fit la condition fondamentale de la paix qu’il conclut le 6 janvier 1810 avec ce royaume, et elle fut reproduite dans son traité avec le Danemark. Quant à celui que la Suède conclut avec la Russie, et par lequel elle céda à cet empire la Finlande et les îles d’Aland, le cabinet de Saint-Pétersbourg admit une exception à l’application, dans les ports de cet état, du système continental, en faveur des denrées coloniales et du sel, et il autorisa ce royaume à recevoir ces produits comme par le passé, par la voie directe de l’Angleterre. Cette clause irrita l’empereur Napoléon, qui s’en plaignit vivement à Saint-Pétersbourg, et qui, pour son compte, ne voulut jamais l’admettre. Cette différence, qui était capitale dans la manière dont la France et la Russie entendaient l’exécution du système continental, tenait au fond même de leurs intérêts et de leur politique.

Les intérêts de toute nature de la Suède l’entraînaient vers l’Angleterre. Protection contre la Russie, maintenant surtout qu’elle avait perdu la Finlande, riche marché où s’écoulaient ses bois, ses fers et ses pelleteries, et d’où elle recevait, en échange, les produits industriels nécessaires à ses besoins, cette puissance lui assurait tout. Parvenir à briser un tel faisceau de liens semblait une tâche impossible. D’ailleurs, sa puissante alliée exerçait sur elle tous les genres d’ascendans : avec le pouvoir de lui rendre de grands services, elle avait aussi celui de lui faire beaucoup de mal ; elle la dominait ainsi par la terreur non moins que par les bienfaits. Dès que la saison le lui avait permis, elle avait envoyé une escadre de vingt vaisseaux de guerre dans la Baltique, afin de tenir la Suède en échec et d’être en mesure de l’accabler si elle se jetait trop avant dans l’alliance française. Confiante dans l’amitié d’une puissance sous le patronage de laquelle elle s’était si long-temps placée, la cour de Stockholm avait laissé sans défense toutes ses côtes méridionales. Carlscrona, qui renfermait tous ses établissemens maritimes, onze vaisseaux de guerre, sept frégates et neuf bricks ; Landscrona, la clé de la Baltique, étaient hors d’état de résister à un coup de main des Anglais. Enfin, eût-elle voulu adopter sincèrement le système continental, la contrebande se serait jouée de ses efforts. Ses rivages démesurément étendus, hérissés d’une multitude infinie d’îles, se prêtaient merveilleusement à la fraude, et toute la sévérité des douaniers n’aurait pu l’empêcher. Aussi le gouvernement suédois, en adhérant au système continental, avait-il promis à la France plus qu’il n’avait le pouvoir et la volonté de tenir. Céder tantôt à une exigence, tantôt à une autre, selon son degré de violence ; s’efforcer, avant tout, d’échapper à la plus dure de toutes, celle de rompre avec l’Angleterre ; tâcher d’arriver à force de ruses, de dénégations, d’engagemens pris et rompus, à la crise quelconque qui fixerait son sort, comme celui du reste de l’Europe, tel fut le plan de conduite qu’elle résolut de suivre.

Il est des nécessités tellement impérieuses, qu’il y a folie à vouloir les dominer. Aussi, l’empereur, tout emporté qu’il fût par sa haine contre l’Angleterre, était trop éclairé pour ne pas comprendre et subir la position tout-à-fait exceptionnelle où se trouvait la Suède. Il entrait dans ses calculs d’exiger beaucoup d’elle, sauf à tolérer de sa part, sans l’avouer, des infractions au système dont sa constitution géographique était en quelque sorte complice. Peu lui importait au fond que ce royaume s’approvisionnât de sucre, de coton et de café sur les marchés anglais, pourvu que ces produits se consommassent exclusivement chez elle. Elle n’était, après tout, pour le commerce britannique, qu’un débouché de trop peu d’importance, pour le sauver de sa ruine. Mais la Suède ne se contentait pas de pourvoir aux besoins de sa propre consommation ; elle partageait, dans la mer Baltique, le rôle et les énormes bénéfices des Américains naviguant pour compte anglais. Dans le moment même où tout le continent se soumettait à nos décrets, non-seulement elle s’en affranchissait pour elle-même, mais elle passait des conditions de la simple neutralité à un état de guerre offensive contre notre système. Elle se faisait l’intermédiaire le plus actif de tout le commerce de nos ennemis avec ces mêmes ports de la Baltique que nous venions de leur fermer, et dont elle avait en quelque sorte recueilli l’héritage commercial. La réunion de la Hollande, de Cuxhaven et des villes anséatiques à la France, et l’adoption de nos décrets par la Prusse et le Danemark, avaient forcé les navires destinés pour ces pays, et la plupart chargés de denrées coloniales d’origine anglaise, à changer de direction. Quelques-uns étaient allés aborder les ports de Russie ; mais le plus grand nombre était venu chercher refuge et entreposer ses cargaisons dans les ports de Suède et de Poméranie, principalement dans celui de Gothenbourg, qui avait acquis, depuis quelques années, une importance commerciale extraordinaire, et qui, pendant les six premiers mois de l’année 1810, avait reçu pour plus de 100 millions de denrées coloniales et six mille navires.

La Suède était donc devenue, avec les négocians américains, l’ennemie la plus dangereuse du système continental qu’elle sapait dans ses fondemens, et ennemie d’autant plus funeste, qu’elle se couvrait du masque de notre alliance. Napoléon ne pouvait tolérer long-temps de pareilles offenses. Le 19 mai 1810, il avait sommé une première fois la cour de Stockholm d’interdire ses ports à tous les neutres en masse, et d’ordonner la confiscation de toutes les denrées coloniales qui s’y trouvaient entreposées, sous peine, si elle hésitait, de voir la Poméranie occupée par nos troupes. Elle avait répondu à cette sommation avec une humilité profonde et comme si elle avait résolu de se soumettre. L’ordre avait été envoyé à tous ses agens de se conformer aux désirs de la France ; mais, soit impuissance à se faire obéir, soit contre-ordre donné secrètement, les ports du royaume n’avaient pas cessé un moment d’être ouverts aux marchandises anglaises, et, comme nous l’avons dit plus haut, la réunion de la Hollande et des villes anséatiques à la France avait donné à ce commerce illicite une extension prodigieuse.

C’est au milieu de ces graves démêlés que mourut le prince royal d’Augustenbourg. Le 18 mai, ce prince, passant une revue, se trouva mal subitement et tomba de cheval. Tout présentait les symptômes d’une apoplexie foudroyante[1].

Cet évènement rendait nécessaire l’élection d’un nouveau prince royal, évènement fort grave auquel l’état actuel de l’Europe et la situation toute spéciale de la Suède donnaient une grande importance. Le grand âge du roi, la débilité de sa santé et de ses facultés laissaient en quelque sorte le trône vacant. C’était donc plus qu’un prince que la Suède allait élire ; c’était un chef, un roi de fait, auquel elle allait confier la direction de ses destinées.

Trois compétiteurs s’offrirent d’abord pour solliciter ses suffrages : le duc d’Oldenbourg, oncle de l’empereur Alexandre, le frère du prince décédé, et le roi de Danemark. Le duc d’Oldenbourg était le candidat de la Russie ; il fut promptement écarté. Le prince d’Augustenbourg avait pour lui la mémoire d’un frère dont la Suède avait pleuré la mort. Le seul titre du roi Christian était d’être l’allié dévoué et le candidat supposé de la France. Dans des temps ordinaires, le jeune prince d’Augustenbourg, que la cour protégeait ouvertement, eût été préféré ; mais ce choix avait l’inconvénient de laisser la Suède plongée dans les embarras inextricables où elle se trouvait à la mort du dernier prince, et dont elle voulait tâcher de sortir à la faveur d’une nouvelle élection. Quant au roi Christian, les intérêts commerciaux du royaume, ses préjugés, ses souvenirs, tout repoussait sa candidature. Entre la Suède et le Danemark, il y avait trois siècles de rivalités et de haines.

Les intérêts présens de la Suède l’entraînaient vers un autre choix que celui de ces deux prétendans. Sa situation était véritablement hérissée de difficultés en quelque sorte inconciliables. Tous ses intérêts de commerce, de marine, de navigation, la jetaient en dehors du système continental ; mais se déclarer contre ce système, c’était s’attirer les vengeances de Napoléon. Déjà une première fois il l’avait livrée, dans sa colère, au bras de la Russie, qui l’avait dépouillée de la Finlande. Le mal qu’il lui avait fait une première fois, il pouvait l’aggraver encore en s’emparant de la Poméranie, et menacer jusqu’à son existence en la partageant entre la Russie et le Danemark. D’un autre côté, elle ne pouvait entrer dans les erremens du système français sans amener la ruine générale du commerce et mettre le pays tout entier en faillite, et sans se compromettre vis-à-vis de l’Angleterre. Ainsi, elle se trouvait placée entre deux abîmes, ne pouvant échapper à l’un sans tomber dans l’autre. Elle ne vit qu’un moyen de sortir d’une situation aussi violente : ce fut de chercher un prince royal dans la famille de l’empereur Napoléon ou dans les rangs de ses maréchaux. Mais, en prenant ce parti, elle ne prétendait nullement s’abandonner à la France ; elle voulait, au contraire, s’assurer un protecteur contre ses exigences, un médiateur dans ses démêlés avec elle, un chef habile et éclairé qui usât de son influence auprès de son ancien souverain pour désarmer ses rigueurs dans toutes les questions de commerce et de navigation. Elle voulait plus encore ; elle espérait qu’un prince français lui ferait restituer tôt ou tard la Finlande, et que la main qui avait eu le pouvoir de la lui faire perdre, aurait un jour celui de la lui rendre.

Le pays tout entier parut comprendre cette nécessité de se rattacher à la France. Roi, ministres, noblesse, commerçans, tous exprimèrent le vœu que l’empereur Napoléon daignât tourner ses regards vers la Suède, la diriger de ses lumières dans la crise présente, et désigner à ses suffrages le prince qu’elle devait élire. Mais l’empereur refusa d’accepter le rôle que lui offrait la Suède, résolu de n’exercer aucune influence même indirecte sur l’élection du prince royal. La délicatesse de ses relations avec la Russie lui commandait cette réserve extrême. Placer sur les degrés du trône de Suède un prince de sa famille ou simplement un de ses maréchaux, c’eût été se compromettre pour des avantages incertains vis-à-vis de la cour de Saint-Pétersbourg. Il avait à réclamer son concours, comme celui du reste du continent, à ses grandes mesures contre l’Angleterre, et c’eût été préluder étrangement à de pareilles demandes que d’accepter le vasselage de la Suède. S’il s’était cru la liberté d’exprimer un vœu, il l’eût fait en faveur du roi de Danemark. La réunion des trois couronnes de Danemark, de Norwège et de Suède, sur la tête de ce loyal et fidèle allié, eût présenté cet avantage immense de remettre les clés du Sund dans les mains d’un prince dévoué, et d’arracher ainsi la cour de Stockholm à l’influence anglaise. En outre, elle eût fait du nouveau royaume de Scandinavie un puissant contrepoids à l’influence russe dans les affaires du Nord, et cette partie de l’Europe se fût trouvée organisée d’après les principes d’un meilleur équilibre. Mais la cour de Saint-Pétersbourg n’eût point toléré une résolution qui aurait attaqué aussi à fond sa puissance relative et sa prépondérance dans le Nord. Aussi, Napoléon mit-il une sorte d’affectation à n’encourager, par aucune parole, même par la plus légère insinuation, la candidature du roi Christian. Il poussa si loin sa réserve à cet égard, que son chargé d’affaires, M. Désaugiers, ayant pris sur lui d’agir en faveur du roi de Danemark, il le désavoua hautement et se hâta de le rappeler de Stockholm.

Les états convoqués pour l’élection étaient assemblés à Orébro, attendant qu’un mot de l’empereur Napoléon fixât leurs incertitudes ; son silence étudié les affligeait, lorsqu’un troisième compétiteur parut sur la scène ; c’était Bernadotte, prince de Ponte-Corvo. Ce maréchal s’était attiré, en 1808, l’estime et la reconnaissance de la Suède. Chargé, à cette époque, d’occuper la province de Scanie et de la soumettre, il avait, conformément aux instructions de son maître, traité les Suédois plutôt comme des amis égarés qu’il fallait ramener par la douceur, que comme des ennemis qu’il fallait châtier. Il recueillit personnellement, tant dans cette circonstance que dans son administration de la Poméranie, tous les avantages d’une modération qui lui avait été commandée par son gouvernement, et il laissa dans les esprits l’impression d’un administrateur plein de lumières et d’humanité. Il s’attacha même, par la grâce expressive et toute méridionale de sa personne, la plupart des hauts dignitaires de la Suède, qui l’approchèrent. Parmi eux se trouva le général Wrède, qui jouissait à la cour et dans le pays d’une grande influence. Un autre officier, noble de naissance, mais d’un rang subalterne, Mortier, qui avait été son prisonnier et était resté son ami, fut, dit-on, celui qui lui suggéra l’idée de briguer les suffrages de la diète, et il fit un voyage en France dans ce dessein. Bernadotte avait une ambition pleine d’ardeur et d’impatience, il saisit avidement la chance de grandeur qui s’ouvrait devant lui ; mais il dit qu’il n’accepterait que si l’empereur l’y autorisait. Napoléon laissa le champ libre à son ambition, en lui déclarant qu’étant élu par le peuple, il ne s’opposerait point à l’élection par les autres peuples. Cependant, dans notre conviction son vœu secret était que Bernadotte ne fût point élu. De tous les illustres frères d’armes qui l’entouraient et qui formaient comme l’auréole de sa gloire militaire, ce maréchal était celui qu’il aimait le moins. Il s’était toujours fait remarquer par une ambition turbulente et tracassière, et par un esprit envieux et frondeur. On eût dit que l’obéissance lui pesait. Dans la journée d’Auerstaedt, à Wagram, et dans d’autres occasions encore, il avait manifesté de l’insubordination et des prétentions vaniteuses. Par politique autant que par modération naturelle, Napoléon avait fermé les yeux sur les torts de son lieutenant ; il avait fait plus ; il n’avait rien épargné pour s’attacher un homme que recommandaient un grand courage, un esprit brillant, une séduction infinie de manières, et plus que tout le reste, son mariage avec la sœur de la femme de Joseph. Dignités, honneurs, richesses, l’empereur lui avait tout donné ; cependant sa facilité ne pouvait aller au point d’assurer la couronne de Suède à un homme qu’il savait au fond peu dévoué, et dont l’élévation aurait l’inconvénient immense d’exciter les ombrages de la Russie. Bernadotte fut élu cependant. La diète suédoise, fatiguée, était sur le point d’arrêter son choix sur le jeune prince d’Augustenbourg ; dans un comité préparatoire, onze voix sur douze s’étaient prononcées en faveur de ce prince, lorsque l’arrivée d’un agent secret de Bernadotte, que ses partisans firent, dit-on, passer pour un courrier de l’empereur, apportant son consentement formel à l’élection, changea subitement les dispositions de l’assemblée. Heureuse de sortir d’incertitude, trompée certainement sur les dispositions réelles de l’empereur, croyant voir une protection chaleureuse dans ce qui n’était qu’un assentiment arraché plutôt qu’accordé, un prince dévoué à son souverain dans un sujet jaloux et insoumis, la diète élut à l’unanimité, le 21 août 1810, le maréchal Bernadotte, prince royal de Suède.

Napoléon n’avait que trop de raison de craindre l’effet de cette élection sur la cour de Russie ; elle fut d’abord jugée comme une combinaison toute française et l’œuvre de la politique personnelle de l’empereur. En l’apprenant, Alexandre laissa échapper ces mots : « Je le vois bien, l’empereur Napoléon veut me placer entre Varsovie et Stockholm. » Mais bientôt ses craintes se dissipèrent, et le prince de Ponte-Corvo se chargea lui-même de le convaincre que ce n’était point un ennemi de la Russie qui venait d’être appelé à gouverner la Suède.

L’élection une fois consommée, Napoléon délia son lieutenant de son serment de fidélité. On assure cependant qu’il voulut y mettre pour condition que Bernadotte ne porterait jamais les armes contre la France, et que le prince s’y étant refusé, l’empereur se résigna et lui dit : « Eh bien ! partez, que nos destinées s’accomplissent. » Ce fait, rapporté par les autorités les plus dignes de foi, nous semble en contradiction avec les procédés délicats et généreux de l’empereur pour Bernadotte, au moment de leur séparation. Le prince n’avait d’autre fortune que ses dotations. Napoléon ne voulut point que son ancien frère d’armes parût en Suède pauvre et sans ressources. Il lui promit 2 millions de son trésor. Plus tard, on a dit que ce prince n’en avait touché qu’un seul. Ce qui est hors de doute, c’est qu’avant de se séparer de lui, l’empereur l’entretint long-temps, lui parla avec confiance et abandon, déroula sous ses yeux le vaste plan qu’il avait conçu pour réduire l’Angleterre, et lui déclara qu’il comptait sur son influence et son pouvoir pour ramener la Suède dans les voies du système continental. Bernadotte promit tout, il sembla s’associer de pensée comme d’action aux grandes combinaisons de l’empereur : ils parurent se quitter satisfaits l’un de l’autre. Sans doute Napoléon se flatta que l’élection de Bernadotte allait commencer pour la Suède une ère nouvelle et la rattacher, autant du moins que le comportait la nature des choses, à son système. Il se trompait. Nous l’avons dit : la Suède, en demandant un prince royal à la France, avait voulu désarmer ses rigueurs et non lui faire le sacrifice de son commerce. L’élection du prince de Ponte-Corvo ne la fit point dévier de la ligne politique où elle s’était placée depuis la paix. En dépit de ses fausses protestations et de ses ordres officiels, elle continua de recevoir dans ses ports une énorme quantité de produits anglais, qui ensuite allaient inonder les marchés de l’Allemagne et de la Russie. Cette conduite révolta l’empereur ; il lui sembla que cette puissance se jouait impudemment de lui et de la France. À dater de ce moment, il redoubla d’exigences envers elle, et, pour la première fois, il passa de la simple menace à des actes de sévère rigueur. Il donna l’ordre de saisir tous les navires de cette nation qui seraient chargés de denrées coloniales. Cette mesure reçut une application immédiate. Huit navires suédois furent saisis à Warnemunde. Lorsque cette décision fut prise et exécutée, le prince royal n’avait point encore pris possession de sa nouvelle dignité. Elle irrita au plus haut degré la cour de Stockholm, qui, dans un premier mouvement d’énergie, ordonna à son ministre à Paris, M. de Lagerbielke, de parler à l’empereur en personne et de lui demander la restitution des navires. Voici la réponse de Napoléon ; sa passion et son système s’y peignent tout entiers :

« Comment ! vous prétendez, monsieur, que je fasse relâcher des bâtimens porteurs de marchandises de contrebande appartenant à des Anglais, et que, par une lâche condescendance pour la Suède, je rende inutiles les mesures que je prends contre le commerce anglais et à l’exécution desquelles j’ai fait concourir toute l’Europe ! Quoi ! j’aurais chassé du trône mon frère que j’ai élevé, et que je chéris, parce que je l’ai vu hors d’état d’opposer une barrière à la contrebande qui se faisait ouvertement par la Hollande, et je laisserais la Suède faire impunément cette contrebande si nuisible aux intérêts du continent ! Si la Suède avait rempli ses engagemens envers moi, la paix serait faite avec l’Angleterre. Douze cents bâtimens anglais, qui ont pénétré cette année dans la Baltique, n’y seraient pas entrés, parce qu’aucun asile ne leur était ouvert ; mais ils étaient sûrs de recevoir sur les côtes de Suède un accueil amical. Là, on leur fournissait de l’eau, des vivres, du bois ; là, ils pouvaient attendre et saisir à propos le moment d’introduire leurs denrées sur le continent, et, lorsqu’une tentative échouait d’un côté, de la renouveler de l’autre. La Suède m’a fait plus de mal cette année que les cinq coalitions que j’ai vaincues… Prétend-elle donc être seule le magasin duquel toutes les marchandises anglaises et les denrées coloniales seront librement versées sur le continent ? Non, quand un nouveau Charles XII serait campé sur les hauteurs de Montmartre, il n’obtiendrait pas cela de moi. Au point où en sont les choses, la Suède doit se prononcer ; qu’elle se déclare pour ou contre la France, le système continental ne peut admettre de puissance neutre sur le continent. M. Alquier (ministre de France à Stockholm) recevra l’ordre de demander à votre gouvernement qu’il déclare la guerre à l’Angleterre, qu’il ferme ses ports, que ses batteries soient armées, que les vaisseaux anglais ne puissent approcher des côtes sans qu’on tire sur eux, qu’enfin les bâtimens anglais actuellement dans les ports de Suède et les marchandises anglaises, soient saisis et confisqués. Si votre gouvernement se refuse à ces demandes, M. Alquier partira ; vous, monsieur, vous quitterez Paris, et je vous ferai la guerre. Je ne puis vous atteindre qu’en Poméranie, mais je vous ferai faire la guerre par le Danemark et par la Russie ; et ne croyez pas que le choix que vous avez fait d’un prince français puisse rien changer à mes déterminations. Ce choix est une insulte quand vous ne marchez pas dans mon système. Ce choix est un inconvénient de plus pour moi, car il peut donner de l’ombrage à la Russie ; vous savez que je ne l’ai pas voulu, que toutes vos démarches avant l’élection n’ont pu obtenir un mot d’assentiment de ma bouche ni de celle de mes ministres. Si un courrier du prince de Ponte-Corvo s’est fait passer pour un courrier du gouvernement, c’est qu’on a bien voulu ne pas s’y tromper. Mais si, ayant un prince français dans vos conseils, vous ne marchez pas dans mon système, quel ne serait pas le danger d’un pareil exemple ! Qu’aurais-je à dire au Danemark, s’il s’arrangeait avec l’Angleterre ? à la Russie, si elle faisait la paix ? Vous craignez que la guerre avec l’Angleterre ne vous occasionne des pertes ; mais le Danemark n’a-t-il pas fait des pertes ? La Russie ne souffre-t-elle pas ? La Prusse, l’Autriche, la France, ne souffrent-elles pas ? N’est-ce pas par des privations que nous devons acheter la paix, et faut-il que toute l’Europe souffre pour procurer d’immenses richesses à la Suède ? Je vous préviens que j’ai donné ordre de confisquer tous vos bâtimens chargés de denrées coloniales ; je confisquerai aussi les bâtimens français qui sont dans le même cas ; je ferai séquestrer vos bâtimens même chargés de denrées de votre sol, si dans quinze jours vous n’êtes pas en guerre avec l’Angleterre ; j’ai trop long-temps souffert ; j’ai eu le tort de ne pas vous faire cette sommation au moment où je réunissais la Hollande, parce qu’alors mon système recevait une rigoureuse exécution, dont le succès, sans vous, aurait été complet. »

Ce que l’empereur avait dit dans ce fameux discours, il l’exécuta. Le temps des demi-mesures et des faux sermens était passé pour la Suède ; il fallait qu’elle prît un parti, lors même que ce parti serait un abîme. Enfin elle courba la tête et se résigna. Non-seulement la cour de Stockholm déclara formellement la guerre à l’Angleterre, mais elle fit saisir, dans les entrepôts de Gothenbourg et de Poméranie, une quantité considérable de marchandises anglaises. Elle allait donc entrer enfin dans ce vaste réseau du système continental, et c’était là, pour Napoléon, un succès immense. Si la Russie secondait ses mesures, la soumission de la Suède devait porter à l’Angleterre un coup décisif et mortel.

Le tarif de Trianon et le brûlement des marchandises anglaises devaient compléter cet ensemble de mesures violentes, mais indispensables pour forcer à la paix notre puissante ennemie. Malgré la sévérité de nos décrets, la contrebande anglaise réussissait à jeter sur le continent un grand nombre de produits coloniaux. Napoléon voulut l’atteindre jusque dans les magasins du continent. Il décréta dans ses états et fit adopter par tous ses alliés un tarif connu sous le nom de tarif de Trianon, qui frappait d’un droit de 60 pour 100 toutes les denrées coloniales, sans exception, trouvées chez les marchands. En même temps que cette mesure devait décourager la contrebande, elle allait assurer le débit, sur tous les marchés de l’Europe, des produits coloniaux que la France se procurait par la voie des licences. Les produits coloniaux ou autres, convaincus d’appartenir au commerce anglais, furent condamnés à être non-seulement saisis, mais brûlés.

Le concours de toutes ces mesures tendait à l’exclusion absolue des denrées coloniales de tout le continent, et les populations ne pouvaient cependant se passer de ces produits. L’industrie du sucre indigène n’existait encore qu’en germe, germe précieux que l’avenir devait féconder ; les plantations d’indigo, de coton, dans les contrées méridionales de l’Europe, étaient des essais plus ou moins heureux, mais, pour le moment, de nulles ressources. Napoléon sentit la nécessité d’ouvrir une issue aux produits coloniaux. Il créa l’usage des licences. Des diplômes accordèrent à un certain nombre de négocians français le privilége d’importer directement d’Angleterre et de ses colonies, dans les ports français, des denrées coloniales, sous la condition expresse que leurs navires exporteraient en échange, en Angleterre, des produits d’industrie française. Ces licences étaient vendues fort cher aux négocians, ce qui était un moyen de maintenir à un taux très élevé le prix des denrées coloniales et d’en limiter la consommation aux besoins de la plus stricte nécessité. Mais les conditions auxquelles on accordait les licences ne furent point remplies ; l’Angleterre, trop heureuse de nous vendre ses denrées coloniales et de recevoir, en échange, nos céréales dont elle manquait, refusa d’admettre les produits de notre industrie manufacturière, en sorte que nos armateurs qui, pour se conformer aux règlemens des licences, étaient forcés de charger leurs navires avec des produits de cette nature, étaient réduits à les vendre à vil prix à des navires américains qu’ils rencontraient dans leur traversée, et bien souvent à les jeter à la mer. Les licences étaient réellement un adoucissement aux rigueurs du système continental ; elles furent cependant une des causes qui exaspérèrent le plus les gouvernemens et les populations étrangères contre l’empereur. Trompés par les libelles anglais qui exagéraient à dessein le nombre de ces priviléges accordés à nos négocians, ils accusèrent Napoléon d’imposer à ses alliés d’affreuses privations, tandis qu’il savait trouver le secret de soulager ses peuples, de vouloir ainsi s’emparer du monopole des denrées coloniales sur tout le continent, et de faire de son système l’instrument du plus épouvantable despotisme qui ait jamais pesé sur l’Europe.

Les dernières mesures adoptées par l’empereur contre l’Angleterre furent sur le point de toucher le but poursuivi par lui avec tant d’ardeur. Pour la première fois, la prospérité de son ennemie fut sérieusement ébranlée dans ses vieilles bases. La production, faute de travail, fut partout arrêtée : les magasins s’engorgèrent ; le change baissa d’une manière effrayante ; les banqueroutes se multiplièrent ; presque toute la population ouvrière de Manchester, de Birmingham, de Liverpool et de Londres, privée d’ouvrage et de salaires, tomba à la charge des paroisses. La cité de Londres tout entière éleva ses clameurs ; elle accabla de pétitions les deux chambres pour les conjurer de sauver le pays d’une ruine imminente en lui donnant la paix. Dans cette terrible crise nationale, le gouvernement britannique se montra, il faut le dire, admirable d’énergie et de courage ; quand tout tremblait autour de lui, lui seul resta ferme et impassible ; une voie de salut lui restait encore, et, tant qu’elle ne lui serait point fermée, il avait résolu de ne point fléchir.

Dans l’esprit de l’alliance de Tilsitt, comme du système continental, tels que les avait conçus l’empereur Napoléon, l’interdiction des ports de la Russie au commerce anglais devait être absolue, s’étendre à tous les genres de produits, aux denrées coloniales aussi bien qu’aux objets manufacturés. La situation et les intérêts de cet empire lui permettaient-ils d’admettre le système avec tous ses développemens, toutes ses exigences ? Les faits allaient répondre.

Depuis le règne de Catherine II, de nombreux essais avaient été tentés par le gouvernement russe pour développer l’aptitude merveilleuse de son peuple à imiter les arts et l’industrie de l’Europe. Sur plusieurs points de l’empire, de grands établissemens s’étaient élevés dans des branches d’industrie où l’Angleterre excellait déjà, particulièrement dans celle des cotons. Catherine II, Paul Ier, Alexandre, n’avaient rien épargné, ni l’or, ni les encouragemens, pour développer leur prospérité ; mais en Russie, comme partout, la concurrence de l’industrie anglaise, étayée par des traités de commerce avantageux, avait comprimé ces germes d’industrie nationale. Un des premiers effets du système continental était d’écarter cette concurrence redoutable. Il devint dans les mains de l’empereur Alexandre, une combinaison parfaitement adaptée à ses vues sur l’industrie naissante de son empire. Il en fit un véritable système de douanes qui devait plus tard porter ses fruits. Le prodigieux essor qu’a pris l’industrie russe depuis vingt ans a pour point de départ, comme presque partout, le système continental. Ce système, dans son application à la plupart des produits manufacturés de l’Angleterre, a donc été sincèrement embrassé par l’empereur Alexandre. Sans doute, la contrebande parvenait à jeter sur les côtes si étendues de son empire une grande masse de ces produits ; mais dans ses ports, le pavillon neutre ne parvenait point à les protéger. Les autorités russes, sauf le cas de corruption, retrouvaient toute leur pénétration dès qu’il s’agissait de les atteindre et de les confisquer. Là s’arrêta, pour la Russie, la limite du système continental. Cette puissance, privée de colonies, se trouvait placée dans des conditions géographiques qui la rendaient, quant à l’usage des denrées coloniales, tout-à-fait dépendante des nations maritimes. Lorsqu’elle rompit avec l’Angleterre et s’unit à la France, une grande question dut se présenter à elle. De quelles mains recevrait-elle désormais les denrées coloniales dont elle ne pouvait se passer ? De l’Angleterre ? Mais le but de l’alliance était précisément de fermer le continent à tous ses produits, spécialement à ses produits coloniaux, qui, depuis la guerre, étaient devenus l’élément principal et comme le fond de son commerce. De la France ? Mais la mer lui était interdite, et son commerce anéanti. Des neutres ? Mais le gouvernement britannique, par les ordres du conseil, et la France, par ses décrets de Berlin et de Milan, avaient comme détruit le pavillon neutre. Il n’y avait plus que des Américains et des Suédois qui s’étaient mis au service du commerce anglais. D’ailleurs, l’Angleterre, par ses escadres et ses positions formidables, tenait dans ses mains les clés de la Baltique. Les portes du Sund ne s’ouvraient et ne se fermaient que selon son bon plaisir. Pas un bâtiment ne pouvait entrer dans cette mer, ni en sortir, sans essuyer la visite ou le feu de ses croisières. Aussi, était-ce sur ce point du globe qu’elle avait organisé cette immense contrebande dont la Suède était le vaste entrepôt, et dont Napoléon poursuivait la destruction avec une incroyable ardeur. Certes, elle n’eût toléré l’entrée dans la Baltique d’aucun navire qui n’eût été d’origine anglaise, ou qui n’eût navigué en tout ou en partie pour son propre compte. La Russie ne pouvait donc recevoir les denrées coloniales nécessaires à ses besoins que par la voie directe de l’Angleterre ou par sa permission. Aussi, en dépit de tous les engagemens pris à Tilsitt et à Erfurth, ne cessa-t-elle pas un seul jour d’entretenir avec l’ennemi commun, par l’intermédiaire des navires américains et suédois, des relations de commerce. Mais, nous le répétons, sauf les cas assez nombreux de contrebande, ces relations restèrent restreintes au commerce des denrées coloniales, et elles le furent dans la limite des besoins de la consommation indigène.

L’Angleterre se vengea des mesures prohibitives dont la Russie frappait ses marchandises manufacturées, en repoussant ses bois, ses chanvres, ses blés, ses pelleteries, tous objets d’un volume considérable, et sur lesquels la fraude n’avait point de prise, ce qui détruisit, au préjudice de la Russie, toute espèce de balance dans le commerce d’échange entre les deux puissances, amena la baisse rapide de son change, et répandit une extrême souffrance dans les fortunes de la noblesse, toutes fondées sur l’exploitation du sol. Les Anglais s’approvisionnèrent en Suède et dans l’Amérique du Nord des objets qu’ils avaient jusqu’alors tirés de la Russie.

Ainsi, le système continental n’avait reçu dans cet empire qu’une demi-exécution ; il y avait été forcément tronqué et rapetissé aux mesquines proportions d’un régime de douanes. C’était là une situation déterminée si impérieusement par la nature des choses, que, jusqu’aux derniers mois de l’année 1810, l’empereur Napoléon l’avait admise et respectée. Mais le moment vint enfin où, appuyé sur sa force prodigieuse, ne gardant plus de mesures, il résolut d’arracher à la Russie une décision qui devait lui livrer son ennemie. Après avoir successivement chassé le commerce anglais de la Hollande, des villes anséatiques, de l’Oldenbourg, de la Prusse, de la Poméranie, de la Suède enfin, il l’avait traqué, pour ainsi dire, au fond de la Baltique. Ses produits n’avaient plus qu’une seule issue pour pénétrer par le Nord sur les marchés du continent, c’était la Russie. Que l’empereur Alexandre consentît à la frapper à son tour, en interdisant à tous les neutres les ports de ses états, et il ne restait plus à l’Angleterre qu’à nous demander merci. Le 10 octobre 1810, le duc de Bassano écrit au duc de Vicence : « Pressez l’empereur Alexandre de confisquer ces navires prétendus neutres et de fait anglais qui vont aborder dans ses ports ; qu’il donne à l’Angleterre ce coup de grâce, et elle est perdue, et la paix si désirée est conquise. Ils sont chargés de denrées coloniales ; cela seul doit être un titre de condamnation, toutes denrées coloniales se trouvant aujourd’hui, par la force des choses, marchandises anglaises, sous quelque pavillon qu’elles arrivent. Si la Russie les saisit, elle termine d’un seul coup la guerre, sinon elle l’éternise. »

Ainsi, l’empereur Alexandre tient dans ses mains les destinées de l’Angleterre, et avec elles l’avenir du monde. Jamais peut-être souverain ne fut appelé à prendre une décision aussi solennelle, d’une aussi vaste portée. Voici dans quels termes il répondit au duc de Vicence. Après avoir déclaré qu’il était aujourd’hui, comme après le traité de Tilsitt (8 novembre), l’implacable ennemi des Anglais, et que tout bâtiment qui ne pouvait fournir pour sa cargaison des certificats d’origine véritablement neutre était confisqué, il ajouta : « Mais je ne veux point confondre les innocens avec les coupables, je ne puis ni ne veux me faire un habit à votre taille. Vous dites que toute cargaison de bâtiment neutre est nécessairement de denrée anglaise ; mais personne ne sait ce que produisent de sucre et de coton les États-Unis. Saisir tous les bâtimens neutres, ce serait nuire et déclarer la guerre à des puissances amies. Enfin, si la Russie n’a pas de colonies, ce n’est pas une raison pour qu’elle se passe de denrées coloniales ; et si elle ne les reçoit point des neutres, qui lui en apportera ? Rien, continua-t-il, dans les traités, ne stipule ce que vous me demandez aujourd’hui ; je resterai l’ennemi inébranlable des Anglais, mais je suis non moins fermement résolu de ne pas aller au-delà de ce but. »

Ces paroles étaient bien graves ; elles allaient avoir un immense retentissement à Londres et à Paris, à Londres pour y fortifier les courages, à Paris pour y exciter la colère et la vengeance. Mieux que personne en Europe, Alexandre savait que tous ces navires américains qui abordaient dans ses ports étaient chargés de marchandises anglaises : s’il avait voulu rester fidèle à la lettre et à l’esprit du système continental, il leur eût interdit l’entrée de son empire, et il se fût ensuite aisément entendu avec la France pour accorder au commerce de ses peuples, à l’exemple de Napoléon, l’usage des licences. Mais la question commerciale n’est plus pour lui que secondaire ; il poursuit un tout autre but que le bien-être matériel de ses peuples : ce qu’il veut, c’est d’arracher l’Angleterre à la ruine qui la menace. D’un mot il peut la perdre, mais il aime mieux la sauver, et en la sauvant il abîme dans ses fondemens tout l’édifice du système continental.

Pour quiconque a suivi attentivement la marche des choses, de 1807 à 1810, cette décision ne saurait surprendre. Nous le répétons, l’alliance de Tilsitt n’existait plus ; les évènemens, dans leur cours violent et forcé, l’avaient détruite sans retour. La France avait rompu toutes les digues qu’elle avait opposées à sa puissance. Tout ce qui, autour d’elle, avait fait obstacle à sa marche impétueuse, elle l’avait brisé ou subjugué. La réunion de la Hollande et des villes anséatiques à l’empire, celle toute récente du Valais, dont le but était de mettre la France en communication plus facile avec l’Italie[2], venaient de compléter son vaste système de domination dans l’Occident. Elle se dressait seule maintenant sur sa base immense comme un pouvoir gigantesque, dominateur, personnifiant en elle seule toute l’Europe occidentale. Au milieu de ce naufrage de tant de couronnes, de tant d’états qui, naguère encore, se mouvaient dans une sphère indépendante et libre, deux puissances restaient seules debout, l’Angleterre et la Russie : la première, immuable dans son opposition à toutes les conquêtes, même légitimes, qu’avait faites la France depuis vingt ans ; la seconde qui, après avoir traversé toutes les épreuves d’une alliance avec cet empire, voyait s’approcher le moment où il n’y aurait plus pour elle d’autre alternative que le joug ou la guerre : le joug, elle était trop puissante pour le subir sans combattre ; la guerre, elle la redoutait comme un péril immense, mais tôt ou tard inévitable. Au point d’élévation où était parvenue sa puissance, l’empereur Napoléon ne pouvait plus s’arrêter. Peut-être le pouvait-il encore à Tilsitt, et c’est pour cela qu’une alliance avait été possible entre lui et l’empereur Alexandre. Aujourd’hui le char était lancé : il fallait qu’il touchât le but ou qu’il s’y brisât, et le but, c’était la recomposition générale du système européen sur des bases toutes nouvelles et sous l’action de la dictature momentanée de l’empereur Napoléon. Le rétablissement de la Pologne devait être une des bases de cette nouvelle Europe. Déjà cet ancien royaume commençait à sortir de ses ruines et n’attendait plus qu’une dernière secousse pour compléter sa régénération. Certes, on devait être convaincu que Napoléon ne laisserait point son œuvre inachevée. Le rétablissement de la Pologne n’était plus pour lui qu’une question de temps et d’opportunité. Telle était l’idée fixe, dominante en Russie : l’empereur, ses ministres, la cour, la noblesse, tous la partageaient. Dans l’attente de cette crise terrible, la Russie pouvait-elle accorder à l’empereur Napoléon ce qu’il lui demandait aujourd’hui ? Lui livrer l’Angleterre, n’était-ce pas lui aplanir le chemin à la dictature de l’Europe ? N’était-ce pas en quelque sorte lui livrer le monde ? L’Angleterre, appuyée sur l’insurrection espagnole, était en ce moment la seule force qui empêchât la France de déborder sur le Nord. Plus tard, lorsque la Russie aurait à combattre toutes les forces de l’Occident, cette même Angleterre était destinée à devenir son plus ferme allié. Bien loin donc de hâter sa ruine, il était de l’intérêt de la Russie de raviver ses forces épuisées, et au lieu de précipiter le terme de la guerre maritime, de la prolonger indéfiniment. Mais cependant rien n’était prêt encore dans cet empire pour une guerre contre l’occident ; l’état du continent lui laissait peu de chances d’y trouver des alliés. Il fallait donc qu’il tâchât d’ajourner à tout prix la lutte et d’endormir l’ardeur belliqueuse de son rival : c’est l’empereur Alexandre qui se chargea de ce rôle, rôle ingrat, et qu’il remplit avec une duplicité consommée. C’est, après tout, un triste spectacle que de voir le successeur de Pierre-le-Grand s’enfoncer dans le dédale des mensonges diplomatiques, feindre la confiance quand la crainte était dans son cœur, le dévouement au système de Napoléon quand il le démolissait depuis le faîte jusqu’à la base, l’inimitié à l’Angleterre quand il n’espérait plus qu’en elle, et que déjà il lui payait ses services futurs en la sauvant de l’abîme où la main de son ennemi allait la précipiter. Qu’on ne s’étonne plus du mot incisif du prisonnier de Sainte-Hélène : Alexandre est un Grec du Bas-Empire.

Le czar avait à faire à un génie trop pénétrant pour ne pas le deviner, et trop passionné, une fois qu’il l’avait jugé, pour le ménager. Son refus de fermer ses ports aux bâtimens neutres produisit sur Napoléon une de ces crises violentes qui remuent l’ame jusque dans ses profondeurs, et lui font prendre de ces décisions soudaines et terribles qui décident d’une vie tout entière. Depuis plusieurs mois, il avait comme ramassé toute sa puissance sur elle-même pour fondre sur son ennemi et l’écraser, et au moment où il croit saisir sa proie, la voilà qui lui échappe, et la main qui la lui arrache est la même qui, à Tilsitt, avait signé l’alliance destinée à la lui livrer ! Un génie moins obstiné que le sien eût fléchi sous les difficultés qui semblaient renaître d’elles-mêmes : mais, entraîné par sa passion contre l’Angleterre, poursuivi par une idée fixe, la possibilité de la cerner dans son île et de l’y faire périr d’engorgement, il se raidit contre la fortune, il résolut de marcher en avant dans la voie qu’il s’était ouverte, dût cette voie le conduire au pied du Kremlin ou sur les bords de la Newa. À dater de ce moment, sa politique à l’égard de la Russie entra dans une phase nouvelle. Elle commença à se montrer menaçante. Sa conduite envers le duc d’Oldenbourg en fut comme le premier symptôme.

Le duché d’Oldenbourg était depuis longtemps un foyer de contrebande anglaise. Sa proximité du rocher d’Héligoland, dont l’Angleterre avait fait tout à la fois un riche entrepôt pour ses marchandises, un refuge pour les proscrits allemands fuyant notre domination, et un arsenal pour armer, dans l’occasion, contre nous les mécontens de l’Allemagne, faisait de ce petit duché un point très dangereux pour notre politique. Enclavé dans les pays récemment soumis à l’empire, il fallait qu’il entrât de gré ou de force dans le système général qui avait déterminé les réunions. Mais le duc était oncle de l’empereur de Russie, et le duché, une donation de ce souverain. Alexandre avait formellement stipulé à Tilsitt la conservation de cet état. À tous ces titres, le duc d’Oldenbourg avait droit aux ménagemens de la France. Aussi, Napoléon lui avait-il d’abord laissé l’alternative d’accepter une indemnité à la place de son duché, ou de le conserver, à condition qu’il serait soumis à toutes les charges résultant de sa nouvelle situation. Mais le duc, trop prudent pour décider du sort de son duché sans l’assentiment de l’empereur Alexandre, commença par rejeter toute proposition de nature à altérer, en quoi que ce fût, l’indépendance de sa souveraineté. Napoléon apprit presque en même temps ce refus et celui d’Alexandre d’interdire ses ports aux bâtimens neutres. Décidé à ne plus garder de ménagemens vis-à-vis de la Russie, peut-être même heureux de pouvoir se venger des derniers torts d’Alexandre sur la personne de son oncle, il ordonna au général Compans (décembre 1810) d’occuper militairement le duché d’Oldenbourg, et cette occupation consommée, un décret impérial déclara le duché réuni à l’empire. Cette spoliation s’accomplit, il faut bien le dire, avec un déplorable mépris de toutes les convenances. La demeure du duc fut violée, nos soldats placés aux portes de son palais, et les scellés partout apposés. En réparation de tant de violences, l’empereur se borna à donner au duc une vague promesse d’indemnité.

Cette conduite affligea beaucoup l’empereur Alexandre. Sa dignité de souverain protecteur du duc d’Oldenbourg, son oncle, se trouvait gravement compromise. En fait d’égards et de procédés, ce prince exigeait beaucoup des autres parce que lui-même accordait beaucoup à leur amour-propre. Puis, il voyait avec une extrême douleur ses combinaisons de prudence et de ménagemens bouleversées par la politique impétueuse de son rival. Il voyait la guerre, que tous ses efforts tendaient à conjurer pour le moment, s’approcher à grands pas. Pendant plus de huit jours, les portes de son palais restèrent fermées à notre ambassadeur, auquel cependant il portait un attachement d’ami. Lorsque la première émotion eut été calmée (16 janvier 1811), il le fit venir, et il lui dit, avec une expression de tristesse profonde, que son allié venait d’attenter de la manière la plus flagrante au traité de Tilsitt, qui avait garanti positivement au duc d’Oldenbourg et sa principauté et son indépendance ; qu’on ne pouvait voir dans cette spoliation qu’un dessein marqué de faire une chose offensante pour la Russie. « Quelle pouvait donc être la cause d’aussi étranges procédés ? voulait-on le forcer à changer de route ? On se trompait : d’autres circonstances aussi peu agréables pour son empire ne l’avaient pas fait dévier de ses principes ; celles-ci ne le feraient pas changer davantage. Ce n’est point la perte d’un petit coin de terre, ajouta-t-il, qui me blesse, mais la forme qu’on y a mise : toute l’Europe a vu dans cette réunion un soufflet donné à une puissance amie. Il ne me reste plus qu’à protester contre cette violation des traités. » Puis, comme s’il eût craint d’avoir été trop loin, il finit par ces mots : « Je le répète, ce ne sera pas moi qui manquerai en rien aux traités, qui dérogerai en rien au système continental. Si l’empereur Napoléon vient sur mes frontières, s’il veut faire la guerre à la Russie, il la fera, mais sans avoir un grief contre elle. Son premier coup de canon me trouvera aussi fidèle au système, aussi éloigné de l’Angleterre que je le suis aujourd’hui, que je l’ai été depuis trois ans. »

Ce discours, qui commençait par des plaintes amères et finissait par des protestations de dévouement, était l’expression fidèle de la politique russe, ulcérée au fond et disposée à la vengeance, mais, dans les formes, cauteleuse et amicale. L’acte de protestation auprès des cours de l’Europe portait, comme le discours, ce double caractère.

Toutefois là ne s’arrêta point l’expression du mécontentement d’Alexandre. Il rendit, le 15 janvier 1811[3], un ukase calculé pour frapper le commerce français en Russie et favoriser l’importation, dans cet empire, des produits anglais. L’ukase prohibait nos objets de luxe et de mode et nos vins, et abaissait considérablement le tarif des droits sur les denrées coloniales, toutes nécessairement d’origine anglaise. En cas de fraude, les produits français étaient condamnés à être brûlés, et ceux d’Angleterre seulement à la saisie.

Napoléon ne pouvait se méprendre sur le véritable caractère de l’ukase : c’était un acte de représailles contre l’envahissement du duché d’Oldenbourg. Mais sa pénétration, au lieu de le guider dans les voies de la conciliation, ne lui arrache que des paroles de colère. « La haine seule, dit-il au prince Kourakin (février 1811), a pu conseiller l’ukase du 19 décembre. Nous croit-on donc insensibles à l’honneur ? La nation française est fibreuse, ardente ; elle se croira déshonorée lorsqu’elle apprendra que ses produits seront brûlés dans les ports russes, tandis que les produits anglais seront seulement confisqués. Je ne crains pas de vous le déclarer, monsieur l’ambassadeur, j’aimerais mieux recevoir un soufflet sur la joue que de voir brûler les produits de l’industrie et du travail de mes sujets. Quel plus grand mal la Russie peut-elle faire à la France. ? Ne pouvant envahir notre territoire, elle nous attaque dans notre commerce et dans notre industrie. »

Il donna l’ordre au duc de Vicence d’exiger du gouvernement russe le rappel de l’ukase, et il offrit en même temps d’indemniser le duc d’Oldenbourg avec la ville et le territoire d’Erfurth.

Le cabinet de Saint-Pétersbourg refusa de modifier l’ukase, prétendant que c’était une mesure générale, applicable à tous les produits du continent, un nouveau tarif protecteur de l’industrie nationale ; et quant à l’offre d’Erfurth, il la rejeta comme une indemnité insuffisante.

Ainsi donc, divisées sur deux questions capitales, la question polonaise et la question maritime, les deux cours ne pouvaient s’accorder davantage sur les questions secondaires. Au point d’irritation où elles étaient arrivées, il était impossible que leurs prétentions ou leurs craintes ne s’exprimassent point par des dispositions militaires destinées elles-mêmes à compliquer une situation déjà si grave.

C’est la Russie qui fit les premiers pas dans la voie des armemens. Elle les commença au mois d’août 1810, après le refus de la France de signer la convention russe sur le grand-duché de Varsovie. Dans les derniers mois de l’année 1810, ils prirent un développement extraordinaire. Une activité prodigieuse se manifesta dans toutes les branches du service militaire : l’armée fut considérablement augmentée ; les corps, dispersés sur toutes les limites de ce vaste empire, se rapprochèrent par un mouvement concentrique de ses frontières occidentales. On fortifia les grandes communications conduisant de l’Allemagne au cœur de la Russie, et des travaux immenses furent entrepris sur la Dwina.

Quel était le but de ces armemens ? préparaient-ils la guerre offensive ou la simple défense ? Tout annonce qu’à cet égard Napoléon supposait à l’empereur Alexandre de simples vues défensives. Sa défection s’exprimait sous des formes si timides, ses protestations d’attachement à l’alliance et de haine contre l’Angleterre continuaient d’être si vives, que Napoléon put croire à son désir de rester en paix et à la possibilité de le ramener à lui. Du reste, quelle que fût la pensée réelle du czar, il armait ; c’était pour l’empereur une loi d’armer à son tour, lors même qu’il n’y eût pas été poussé par l’espoir d’effrayer son rival et de l’arrêter dans la voie où il venait d’entrer. Cent mille fusils et un convoi d’artillerie considérable furent dirigés sur Varsovie ; le gouvernement du grand-duché fut invité à faire de nouvelles levées, à créer de nouveaux bataillons, à redoubler d’ardeur dans les travaux des places. La garnison de Dantzick fut augmentée de six mille hommes, et son matériel porté à un grand développement. Enfin, nos masses d’infanterie et de cavalerie recurent l’ordre de franchir le Rhin, et de se concentrer sur le Weser.

En apprenant tous ces faits, Alexandre parut troublé et surpris. Le 9 février 1811, il dit au duc de Vicence : « Vos mesures militaires prennent chaque jour un caractère plus hostile ; tout s’ébranle, et dans quel but ? Pour moi, je n’ai pas levé un homme de plus : les fortifications sur la Dwina sont purement défensives. L’empereur Napoléon veut-il la paix, l’alliance et le maintien du système ? Je suis à lui aujourd’hui comme je n’ai cessé de l’être depuis quatre ans ; mais il faut que ce soit l’Angleterre qu’il menace, et non pas ses alliés. S’il veut la guerre, il la fera sans motifs, et il sacrifiera une alliance qu’il aurait dû apprécier davantage ; s’il faut nous défendre contre lui, nous nous battrons à regret ; mais nous et tous les Russes, nous mourrons, s’il le faut, jusqu’au dernier, les armes à la main, pour défendre notre indépendance. »

Napoléon voulut répondre lui-même à ces plaintes. Le 28 février, il écrivit à l’empereur Alexandre une lettre que nous transcrivons presque en entier.

Après avoir protesté de son attachement à son alliance, il lui dit : « Je ne puis me dissimuler que votre majesté n’a plus d’amitié pour moi. Elle me fait faire des protestations et toute espèce de difficultés pour l’Oldenbourg, qui a été toujours le centre de la contrebande avec l’Angleterre. Le dernier ukase de votre majesté, dans le fond, mais surtout dans la forme, est spécialement dirigé contre la France. Dans d’autres temps, avant de prendre une telle mesure contre mon commerce, votre majesté me l’eût fait connaître. Notre alliance n’existe déjà plus dans l’opinion de l’Angleterre et de l’Europe. Que votre majesté me permette de le lui dire avec franchise, elle a oublié le bien qu’elle a retiré de l’alliance, et cependant, qu’elle voie ce qui s’est passé depuis Tilsitt. Par le traité de Tilsitt, elle devait restituer la Moldavie et la Valachie ; cependant, au lieu de les restituer, votre majesté les a réunies à son empire : la Valachie et la Moldavie font le tiers de la Turquie d’Europe. C’est une conquête immense qui, en appuyant le vaste empire de votre majesté sur le Danube, ôte toute force à la Turquie, et, on peut même le dire, anéantit cet empire.

« En Suède, tandis que je restituais les conquêtes que j’avais faites sur cette puissance, je consentais que votre majesté gardât la Finlande, qui fait le tiers de la Suède, et qui est une province si importante pour votre majesté, qu’on peut dire que, depuis cette réunion, il n’y a plus de Suède, puisque Stockholm est aux avant-postes du royaume ; et cependant la Suède, malgré les fautes politiques de son roi, est un des plus anciens amis de la France.

« Pour récompense, votre majesté exclut mon commerce depuis la Moldavie jusqu’à la Finlande et m’inquiète sur ce que je fais en-deçà de l’Elbe. Des hommes insinuans, et suscités par l’Angleterre, fatiguent les oreilles de votre majesté, de propos calomnieux. Je veux, disent-ils, rétablir la Pologne. J’étais maître de le faire à Tilsitt ; douze jours après Friedland, je pouvais être à Wilna. Si j’eusse voulu rétablir la Pologne, j’eusse désintéressé l’Autriche à Vienne ; elle demandait à conserver ses anciennes provinces et ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses possessions de Pologne ; je le pouvais en 1810, au moment où toutes vos troupes étaient engagées contre la Porte ; je le pourrais dans ce moment encore. Puisque je ne l’ai fait dans aucune de ces circonstances, c’est donc que le rétablissement de la Pologne n’était pas dans mes intentions. Mais si je ne veux rien changer à l’état de la Pologne, j’ai le droit aussi d’exiger que personne ne se mêle de ce que je fais en-deçà de l’Elbe. Moi, je suis toujours le même ; mais je suis frappé de l’évidence que votre majesté est toute disposée à s’arranger avec l’Angleterre, ce qui est la même chose que de mettre la guerre entre les deux empires. Votre majesté abandonnant l’alliance et brûlant la convention de Tilsitt, il serait évident que la guerre s’ensuivrait quelques mois plus tôt ou quelques mois plus tard. Le résultat de tout cela est de tendre les ressorts de nos empires pour nous mettre en mesure. Je prie votre majesté de lire cette lettre dans un bon esprit, de n’y rien voir qui ne soit conciliant et propre à faire disparaître, de part et d’autre, toute espèce de méfiance et à rétablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l’intimité d’une alliance qui, depuis quatre ans, a été heureuse. »

Cette lettre était une démarche pleine d’habileté, car, d’une part, elle tendait à rassurer la Russie sur la question de Pologne, et de l’autre, sans faire précisément du refus d’Alexandre de fermer ses ports aux bâtimens neutres, un cas de rupture immédiate, elle lui laissait clairement entrevoir que, s’il persistait dans ses refus, la guerre deviendrait tôt ou tard inévitable.

  1. La Suède portait à ce prince un véritable attachement ; elle l’aimait comme l’homme de son choix. Sa mort si prompte et dans un âge peu avancé éveilla des soupçons, qui, chez le peuple, se changèrent en conviction furieuse. Il le crut empoisonné. Résolu de venger sa mort, il choisit sa victime aux funérailles mêmes du prince. Le comte de Fersen était le frère de la comtesse Piper, l’ennemie jurée du parti qui avait fait élire le prince d’Augustenbourg. Il n’en fallut pas davantage pour attirer sur lui la rage du peuple. Le comte conduisait le deuil en qualité de grand-maréchal du palais. Des groupes furieux l’assaillirent dans sa voiture, l’en arrachèrent, et après l’avoir abreuvé d’outrages, le mirent en pièces. Il fallut la présence du roi pour apaiser la fureur populaire et ramener le calme dans la ville de Stockholm.
  2. En apprenant la réunion du Valais, Alexandre dit au duc de Vicence : « Voilà une belle acquisition, et qui vaut bien la Valachie. »
  3. 19 décembre 1810 (style russe).