Histoire politique des Cours de l’Europe/01

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Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 201-220).
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HISTOIRE POLITIQUE
DES
COURS DE L’EUROPE
DEPUIS LA PAIX DE VIENNE
JUSQU’A LA GUERRE DE RUSSIE.[1]

i.

Depuis le démembrement de la Prusse, la pensée de Napoléon ne cessa d’être préoccupée de deux grands projets, le premier d’abattre la puissance anglaise, le second de rétablir la Pologne. Mais les voies pour atteindre ces deux grands buts étaient bien différentes : l’une était droite et franche, l’autre oblique et mystérieuse. La guerre contre l’Angleterre se faisait à la face du ciel : elle embrassait le monde ; elle avait pour théâtres toutes les mers, pour acteurs ou instrumens presque tous les états civilisés du globe. Le rétablissement de la Pologne, au contraire, était une œuvre non-seulement d’une difficulté immense, mais compliquée d’intérêts majeurs et divers, et qui commandaient des ménagemens extrêmes. Pour l’accomplir, il fallait beaucoup de temps, des intervalles de repos suivis d’efforts prodigieux, une puissance dictatoriale, et, jusqu’à la dernière crise de son achèvement, une dissimulation profonde. De là, pour l’empereur Napoléon, un rôle double où l’audace des pensées et des actions était forcée de s’envelopper de mystères et de dénégations, rôle que d’ailleurs ne repoussait point son caractère à la fois énergique et dissimulé. Ainsi, nous le voyons, à Tilsitt, d’une main poser les fondemens de la nouvelle Pologne, et de l’autre, s’unir à cet empire de Russie auquel, tôt ou tard, il faudra bien qu’il arrache le fruit du triple partage ; il croit avoir assez fait dans ce premier effort : le germe est créé ; c’est au temps et aux évènemens à le développer. Pour le moment, l’alliance de la Russie suffit aux exigences de sa politique : il la contracte de bonne foi, avec la résolution d’y rester fidèle tant que la défection de son allié ou la violence des évènemens ne l’auront point détruite. Bientôt une nouvelle guerre s’allume en Allemagne. Cette guerre révèle la fragilité de l’ouvrage de Tilsitt ; mécontent de son allié, Napoléon se regarde comme dégagé des promesses qu’il lui a faites à Tilsitt et à Erfurth touchant la Pologne. L’état dont il a jeté les bases en 1807, il l’agrandit en 1809 ; le duché polonais s’accroît de deux millions d’ames ; l’édifice s’élève ; déjà ses grandes proportions se dessinent, mais il n’est point terminé, et le moment de la crise dernière n’est point venu. À Vienne comme à Tilsitt il veut s’arrêter ; il espère que de sa main puissante il pourra diriger encore cette grande question de la Pologne, la tenir à l’écart, et en ajourner dans un vague avenir la solution : il ne voit pour le moment qu’un but, abattre l’Angleterre. Maintenant que presque tous les états du continent lui sont soumis ou alliés, il va mettre à une dernière épreuve l’obéissance des uns, le dévouement des autres, pour que tous concourent, par un effort immense, à réduire sa grande ennemie maritime. Dans cette lutte décisive, le premier rôle, après le sien, appartient de droit à l’empereur Alexandre. Son alliance lui est plus que jamais nécessaire : il s’agit d’une partie définitive qu’il ne peut gagner s’il n’obtient de son allié un concours absolu et sans réserve.

Cependant sa pénétration est trop grande, il sait trop la portée de ses actes pour se dissimuler l’effet irritant qu’a dû produire à Saint-Pétersbourg le dernier traité de Vienne. En présence d’une révolution aussi profonde dans toute l’économie du système qui avait été fondé à Tilsitt, quelle attitude va prendre l’empereur Alexandre ? quelle sera la mesure de son dépit ? où s’arrêtera la limite de son opposition au nouvel ordre de choses ? Voilà ce qui préoccupe vivement l’esprit de l’empereur après la paix de Vienne.

Du reste, il compte sur le prestige de sa force, sur le caractère facile d’Alexandre, sur l’ascendant moral qu’à Tilsitt et à Erfurth il a exercé sur lui, et qu’il espère avoir conservé ; les premiers mouvemens d’irritation calmés, il se flatte de le ramener à lui à force d’empressemens et d’égards. Tous ses efforts vont tendre désormais à ranimer sa confiance et à le rassurer sur le sort de ses provinces polonaises. Aussitôt après la signature du traité du 14 octobre, il lui avait écrit de Schœnbrünn une lettre remplie des témoignages les plus affectueux, paraissant avoir oublié tous ses torts dans la dernière guerre et ne se rappeler que les épanchemens de Tilsitt et d’Erfurth. Cette lettre contenait une déclaration formelle de sa part de ne point rétablir la Pologne. Elle accompagnait la copie du traité de Vienne, et elle était destinée à en amortir l’impression fâcheuse. Il est facile de concevoir l’impatience mêlée d’inquiétude avec laquelle l’empereur, de retour d’Allemagne, attendait les premières nouvelles de son ambassadeur. Ces dépêches si vivement attendues le trouvent à Fontainebleau entouré des hommages et des respects des rois ses alliés, empressés à venir le complimenter sur ses derniers triomphes. Elles recevaient des circonstances un intérêt extrême.

Le duc de Vicence avait remis lui-même entre les mains de l’empereur de Russie la copie du traité du 14 octobre. Alexandre l’avait lue avec une extrême attention, sans proférer un mot, mais avec un visage troublé et mécontent. La lecture achevée, il était tombé dans un silence morne et plein de tristesse comme un homme frappé d’un coup inattendu. Il en était sorti par ces mots : « Je suis mal récompensé d’avoir remis mes intérêts dans les mains de l’empereur Napoléon, et de l’avoir secondé, comme je l’ai fait, dans la guerre et les négociations. Il semble qu’on ait pris à tâche de faire justement le contraire de ce que j’avais demandé. » Puis, il avait ajouté que ses intérêts blessés ne l’empêchaient point de sentir tout le prix de la paix ; « il l’acceptait telle qu’elle avait été signée, et il l’exécuterait loyalement. »

Le comte de Romanzoff, obligé à moins de ménagemens, mit à nu la pensée intime de son gouvernement. « Évidemment, dit-il à notre ambassadeur, vous cherchez à remplacer l’alliance russe dont vous ne voulez plus par celle du grand-duché. » Le cabinet de Saint-Pétersbourg ne se borna point à des plaintes verbales : il adressa une note au duc de Vicence, note pleine de reproches et d’amertume. « L’empereur Napoléon, y était-il dit, dispose de sa propre volonté de 2,400,000 habitans appartenant à un pays occupé par les troupes russes qui l’ont conquis : l’adjonction de 2,000,000 d’ames au grand-duché de Varsovie va développer la puissance de cet état, nourrir la pensée de ses habitans, partagée par l’opinion du monde, qu’il est destiné à redevenir royaume de Pologne. Sa majesté le dit sans hésiter : elle était en droit de s’attendre à un autre dénouement. »

Bientôt le peuple russe avait eu connaissance du traité. Heureuse enfin de sympathiser cette fois avec les sentimens du souverain, l’opinion, jusqu’alors mal contenue, avait fait explosion ; toutes les voix s’étaient élevées pour déplorer la faiblesse du czar, son dévouement sans mesure pour un allié perfide qui venait d’y répondre par une ingratitude dont l’histoire n’offrait point d’exemple. Il était impossible de le méconnaître ; la Russie tout entière se sentait atteinte dans sa dignité comme dans ses intérêts les plus chers, par l’agrandissement du duché de Varsovie et par l’affaiblissement démesuré de l’Autriche. Alexandre personnellement en était désespéré. Depuis quatre ans, il luttait avec effort contre les passions de son peuple en faveur de l’alliance française. Si du moins il eût retiré quelque avantage considérable de la dernière guerre, l’opinion l’eût absous : mais qu’avait-il à offrir pour apaiser les murmures de sa noblesse ? l’Autriche, la seule barrière qui le séparât du colosse français, démantelée et subjuguée, la Pologne sortant de ses ruines, reparaissant sur la scène du monde entourée des sympathies et des vœux d’une partie de l’Europe et impatiente de compléter sa régénération. Puis, l’amour-propre personnel du prince se trouvait gravement compromis : jugeant la crise trop importante pour rester effacé derrière ses ministres, il avait dirigé lui-même la négociation relative au partage de la Gallicie ; il avait mis à découvert sa dignité d’empereur, et le coup était allé le frapper directement et à fond.

Ainsi, orgueil du souverain, dignité nationale, intérêts généraux de l’empire russe, le traité de Vienne avait tout froissé : nul doute que si la crainte ne l’eût contenu, le cabinet de Saint-Pétersbourg n’eût point borné à des plaintes inutiles l’expression de son mécontentement. Mais la situation était grave : déjà la Russie ressentait les effets de l’abaissement de l’Autriche ; elle se voyait isolée et maîtrisée par cette France redoutable dont elle sentait bien qu’elle ne marchait plus l’égale. Il lui fallait modérer l’expression de son dépit, et se soumettre, pour le moment, à un ordre de choses jugé par elle comme une calamité déplorable.

Napoléon ne demandait pas autre chose. Le point important pour lui était qu’Alexandre évitât, dans le moment présent, toute explosion violente, et acceptât le traité de Vienne comme un fait accompli. L’avenir lui restait, et il comptait le mettre à profit pour se faire pardonner le coup qu’il venait de porter aux intérêts de son allié. L’occasion de lui offrir une sorte de réparation vint bientôt se présenter d’elle-même.

La résignation de l’empereur Alexandre avait ses limites. N’ayant point en ce moment la force ni la volonté d’attaquer de front le dernier traité de Vienne, il résolut du moins d’en amortir les funestes effets en obtenant de l’empereur Napoléon que, par un acte solennel et public, les deux empires fixassent, d’une manière irrévocable, le sort du duché de Varsovie et rendissent comme impossible le rétablissement futur de la Pologne. Il insista sur cet acte comme sur la seule garantie qui pût mettre un terme aux alarmes qu’avait excitées, dans son esprit comme dans celui de ses peuples, l’agrandissement récent du duché polonais.

Napoléon se trouva trop heureux de conserver à ce prix un allié qu’il craignait de s’être pour jamais aliéné. Il mit un empressement marqué à céder à ses instances ; il autorisa son ambassadeur à donner au cabinet de Saint Pétersbourg toutes les garanties qu’il pouvait désirer contre le rétablissement futur de la Pologne. Dans son discours d’ouverture au corps législatif (novembre 1808), il annonça hautement qu’il était résolu de ne faire aucune démarche tendant à la restauration de cet ancien royaume.

À ces témoignages de confiance et d’amitié, il en ajouta un dernier plus expressif que tous les autres. Il venait de prendre une décision, l’une des plus graves de sa vie, celle de se séparer de l’impératrice Joséphine et de contracter un nouveau mariage. Les deux époux avaient toujours vécu dans une douce et tendre harmonie, et les exigences de la politique pouvaient seules dissoudre une union qui avait été parfaitement heureuse. Mais il n’était point né d’enfant de ce mariage. Aux yeux de Napoléon, le trône qu’il avait fondé avait besoin, pour être consolidé, d’une autre sanction que celle de sa gloire et de sa puissance ; il lui fallait celle de l’hérédité. Une crainte continuelle obsédait sa pensée, c’est qu’à sa mort tous les intérêts ennemis de son gouvernement ne se réunissent pour détruire l’œuvre de son génie et de ses victoires, et que la France ne devint la proie du jacobinisme ou d’une contre-révolution bourbonienne. « Mes ennemis se donnent rendez-vous sur ma tombe, » s’écriait-il souvent. En devenant le fondateur d’une dynastie nouvelle, il espérait tout à la fois conjurer les coalitions de l’étranger, les complots de l’intérieur, les ambitions de sa propre famille, et intéresser à la conservation de son trône celle des cours de l’Europe à laquelle il s’allierait. Ainsi, le désir de se créer une grande alliance continentale qui l’a porté à chercher successivement son point d’appui à Berlin, à Vienne et enfin à Saint-Pétersbourg, ce désir va le guider encore dans le choix de sa nouvelle épouse. Le dévouement du prince Eugène eut alors à subir de cruelles épreuves. Ce fut lui que l’empereur chargea de préparer sa mère au coup qui, en la frappant, semblait devoir le déshériter de la plus belle couronne du monde. Le vice-roi remplit courageusement sa pénible mission. Les scènes qui se passèrent alors entre la mère et le fils furent déchirantes. Joséphine portait à l’empereur un attachement tendre et sincère. En lui donnant sa main lorsqu’il n’était encore que simple général de la république, elle avait aidé à sa fortune ; elle avait grandi avec lui ; elle avait joui de sa gloire et de sa puissance comme de sa confiance et de son affection. Il y a peu de douleurs humaines comparables à celle qui dut s’emparer du cœur de cette femme, lorsqu’il lui fallut sacrifier à la froide politique ses affections les plus chères et toutes les pompes du trône. La résignation était pour elle une loi ; elle subit son sort, non sans verser d’abondantes larmes.

Le 15 décembre, un conseil extraordinaire fut convoqué aux Tuileries : tous les princes et toutes les princesses de la famille impériale y assistèrent. L’empereur, s’adressant à l’archichancelier prince Cambacérès, lui dit : « La politique de ma monarchie, l’intérêt et le besoin de mes peuples, qui ont constamment guidé toutes mes actions, veulent qu’après moi je laisse à des enfans, héritiers de mon amour pour mes peuples, ce trône où la Providence m’a placé. Cependant, depuis plusieurs années, j’ai perdu l’espérance d’avoir des enfans de mon mariage avec ma bien-aimée épouse l’impératrice Joséphine ; c’est ce qui me porte à sacrifier les plus douces affections de mon cœur, à n’écouter que le bien de l’état, et à vouloir la dissolution de notre mariage. Parvenu à l’âge de quarante ans, je puis concevoir l’espérance de vivre assez pour élever, dans mon esprit et dans ma pensée, les enfans qu’il plaira à la Providence de me donner. Ma bien-aimée épouse a embelli quinze années de ma vie : elle a été couronnée de ma main… Je veux qu’elle conserve le rang et le titre d’impératrice. »

Joséphine prit ensuite la parole et dit d’une voix étouffée par les sanglots : « Je me plais à donner à mon auguste et cher époux la plus grande preuve d’attachement et de dévouement qui ait été donnée sur la terre ; je tiens tout de ses bontés ; c’est sa main qui m’a couronnée, et, du haut de ce trône, je n’ai reçu que des témoignages d’affection et d’amour du peuple français. Je crois reconnaître tous ces sentimens en consentant à la dissolution d’un mariage qui, désormais, est un obstacle au bien de la France, qui la prive du bonheur d’être un jour gouvernée par les descendans d’un grand homme. » Toute cette scène, malgré l’appareil d’étiquette qui y fut déployée, fut extrêmement touchante.

Le lendemain 16 décembre, un sénatus-consulte, adopté par le sénat, déclara dissous le mariage de l’empereur Napoléon avec l’impératrice Joséphine. L’épouse répudiée se rendit aussitôt à la Malmaison pour y cacher ses pleurs, et l’empereur à Trianon, comme s’il eût voulu fuir ce palais des Tuileries, témoin si long-temps de leur bonheur mutuel et qui venait d’être le théâtre de scènes si déchirantes.

Napoléon avait à choisir une nouvelle épouse. Trois partis se présentaient à lui : une princesse de Saxe, une archiduchesse d’Autriche et une grande duchesse de Russie. Une alliance avec la maison de Saxe n’eût répondu qu’imparfaitement au but que se proposait l’empereur ; elle n’eût point renforcé son système et elle eût certainement déplu à Saint-Pétersbourg. Une archiduchesse était un brillant parti, mais qui avait un inconvénient immense, celui de nous aliéner l’empereur Alexandre. Restait le parti russe, qui réalisait au plus haut degré tous les avantages d’une alliance de famille.

L’empereur Alexandre avait une sœur, la grande-duchesse Anne Petrowna, âgée de seize ans. C’est à cette jeune princesse que Napoléon résolut de s’unir. Les convenances politiques le guidèrent surtout dans cette préférence. Il ne pouvait s’abuser sur les dispositions actuelles d’Alexandre, et il savait bien que pour le rattacher à sa cause, il fallait d’autres garanties que de simples protestations d’amitié. Évidemment, la guerre de 1809 et le traité qui l’avait terminée avaient comme dissous l’alliance de Tilsitt. Les intérêts de la France et de la Russie, harmonisés par cette alliance, étaient devenus incompatibles et déjà tout-à-fait hostiles, et cependant la première ne pouvait se passer du concours de la seconde, dans les mesures extrêmes et décisives qu’elle méditait contre l’Angleterre. De là, de part et d’autre, une position fausse et violente dont il n’était possible de sortir que par deux issues, par une nouvelle alliance politique fondée, comme celle de Tilsitt, sur un partage à peu près égal de force et d’influence entre les deux empires, ou par une guerre qui soumit le plus faible au plus fort. Mais ces deux partis extrêmes répugnaient à Napoléon : l’alliance, parce qu’elle eût exigé tout d’abord de sa part le sacrifice d’une partie de sa prépondérance ; la guerre, parce qu’elle l’écartait du but actuel de ses efforts, l’abaissement de l’Angleterre.

Entre ces deux partis la raison conseillait de choisir le premier. La véritable force doit savoir se maîtriser elle-même. Napoléon ne fut si grand à Tilsitt que parce qu’il posa lui-même des bornes à sa puissance, en admettant au partage de la domination du continent son ennemi vaincu. Aujourd’hui les calculs d’une ambition exclusive l’emportent sur ceux d’une politique mesurée et conservatrice. Il ne veut rien céder de ce qu’il a conquis, ni se faire pardonner l’excès de sa puissance en élevant à son niveau celle de la Russie, et il se flatte de concilier tant d’exigences avec le maintien de l’alliance et de la paix, au moyen d’une combinaison intermédiaire, par une alliance de famille. Il espère qu’Alexandre ne résistera point à un témoignage aussi éclatant d’attachement, et qu’il lui rendra la confiance et l’amitié qu’il lui exprimait naguère.

Le 22 novembre, près d’un mois avant la consommation du divorce, des instructions spéciales furent envoyées à Caulaincourt, pour qu’il préparât les voies à cette alliance. « Dans l’entrevue d’Erfurth, lui écrivit le duc de Bassano, l’empereur Alexandre doit avoir dit à l’empereur Napoléon qu’en cas de divorce, la princesse Anne, sa sœur, était à sa disposition. Sa majesté veut que vous abordiez la question franchement et simplement avec l’empereur Alexandre, et que vous lui parliez en ces termes : Sire, j’ai lieu de penser que l’empereur des Français, pressé par toute la France, se dispose au divorce. Puis-je mander qu’on peut compter sur votre sœur ? Que votre majesté veuille y penser deux jours et me donne franchement sa réponse, non comme à l’ambassadeur de France, mais comme à une personne passionnée pour les deux familles. Ce n’est point une demande formelle que je vous fais, mais un épanchement de vos intentions que je sollicite. » Cette lettre était signée par le ministre, mais avait été dictée par l’empereur. Lorsque la dépêche parvint à notre ambassadeur, Alexandre visitait les provinces de son empire, d’où il ne revint à Saint-Pétersbourg que dans les derniers jours de décembre. Le duc de Vicence mit à profit cette absence ; il prit des informations précises sur la personne de la grande-duchesse Anne, et il sut que sa constitution, d’une apparence frêle, venait à peine d’atteindre son entier développement. Dans le moment même où il transmettait ces indications à l’empereur, et avant qu’elles ne fussent arrivées à Paris, Napoléon lui envoyait l’ordre exprès de demander en son nom la main de la grande-duchesse Anne. La lettre qui contenait ces ordres portait la date du 13 décembre, et elle avait été dictée, comme celle du 22 novembre, par l’empereur lui-même. « On n’attachait, disait-il dans cette lettre, aucune importance à la différence des religions, et on voulait une réponse immédiate. » La même lettre renfermait ces mots : « Partez de ce principe que ce sont des enfans qu’on veut. »

Tandis que cette négociation s’ouvrait à Saint-Pétersbourg, l’Autriche se mettait sur les rangs, et, prenant l’initiative, offrait d’elle-même à Napoléon la main d’une archiduchesse. Elle fut certainement instruite à temps du projet de divorce et de l’intention de l’empereur de demander une épouse à la Russie. Cet évènement, dans la détresse actuelle de l’Autriche, avait une portée immense. Il ne pouvait y avoir de sûreté pour elle qu’autant que la France et la Russie cesseraient d’être intimement unies. Leur alliance causait son désespoir, puisqu’elle ne lui offrait en perspective que ruine ou servitude. Si elles venaient maintenant à resserrer leurs nœuds par un mariage, elle perdait le seul avantage qu’elle espérait avoir retiré de la dernière guerre, celui d’avoir dissous l’alliance de Tilsitt. Elle tombait de nouveau à la merci de Napoléon et d’Alexandre, n’ayant plus cette fois la force nécessaire pour leur résister. Une alliance de famille avec le chef de la France pouvait seule prévenir un évènement aussi funeste. M. de Metternich aborda le premier ce sujet délicat avec le comte de Narbonne, gouverneur de Trieste, qui se trouvait alors à Vienne. Cette démarche eut lieu dans les premiers jours de décembre. Après avoir d’abord enveloppé sa pensée de voiles diplomatiques, comme c’est l’habitude de son esprit, il finit par s’expliquer clairement. « Croyez-vous, dit-il à Narbonne, que l’empereur Napoléon ait jamais eu l’envie de divorcer avec l’impératrice ? » Sur les réponses vagues du comte de Narbonne, il reprit et s’étendit long-temps et avec chaleur sur les convenances et la possibilité d’une alliance de famille entre les deux cours. Le nom de l’archiduchesse Marie-Louise fut prononcé, puis il ajouta : « Cette idée est de moi seul, je n’ai point sondé les intentions de l’empereur à cet égard ; mais outre que je suis comme certain qu’elles seraient favorables, cet évènement aurait tellement l’approbation de tout ce qui possède ici quelque fortune et quelque nom, que je ne le mets pas un moment en doute, et que je le regarderais comme un véritable bonheur pour mon pays et une gloire pour le temps de mon ministère[2]. »

Il est probable que la dépêche du comte de Narbonne, relative à cette ouverture, parvint à Paris à peu près en même temps que les renseignemens de Caulaincourt sur la complexion délicate de la grande-duchesse Anne. Ces renseignemens durent préparer Napoléon à un refus de la Russie, et le disposèrent tout naturellement à recevoir les offres de l’Autriche. La question du mariage fut entamée avec l’ambassade d’Autriche par un agent non officiel, le comte Alexandre de Laborde ; il en reçut la déclaration formelle que, si l’empereur Napoléon demandait la main de l’archiduchesse Marie-Louise, il trouverait un accueil favorable. Cette négociation fut conduite, de notre côté, avec tant d’art et de réserve, que le nom de l’empereur ne s’y trouva nullement compromis, et qu’il n’y eut d’engagé que la parole du prince de Schwartzemberg, ambassadeur d’Autriche.

L’empereur tenait ainsi dans ses mains les fils d’une double négociation, tout prêt à conclure avec la Russie si elle acceptait, avec l’Autriche si la réponse de Pétersbourg n’était point favorable. Cette réponse arriva enfin.

L’empereur Alexandre avait paru extrêmement sensible à la demande de Napoléon ; mais il avait répondu aussitôt que l’âge trop tendre de sa sœur serait peut-être un obstacle à une alliance qui comblerait les vœux les plus chers de son cœur ; « il allait, ajouta-t-il, en conférer avec l’impératrice sa mère, qui en déciderait elle-même. » La demande rencontra, dans cette princesse, des objections de plus d’un genre : les unes avouées hautement et en quelque sorte officielles, c’étaient celles relatives à la constitution délicate de sa fille ; d’autres, plus secrètes et plus vives, inspirées par l’orgueil dynastique et des préjugés de race. De plus, on élevait des prétentions singulières sur la question religieuse : on exigeait une chapelle aux Tuileries, avec tout le cortége du culte grec. Quant à l’empereur Alexandre personnellement, il désirait vivement l’alliance, faisant bon marché des préjugés dynastiques dans une affaire où la politique avait une si grande place. Les derniers témoignages de confiance et d’amitié qu’il avait reçus de Napoléon l’avaient réellement touché, et avaient amorti la fâcheuse impression qu’avait faite sur lui le dernier traité de Vienne ; il commençait à prodiguer de nouveau à notre ambassadeur les paroles amicales et flatteuses. Le 2 janvier 1810, il lui dit, avec une grace pleine de séduction : « Qu’il ne soit plus question entre nous de reproches ni de plaintes ; j’ai été pour l’empereur Napoléon encore plus un ami qu’un allié, je le serai plus que jamais, maintenant qu’il me rassure sur les justes inquiétudes qu’il m’avait données ; et le temps lui prouvera que je suis de ces gens que rien ne change. Ce n’est pas seulement vers votre nation que me portent mon cœur et mes opinions, mais aussi vers le grand homme qui vous gouverne. Comme tout le monde, j’admire sa gloire et son génie ; comme souverain et comme son ami, je fais des vœux pour tout ce qui peut asseoir et perpétuer sa dynastie. » Les vœux secrets du cœur de ce prince étaient donc en faveur d’une alliance de famille qui deviendrait, pour son empire, une garantie de sûreté et de paix, et, pour les prétentions légitimes de sa politique, un nouveau point d’appui. Peut-être espérait-il, en cette occasion, que Napoléon se prêterait aux impossibilités présentes et se résignerait à attendre : il demandait un délai de quelques mois.

Mais la dignité du chef de la France ne lui permettait pas de rester plus long-temps à la merci d’un refus de l’impératrice-mère. « Ajourner, c’est refuser, dit-il ; d’ailleurs, je ne veux pas, dans mon palais, entre moi et ma femme, des prêtres étrangers. » Et il partit, dès ce moment, se prononcer en faveur de l’archiduchesse Marie-Louise. Cependant, avant de faire la démarche officielle, il réunit son conseil et lui soumit les deux projets de l’alliance russe et de l’alliance autrichienne. La majorité se prononça en faveur de cette dernière. Les partisans de cette opinion dirent que l’Autriche n’avait cessé jusqu’ici d’être, sur le continent, le pivot et le centre de toutes les coalitions contre la France ; qu’elle était dominée par la crainte que l’empereur Napoléon ne la détruisît ; qu’une alliance de famille calmerait ses inquiétudes, et, en la désarmant, assurerait la paix du continent. L’empereur appuya cette opinion avec chaleur. Le roi de Naples, le prince de Talleyrand et le ministre de la police, Fouché, votèrent pour la Russie. « Il n’y a en Europe comme en France, dit Fouché, que deux partis : celui qui a perdu à la révolution et celui qui y a gagné. L’Autriche est en perte, la Russie est en gain ; c’est donc à la Russie qu’il faut s’allier. » Cette opinion était celle d’une politique saine et élevée : c’était celle de l’empereur ; mais il se croyait maîtrisé par les circonstances ; il lui répugnait d’ajourner son nouveau mariage. La Russie, par son refus déguisé, le précipitait dans les bras de l’Autriche.

La demande en mariage de l’archiduchesse Marie-Louise fut faite immédiatement.

Cette grande décision, sur laquelle la cour de Vienne osait à peine compter, la combla de joie ; elle la reçut comme un retour inespéré de fortune. Tout se trouvant réglé d’avance entre les deux cours, la conclusion du mariage ne se fit pas attendre. Le 14 janvier, la nullité du mariage de Napoléon avec Joséphine fut prononcée par l’officialité de Paris, sous prétexte que toutes les formalités religieuses exigées par le concile de Trente n’avaient point été remplies. Napoléon se prêta à cette décision, pour apaiser les scrupules religieux de l’empereur François.

Berthier, prince de Neuchâtel, fut choisi pour aller épouser solennellement, au nom de son souverain, l’archiduchesse Marie-Louise. Il arriva à Vienne le 3 mars, et le 11 le mariage fut célébré dans cette capitale avec un éclat extraordinaire. Le 13 du même mois, la fille des Césars s’arracha des bras de son père et de sa famille, pour venir partager le lit et le trône du soldat couronné qui avait cueilli ses plus beaux lauriers dans les champs de Rivoli, d’Austerlitz et de Wagram.

Le duc de Vicence fut aussitôt chargé d’instruire la cour de Saint-Pétersbourg de ce grand évènement. Il eut ordre de dire à l’empereur Alexandre que le mariage que son souverain venait de contracter n’avait point de caractère politique, et n’altérerait, en aucun point, les sentimens d’amitié qu’il avait voués à son allié de Tilsitt. Il devait de plus insinuer que c’étaient les difficultés soulevées par la différence des deux cultes qui avaient décidé l’alliance en faveur de la maison d’Autriche.

La cour de Russie n’était nullement préparée à une semblable alliance. Alexandre en fut atterré. Malgré son art à dissimuler, il lui fut impossible de maîtriser le dépit extrême qu’il en conçut. Ne pouvant attaquer l’acte en lui même, il s’en prit à la forme. Il se montra blessé de la précipitation avec laquelle le mariage s’était conclu à Vienne : « Félicitez l’empereur sur le choix qu’il a fait, dit-il au duc de Vicence ; il veut des enfans, toute la France lui en désire ; le parti qu’on a pris est donc celui qu’on devait préférer ; il est cependant heureux que l’âge nous ait arrêtés ici ; où en serions-nous si je ne me fusse pas borné à parler de cela en mon nom à ma mère ? quels reproches n’aurait-elle pas à me faire ? quels reproches n’aurais-je pas à vous adresser ? car il est évident que vous traitiez des deux côtés. » Il finit en se plaignant qu’on lui objectât la différence des religions, lorsqu’on avait commencé par déclarer que cette différence ne serait point un obstacle au mariage.

Cet évènement a été décisif dans les relations politiques des deux empereurs. Il acheva ce que le dernier traité de Vienne avait commencé. Il creusa entre eux un abîme que rien ne put combler. Toute confiance, toute harmonie entre ces deux grands princes, furent détruites sans retour. Les dernières protestations de Napoléon, ses égards empressés, tout fut effacé aux yeux du czar. L’alliance de famille lui parut un acheminement à une alliance politique, le symptôme éclatant d’un nouveau système, et le dernier coup porté à celui qui avait été établi à Tilsitt. C’est alors que l’avenir commença à lui apparaître sombre et menaçant, et qu’il résolut de se mettre en mesure pour tenir tête aux orages qui s’amoncelaient dans l’Occident.

À tout prendre, ce fut un grand malheur pour Napoléon qu’il n’ait pu s’unir par les liens du sang avec l’empereur Alexandre : même en admettant que cette alliance n’eût point détourné le cours des évènemens, elle l’eût certainement ralenti ; elle en eût modéré la violence, elle eût ajourné la solution des graves difficultés que le dernier traité de Vienne avait soulevées entre les deux empires. N’eût-elle produit que ce résultat, il eût été immense, car gagner du temps pour l’empereur, c’était tout. Libre pour quelque temps d’inquiétude du côté du Nord, il eût appliqué son génie et ses forces à pacifier l’Espagne et à vaincre l’Angleterre. Ces deux ennemis abattus, il fût devenu le dictateur de l’Europe, l’arbitre souverain de toutes les questions. Sa puissance fût devenue si prodigieuse, qu’Alexandre n’eût probablement point osé la braver, heureux sans doute d’accepter les dépouilles de l’empire ottoman en dédommagement de sa résignation au rétablissement intégral de la Pologne.

L’alliance avec l’Autriche, au contraire, à côté d’avantages douteux, entraînait d’immenses inconvéniens ; et d’abord elle nous aliénait la Russie dont le dévouement et l’appui nous étaient indispensables pour triompher de l’Angleterre, et ne la remplaçait point par l’alliance de l’Autriche, car cette puissance, depuis ses derniers malheurs, n’avait plus d’alliance à nous offrir ; elle nous appartenait forcément, non à titre d’amie, mais comme une ennemie vaincue et subjuguée. Marie-Louise, donnée par elle au chef de la France, ne pouvait être que le triste gage de sa servitude, et la plus vive expression de son abaissement. Cette alliance a été bien funeste à l’empereur, car elle l’a entouré d’illusions et de mensonges. Elle lui a fait voir un beau-père et un allié dans un ennemi qui ne lui avait livré sa fille que pour sauver sa monarchie et sa couronne.

La France ne se laissa point éblouir par l’éclat et le faste des fêtes du mariage ; son jugement resta sain et ferme au milieu de l’ivresse étudiée et des adulations des courtisans ; elle jugea sévèrement l’alliance ; elle ne put voir sans douleur son illustre chef passer des bras d’une épouse qui était sortie de ses rangs, dans ceux d’une Autrichienne, et, par cet accès d’orgueil monarchique, répudier, en quelque sorte, son origine plébéienne et révolutionnaire.

Maintenant que cette alliance fatale est conclue, tous les regards de l’Europe vont se fixer sur Paris, et Vienne, car du degré d’intimité qui va s’établir entre les deux cours, doivent naître les évènemens qui décideront du sort du monde. Le spectacle est grand et digne, en tous points, du drame terrible qui se joue en Europe depuis vingt ans.

Si l’alliance de famille devait être un jour une calamité pour la France, on peut dire que, pour l’Autriche, elle fut une véritable crise de salut ; son premier effet était de garantir son existence et celle de la dynastie impériale. Dans l’état de détresse où cette monarchie était tombée, elle pouvait, elle et son empereur, s’attendre à tous les genres d’infortune. Le mot de Napoléon au prince de Lichtenstein, dans le camp de Znaïm, donnait la mesure des coups que sa main pouvait frapper[3]. Maintenant, du moins, tout le monde était rassuré : l’état conservait son existence, l’empereur François son trône ; le présent et l’avenir se trouvaient garantis, c’étaient là d’immenses avantages. Mais le jeune ministre auquel l’empereur François venait de confier la haute direction des affaires poursuivait un but beaucoup plus élevé. Déjà, depuis long-temps, le comte de Metternich s’efforçait d’engager sa cour dans une alliance politique avec celle des Tuileries, non qu’il fût entraîné vers la France par des sympathies d’idées ou de systèmes ; tout autant que personne en Autriche, il haïssait sa domination, mais il la redoutait encore plus qu’il ne la haïssait. Tant qu’il avait cru son pays assez fort pour la vaincre par les armes, il avait approuvé son système de coalitions ; mais après la bataille d’Iéna, la question lui parut jugée pour un temps, et le moment venu, pour sa cour, de prendre place dans le système français. Ambassadeur d’Autriche à Paris, il ne cessa dès-lors de conseiller l’union avec la France. Son argument décisif était que Napoléon, qui ne pouvait se passer d’une grande alliance continentale, qui, avant et après la bataille d’Eylau, avait fait de bonne foi ses offres à l’Autriche, s’adresserait à Saint-Pétersbourg, s’il était refusé à Vienne, et que saisie dans les serres d’une alliance aussi redoutable, sa cour y trouverait la ruine ou la servitude. Ses conseils ne furent point écoutés, Napoléon conclut l’alliance de Tilsitt, et deux ans après, l’Autriche jouait, pour la quatrième fois, son existence dans les champs d’Eckmuhl et de Wagram. Après ces grands désastres, le rôle du comte de Metternich se dessina plus fortement encore. Il devint le chef avoué du parti pacifique et français, comme le comte de Stadion l’était du parti belliqueux et anglais. C’est à ce titre qu’il fut choisi pour négocier la paix à Altenbourg, et au même titre encore qu’il fut placé, après la paix, à la tête des affaires. Il avait alors trente-six ans. Quoiqu’il arrivât au gouvernement de l’état avec une grande réputation de sagacité, il n’avait point encore donné la mesure de ses rares talens. Le genre et le grand nombre de succès que les agrémens de son esprit et de sa personne lui avaient valus à Paris, pendant son ambassade, le faisaient passer généralement pour un homme de plaisir, léger dans ses goûts, ayant peu d’avenir, et qui n’était point à la hauteur des grands évènemens au milieu desquels il se trouvait placé. D’origine étrangère (sa famille, illustre d’ailleurs, faisait partie de ces nobles médiatisés qui, après la paix de Lunéville, étaient venus chercher des honneurs et de l’emploi à Vienne), personnifiant pour ainsi dire la nécessité implacable qui enchaînait l’Autriche à la France, entouré d’ambitions rivales intéressées à le perdre, il était à peine supporté par toute la cour et le pays, comme la dernière condition d’une paix flétrissante. Mais c’était un de ces hommes appelés, par la distinction éminente de leur esprit, à de hautes destinées ; il se montra, dès son arrivée au timon des affaires, ce qu’il est encore aujourd’hui, accessible sans doute aux préjugés et aux passions politiques, mais sachant au besoin en faire le sacrifice, dirigé en général plus par les intérêts que par les principes, prenant son point d’appui dans les évènemens plutôt que dans les coteries de cour et les factions, et avant tout, ennemi prononcé des partis extrêmes ; à l’inverse du génie audacieux qui gouvernait la France, son système était de tourner les obstacles au lieu de les briser, de ne jamais se refuser à la fortune quand elle se présentait, mais de savoir l’attendre ; son esprit est vaste, pénétrant, timide dans les crises périlleuses, mais prompt et hardi dans l’exécution de ce qu’il a résolu, au fond bien plus habile encore que grand, et plus fait pour conserver que pour détruire ou fonder. Ses défauts sont ceux de ses qualités ; il est essentiellement l’homme des intérêts présens ; sa conscience souple et facile admet toutes les métamorphoses, même les plus opposées. La dignité du caractère et la moralité politique se perdent à travers toutes ces transformations, et, il faut bien le dire, jamais homme d’état n’a poussé plus loin que M. de Metternich le mépris de la vérité et l’oubli de la foi jurée.

Ce ministre arriva donc aux affaires avec la pensée arrêtée de lier son pays à la France. C’est dans ce but qu’il conseilla à l’empereur son maître de donner la main de sa fille à l’empereur Napoléon, et ce mariage ne fut pour lui qu’un moyen d’arriver plus sûrement à l’objet de tous ses vœux, à l’alliance politique. Mais cette alliance ne pouvait plus être ce qu’elle eût été après la journée d’Eylau. L’Autriche alors était encore assez puissante pour se faire payer cher ses services. Aujourd’hui, elle était en quelque sorte hors d’état de se mouvoir sous la main de son vainqueur et de son maître. Sous quelque forme qu’elle voulût se déguiser à elle-même son servage, sa destinée était d’être la vassale et non plus l’alliée de l’empire français. M. de Metternich ne se dissimulait nullement l’humilité d’une pareille situation, et il la subissait sans réserve, comme une nécessité horrible, mais dont, à force de ruses et d’habileté, il ne désespérait point de tirer de grands avantages.

La cour de Vienne s’associa franchement à la pensée de son ministre et s’abandonna tout entière à l’impulsion qui l’entraînait vers nous. L’alliance politique devint le but de tous ses vœux comme de toutes ses démarches. À voir son ardeur actuelle, dépourvue de toute dignité, on eût dit qu’elle voulait pénétrer de force dans notre système et conquérir de haute lutte notre amitié et notre confiance. Cette cour nous donna alors un étrange spectacle. On vit son empereur, ses ministres, ses archiducs, sa noblesse elle-même, changer brusquement et sans pudeur de langage et d’attitude vis-à-vis de nous, accabler d’égards et d’empressemens notre ambassadeur, rivaliser de servitude et d’adulations, exalter à l’envi la gloire et le génie du grand homme qui nous gouvernait, tous enfin concourir de leurs paroles et de leurs actions à cet éclatant mensonge d’un dévouement prétendu sincère à leur plus mortel ennemi : nouvel et triste exemple de la dégradation et de l’avilissement dans lesquels l’excès du malheur finit trop souvent par précipiter les ames. L’empereur François joua son rôle, dans cette haute comédie politique, avec une apparence de bonhomie pleine de ruse et d’habileté. Ses effusions de père l’aidèrent merveilleusement à dissimuler ses vues politiques. Le sacrifice de sa fille une fois consommé, il parut s’identifier avec les nouvelles destinées de Marie-Louise. On le vit se passionner pour les moindres incidens qui se rattachaient à une tête aussi chère, se montrer heureux de son bonheur, fier de l’avoir placée sur le premier trône du monde, puis associer à ces sentimens de père l’expression de ses vœux pour l’alliance. Rien ne contribua plus que ce mélange de tendresse paternelle et de ruse politique à tromper la sagacité de Napoléon. Il lui a fallu les cruelles épreuves de 1814 et de 1815 pour l’éclairer sur la bonne foi et les vertus de famille de la noble maison de Hapsbourg et de Lorraine.

« Je donne à votre maître ma fille chérie, dit l’empereur François, le 11 mars 1810, au comte Otto, notre ambassadeur à Vienne ; elle mérite d’être heureuse, et je suis sûr qu’elle le sera : aussi voyez-vous la joie répandue sur tous les visages ; mes peuples ont besoin de repos, ils applaudissent au dessein que nous avons pris ; je suis sûr que nos liens se resserreront de plus en plus. » Quelques jours après, il dit au même ambassadeur ces mots plus expressifs encore : « Nous n’avons plus qu’un même intérêt, c’est de resserrer nos liens et de travailler de concert au repos de l’Europe. »

L’oligarchie autrichienne prêta franchement son appui au système nouveau : jamais elle n’avait abhorré plus profondément notre domination ; mais, éclairée et habile, elle avait la mesure exacte et le sentiment des malheurs du pays. Elle-même avait beaucoup souffert dans la dernière guerre : elle avait trempé de son sang les champs d’Eckmuhl, d’Essling et de Wagram. La paix et le repos lui étaient nécessaires pour cicatriser d’aussi grands maux. Elle approuva donc l’alliance de famille : au lieu de se tenir à l’écart, elle affecta d’étaler ses pompes dans les solennités du mariage ; elle évita ensuite d’entraver, par aucune démarche improbatrice, le système de M. de Metternich, parut résignée et soumise, se contentant d’épancher l’expression de ses regrets comme de ses espérances dans l’intimité des familles ou dans les coteries des salons.

Quant au fond même du pays, il applaudit bien plus franchement encore à l’alliance de famille. Les populations commençaient à subir le prestige attaché à la gloire et aux grands succès : elles éprouvaient je ne sais quel respect mêlé de résignation fataliste pour cette grande France et son illustre chef, auxquels la Providence semblait décidément livrer l’empire du monde ; et puis, elles étaient à bout d’énergie, fatiguées de toujours combattre sans jamais vaincre. Les intérêts publics et privés avaient tant souffert, le deuil et la ruine avaient frappé tant de maisons, qu’on n’aspirait plus qu’au repos. On voulait la paix à tout prix, fût-ce une paix sans honneur ni dignité.

Le mariage et tout le système politique qui s’y rattachait rencontrèrent donc en Autriche une approbation générale. Il y eut sans doute des ames trop passionnées pour se résigner et se taire, des ambitions déçues et irritées, des amours-propres que blessa l’élévation de Marie-Louise. L’impératrice sa belle-mère et l’archiduchesse Béatrix en conçurent, dit-on, une vive jalousie, mais c’étaient là des adversaires peu redoutables. Ils formèrent des coteries, mais point de partis, des intrigues et non une opposition sérieuse : ils avaient contre eux la raison politique et le pays tout entier.

Dans les calculs et les espérances de la cour de Vienne, le mariage devait conduire à l’alliance politique, et l’alliance politique à un changement complet dans le système fédératif de la France. Enlever la France à la Russie et détruire jusqu’aux derniers vestiges du système fondé à Tilsitt, voilà quel était son grand but : à peine le mariage eut-il été conclu, qu’elle se mit sérieusement à l’œuvre pour nous exciter et nous aigrir contre notre allié. Tout ce qu’elle employa de ruses et de mensonges pour arriver à ses fins forme assurément une des pages les plus curieuses de cette grande histoire : dans cette vue, rien ne lui coûta, ni les accusations directes et violentes, ni les insinuations perfides. Afin de nous mieux fasciner, elle simula l’effroi : à entendre M. de Metternich et les archiducs, l’Europe n’avait plus qu’une seule et redoutable ennemie, c’était la Russie. La civilisation de l’Occident était menacée par la barbarie moscovite, et son indépendance, par cet empire formidable qui s’étendait depuis la Laponie jusqu’à la mer Égée. L’empereur Napoléon était seul assez puissant pour le contenir. C’était de sa fermeté et des hautes prévisions de son génie que l’Occident attendait son salut. Dans toutes ces plaintes, il y avait une insinuation évidente et d’une séduction bien perfide : c’est que le moment était venu pour la France de relever la barrière de la Pologne. La cour de Vienne irritait ainsi notre ambition ; elle nous déclarait, sous toutes les formes et à tous propos, qu’elle voulait être française, s’associer à notre gloire, partager nos périls comme notre fortune : en cas de guerre, elle mettait à notre service sa pensée et son bras. Afin de perdre plus sûrement l’empereur Alexandre dans l’esprit de Napoléon, elle attaquait sa sincérité, dénonçait ses relations intimes et secrètes avec le cabinet de Londres, et l’accusait de violer journellement le système continental.

Du reste, il est juste de le dire, tout n’était point simulé dans les craintes qu’elle nous exprimait à l’égard de la Russie, et elle en éprouvait de très légitimes. Cette puissance poursuivait avec gloire et succès la guerre contre les Turcs : elle occupait sans obstacles la Moldavie et la Valachie : elle maîtrisait toute la navigation du Danube, levant des droits énormes et ruineux sur les marchandises de l’Autriche, laissant assez pressentir, par ces violences prématurées, comment elle traiterait son commerce dès qu’elle serait paisible maîtresse des bouches du Danube. La cour de Vienne s’effrayait avec raison de la marche ambitieuse d’une puissance qui menaçait aujourd’hui de l’envelopper sur toute l’étendue de ses frontières orientales. Aussi suivait-elle avec une extrême inquiétude les progrès de ses armées. Une victoire sur les Turcs la jetait presque dans un aussi grand trouble que si elle eût été remportée sur elle-même. Déjà démantelée au midi et à l’occident, quelle serait sa destinée si elle perdait encore ses positions défensives du côté de l’Orient ? Elle était aujourd’hui à la merci de la France ; était-elle donc condamnée à tomber aussi dans la dépendance de la Russie ? Mais là ne se bornaient point les craintes que lui inspirait cet empire. Depuis quelques années, il se tramait à Saint-Pétersbourg un plan conçu avec beaucoup d’art et exécuté, par des agens fidèles, avec une habileté profonde. Soit prévision, dans l’esprit de cette cour, d’un démembrement prochain de l’Autriche, soit qu’elle voulût simplement se créer, à tout évènement, des chances nouvelles d’agrandissement, il est hors de doute qu’elle travaillait alors, avec un zèle ardent et mystérieux, à se former en Hongrie un parti redoutable. La religion était son principal moyen d’influence sur la population grecque de ce royaume. Ses agens secrets parcouraient le pays, distribuant à leurs co-religionnaires des livres de prières imprimés à Saint-Pétersbourg, confondant à leurs yeux, dans l’objet du culte, l’empereur Alexandre chef de la religion avec la religion même, et les préparant ainsi, par une sorte d’invasion morale, à reconnaître un jour, comme leur souverain, leur auguste pontife. Aussi, les noms de Catherine II et d’Alexandre trouvaient-ils place, dans les prières des Grecs de Hongrie, avant ceux de l’empereur François, et, dans la plupart de leurs maisons, les images du czar se trouvaient mêlées à celles des saints protecteurs du foyer domestique. Cet état de choses était grave : il pouvait amener de grands périls pour la monarchie, surtout si la France restait l’alliée de la Russie. L’Autriche avait un intérêt capital d’abord à les désunir, puis à s’attacher à l’une pour l’opposer à l’autre. Elle avait perdu vis-à-vis de toutes les deux, avec la force qui contient, la considération qui se fait écouter. Il ne lui restait plus qu’à se faire de l’empire français un point d’appui contre son autre ennemi naturel. Mieux valait encore servir un seul maître que de devenir la proie de tous les deux.

Puis encore elle avait à satisfaire de vifs ressentimens ; il lui était doux de se venger et de cette alliance de Tilsitt qui avait appelé sur elle de si grands maux, et du rôle beaucoup trop français à ses yeux qu’avait joué la Russie dans la dernière guerre, et de la cupidité qu’elle avait, disait-elle, montrée en acceptant les 400,000 Galliciens qui lui étaient échus en partage par le traité de Vienne, et qu’elle s’était vainement humiliée à lui redemander.

Plusieurs mois s’étaient passés pendant lesquels la cour de Vienne s’était épuisée en protestations de dévouement pour nous ; l’empereur Napoléon n’y avait encore répondu que par de vagues promesses d’amitié et de bons offices, lorsqu’un évènement grave fut pour cette cour une occasion décisive de le faire expliquer.

Les Russes avaient ouvert la campagne de 1810 par de grands succès. Ils avaient franchi le Danube, s’étaient emparés des places de Silistrie et de Bazardjick, avaient envahi la Bulgarie et s’étaient avancés jusqu’au pied des Balkans, avec l’intention de forcer ces fameux passages et de s’emparer de Constantinople. Mais le grand-visir les défendait avec 60,000 hommes ; il avait pris à Schumla une position formidable, contre laquelle vinrent se briser les efforts des Russes, qui, après d’impuissantes et meurtrières attaques, furent obligés de regagner le Danube, avec une armée fort affaiblie. C’était là un échec véritable : l’orgueil et la joie étaient rentrés dans le divan ; on applaudissait à Vienne, quand un grand désastre vint tout à coup replonger la Porte dans le désespoir. Le grand-visir avait poursuivi les Russes dans leur retraite sur le Danube, et avait pris position avec une armée de 40,000 hommes sur la Yanka, annonçant l’intention de venir débloquer la ville de Routshouk qu’assiégeaient les Russes. Alors le général Kamenskoi, qui les commandait en chef, se décida à prendre l’offensive ; il ne laissa devant Routshouk qu’un faible corps, et se porta de sa personne avec le gros de son armée contre le grand-visir, le surprit à Batin (juin 1810), et le défit complètement. L’armée ottomane perdit, dans cette fatale journée, ses bagages, ses munitions, et tout son matériel. L’armée elle-même se trouva comme dissoute. Ceux que le fer ou le plomb des Russes avaient épargnés, se débandèrent, et les Balkans se trouvèrent pour cette fois sérieusement menacés et à découvert. Les places de Szistaw, de Routshouk, de Giorgiev et de Nicopoli, se rendirent aux Russes, auxquels la victoire semblait ouvrir le chemin de Constantinople. La nouvelle de la bataille de Batin produisit à Vienne une impression très vive. La peur, exaltant toutes les têtes, leur montrait déjà les Balkans franchis et la croix grecque arborée sur la mosquée de Sainte-Sophie. Alors la cour de Vienne se décide à une démarche éclatante. Le 6 juillet, M. de Metternich arrive chez notre ambassadeur : « L’empereur, son maître, lui dit-il, est très inquiet des progrès des Russes qui mettent en péril l’existence de la Turquie, et commencent à cerner ses états sur les points les plus vulnérables ; la crise est grave, imminente ; elle exige des mesures promptes, énergiques ; le moment est venu pour la France et l’Autriche de s’unir, afin d’empêcher l’empire ottoman de devenir la proie de la Russie… » Puis, il déclare en termes nets et expressifs que l’Autriche ne peut rester plus long-temps dans la position vague et douteuse où elle est depuis la paix ; il lui faut une base sur laquelle elle puisse se poser ; elle n’a plus qu’un désir, une volonté, c’est de s’unir sans réserve à la France. Dans cette occasion décisive, la cour de Vienne avait résolu de frapper les grands coups. Son ministre se lamente sur les difficultés de sa position ; s’effrayant de dangers qui n’existent point, il montre sa cour entourée de mille intrigues, ayant toutes pour but de l’écarter des bras de la France, à laquelle elle veut se donner, pour la rejeter dans ceux de l’Angleterre qu’elle hait et qu’elle repousse. « Tout ceci, dit-il au comte Otto, tient à un fil, et il faudrait bien peu de chose pour le rompre. » L’empereur François vient lui-même en aide à son ministre. Pour nous émouvoir, il met à nu sa faiblesse naturelle ; il l’exploite avec un air de franchise rempli de perfidie. « Il craint, dit-il, de succomber aux embûches qu’on lui tend de toutes parts ; il conjure son gendre de lui épargner, en fixant son sort, de pénibles épreuves. On veut à tout prix me compromettre vis-à-vis de la France, dit-il le 19 juillet, au comte Otto ; les intrigues n’auront un terme que lors de la signature d’un traité d’alliance. »

Tandis que la cour de Vienne implorait notre alliance avec de si vives instances, la Turquie se livrait de même à nous sans partage. Dans la dernière guerre, elle avait été sur le point de céder à l’influence anglaise ; la majorité du divan, corrompue et subjuguée, s’était assemblée au bruit des désastres d’Essling, et avait délibéré si le moment n’était pas venu de nous déclarer la guerre. La chute de l’Autriche à Wagram déjoua à Constantinople, comme ailleurs, les plans de nos ennemis, et la réaction en notre faveur fut subite et violente. Le sultan Mahmoud connaissait tous nos torts envers lui, et nos ennemis avaient su, par d’adroites calomnies, les aggraver encore ; il savait qu’à Tilsitt, Alexandre et Napoléon avaient ébauché un partage de son empire, qu’à Erfurth la France avait acheté à ses dépens la coopération de la Russie contre l’Autriche. Il s’affligeait d’une politique si contraire aux traditions de la vieille monarchie française, et la déplorait hautement et avec amertume ; mais habitué, comme les Orientaux, à voir le droit dans la force, et un décret du ciel dans un fait accompli, disciple d’ailleurs de Sélim l’admirateur enthousiaste de Napoléon, il avait pour cet empereur un sentiment profond de respect mêlé d’une sorte de religieuse terreur. Ce fut lui, et presque lui seul qui, dans la guerre de 1809, sut résister à l’entraînement du divan, aux menaces de la flotte anglaise, et rester en paix avec la France. Au fond, il avait une connaissance très exacte des affaires de l’Europe ; maintenant que l’Autriche était dans la dépendance de la France, l’empereur Napoléon lui apparaissait comme le pouvoir dominateur sur le continent, et le véritable arbitre des destinées de la Porte. Il craignait, et tout le divan partageait ses appréhensions, que son empire ne devînt tôt ou tard la victime et le prix de l’alliance qui unissait la France et la Russie. À cet égard, les précédens de Tilsitt autorisaient toutes les craintes ; un voile mystérieux enveloppait encore les conférences d’Erfurth. À Constantinople comme à Vienne, on ignorait la limite précise des concessions que l’empereur Napoléon avait faites alors à son allié. Peut-être s’étaient-elles étendues bien au-delà de la Moldavie et de la Valachie ? peut-être avait-il payé le consentement d’Alexandre au rétablissement futur de la Pologne, en lui abandonnant d’avance la plus grande partie des dépouilles de l’Orient ? Pour échapper à une pareille calamité et sortir d’incertitude, la Porte ne vit qu’un moyen, ce fut de se jeter dans les bras de la puissance qui tenait son sort entre ses mains. « Nous ne demandons qu’un mot à l’empereur Napoléon, dirent les ministres turcs à notre chargé d’affaires, et s’il le prononce, il nous trouvera prêts à tout ; nous lui sacrifierons les amis que l’Angleterre conserve encore ici ; nous nous exposerons de nouveau aux menaces de ses flottes ; nous irons jusqu’à vous abandonner la défense des Dardanelles. » Puis, sans attendre notre réponse, impatiente seulement d’apaiser nos ressentimens, fût-ce avec du sang et des supplices, la Porte nous jeta les têtes des chefs du parti anglais. Ozzet-Bey, Beylich-Effendi, Vahid-Effendi et bien d’autres payèrent, la plupart de la vie, quelques-uns de l’exil, leur dévouement à la cause de nos ennemis. Après le désastre de Batin, les instances de la Porte pour obtenir notre protection et la promesse de notre alliance redoublèrent d’ardeur, et elles coïncidèrent si parfaitement avec celles de l’Autriche, que, sans aucun doute, les deux puissances concertèrent leurs démarches pour leur donner plus de force.

Des avances aussi empressées, aussi chaleureuses, n’agirent que trop puissamment sur l’esprit de Napoléon ; il crut que la cour de Vienne et la Porte avaient rompu sans retour avec ses ennemis, et que c’était avec une entière résignation, sans arrière-pensée, au moins pour le moment présent, qu’elles se livraient à lui. Alors commença à se manifester un changement sensible dans sa politique. Le cadre de ses plans s’agrandit ; sa pensée ambitieuse et son audace prirent un essor immense et sans limites. Mesurant sa force prodigieuse, l’exagérant peut-être, il se crut l’arbitre, et déjà, pour ainsi dire, le dictateur du continent. Son attitude vis-à-vis de l’empereur Alexandre se modifia. À dater de ce moment, il cessa d’avoir pour ce prince ces égards empressés, ces ménagemens délicats que se doivent entre eux des souverains alliés ; tout en s’attachant, avec un soin extrême, à ne point le blesser dans la sphère directe de sa puissance, il ne le consulta plus, comme autrefois, sur ses résolutions les plus graves, paraissant peu soucieux de l’impression qu’elles produisaient sur lui comme des dommages qui pouvaient en résulter pour les intérêts de son empire. En même temps il se rapprocha visiblement de l’Autriche et de la Turquie, non cependant qu’il consentît à leur accorder les traités d’alliance qu’elles lui demandaient. Couronner l’alliance de famille avec la maison d’Autriche par une alliance politique, c’eût été rompre en visière avec la cour de Saint-Pétersbourg et la pousser violemment dans les bras de l’Angleterre. Un traité secret eût été bientôt divulgué, et la cour de Vienne eût été la première à le révéler. Une alliance avec la Porte, qui était en guerre ouverte avec la Russie, était plus impossible encore, et n’admettait pas même d’examen. Tout l’ensemble des combinaisons de Napoléon se fût trouvé détruit par des alliances prématurées avec la Turquie et l’Autriche ; mais il se plut à leur donner des témoignages non équivoques d’intérêt et d’amitié, manifestant l’intention évidente de se les attacher, sans se compromettre, et de les tenir en réserve, sous sa main, pour les évènemens de l’avenir. Il tint, du reste, à la Porte un langage net et franc. Il lui avoua qu’il avait autorisé l’empereur Alexandre, par la convention d’Erfurth, à conquérir la Moldavie et la Valachie, qu’ainsi, il n’avait plus d’influence personnelle à exercer sur le sort de ces deux provinces ; qu’il fallait donc qu’elle redoublât d’énergie et d’efforts, ne pouvant plus compter, pour les recouvrer, que sur elle-même ; puis, en même temps, il lui promit de la garantir contre toutes prétentions de la Russie qui sortiraient de la limite de ces concessions, telles que de prendre position sur la rive droite ou aux embouchures du Danube, de demander pour frontière l’ancien lit du fleuve, ce qui entraînerait, de la part de la Turquie, la cession d’un territoire considérable et des deux rives du Danube, ou bien enfin de réclamer l’indépendance de la Servie, toutes conditions que le général Kamenskoi avait voulu imposer à la Porte après la bataille de Batin, et dont la convention d’Erfurth n’avait pas dit un mot. Nos ambassadeurs à Saint-Pétersbourg et à Vienne eurent ordre de faire cette déclaration, le premier à la Russie pour la contenir, le second à l’Autriche pour la rassurer.

C’était là une décision d’une grande importance qui révélait à quel point la France avait dévié des principes de l’alliance de Tilsitt. Le principe fondamental de cette alliance avait été que les deux empires devaient s’équilibrer mutuellement et marcher d’un pas égal. Certes, la Russie eût été dans son droit en exigeant des compensations au développement énorme qu’avait récemment acquis la puissance de Napoléon, et ces compensations, où pouvait-elle les prendre, si ce n’est en Orient ? Si les deux empereurs avaient resserré leur alliance politique par une alliance de famille, peut-être Napoléon eût-il toléré, dans son allié, des élans d’ambition que ne légitimaient que trop ses dernières conquêtes. Mais le temps des concessions était passé. L’alliance avec la maison d’Autriche avait tout changé.

La cour de Vienne et la Porte reçurent avec satisfaction ces premiers témoignages d’amitié et de protection que venait de leur donner la France. Ce n’était point là encore cette alliance désirée par elles avec tant d’ardeur ; mais ils en étaient le prélude. Le point essentiel pour l’Autriche surtout c’était qu’elle réussît à inspirer assez de confiance à l’empereur Napoléon pour qu’il se décidât à transporter son point d’appui de Saint-Pétersbourg où l’avaient placé les traités de Tilsitt, à Vienne, et qu’elle devînt son principal allié de fait, en attendant qu’elle pût l’être officiellement.

Quant à la cour de Saint-Pétersbourg, elle accueillit notre déclaration avec une indifférence affectée. Elle ne fit entendre aucune plainte : elle promit de ne point sortir des stipulations de la convention d’Erfurth ; mais, au fond, elle en conçut un amer déplaisir ; elle vit bien que c’en était fait de notre alliance, et que l’Autriche l’avait tout-à-fait remplacée dans nos affections.

  1. Le travail qu’on va lire est détaché d’une Histoire politique de l’Europe depuis la paix de Lunéville jusqu’aux traités de 1815. Ce grand ouvrage, fruit de longues recherches, approche de son terme. Il a été composé tout entier, comme l’histoire de M. Bignon, avec les correspondances diplomatiques. L’auteur ayant été long-temps attaché au ministère des affaires étrangères, le précieux dépôt des archives a été librement ouvert à ses investigations, et disposant ainsi des plus riches matériaux, il s’est trouvé en mesure de poursuivre un ouvrage commencé il y a plusieurs années. Les ixe et xe volumes de l’Histoire de France sous Napoléon devant être consacrés au récit des faits contenus dans les pages qui suivent, l’auteur a désiré prendre date et publier dès à présent son travail.
  2. Les paroles de M. de Metternich prouvent que ce fut l’Autriche, et non la France, comme l’ont avancé plusieurs écrivains, qui prit l’initiative dans l’affaire du mariage. Cette démarche fut faite avant que le divorce ne fût prononcé, tandis que les pourparlers entre le comte de Laborde et le chevalier Florette, secrétaire de l’ambassade d’Autriche à Paris, n’eurent lieu qu’après la consommation du divorce, le 19 décembre.
  3. Lorsqu’après le désastre de l’Autriche à Wagram, le prince de Lichstenstein vint négocier dans le camp français l’armistice de Znaïm, Napoléon lui dit qu’il était prêt non-seulement à laisser l’Autriche dans son intégrité actuelle, mais même à lui restituer le Tyrol et le Voralberg, si l’empereur François consentait à laisser son trône au grand-duc de Wurzbourg. Il est certain que, jusqu’à son alliance de famille avec la maison d’Autriche, Napoléon prêtait à son empereur des idées et des sentimens incompatibles avec l’ordre de choses que la révolution et l’empire avaient créé en France : il le croyait personnellement hostile à son trône. Si ses victoires, dans la guerre de 1809, n’avaient point été mélangées de revers, et qu’il se fût trouvé maître des destinées de l’Autriche, comme il l’avait été dans les guerres précédentes, tout porte à penser qu’il eût adopté une de ces deux alternatives, ou il l’eût démembrée, ou il lui eût demandé le sacrifice de sa dynastie.