Histoire politique des Cours de l’Europe/02

La bibliothèque libre.
Histoire politique des Cours de l’Europe
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 221-225).
◄  I
III  ►

ii.

Nous venons de voir la France et la Russie commencer à se heurter sur la question d’Orient ; la question polonaise va nous les montrer bien plus divisées encore.

Napoléon, au moment où il avait demandé la main de la grande-duchesse Anne, avait autorisé, comme nous l’avons dit, le duc de Vicence à donner à la cour de Saint-Pétersbourg toutes les garanties qu’elle lui demanderait contre le rétablissement de la Pologne. Une grande latitude avait été laissée sur ce point à notre ambassadeur. Ses instructions portaient qu’il pourrait signer une convention, mais cependant ne s’y décider que si l’empereur Alexandre l’exigeait absolument. Ce prince mit à profit l’occasion avec une grande habileté ; non-seulement il exigea une convention, mais il s’empressa d’en soumettre le projet à la signature de notre ambassadeur, espérant sans doute nous enlever cet acte par surprise et sous l’influence tout amicale de la négociation du mariage. Le duc de Vicence eut alors le tort grave d’exécuter trop à la hâte des instructions évidemment écrites sous l’influence et dans l’attente d’une alliance de famille. Mais s’il faillit alors, ce fut en quelque sorte par excès de droiture. Caulaincourt s’était placé, par la distinction éminente de sa personne, dans une position toute spéciale à la cour de Russie. Son beau et noble caractère lui avait acquis au même degré la confiance et l’amitié de Napoléon et d’Alexandre ; il était à Saint-Pétersbourg plus qu’un ambassadeur ordinaire, et, en quelque sorte, le lien des deux empereurs, l’interprète éloquent et chaleureux de l’alliance qui les avait unis à Tilsitt. Depuis quatre ans, il épuisait son habileté à consolider cette alliance à laquelle lui semblaient attachées la durée du système de son souverain et la véritable force de la France. Il s’affligeait profondément de tout ce qui était de nature à en altérer l’esprit et la lettre. Dévoué à l’empereur son maître, mais trop sincère pour lui dissimuler ce qu’il croyait des fautes, il avait désapprouvé le dernier agrandissement du duché de Varsovie : le coup une fois porté, il avait mis un zèle ardent et beaucoup d’art à en adoucir les effets, et il y avait réussi. Dans sa pensée, qui semblait d’abord avoir été celle de l’empereur, tout devait céder à la nécessité de raffermir l’alliance de Tilsitt, si fortement compromise par le dernier traité de Vienne. Dans la négociation présente, il ne crut pas que ce fût payer trop cher le maintien de cette alliance, au prix des garanties les plus étendues contre le rétablissement futur de la Pologne, et il s’y était cru formellement autorisé par les instructions précises de sa cour. Peut-être aussi, il faut le dire, était-il devenu l’ami trop personnel d’Alexandre pour conserver, dans ses relations diplomatiques avec lui, l’allure indépendante et libre d’un ambassadeur. Il y avait évidemment chez lui fascination et tout l’entraînement, dans le langage comme dans l’action, qui en est la suite. D’une utilité merveilleuse à son souverain, tant que dura l’intimité de l’alliance, il ne fut plus qu’un interprète timide et inexact de sa pensée, dès que cette intimité eut cessé.

Le duc de Vicence signa donc, le 5 janvier 1810, un projet de convention dont voici les principales dispositions :

Article 1er. Le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli.

L’article 2 proscrivait les noms de Pologne et de Polonais dans les actes publics.

L’article 5 interdisait, comme principe fixe et immuable, au grand-duché de Varsovie, toute extension territoriale sur l’une des parties composant l’ancien royaume de Pologne.

Par le dernier article, la convention devait être rendue publique.

Cet acte allait certainement bien au-delà des concessions que l’empereur Napoléon avait résolu de faire aux exigences de la politique russe ; mais si les deux empereurs s’étaient unis par le sang, il est probable que les aspérités de cette négociation eussent été promptement adoucies ; ils se seraient fait de mutuelles concessions, et la question polonaise, au lieu d’être mise à vif, fût restée dans l’état où l’avait laissée le dernier traité de Vienne, attendant, d’un avenir plus ou moins éloigné, une solution quelconque. Mais la réponse ambiguë d’Alexandre, à la demande de la main de sa sœur, accompagnait le projet de convention, et elle n’était point faite pour lui mériter l’indulgence de la cour des Tuileries. Aussi cet acte y fut-il accueilli avec colère : le duc de Vicence fut blâmé de l’excès de sa facilité, et au projet russe on opposa un contre-projet français (10 février 1810).

L’article 1er, s’écartant du caractère absolu et providentiel du projet russe, disait simplement : La France s’engage à ne favoriser aucune entreprise tendant à rétablir la Pologne.

L’article 5 interdisait à la Russie, aussi bien qu’au duché de Varsovie, toute extension nouvelle de territoire sur l’une des parties composant l’ancien royaume de Pologne.

Enfin la Russie avait exigé la publicité pour la convention ; la France voulait qu’elle restât secrète.

La pensée des deux empereurs se révèle dans ces deux projets.

Que voulait Alexandre ? Que Napoléon, par une sorte de serment solennel, fait en présence du monde entier, frappât d’une sorte d’impossibilité le rétablissement de la Pologne, qu’il étouffât lui-même dans le cœur de tous les Polonais les espérances qu’il y avait fait naître, qu’il proclamât son divorce avec cette nation infortunée, qu’en signe de cet éclatant abandon il arrachât de ses propres mains au duché de Varsovie ses empreintes polonaises, qu’enfin il plaçât l’infamie du partage sous la garantie de la France elle-même.

La question était posée en termes si nets, si absolus, qu’elle ne laissait pas à Napoléon le choix d’une réponse évasive : elle pénétrait comme un trait incisif jusqu’à sa pensée la plus intime ; elle le mettait dans la nécessité de s’expliquer.

Napoléon, de son côté, attachait un grand prix à se maintenir en paix avec la Russie ; mais il en mettait un bien plus grand encore à ne point désespérer un peuple qu’il réservait, dans le secret de sa pensée, à de hautes destinées. Aussi calcula-t-il son projet de convention de manière à tranquilliser, pour le moment, la Russie et à se conserver libre pour l’avenir, dans tout ce qui touchait au sort futur des Polonais. Mais si le projet russe exigeait beaucoup trop, le projet français n’accordait pas assez. Sur une question où se trouvaient en jeu ses plus chers intérêts, il était évident que la Russie ne se contenterait point d’une garantie aussi incomplète. En effet, elle se montra blessée du rejet de sa convention. Rapprochant les premières facilités de notre ambassadeur de nos refus actuels, elle dit que c’étaient les deux phases diverses d’une négociation commencée sous l’inspiration d’une pensée amicale, et terminée sous une influence secrètement hostile, les expressions de deux systèmes, le premier tout russe, le second tout autrichien. Alexandre s’en expliqua personnellement avec beaucoup d’amertume à Caulaincourt. « La convention, dit-il (11 mars 1810), telle que l’a faite la France, et avec ses termes ambigus, n’est plus rien ; son but est manqué. L’empereur m’avait promis les assurances les plus positives ; probablement alors il voulait les donner, pourquoi ne le veut-il plus ? La convention, telle que je la désire, telle qu’elle m’est nécessaire, ne donne rien à la Russie, n’ouvre aucune porte à son ambition ; elle ne lie les mains qu’à quelques brouillons polonais, qui voudraient encore troubler le monde. Il ne peut mettre dans la même balance un épisode douteux, qui attaquerait les droits de tous les souverains, ceux même de l’Autriche, à laquelle il s’allie, avec les intérêts de la Russie, qui n’a cessé de lui être dévouée. » Puis il ajouta que Napoléon changeait sans cesse, tandis que lui, depuis Tilsitt, avait tout fait pour tranquilliser tout le monde. « Ma modération et la justice de ma cause, dit-il, sont notoires ; ce ne sera pas moi qui troublerai la paix de l’Europe ; je n’attaquerai personne, mais si on vient m’attaquer, je me défendrai. »

Ces paroles décelaient une inquiétude profonde et, pour la première fois, le pressentiment d’une guerre avec l’Occident. C’est qu’en effet l’avenir se montrait à ce prince sombre et menaçant. Les nouvelles de Vienne lui apprenaient que cette cour fatiguait maintenant le chef de la France de son ardeur servile, s’abandonnait à lui sans mesure, et l’excitait même secrètement contre la Russie. Ainsi la pensée de Napoléon siégeait dans les conseils de Vienne comme elle régnait déjà à Berlin, à Dresde et à Varsovie. Plus de barrières entre Alexandre et son terrible rival. La violence des évènemens les a mis en présence ; mais Alexandre est seul, tandis que Napoléon dispose de presque toutes les forces du continent. Aujourd’hui qu’à l’occident comme au centre il a brisé toutes les résistances, soumis toutes les volontés, voudra-t-il s’arrêter ? Oui peut-être, jusqu’à ce que l’Angleterre et l’Espagne soient vaincues. Mais ces deux ennemis abattus, respectera-t-il la Russie, restée libre encore et intacte ? Pourra-t-il résister aux chances séduisantes d’une lutte décisive, dont le but sera la dictature de l’Europe, et le moyen, la restauration complète de l’ancienne Pologne.

Telles sont les craintes qui assiégent l’esprit du czar et tous les membres de son conseil. Aussi se montre-t-il inflexible dans ses demandes de garantie contre le rétablissement de la Pologne. Il renvoie à Paris un nouveau projet de convention différant légèrement du premier dans la forme, mais quant au fond absolument semblable. Il eut le même sort que l’acte du 5 janvier ; Napoléon s’obstina dans son refus. La fermeté d’Alexandre n’en fut point ébranlée. Il s’opiniâtra à son tour dans ses exigences, et, s’enhardissant par la résistance, il prit une décision d’une fermeté bien audacieuse. Il ordonna à son ambassadeur à Paris, le prince Kourakin, de n’admettre aucune modification, soit dans le fond, soit dans la forme, à son dernier projet, et de déclarer en termes respectueux, mais fermes, à l’empereur Napoléon, qu’un nouveau refus de sa part de le ratifier serait considéré par l’empereur son maître comme la preuve qu’il avait résolu de rétablir un jour la Pologne.

C’était la première fois, depuis la paix de Tilsitt, que le czar faisait entendre un pareil langage au chef de la France ; mais la nature opiniâtre de celui-ci ne fit que se raidir davantage devant le ton impératif de son rival. Entre la Pologne et la Russie son choix était fait depuis long-temps. Certes, on ne pouvait s’attendre à le voir reculer devant son propre ouvrage, à répudier le passé par crainte de l’avenir, à démolir aujourd’hui ce qu’il avait édifié hier. Moins que jamais il était disposé à faiblir sur un point qui touchait aux fondemens même de sa politique, lorsque l’Autriche et la Turquie s’attachaient à son char. Irrité de se voir forcé dans les derniers retranchemens de sa pensée, il rompt violemment une négociation qui le fatigue.

« Que prétend la Russie par un tel langage, dit-il au prince Kourakin ; veut-elle la guerre ? Pourquoi ces plaintes continuelles ? pourquoi ces soupçons injurieux ? Si j’avais voulu rétablir la Pologne, je l’aurais dit, et je n’aurais pas retiré mes troupes de l’Allemagne. La Russie veut-elle me préparer à une défection ? Je serai en guerre avec elle le jour où elle fera sa paix avec l’Angleterre. N’est-ce pas elle qui a recueilli tous les fruits de l’alliance ? La Finlande, cet objet de tant de vœux et de combats, dont Catherine II n’osait pas même ambitionner quelque démembrement, n’est-elle pas, dans toute sa vaste étendue, devenue province russe ? Sans l’alliance, la Moldavie et la Valachie, que la Russie veut réunir à son empire, lui resteraient-elles ? Et à quoi m’a servi l’alliance ? A-t-elle empêché la guerre avec l’Autriche, qui a retardé les affaires d’Espagne ? J’étais à Vienne avant que l’armée russe ne fût rassemblée, et cependant je ne me suis pas plaint ; mais certes, on ne doit pas se plaindre de moi. Je ne veux point rétablir la Pologne ; je ne veux point aller faire mes destinées dans les sables de ses déserts. Je me dois à la France et à ses intérêts, et je ne prendrai pas les armes, à moins qu’on ne m’y force, pour des intérêts étrangers à mon peuple. Mais je ne veux point me déshonorer en déclarant que le royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, me rendre ridicule en parlant le langage de la divinité, flétrir ma mémoire en mettant le sceau à cet acte d’une politique machiavélique ; car c’est plus qu’avouer le partage de la Pologne, de déclarer qu’elle ne sera jamais rétablie : non, je ne puis pas prendre l’engagement de m’armer contre des gens qui m’ont bien servi, qui m’ont témoigné une bonne volonté constante et un grand dévouement. Par intérêt pour eux et pour la Russie, je les exhorte à la tranquillité et à la soumission ; mais je ne me déclarerai pas leur ennemi, et je ne dirai pas aux Français : Il faut que votre sang coule pour mettre la Pologne sous le joug de la Russie. Si jamais je signais que ce royaume de Pologne ne sera jamais rétabli, c’est que j’aurais l’intention de le rétablir, et l’infamie d’une telle déclaration serait effacée par le fait qui la démentirait. »

Après une sortie aussi violente, Alexandre ne pouvait plus, sans compromettre sa dignité ou la paix, insister davantage sur la convention : rédigée telle que le demandait la France, elle n’était rien pour lui ; car ce n’était point contre le présent qu’il voulait des garanties, mais contre l’avenir, tandis que Napoléon, au contraire, consentait bien à se lier pour le présent, mais voulait se réserver l’avenir. L’empereur de Russie aima mieux se passer de garanties que d’en obtenir d’incomplètes : il n’en parla plus ; mais il sortit ulcéré de cette négociation : il avait lu dans l’ame de Napoléon ; il lui avait arraché son secret ; d’allié qu’il était naguère, il le trouva son ennemi. Cependant la situation de son empire lui imposait une grande réserve et d’extrêmes ménagemens. Napoléon disposait de presque toutes les forces du continent, et il était en mesure de les précipiter sur la Russie et de lui arracher sa prééminence dans le Nord. L’intérêt d’Alexandre n’était donc point de vouloir la guerre dans le moment actuel, mais au contraire de l’ajourner. Gagner du temps, continuer de feindre un grand dévouement pour la France, lorsqu’on ne rêvait que projets de vengeance contre elle ; attendre, pour éclater, une occasion favorable, et préparer déjà dans l’ombre les élémens d’un vaste armement, tel fut le plan de conduite adopté alors par l’empereur de Russie.