Histoire socialiste/La République de 1848/P2-01

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Jules Rouff (Tome IX : La République de 1848 (1848-1852)p. 227-232).
ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE.


CHAPITRE PREMIER


TROIS GROUPES AU POINT DE VUE SOCIAL. — SOCIALISTES. — INTERVENTIONNISTES. — PARTISANS DU STATU QUO.


Une légende savamment entretenue n’a longtemps voulu voir dans les hommes de 1848 que des rêveurs sans portée, des poursuiveurs de chimères, des inventeurs d’utopies plus ou moins extravagantes. La vérité est que la Deuxième République française ressemble à la Semeuse qui, sur nos monnaies actuelles, représente la France républicaine et jette à la volée dans le creux des sillons le grain d’où naîtra la moisson de justice et de bonheur. Quelques-unes des semences qu’elle a répandues sans compter étaient stériles et vides et elles ont séché là où elles étaient tombées ; mais beaucoup étaient riches de vie et d’avenir : elles ont germé, pris racine dans la terre, porté des fleurs et des fruits qui achèvent de mûrir au grand soleil. La Révolution de Février qui paraît aux gens à courte vue n’avoir abouti qu’à un avortement fut ainsi une Révolution-mère dont la fécondité n’est pas encore épuisée.

Quand on regarde de près les mille projets qui bouillonnent alors pêle-mêle dans l’Europe secouée de fond en comble, les vastes conceptions qui sortent du néant, s’ébauchent, se brisent en morceaux que les générations suivantes recueillent et peu à peu réunissent, on ne peut se défendre d’une émotion respectueuse devant cette fièvre d’activité. Êtes-vous jamais entré dans une fonderie au moment où le métal bouillant jaillit en coulées étincelantes des creusets qu’on vient d’ouvrir ? Dans la vapeur blanche, dans la fumée rousse, des flammes montent ; des crépitements, des sifflements retentissent ; des bruits étranges, monstrueux sortent des profondeurs du sol ; des figures humaines, demi-nues et haletantes, s’agitent comme des démons dans la fournaise ; on croirait avoir pénétré dans quelque recoin de l’enfer légendaire ou surpris le mystérieux travail d’un volcan en éruption. On éprouve une impression du même genre en présence du chaos apparent où un monde en formation et un monde en agonie se heurtent, se combattent, s’amalgament dans le fracas et le tumulte. Mais, de même que les ruisseaux de métal s’arrêtent et se figent en formes rigides au fond des moules préparés pour les recevoir, de même la fougueuse coulée des passions, des idées, des événements s’apaise, se refroidit, et, vue à la distance d’un demi-siècle, dessine de grandes lignes où l’œil découvre une signification, une logique, une harmonie, une beauté inattendues.

Pour faire l’histoire de cette évolution économique et sociale, qui est le cœur du mouvement de 1848, il faudrait pouvoir analyser les différents groupes qui ont agi sur elle tantôt dans le même sens, tantôt en sens contraire, groupes flottants, groupes incessamment transformés sous l’influence des événements extérieurs, mais unis provisoirement par des liens matériels et moraux qui sont ou des intérêts ou des souvenirs, des traditions, des préjugés communs ; il faudrait connaître pour chacun d’eux la masse qui en faisait le corps et l’état-major qui en était la tête, surtout les tendances dominantes qu’il révélait par ses écrits, ses paroles et ses actes. Faute de l’espace et du loisir nécessaires pour dresser cette carte détaillée des forces qui s’entrechoquent en cette période orageuse, nous en tracerons une rapide esquisse, cadre imparfait que les historiens futurs pourront corriger et compléter.

Au point de vue d’où nous les considérons maintenant, les hommes de la Deuxième République se divisent en trois groupes essentiels. Au premier rang de ceux qui désirent des changements sont les socialistes. Ce qui les caractérise c’est qu’ils veulent une refonte totale de la société, un nouvel ordre social, qui, en associant les hommes et en socialisant les choses, abolirait le salariat, dernière forme de la dépendance des travailleurs, universaliserait la propriété, supprimerait le classement héréditaire en pauvres et en riches. Mais, dans cette communauté d’aspirations, que de divergences ! Les penseurs, qui sont à peu près d’accord pour critiquer ce qui existe, sont en plein désaccord sur le reste. Chacun d’eux s’est fait son système. On marche ensemble pour démolir ; on se querelle, dès qu’il s’agit de reconstruire. Les écoles dégénèrent en véritables sectes qui se dénigrent et s’excommunient ; et le conflit perpétuel où leurs chefs gaspillent le meilleur de leur énergie et font la besogne de leurs adversaires n’est pas une des moindres causes de leur insuccès.


Ce bon monsieur Ratapoil leur a promis qu’après qu’ils auraient signé la pétition les alouettes leur tomberaient toutes rôties.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet)


Il sied d’indiquer au moins les principales de ces petites chapelles. Deux écoles se rattachent à deux grands morts : Saint-Simon et Fourier. Les Saint-Simoniens, à vrai dire, méritent à peine le nom d’école. Ils se sont dispersés. Ils ont pour la plupart renoncé à leurs visées de rénovation universelle pour faire leurs propres affaires ; ils sont devenus ingénieurs, financiers, économistes, hommes politiques, journalistes, etc., et ils n’ont plus guère entre eux qu’un vieux lien de camaraderie. Réunis quelques jours après le 24 Février par l’un d’eux, le banquier Olinde Rodrigues, ils n’ont pu s’entendre sur une action collective, et on le comprend. Beaucoup sont devenus conservateurs. Michel Chevalier, rallié aux doctrines de l’économie politique orthodoxe, les enseigne au Collège de France. Enfantin — le Père, comme on continuait à l’appeler — est, presque tout entier, absorbé par de grands travaux publics. Un autre a proposé d’instituer la Religion de la propriété. D’Eichthal découvre dans le choléra, qui a éclaté en 1849 comme en 1832, un châtiment divin destiné à punir le peuple français de deux révolutions. Laurent de l’Ardèche proclame Louis Napoléon un homme providentiel et il a de nombreux camarades dans l’entourage et dans la cour du prince. Il en existe cependant qui n’oublient pas de travailler, suivant leur programme primitif, à l’amélioration physique, intellectuelle et morale du plus grand nombre. Tels sont Carnot, Charton, Jean Reynaud, qui ont voué leurs efforts au développement de l’instruction publique. C’est encore sous une inspiration Saint-Simonienne que se répand à Paris la méthode simplifiée Galin-Paris-Chevé pour enseigner la musique au peuple, que se fonde une Société internationale des artistes qui vécut quelques mois L’ouvrier Vinçard va prêcher jusque dans la Bourse, où l’on se moque de lui, la réforme du crédit. Mais tout cela se fait au gré des individus, sans plan d’ensemble.

Les Fouriéristes sont plus unis. En disciples intelligents, ils interprètent, corrigent, développent, propagent la doctrine du maître. Plus rapprochés des bourgeois que des prolétaires, républicains de raison plus que de sentiment, ils ont pour organe la Démocratie pacifique et pour chef incontesté l’ancien officier d’artillerie, Considérant, devenu représentant du Loiret. Ils sont à peu près 2.000 qui versent des cotisations régulières : Just Muiron, Lechevalier, Cantagrel, Baudet-Dulary, Coignet, Hennequin, Bourdon, Transon figurent parmis leurs publicistes. À eux se rattachent encore Eugène Sue, Victor Meunier, Brissac, W. Gagneur, H. Destrem, Godin.

Cabet est le centre d’un autre groupement plus ouvrier, les Icariens, ainsi nommés du Voyage en Icarie où il a résumé leurs espérances communistes. Villegardelle est le plus connu d’entre eux. Leur organe est : Le Populaire. Leur nombre est difficile à évaluer. Cabet dit qu’au mois d’avril 1848 cinq à six mille personnes, dont mille femmes, prenaient part à leurs réunions.

Pierre Leroux, l’ex-rédacteur du Globe, de la Revue indépendante et de la Revue sociale, devenu imprimeur à Boussac, est l’apôtre de la perfectibilité humaine, des incarnations successives, du circulus par lequel tout être vivant rend à la terre d’où il est sorti ce qu’il a reçu d’elle ; convaincu que l’homme est, comme Dieu, un être triple, à la fois sensation, sentiment et intelligence, il a pour le nonmbre trois une sorte de respect superstitieux et c’est sous forme de triades que lui apparaissent les éléments essentiels de la société, les fonctions que chacun y remplit, les institutions qui doivent la régir, les rémunérations que le travail doit y recevoir. Ses idées sont colportées par son gendre, Luc Desages, par Hippolyte Renaud, Grégoire Champseix, Auguste Desmoulins, par des femmes comme George Sand qui s’est inspirée de lui dans plusieurs de ses romans, comme Pauline Pioland, l’héroïne que Victor Hugo a chantée, comme Clotilde de Vaux qui fut l’Égérie d’Auguste Comte.

Socialistes mystiques et socialistes chrétiens se touchent de si près qu’on ne sait trop parmi lesquels classer des hommes comme Esquiros ou Simon Granger qui ont écrit des Évangiles républicains, comme ces abbés Constant et Châtel qui ont publié la Bible de la liberté et le Code de l’Humanité, ou comme Toureil, le nuageux fondateur de la religion fusionnienne. Mais, par une transition presque insensible, Buchez, le néo-catholique, dont l’Atelier exprime les opinions sociales, nous mène, avec ses disciples Ott, Corbon, Cerise, aux catholiques vaguement teintés de socialisme qui abondent alors et dans les rangs desquels Villeneuve-Bargemont a la première place. Il existe, en ce temps-là, une Société pour l’application du christianisme aux questions sociales ; il existe même une Revue du socialisme chrétien dirigée par Callaud.

A côté de Louis Blanc, il faut ranger Vidal, qui fut le secrétaire de la Commission du Luxembouig, et Pecqueur, qui participa aux travaux de la même Commission. Plus homme d’action qu’homme de cabinet, Blanqui a derrière lui des soldats plutôt que des disciples. On pourrait en dire autant de Raspail, qui ne saurait être passé sous silence, puisqu’à l’élection présidentielle les socialistes se comptent sur son nom et lui donnent 30,920 suffrages. Enfin, hors rang, il faut placer Proudhon, qui tantôt répudie, tantôt revendique le titre de socialiste, et un certain nombre d’étrangers qui séjournent plus ou moins longtemps à Paris, comme Robert Owen, Karl Marx, Herzen, Bakounine, Colins, etc.

Après les partisans d’une révolution sociale se classent ceux qui se bornent à réclamer des réformes ; qui, sans vouloir changer les pièces maîtresses de l’organisation existante, reconnaissent qu’elle pourrait et devrait être améliorée au profit des travailleurs. Ceux-là s’échelonnent aux degrés les plus divers. Tout en haut, les démocrates, qui répondent aux instincts de la petite bourgeoisie, se rencontrent et font campagne avec les socialistes sur le terrain de leurs revendications les plus modérées. Plus bas, parmi des républicains tricolores, figurent aussi des philanthropes, des chrétiens, voire même des économistes qui croient nécessaire de relever la condition légale des ouvriers ou des paysans.

Vient enfin le groupe des conservateurs purs, des amis du statu quo. Il comprend le gros de la bourgeoisie et du parti catholique, qui n’admettent pas qu’on touche aux lois protectrices des privilèges de la classe capitaliste et qui se contentent d’offrir à la misère les adoucissements de la charité publique ou privée.

Il est à remarquer que ces trois groupes ont chacun leur maximum d’influence dans trois époques successives. Le premier, sans jamais être à même de réaliser ses théories, a quelque pouvoir sous le Gouvernement provisoire ; le second domine dans la Constituante, surtout dans son Comité du travail ; le troisième incarne l’esprit de la Législative.