Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/22

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Chapitre XXI.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XXII.

Errata


CHAPITRE XXII

COUP D’ÉTAT DU 18 BRUMAIRE AN VIII

(vendémiaire à brumaire an VIII — octobre à novembre 1799).

L’ancien Directoire avait songé, le 7 prairial (26 mai), à rappeler Bonaparte en France (chap. xix § 1er et chap. xx) ; trois mois et demi après, le nouveau Directoire revenait à cette idée. Le mode d’exécution seul changeait ; ce n’était plus sur Bruix et sur la flotte qu’on comptait pour opérer ce retour, c’était sur des négociations avec la Porte, en vue de l’évacuation de l’Égypte, par l’intermédiaire de M. de Bouligny, ministre d’Espagne à Constantinople. Le Directoire écrivait à Bonaparte, le 2e jour complémentaire de l’an VII (18 septembre 1799), pour le mettre au courant de la situation et ajoutait : « Le Directoire exécutif, général, vous attend, vous et les braves gens qui sont avec vous. Il ne veut pas que vous vous reposiez exclusivement sur la négociation de M. de Bouligny ; il vous autorise à prendre, pour hâter et assurer votre retour, toutes les mesures militaires et politiques que votre génie et les événements vous suggéreront » (Boulay de la Meurthe, Le Directoire et l’expédition d’Égypte, p. 316).

À ce moment, les armées de la coalition étaient victorieuses ; le Directoire connaissait, par les journaux anglais, la levée du siège de Saint-Jean-d’Acre, et c’était tout ; il en était réduit à présumer que Bonaparte était retourné en Égypte. Le 13 vendémiaire an VIII (5 octobre 1799), il pouvait communiquer au Corps législatif une lettre de Bonaparte du 10 thermidor (28 juillet) qui annonçait la défaite des Turcs à Aboukir ; d’autre part, le 18 (10 octobre), un message était lu aux Cinq-Cents et aux Anciens annonçant le succès de Brune et la déroute définitive de Souvorov connue la veille par dépêche.

Du coup, le gouvernement français fut moins pressé de traiter avec la Porte battue et de faire rentrer Bonaparte ; il allait, en conséquence, lui donner des pouvoirs illimités pour négocier seul avec la Porte et ne pensait pas le revoir avant le printemps prochain, lorsqu’on apprit tout à coup — le Directoire le sut le 21 vendémiaire (13 octobre) à cinq heures du soir — que, le 17 vendémiaire (9 octobre), il avait débarqué dans la baie de Saint-Raphaël près de Fréjus, où — ce qui n’aurait probablement pas été possible à Toulon par exemple — il échappa à l’application des règlements sanitaires qui exigeaient, pour empêcher la propagation de la peste, un séjour dans un lazaret. Parti, nous l’avons vu (chap. xix, fin du § 1er), le 6 fructidor an VII (23 août 1799), il était arrivé le 8 vendémiaire an VIII (30 septembre 1799) à Ajaccio où le mauvais temps le retint sept jours et il en était reparti le 15 vendémiaire (7 octobre). « Il fut question, dit-on, de faire arrêter Bonaparte pour avoir abandonné l’armée et surtout pour avoir violé les lois sanitaires » (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. Ier, p. 5) ; mais, si on eut cette idée, on n’osa pas l’exécuter.

Bourrienne lui-même avoue que ce fut grâce à la non application des règlements sanitaires que Bonaparte put devenir chef du gouvernement avant l’arrivée des dénonciations envoyées d’Égypte contre lui. « C’était un chorus général de plaintes et d’accusations. Il faut en convenir, ces accusations et ces plaintes n’étaient, pour la plupart, que trop fondées » ; s’il avait été retenu par la quarantaine, ces lettres auraient été connues avant qu’il fût au pouvoir, « elles devenaient de puissantes armes contre Bonaparte. Sa mise en accusation devenait possible » (Mémoires, édition Lacroix, t. II, p. 119). En traversant la France, Bonaparte dont on venait d’apprendre le succès à Aboukir, dont on était précisément en train de lire les derniers rapports reçus, fut accueilli avec un enthousiasme à peu près général ; le 24 vendémiaire (16 octobre) il arrivait à Paris. Le jour même, il se rendait chez Gohier qui était, depuis le 1er vendémiaire (23 septembre), président du Directoire et qu’il connaissait particulièrement ; le lendemain, le Directoire le recevait. « Bonaparte, nous dit Bourrienne (Idem, t. II, p. 28) confirmant par là le récit de Gohier (Mémoires, t. Ier, p. 206-208), pensait déjà, dans ce moment, à se faire élire membre du Directoire » ; il y avait même pensé beaucoup plus tôt. J. M. Savary, que j’ai cité à ce sujet (chap. xvii § 1er) pour l’an V, nous l’apprend encore pour l’an VI : « L’aîné des frères (Joseph) devenu mon collègue au Conseil des Cinq-Cents, à son retour de Rome, au mois de pluviôse an VI (23 janvier 1798), m’avait témoigné le désir de voir le général appelé au Directoire comme une récompense due à ses services » (Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, p. 7). Il sonda à cet égard Gohier ; celui-ci lui objecta qu’il n’avait pas l’âge exigé par la Constitution, refusa formellement de se prêter à la moindre atteinte au texte constitutionnel et lui offrit un commandement militaire (Mémoires, t. Ier, p. 218). Le jour de sa réception par le Directoire, on l’invita à désigner l’armée qu’il préférait commander ; sous prétexte de repos, il déclina cette invitation. C’était le pouvoir qu’il convoitait. Il comprenait que, pour avoir la certitude de le prendre, il avait besoin d’un appui dans le Directoire. Par suite, après avoir voulu éliminer Sieyès avec l’appui de Gohier, il devait, cet appui lui échappant, Barras, à qui il avait dû songer, lui paraissant « coulé », suivant l’expression de Le Coulteux (de Canteleu, dans ses Souvenirs, (t. II, p 216 des Mémoires sur les journées révolutionnaires et les coups d’État, de 1789 à 1799, publiés par M. de Lescure), n’ayant plus le choix, être amené à s’associer à Sieyès qui, s’il rencontrait de l’opposition dans le Conseil des Cinq-Cents, disposait de la majorité dans le Conseil des Anciens.

Depuis qu’il était directeur, Sieyès guettait l’instant propice pour imposer à la France une constitution de son cru par laquelle il s’attribuerait le

Membre du Conseil des Anciens.
D’après Simon (Bibliothèque Nationale).


premier rôle (chap. xxi). Que, devant la persistance de nos revers, surtout préoccupé de sa situation personnelle et ne voulant pas tout perdre, il ait, à un moment, songé à échapper aux conséquences d’une invasion en acceptant, pour obtenir la conclusion de la paix, de ramener la France à ses anciennes limites et de rétablir la royauté constitutionnelle au profit du duc d’Orléans selon les uns, d’un prince allemand, suivant d’autres, dont les racontars me paraissent peu sérieux, c’est ce dont il fut soupçonné de divers côtés : une citation faite plus haut (chap. xv) montrait Sieyès disposé à s’entendre avec le parti d’Orléans, et ici Cambacérès, dans ses Éclaircissements (cités par M. Vandal, L’avènement de Bonaparte, p. 119-120), croit à l’intrigue orléaniste ; Dolivier, dans la brochure citée précédemment (chap. xxi), reproduisait sans y ajouter foi, les rumeurs publiques relatives à une intrigue prussienne (p. 33 et 50) et Jourdan, dans ses Mémoires (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 162), rappelle l’accusation relative à « un prince étranger ». Mais, une fois le danger écarté par la victoire. Sieyès reprit certainement sa première idée de devenir le maître du gouvernement. C’était d’un général qu’il attendait la réalisation de son dessein analogue à l’opération du 18 Fructidor ; suivant son mot, il était la « tête » et il lui fallait « un sabre » (Fabre [de l’Aude], Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 234). Il avait pensé à Joubert (chap. xxi) ; mais, au lieu de la victoire espérée, Joubert avait trouvé la mort en Italie (chap. xix, § 4). Il avait pensé à Moreau (Hyde de Neuville, Mémoires et souvenirs, t. Ier, p. 487) qu’il avait appelé à Paris, où sa présence était signalée le 32 vendémiaire (14 octobre), au lieu de lui laisser rejoindre l’armée du Rhin. L’invasion du territoire n’était plus à redouter ; Bonaparte, dont on n’avait plus, dès lors, besoin, et en qui il sentait un concurrent dangereux, allait — on arrangeait la chose — se trouver retenu en Égypte jusqu’au printemps ; il comptait bien être, avant son retour, avec l’aide de Moreau ou d’un autre, devenu le maître ; et voilà que Bonaparte apparaissait tout à coup, renversant par ce retour subit les plans de l’ancien abbé. Talleyrand et Fouché qui étaient favorables aux projets de Sieyès, dont les adversaires eux-mêmes avaient eu vent — c’était à ces projets que faisaient allusion ceux qui entrevoyaient et dénonçaient la préparation d’un coup d’État — comprirent tout de suite que la réussite n’était plus possible sans l’union de Bonaparte et de Sieyès, et, dans les derniers jours de vendémiaire, ils manœuvrèrent en conséquence.

Bonaparte vers qui s’étaient tournés, a écrit Gohier (Mémoires, t. Ier, p.211), « tous les hommes sans place. Tous les mécontents », plaisait alors à tous. Nous avons vu (chap. xvii, § 2) que les royalistes, qui le détestaient avant le 18 fructidor, l’avaient porté aux nues aussitôt après. Comme l’a dit Dufort de Cheverny (Mémoires…, t. II, p. 419), « sans savoir ni pouvoir deviner s’il a une arrière-pensée », les royalistes le soutenaient. Les modérés de droite espéraient également en lui (Jules Thomas, Correspondance inédite de La Fayette, p. 379) et, voulant le faire « président » de la République, aspiraient à renverser la Constitution de la seule façon à leur portée, par un coup d’État. La plupart des Jacobins, à leur tour, ne le voyaient pas de mauvais œil. Briot avait dit à la tribune des Cinq-Cents le 22 vendémiaire an VIII (14 octobre 1799) : « Il revient fidèle à sa destinée… bientôt il combattra de nouveau pour la patrie ; c’est assez dire qu’encore une fois il méritera sa reconnaissance ». Allant encore plus loin, certains membres de la fraction avancée du Conseil, pour échapper au « coup d’État » qu’avec raison ils accusaient Sieyès de préparer, et dont Briot avait parlé à la tribune dès le 17 fructidor (3 septembre), étaient tout disposés à favoriser un coup d’État de Bonaparte au profit de leurs idées. C’est ce qu’a avoué le gênéral Jourdan, dans l’extrait de ses Mémoires sur le 18 brumaire déjà cité (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 164-165).

La Notice sur le 18 brumaire par un témoin, parue en 1814, et qu’on s’accorde à attribuer à un ancien membre des Cinq-Cents, Combes-Dounous, parle d’un « complot de Jacobins » (p. 17-18) devant éclater dans la nuit du 16 au 17 brumaire (7 au 8 novembre). On en donne comme preuve un mot de Briot qui, se trouvant à dîner, le 16 brumaire (7 novembre), avec son collègue Jacqueminot, lui dit, à propos d’un débat entamé devant le Conseil, que la discussion serait close le lendemain « à moins que nous n’ayons du nouveau cette nuit ». On assuré que sur ce mot, immédiatement rapporté par Jacqueminot à Sieyès, celui-ci prévint Bonaparte et que des précautions furent prises. En tout cas, les prétendus conjurés ne pouvaient avoir deviné cet incident et l’auteur reconnaît cependant qu’il n’y eut absolument rien, que « la nuit fut tranquille ». Qu’il y ait eu des conciliabules de Jacobins, que le mot de Briot ait été dit, c’est fort possible ; mais tout cela ne devait évidemment se rapporter qu’aux velléités d’action concertée avec Bonaparte ; on verra plus loin que c’est à l’heure même où Briot s’exprimait ainsi, le 16 brumaire (7 novembre), que Bonaparte déclarait à Jourdan ne pouvoir agir avec lui et ses amis, c’est-à-dire avec les Jacobins, parce qu’ils n’avaient pas la majorité. Briot qui ignorait encore cette conversation pouvait tout naturellement croire au contraire que tout allait bien à son point de vue et était prêt, parce que, nous le constaterons plus loin par une citation d’Arnault, l’affaire avait été fixée d’abord au 16 (7 novembre). De plus, ni Arnault, ni aucun des amis de Bonaparte n’a signalé cette alerte, ce qu’ils n’auraient pas manqué de faire si Bonaparte avait pris au sérieux l’avertissement de Jacqueminot à Sieyès, puisqu’il y aurait eu là pour eux un argument en faveur de la réalité de la conspiration jacobine imaginée par eux. En fait, il n’y eut, et il est triste que pareille chose ait pu se produire, que des pourparlers de certains Jacobins avec Bonaparte pour une action commune.

Si, le 18 brumaire (9 novembre), on devait arguer d’un complot imaginaire des Jacobins, c’est qu’on n’avait rien de vrai à leur reprocher efficacement, c’est que même les fautes commises par eux, et que j’ai signalées, n’avaient pas sur l’opinion publique l’influence qui leur a été attribuée depuis. La preuve, une preuve formelle, est fournie par un rapport du ministre de la police, Fouché, remis par lui au Directoire le 12 vendémiaire an VIII (4 octobre 1799). Dans ce rapport, Fouché signale les manœuvres des agents de la réaction pour agir sur le pays : « l’inactivité du commerce, la pénurie du numéraire, le poids de l’impôt et l’appel des conscrits, voilà leurs grands moyens de séduction » (L’état de la France en l’an VIII et en l’an IX, d’Aulard, p. 2). Si tels étaient les procédés de propagande pour détacher de la République la masse de la population, c’est qu’évidemment seuls ces sujets répondaient à ses inquiétudes du moment. Depuis le 9 thermidor an II (27 juillet 1794), la réaction avait su assez jouer du péril jacobin, pour ne point le négliger à cette heure s’il avait pu la servir. Le rapport de Fouché est, du reste, confirmé sur ce point par la citation de M. de Barante faite dans le chapitre précédent à propos de l’anniversaire du 10 août, et qui constate l’inanité, à cette époque, du parti jacobin dans les préoccupations publiques.

« Je rallierai tous les partis », disait Bonaparte avant de quitter l’Égypte (général Bertrand, Campagnes d’Égypte et de Syrie, t. II, p. 172). « Je recevais les chefs des Jacobins, les agents des Bourbons ; je ne refusais de conseils à personne, mais je n’en donnais que dans l’intérêt de mes plans… Chacun s’enferrait dans mes lacs, et, quand je devins le chef de l’État, il n’existait point en France un parti qui ne plaçât quelque espoir sur mon succès », disait-il plus tard à Mme de Rémusat, qui l’a rapporté dans ses Mémoires (t. I, p. 275). « Tous les partis, écrit à son tour M Reinhard dans ses Lettres (p. 106), cherchèrent à circonvenir le nouvel arrivant… De tous côtés, on intervint afin d’amener un rapprochement entre lui et Sieyès, dans la crainte de le voir lier partie avec Barras ou prêter l’oreille aux propositions des Jacobins. Mais Bonaparte ne fut pas long à s’apercevoir qu’une entente avec un homme universellement méprisé, comme l’était Barras, ne serait pas approuvée par l’opinion publique et lui serait nuisible à lui-même. Talleyrand sut adroitement profiter de ses hésitations, il devint le pivot de toutes les intrigues et l’intermédiaire entre les hommes influents de tous les partis et le général ; il démontra à celui-ci que le nom de Sieyès seul était synonyme de vertu et d’honneur, et qu’en l’ayant pour allié, on rallierait à sa cause tous les honnêtes gens ».

Bonaparte avait, tout d’abord, manifesté du dédain à l’égard de Sieyès ; lorsqu’il s’aperçut qu’au lieu de le combattre, il était nécessaire de s’entendre avec lui, il n’hésita pas, consentit à faire les avances et lui promit « l’exécution de sa verbeuse constitution » (Mme de Rémusat, Mémoires, t. Ier, p. 275). D’autre part, Sieyès, tout désolé qu’il fût de la perspective d’avoir à partager avec un autre ce qu’il s’était attribué à lui seul, vit bien que son accord avec Bonaparte était son unique chance de n’être pas supplanté. D’ailleurs, nous apprend Mme Reinhard (Lettres, p. 114), il « s’obstinait à voir dans Bonaparte un auxiliaire que le parti modéré saurait contenir à volonté ». Et cela a toujours été la chimérique prétention du parti modéré : il s’est toujours flatté, malgré les constants démentis infligés par la réalité, de maîtriser à son gré les mouvements de réaction niaisement ou criminellement sortis de ses complaisances pour les hommes des partis monarchiques et cléricaux. Dès le 8 brumaire (30 octobre), l’entente était établie entre les deux rivaux. Par là, Bonaparte avait dans le Directoire deux alliés, Sieyès et Roger Ducos, et deux adversaires, Gohier et Moulin, « républicains de bonne foi…, mais l’un était très faible et l’autre très incapable d’action. C’est comme s’ils n’avaient pas été » (Baudot, Notes historiques sur la Convention, p. 148). C’était du cinquième. Barras, qu’il dépendait de donner la majorité aux uns ou aux autres.

Les Membres du Conseil des Anciens.
D’après Gillray (Bibliothèque Nationale.)

« Déconsidéré, dépopularisé » auprès des républicains sincères, comme il l’a reconnu lui-même (Mémoires, t. IV, p. 105), ne croyant pas à leur succès, n’ayant, d’ailleurs, rien à gagner avec eux, menacé, au contraire, s’ils devenaient les maîtres, de se trouver plus ou moins directement compromis dans les poursuites dirigées contre les dilapidateurs, Barras s’était déjà rangé, nous le savons, du côté opposé. Grâce à lui, Sieyès avait eu la majorité, avait pu agir contre les Jacobins, écarter du ministère Bernadotte qui devait se montrer si indécis pendant la crise, confier à ses créatures des postes importants. Dans ces conditions, Barras, que guidait exclusivement l’intérêt personnel, n’avait certainement aucun avantage à retirer d’une alliance avec Gohier et Moulin. Cependant, il ne prit parti pour Bonaparte que d’une manière passive, en s’abstenant de le contrecarrer. Or, il connaissait le projet de coup d’État, ce n’est pas douteux. Ouvrard, dans ses Mémoires (t. Ier, p.41), a écrit : Le 16 brumaire (7 novembre), « les généraux Beurnonville et Macdonald me prièrent de prévenir Barras que Bonaparte leur faisait des propositions ; qu’ils désiraient savoir s’il en était informé et ce qu’ils devaient faire ; mais Barras me répondit d’un ton d’impatience : « Qu’ils prennent les ordres de Bonaparte ».

D’autre part, des Éclaircissements de Cambacérès cités par M. Vandal (L’avènement de Bonaparte, p. 262-263), il résulte que Barras, au courant des projets de Bonaparte, avait été persuadé par les amis de celui-ci qu’il serait averti avant l’exécution. Cela explique et sa mauvaise humeur de se voir négligé pendant les préparatifs, et son silence complice : s’exagérant vaniteusement le prix de son concours, il s’imagina évidemment qu’à la dernière heure il aurait toute facilité pour profiter, bon gré mal gré, des circonstances et imposer sa volonté, quand cela ne serait qu’en menaçant, par exemple, Bonaparte d’ouvrir les yeux à Gohier et de se mettre de son côté. En tout cas, lorsque l’événement se produisit, il supposait avoir encore trois ou quatre jours devant lui ; il ne l’attendait pas, a-t-il écrit (Mémoires, t. IV, p. 76), « avant le 22 » (13 novembre). Qu’aurait-il fait pendant ces trois ou quatre jours, si ses prévisions s’étaient réalisées, il ne l’a pas dit ; ce qui est certain, c’est qu’il n’essaya nullement d’empêcher l’attentat, c’est qu’il ne détourna pas de suivre Bonaparte les généraux qui le faisaient prévenir, c’est qu’il n’informa pas le président du Directoire des faits parvenus à sa connaissance. Bonaparte, à son tour, estima qu’il était suffisant d’endormir Barras avant, parce que, après, il saurait l’annihiler. Le 10 brumaire (1er novembre), eut lieu la cérémonie de la présentation des drapeaux conquis par l’armée du Danube et que Masséna venait d’envoyer au Directoire : parmi les drapeaux autrichiens et russes, on remarquait le drapeau blanc de Condé et des pères de nos royalistes qui cherchent aujourd’hui à vivre politiquement aux dépens du drapeau tricolore. Certainement par jalousie des succès des autres et aussi peut-être par tactique, Bonaparte n’assista ni à la cérémonie, ni au dîner officiel donné ce jour-là par Barras qui avait invité tous les généraux (recueil d’Aulard, t. V, p. 781).

Il y avait des concours utiles à obtenir. Bonaparte voyait des généraux, des financiers. « Il est certain que de l’argent fut répandu ; d’où venait-il ? Bonaparte avait rapporté d’Italie plusieurs millions », écrit (L’avènement de Bonaparte, p. 282-283) M. Vandal qui oublie de nous dire si ces millions provenaient d’économies réalisées sur ses appointements par ce général désintéressé, et qui ajoute d’après un « renseignement particulier » (Idem p. 283-284) : « Bonaparte ne dédaignait pas de mettre lui-même la main aux négociations. Un soir, il s’en fut mystérieusement dîner chez le banquier Nodler, dans sa maison de Sèvres, et en revint très content ; le plaisir d’une villégiature automnale ne suffit pas à expliquer cette satisfaction… La connivence des capitaux mobiliers fut acquise ». Divers fournisseurs firent des avances. Collot « donna cinq cent mille francs en or » (Bourrienne, édition Lacroix, t. II, p. 79). « Le nerf de tout, l’argent, était fourni par Collot et consorts qui avaient ramassé des millions en Italie. Collot, accusé d’avoir puisé dans la caisse de l’armée, avança les fonds ; il avait loué une maison à Saint-Cloud où se réunirent les meneurs du coup d’État pendant la journée du 19. Tout ceci fut vite divulgué » (Lettres de Mme Reinhard à sa mère, p. 107, et Bourrienne, Idem, p. 320). Le matin du 18 brumaire, Ouviard offrait des fonds (lettre publiée dans le Temps du 5 mai 1900).

En dehors des relations personnelles de Bonaparte avec divers fournisseurs, ceux-ci eurent, paraît-il, un intérêt immédiat à le soutenir. Delbrel, membre du Conseil des Cinq-Cents, raconte, en effet, qu’à la fin de vendémiaire il proposa à une commission de ce Conseil de « suspendre, pour un temps limité, le cours et l’effet des délégations que le Directoire exécutif avait délivrées, pour des sommes énormes et par anticipation, à des fournisseurs qui ne firent aucun ou presque aucun service et qui, d’après la déclaration écrite du ministre de la Guerre, avaient cessé depuis quatre mois toute espèce de fourniture, en telle sorte que les armées ne subsistaient plus que par des réquisitions faites dans les pays occupés par elles et dans les départements français. Cependant, les entrepreneurs généraux et leurs agents, au moyen des délégations dont ils étaient porteurs, continuaient d’absorber tous les fonds qui rentraient journellement dans les caisses des receveurs des départements… En conséquence, Destrem, l’un des membres de la commission, fut chargé de présenter au Conseil des Cinq-Cents un projet de résolution en vertu duquel la Trésorerie nationale était autorisée à prélever, par forme d’emprunt, une somme de cinquante millions sur les contributions arriérées dont le produit avait été spécialement affecté et destiné au payement des délégations. Pour parer le coup dont ils étaient menacés, les financiers porteurs de délégations s’agitèrent beaucoup ; ils firent imprimer et distribuer des mémoires pour empêcher l’adoption de cette mesure. On était même parvenu à en changer ou modifier la rédaction. Mais, sur une réclamation et les développements que je donnai en comité secret, la résolution fut définitivement adoptée dans la séance du 7 brumaire an VIII. Elle fut envoyée au Conseil des Anciens qui nomma pour l’examiner et en faire un rapport une commission dont M. Lebrun fut membre et rapporteur… La résolution blessait, non les droits, mais les intérêts des compagnies financières… Sans doute, elles ne prêtèrent leur concours qu’à la condition que la résolution par moi provoquée et adoptée par le Conseil des Cinq-Cents, serait rejetée par celui des Anciens » (revue la Révolution française, t. XXV, p. 184 et 185).

De fait, les Cinq-Cents, dans la séance du 5 brumaire an VIII (27 octobre 1799), adoptèrent, sauf rédaction, un projet de résolution présenté « au nom de la commission des fonds pour le service de l’an VIII » et « tendant à déterminer qu’il sera prélevé provisoirement, par forme d’emprunt, sur les contributions arriérées, la somme de cinquante millions pour assurer le service de l’an VIII » ; la rédaction était adoptée le lendemain et portait que la retenue sur les recettes de l’an VIII pour rembourser ce prélèvement aurait lieu à raison de cinq millions par mois pendant les dix derniers mois, donc pas de retenue sur les deux premiers. Une modification eut lieu le 7 brumaire (29 octobre), en vertu de laquelle la retenue des cinq millions devait être opérée tout de suite. Le 8 brumaire (30 octobre), les Anciens recevaient la résolution ; à la fin de leur séance du matin, le 18 brumaire (9 novembre), « comme s’il eût voulu mener de front la réforme de l’État et la satisfaction de la finance » (Vandal, L’avènement de Bonaparte, p. 334), le président annonçait : « L’ordre du jour demain à midi, à Saint-Cloud, sera un rapport de Lebrun sur les finances « et, au début de la séance du soir, le 19 (10 novembre), la parole donnée aux fournisseurs était tenue ; sur le rapport de Lebrun, les Anciens, en majorité composés de modérés, rejetaient la résolution des Cinq-Cents relative au prélèvement de cinquante millions ; et, dans ce vote, « on peut soupçonner l’indice d’une espèce de pacte passé entre les faiseurs du coup d’État et les compagnies de finance » (Vandal, Idem, p. 398).

La masse, elle, tenait toujours à la République ; mais son plus vif désir à cette époque était la conclusion de la paix. Mme Reinhard, qui accompagna son mari venant prendre possession du ministère des Affaires étrangères, écrivait, le lendemain de son arrivée à Paris (11 fructidor an VII-28 août 1799), que, dans leur voyage, des artisans et paysans ayant appris la qualité de Reinhard « s’écriaient tous : « Donnez-nous la paix, citoyen ministre, dites qu’il nous faut la paix ! » Ce mot était sur toutes les lèvres » (Lettres, p. 84). On exploita ce double sentiment de la masse ; on répandit en quantité chansons et placards dans lesquels était glorifié le « héros », l’homme qui allait travailler à « l’affermissement de la constitution républicaine » (recueil d’Aulard, t. V, p. 761, et Moniteur du 19 brumaire, p. 190). Parmi les auteurs de ces écrits étaient Rœderer et Arnault (Souvenirs d’un sexagénaire, t. IV, p. 350) ; en même temps, Bonaparte était représenté comme voulant la paix, comme étant le seul en état de la faire et de la maintenir. C’est en s’abritant hypocritement derrière la République et la paix, qu’on prépara la chute de la République et la permanence de la guerre. Voici comment une note puisée dans les Archives de la guerre par M. Vandal (L’avènement de Bonaparte, p. 277) dépeignait l’état de Paris : « Paris est calme, les ouvriers, surtout au faubourg Antoine, se plaignent de rester

Membre du Conseil des Cinq Cents.
D’après Simon (Bibliothèque nationale).


sans ouvrage, mais les bruits de paix généralement répandus paraissent avoir sur l’esprit public une influence très favorable ». Encore après le 18 brumaire, les récits apologétiques de cette journée avaient bien soin de promettre que, grâce à Bonaparte, le pays jouirait prochainement d’une paix définitive. C’est le cas, notamment, de deux brochures, l’une, Causes secrètes du 18 brumaire, signée Collignon, et l’autre, Le 18 brumaire ou Tableau des événements qui ont amené cette journée, anonyme.

Pour plaire à ce général que tous, plus ou moins naïvement, voulaient mettre dans leur jeu, les Cinq-Cents, le 1er brumaire (23 octobre), par 220 voix sur 306 votants, nommaient président son frère Lucien qui, même à cette époque, n’avait pas encore vingt-cinq ans ; et Bourrienne a écrit (édition Lacroix, t. II, p. 40) que « c’est incontestablement à cette nomination et à la conduite de Lucien, que fut dû le succès de la journée du 19 brumaire ». Aux Anciens, la majorité était, nous le savons, acquise à Sieyès ; aussi repoussait-elle, le 2 brumaire (24 octobre), la résolution votée, le 2 vendémiaire (24 septembre), par les Cinq-Cents et visant les projets, qu’on lui prêtait, de ramener la France à ses anciennes frontières pour conclure la paix : « Sont déclarés traîtres à la patrie et seront punis de mort tous négociateurs, ministres, généraux, directeurs, représentants du peuple et tous citoyens français qui proposeraient, recevraient, appuieraient ou signeraient un traité portant atteinte à la Constitution de l’an III et à l’intégralité du territoire de la République tel qu’il est réglé par les lois ».

De nombreux députés des deux Conseils offrirent un banquet par souscription à Bonaparte et à Moreau, le 15 brumaire (6 novembre), dans l’église Saint-Sulpice, transformée en Temple de la Victoire par l’arrêté du 24 vendémiaire an VII (15 octobre 1798) de l’administration centrale de la Seine, qui avait débaptisé les quinze églises rendues au culte (§ 3, chap, xi). Il y eut là, sous la présidence de Gohier, 750 convives environ qui, tous au courant des bruits de conspiration, mais ne sachant pour la plupart rien de précis, se surveillaient embarrassés et silencieux ; si Briot et Destrem furent présents, on remarqua l’absence de Jourdan et d’Augereau. Bonaparte qui, par méfiance, « avait fait apporter un pain et une demi-bouteille de vin » dans sa voiture (Lavallette, Mémoires et Souvenirs, t. Ier, p. 345), but « à l’union de tous les Français » ; il se retira de bonne heure après avoir, a raconté Gohier, adressé en particulier « aux députés les plus marquants, des choses flatteuses analogues aux sentiments qu’il leur connaît » (Mémoires, t. Ier, p. 226).

Une des causes incontestables de mécontentement à cette époque était l’emprunt forcé. On n’avait pas besoin d’un coup d’État pour s’en apercevoir ni pour chercher à corriger ce que les dispositions votées pouvaient avoir de défectueux. Une proposition fut faite en ce sens au Conseil des Cinq-Cents, et une commission nommée pour l’étudier. D’après un rapport du ministre des finances, Robert Lindet, « le plus habile administrateur de ces derniers temps » (Baudot, Notes historiques sur la Convention, p. 156), adressé au Corps législatif le 14 brumaire-5 novembre (Montier, Robert Lindet, p. 372), « les répartitions de l’emprunt forcé s’élevaient jusqu’à ce jour à 70 800 000 francs, et le recouvrement, tant en bons qu’en numéraire, à 10 184 000 francs ». À la séance du surlendemain (7 novembre), Thibault, qui avait déjà parlé le 9 brumaire (31 octobre) au nom de la commission, demandait aux Cinq-Cents de supprimer le jury taxateur et la progressivité et « de régulariser l’emprunt de 100 millions en le soumettant à une répartition juste et constitutionnelle ». À cet effet, il proposait de le remplacer par l’imposition de cinq décimes par franc aux cotes de la contribution foncière, de la contribution personnelle, mobilière et somptuaire, à l’exception de celles « qui n’excèdent pas le prix de trois journées de travail », de la contribution des patentes à l’exception de celles « de 40 francs et au-dessous ». Il paraissait disposé au besoin à réduire cette imposition de cinq décimes par franc, c’est-à-dire de moitié, à trois décimes.

Le 17 brumaire (8 novembre), un député du Lot, Soulhié, prononçait dans cette discussion un très intéressant discours qu’on a l’habitude de passer sous silence et qui dévoilait les manœuvres « patriotiques » des modérés pour laisser généreusement aux autres l’honneur de contribuer à la défense nationale à la fois de leur bourse et de leur vie. « La seule proposition, dit-il, de rapporter la loi du 10 messidor a produit dans la République un effet si affligeant que vous ne l’adopterez pas sans les plus mûres réflexions. La loi du 10 messidor doit être envisagée sous le rapport des circonstances au sein desquelles elle est née… La loi sur l’emprunt forcé fut la suite de la périlleuse nécessité où nous avait plongés un gouvernement déprédateur dont l’influence liberticide, un moment détruite par un événement, avouée de la nation entière, paraît vouloir renaître aujourd’hui et préparer de nouvelles catastrophes… Je ne reconnais que trop l’existence de tous les maux qui nous assiègent ; mais je ne les attribue pas uniquement à l’emprunt forcé. Dans l’état où nous sommes, toute autre mesure aurait produit les mêmes effets. La paix est dans tous les cœurs, tout le monde la désire ; on doit reconnaître qu’un dernier sacrifice est nécessaire pour l’obtenir. Tout le mal que pouvait produire l’emprunt est fait ; on a pris tous les masques, supposé toutes les privations pour vous faire croire la loi inexécutable ; persévérez, et elle sera exécutée. La loi, dit-on, a peu produit de rentrées. Je le crois ; certains journaux demi-officiels ne cessent de l’attaquer ; car aujourd’hui il est plus facile de provoquer à la désobéissance d’une loi que de railler un magistrat ; des représentants du peuple, journalistes, ont écrit contre elle, des fonctionnaires, connus par leur opposition à cette loi, ont été chargés de son exécution… Que le pouvoir exécutif vous seconde, et la loi sera exécutée… Les bons citoyens sont punis de leur empressement à payer, les mauvais, récompensés de leur négligence ou de leur refus. Enfin qu’on me présente à la place de l’emprunt une mesure qui ait ses résultats productifs et non ses dangers, je l’adopte ». Le Conseil renvoya la suite de la discussion au lendemain ; mais, le lendemain, ce devait être le coup d’État.

Suivant Arnault (Souvenirs d’un sexagénaire, t. IV, p. 353), « l’affaire qui avait été plusieurs fois remise, semblait devoir éclater définitivement le 16 brumaire ; tout était prêt le 15 au soir ». Ce soir-là, après le banquet de Saint Sulpice, il y eut réunion chez Bonaparte ; on y vit Gohier, Fouché, « des Jacobins, des Clichyens ». Interrogé par Gohier sur ce qu’il y avait de neuf, Fouché, ministre de la police, répondit : « Toujours les mêmes bavardages… toujours la conspiration !… Mais je sais à quoi m’en tenir… Fiez-vous à moi ». Et Gohier, honnête homme d’une crédulité vraiment excessive, eut la bonhomie de rassurer Joséphine troublée par cette conversation : « Faites comme le gouvernement, lui dit-il, ne vous inquiétez pas de ces bruits-là ; dormez tranquille » (Idem, p. 355). À l’issue de la réunion, Arnault, venu aux nouvelles, apprend de Bonaparte que « la chose est remise au 18. — Au 18, général ? — Au 18. — Quand l’affaire est éventée ! Ne voyez-vous pas que tout le monde en parle ? — Tout le monde en parle et personne n’y croit. D’ailleurs, il y a nécessité. Ces imbéciles du Conseil des Anciens n’ont-ils pas des scrupules ? ils m’ont demandé vingt-quatre heures pour faire leurs réflexions » (Idem, p. 356). Il ne faut pas ajouter foi, comme l’a fait M. Léonce Pingaud (Bernadotte, Napoléon et les Bourbons, p. 44), à ce qu’a raconté Michaud jeune dans la biographie de Lachevardière (t. XXII, p. 357) ; celui-ci, en effet, n’était déjà plus membre de l’administration départementale de la Seine lors du débarquement de Bonaparte en France ; victime du mouvement réactionnaire de Sieyès et des modérés (Gohier, Mémoires, t. Ier, p. 145), il ne pouvait, dès lors, user d’un pouvoir qu’il n’avait plus — le Moniteur du 1er jour complémentaire de l’an VII (17 septembre 1799) annonce qu’il a cessé ses fonctions — pour s’opposer à ses projets ou pour procéder à son arrestation si Gohier et Moulin y avaient consenti ; et le récit d’Arnault est plus vraisemblable.

Voici quel était le plan. Le prétexte serait une conspiration des Jacobins prêts, selon les termes qu’emploiera Cornet au Conseil des Anciens dans la matinée du 18 (9 novembre), à « lever leurs poignards sur des représentants de la nation, sur des membres des premières autorités de la République ». La fable des « poignards » dont Lucien fera le 19 brumaire (10 novembre) une application effrontée, était donc imaginée dès le début. Qu’on se rappelle que, déjà en l’an V, Bonaparte écrivant d’Italie au Directoire (voir chap. xvii, § 1er) avait parlé de poignards, « les poignards de Clichy », qui le menaçaient. Pour échapper à ce prétendu danger, le Conseil des Anciens, convoqué d’urgence dans la matinée du 18 brumaire (9 novembre), devait être appelé à user de son droit constitutionnel de transférer le siège du Corps législatif dans une autre commune et — ce qui était de toute manière contraire à la Constitution réservant au Directoire cette nomination — à nommer Bonaparte au commandement des troupes de la 17e division militaire qui comprenait, on le sait, Paris et les environs. Cela fait, Sieyès et Roger Ducos donnaient leur démission et on obtenait celle des trois autres directeurs par une intimidation plus ou moins formelle. Le Directoire ainsi dissous, on se flattait d’amener les Conseils à se proroger après avoir installé trois consuls provisoires et nommé deux commissions législatives.

Ces idées avaient été émises et examinées depuis plusieurs jours et cependant, le 16 brumaire (7 novembre), dans une réunion chez Lemercier, président du Conseil des Anciens, discutant encore sur la tactique à suivre, on ne réussit pas à s’entendre et on ne se mit d’accord, sur les instances de

Les Membres du Conseil des Cinq Cents.
D’après Gillray (Bibliothèque Nationale).


Lucien Bonaparte, que pour décider une nouvelle réunion le lendemain. « Elle eut lieu chez le représentant Lahary à sept heures du matin. Toutes les mesures à prendre pour opérer la translation des Conseils y furent arrêtées » (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t, Ier, p. 22 et 23). Quoiqu’on put compter sur la majorité des Anciens, on pensa que, même venant d’une minorité, une opposition en pareille circonstance risquerait d’être nuisible et on n’adressa pas la convocation à la séance extraordinaire, fixée au 18 (9 novembre), à ceux dont on se méfiait.

Un des inspecteurs de la salle, Cornet, a, tout en essayant de l’amoindrir, avoué le fait dans sa Notice historique sur le 18 brumaire (p. 9) : « Je passai la nuit, dit-il, à la Commission des inspecteurs du Conseil des Anciens : contrevents et rideaux furent fermés, pour qu’on ne s’aperçut pas qu’on travaillait dans les bureaux ; nous savions que nous étions observés. On expédia des lettres de convocation pour les membres du Conseil, mais on en retint une douzaine qui étaient destinées à ceux dont on redoutait l’audace ; celles-ci ne furent envoyées qu’après que le décret fut rendu ». C’était, du reste, là, semble-t-il, le résultat d’une manœuvre préméditée depuis longtemps. À la séance des Cinq-Cents du 9 vendémiaire (1er octobre) précédent, Destrem posait une question au sujet de lettres de convocation pour une séance extraordinaire commandées par le secrétaire général de la commission des inspecteurs ; de l’audition de celui-ci il résulta que Lucien Bonaparte n’était pas étranger à cette initiative, que vingt jours avant pareil modèle de convocation avait été fait pour les Anciens et que ce n’était pas une mesure habituelle. Le Conseil passa à « l’ordre du jour sur la conspiration des circulaires », selon le mot d’un interrupteur qui provoqua les rires de l’assemblée ; le mois suivant elle ne riait plus.

Quant à la superbe confiance de cette buse de Gohier, président du Directoire, elle ne se démentit pas ; n’affirme-t-il pas dans ses Mémoires (t. I, p. 228) qu’il avait le droit d’être tranquille parce que Bonaparte s’était engagé à dîner, chez lui, « avec sa famille, le 18 brumaire » ! De son côté, dans l’ouvrage déjà cité, Savary écrit (p. 22) : « On s’attendait à une explosion prochaine ; on avait dit aux deux directeurs qui n’étaient pas dans le secret : La barrière qui vous sépare de la peste a été franchie arbitrairement, c’est un crime à punir… Agissez promptement, ou vous êtes perdus, et avec vous la République… — Quelle apparence, répondit l’un d’eux ? Une lettre du général m’annonce qu’il viendra me demander à dîner tel jour sans cérémonie ». En politique, les imbéciles, si honnêtes qu’ils soient, et dont, par suite justement de leur honnêteté, on ne se méfie pas, sont au moins aussi dangereux que les coquins les plus habiles. Dans ses Mémoires (t. Ier, p. 227), Gohier gémit. Ah ! s’il n’y avait pas eu Fouché à la police, si on avait gardé Bernadotte à la guerre, Marbot à la tête de la 17e division…, etc. ; c’est-à-dire : si je n’avais pas laissé faire son œuvre réactionnaire à Sieyès ! Or, plus haut (Idem, p. 131), il raconte avoir connu à temps les pensées secrètes de Sieyès et il ajoute : « Je gardai le silence lorsque j’aurais dû parler ». Il est malheureux qu’il s’en soit aperçu si tard.

La réunion du Conseil des Anciens, convoquée pour le 18 brumaire (9 novembre) avec les précautions que je viens d’indiquer et en cachette du président du Directoire, eut lieu à huit heures du matin. Le procès-verbal porte : « Le citoyen Lemercier, président, occupe le fauteuil. Les citoyens Chabot et Delneufcourt, secrétaires, sont au bureau ; les citoyens Delecloy et Lejourdan, ex-secrétaires, occupent les places des deux secrétaires absents ». À l’ouverture de la séance. Cornet déclama en termes aussi impudents que grotesques sur la nécessité de prendre des mesures immédiates pour soustraire la République au péril de la prétendue conspiration des Jacobins armés de poignards ; il invita les Anciens à transférer le siège du Corps législatif à Saint-Cloud, où les deux Conseils se réuniraient à midi le lendemain 10 (10 novembre), et à charger Bonaparte « de l’exécution » en plaçant à cet effet sous ses ordres toutes les troupes de la 17e division militaire. En prévision de cette mesure, Bonaparte avait fait, le 17 (8 novembre), convoquer chez lui, rue de la Victoire, pour le lendemain à sept heures du matin, les généraux de la garnison de Paris et de nombreux officiers, tandis que, grâce à la complicité de Sebastiani et de Murat, de nombreuses troupes de cavalerie occuperaient les Champs-Élysées et le jardin des Tuileries, tout cela afin de mettre ses actes d’accord avec ses paroles, afin de « donner l’exemple du respect pour les magistrats et de l’aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de républiques et perdu plusieurs États » (Correspondance de Napoléon Ier, t. III, p. 497, lettre du 19 vendémiaire an VI-10 octobre 1797 au Directoire). Il avait, en outre, fait remettre très tard dans la soirée à Gohier, qui en a publié le fac-similé en tête de ses Mémoires, une lettre de Joséphine l’invitant avec sa femme à déjeuner chez elle le lendemain 18 (9 novembre) « à huit heures du matin ». Bonaparte comptait que l’état-major réuni autour de lui intimiderait le président du Directoire qui se laisserait, dès lors, arracher son adhésion ou, tout au moins, sa démission. Mais Gohier, malgré sa candeur, fut si surpris de l’étrange invitation de Joséphine qu’il se borna à envoyer sa femme ; cette méfiance tardive ne devait pas le sauver.

Le président des Anciens, Lemercier, avait rapidement mis aux voix le projet de décret de Cornet, suivi d’une « proclamation aux Français » ; ce vote enlevé, deux des inspecteurs. Cornet et Baraillon, s’étaient rendus auprès de Bonaparte afin de le prévenir de la nomination qu’il attendait et de lui annoncer que le Conseil des Anciens, sans se préoccuper de la promulgation de sa résolution par le Directoire, le mandait à sa barre pour recevoir son serment. Aussitôt après leur visite, Bonaparte montait à cheval et, escorté par les généraux et les officiers qui se trouvaient auprès de lui et qu’il avait gagnés à sa cause, il se rendait aux Tuileries. Devant les Anciens, vers les neuf heures, il éluda la formule de serment à la Constitution et un homme que nous avons vu enthousiaste de Bonaparte (début du chap. xx), mais qui n’était pas du complot, Garat, ayant commencé à en faire l’observation, le président lui retira la parole parce que la Constitution interdisait, le décret de translation une fois rendu, de délibérer à Paris ; or ce strict observateur de la légalité venait de la violer et, par cela seul, avait été opéré un coup d’État : l’expression courante « coup d’État du 18 brumaire » est donc parfaitement justifiée.

La décision des Anciens était prise, portait-elle, « en vertu des articles 102, 103, 104 de la Constitution », et ces articles ainsi invoqués avec apparat devaient continuer à l’être dans diverses proclamations, afin de donner le change aux citoyens et de paraître agir légalement, alors qu’on violait outrageusement la Constitution : l’article 102 donnait bien aux Anciens le droit de changer la résidence du Corps législatif ; l’article 103 interdisait, après le vote de ce changement, tout fonctionnement des Conseils même, par conséquent, de la commission des inspecteurs de l’un d’eux — dans l’ancien lieu de résidence ; et l’article 104 prescrivait aux membres du Directoire de « sceller, promulguer et envoyer le décret de translation » sans retard. Mais l’article le plus important de la décision des Anciens, l’article 3, disait :

« Le général Bonaparte est chargé de l’exécution du présent décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté de la représentation nationale. — Le général commandant la 17e division militaire, la garde du Corps législatif, les gardes nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans la commune de Paris et dans l’arrondissement constitutionnel, et dans toute l’étendue de l’arrondissement de la 17e division, sont mis immédiatement sous ses ordres et tenus de le reconnaître en cette qualité. — Tous les citoyens lui prêteront main-forte à sa première réquisition ».

Or cet article constituait une violation flagrante de la Constitution, c’est-à-dire un coup d’État. Il disposait de la garde du Corps législatif, tandis que, d’après l’article 71, c’était au Corps législatif tout entier, et non au Conseil des Anciens seul, à régler ce qui concernait cette garde ; il disposait de troupes de ligne et de gardes nationales, tandis que, d’après l’article 144, c’était au Directoire à disposer de la force armée ; il nommait Bonaparte général en chef, tandis que, d’après l’article 146, une nomination de ce genre n’appartenait qu’au Directoire.

Les Cinq-Cents reçurent simplement à midi communication du décret rendu par les Anciens ; le président, Lucien Bonaparte, ferma la bouche de ceux qui réclamaient des explications, en invoquant le prétexte légal allégué le matin contre Garat et en levant la séance.

Bonaparte, vers onze heures, passa les troupes en revue dans le jardin des Tuileries et procéda à des nominations : Lefebvre, commandant régulier de la place de Paris, devenait son premier lieutenant et était remplacé, dans le commandement de Paris, par Morand ; Murat était mis à la tête de la cavalerie et Marmont de l’artillerie ; Macdonald était envoyé à Versailles, Sérurier à Saint-Cloud ; Moreau était chargé du palais du Luxembourg. Arnault a particulièrement loué Bonaparte (Souvenirs d’un sexagénaire, t. II, p. 375) de l’« opération habile par laquelle il convertissait Moreau en geôlier et presque en prisonnier, tout en paraissant lui donner une preuve de confiance ».

Les Parisiens lurent, sans y rien comprendre, des affiches de Bonaparte et de Fouché, apposées entre onze heures et midi, parlant d’un grand danger auquel la République venait d’échapper par l’application de la loi, puis d’autres affiches particulières portant Bonaparte aux nues, et ne se mêlèrent de rien. « À côté du décret des Anciens et des proclamations de Bonaparte affichées

Vue du Château de Saint-Cloud
prise au dessus de la Grande Cascade
D’après Meunier (Bibliothèque Nationale.)


avant midi sur tous les murs de Paris, on lisait des écrits anonymes qui invitaient le peuple à se rattacher à la fortune du héros dont le nom, la gloire, le génie, l’existence pouvaient assurer l’existence de la République » (Buchez et Roux, Histoire parlementaire de Révolution française, t. XXXVIII, p. 176).

Cornet a malheureusement eu raison lorsqu’il a écrit que les républicains étaient « sans bras et sans tête » (p. 14) ; mais c’est certainement « la tête » qui a le plus manqué. Nous avons dit comment les partisans de Bonaparte avaient agi sur la masse ; or, dans le parti avancé, on avait laissé faire parce que certains de ses membres avaient rêvé de se servir de Bonaparte. D’après l’extrait des Mémoires de Jourdan que j’ai déjà cité, au retour d’Égypte, ses amis et lui qui avaient un moment songé à Bernadotte (chap. xxi) se concertèrent chez ce dernier « sur la conduite à tenir avec Bonaparte. Je proposai de nous présenter chez lui et de lui déclarer que nous étions disposés à le placer à la tête du pouvoir exécutif, pourvu que le gouvernement représentatif et la liberté publique fussent garantis par de bonnes institutions » (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 164). Cette proposition fut adoptée et, « vers le 10 brumaire » (Idem, p. 165), Jourdan se rendit chez Bonaparte qu’il ne rencontra pas, mais qui l’« invita à dîner pour le 16 » (Idem). C’est à ce dîner que Bonaparte lui dit : « Je ne puis rien faire avec vous et vos amis, vous n’avez pas la majorité (Idem)… Au reste, soyez sans inquiétude, tout sera fait dans l’intérêt de la République » (Idem, p. 166). Jourdan et ses amis eurent peut-être confiance en cette parole, mais ils redoutaient surtout de sauver des gouvernants exécrés. « Il nous répugnait, a écrit Jourdan (Idem, p. 167) de défendre un gouvernement qui avait conduit l’État au bord du précipice et des institutions dont nous reconnaissions l’insuffisance. Notre premier mouvement fut de rester paisibles spectateurs des événements ». On avait cherché niaisement à accaparer Bonaparte et non à l’entraver ; leur hâte de renverser ce qui était, empêcha nombre de Jacobins de comprendre à temps le danger de ce qui allait être.

Que faisaient les directeurs ?

Le président du Directoire, Gohier, était, vers les neuf heures du matin, prévenu par Fouché de la translation à Saint-Cloud du Corps législatif. Étonné qu’une décision pareille eût été prise à son insu, il avertissait immédiatement ses collègues. Moulin se mit à sa disposition ; Sieyès et Roger Ducos étaient absents, et il trouva Barras en train de prendre un bain : « Comptez sur moi », lui dit celui-ci (Mémoires de Gohier, t. Ier, p. 239) qui lui parut déterminé à la résistance. Dès que Gohier fût parti, Barras appela Bottot, lui « recommanda de courir aux Tuileries voir ce qui s’y passait » (Fabre [de l’Aude] Histoire secrète du Directoire, t. IV, p. 367) et se mit à s’habiller. Presque aussitôt après, Gohier recevait une lettre des inspecteurs de la salle des Anciens l’informant du vote de la translation du Corps législatif et ajoutant : « le décret va vous être expédié… nous vous invitons à venir à la commission des inspecteurs des Anciens, vous y trouverez vos collègues Sieyès et Ducos » (Gohier, Mémoires p. 237).

Dans la salle des séances du Directoire, Gohier et Moulin attendirent en vain Barras. Las d’attendre, Gohier retourna auprès de son collègue ; mais il lui fut « impossible de parvenir jusqu’à lui » (Idem, p. 240). Le coup prémédité contre Gohier, l’invitation de Joséphine, ayant échoué et l’abstention d’un troisième directeur étant nécessaire pour empêcher légalement le Directoire de délibérer, Bruix et Talleyrand étaient allés vers les onze heures du matin, c’est-à-dire entre les deux visites de Gohier, trouver Barras de la part de Bonaparte et lui demander sa démission. Barras consentit à signer le texte qu’on lui présenta, « la minute même qui est de la main du jeune Rœderer » à qui son père avait dicté cette démission, le matin même, sur la demande de Talleyrand (Œuvres, du comte P. L. Rœderer publiées par son fils, t. III, p. 301). Qu’il y ait eu offre d’argent ou menaces, le résultat fut la soumission apparente de Barras qui partit dans la journée pour sa propriété de Gros-Bois, en Seine-et-Oise, près de Boissy Saint-Léger.

Bottot était arrivé aux Tuileries, envoyé par Barras avant que celui-ci eût signé sa démission. « Bonaparte ayant aperçu Bottot, secrétaire de Barras, et s’attendant à quelques propositions de sa part, fut à lui, l’entretint un instant en particulier et, voyant qu’il s’était trompé, éleva tout à coup la voix » (Gohier, Mémoires, t. Ier, p. 253). Déçu précisément parce que la démission qu’il attendait ne lui était pas remise, il manifesta sa colère en résumant au malheureux Bottot, qui n’y comprenait rien, une adresse du club jacobin de Grenoble publiée par le journal l’Ennemi des oppresseurs dans son n° du 4 brumaire-26 octobre (Vandal, L’avènement de Bonaparte, p. 316-317 et 583).

N’étant que deux, les candides cruches Gohier et Moulin n’avaient pas bougé et, seulement après la levée de la séance des Cinq-Cents, remarque avec amertume Gohier (Mémoires, p. 245),sans avoir rien tenté pour justifier cette précaution de ses adversaires, un second message leur apporta « enfin l’expédition officielle du fameux décret » (id., p. 243)avec « une copie officielle de la lettre de Barras » (id, p. 255). La réception de ce message eut lieu au plus tôt après midi ; or, à cette heure, le décret était déjà affiché. Tandis que les autres n’ont pas le moindre souci de sa promulgation mais agissent, Gohier et Moulin, poussés par leur vénération de la forme, se résolvent à entrer en mouvement : gravement, ils se rendent « vers trois heures » (Buchez et Roux, Idem, p. 178) aux Tuileries auprès de Sieyès et de Roger Ducos afin, leur dirent-ils en les abordant, de « joindre nos signatures aux vôtres pour proclamer constitutionnellement la disposition du décret qui transfère les séances du Corps législatif à Saint-Cloud » (Gohier, id., p. 255-256) ; Gohier laissait ainsi entendre qu’il ne signerait pas la partie illégale concernant Bonaparte. À quoi Sieyès répliqua, au risque de porter à son comble l’ahurissement du légaliste Gohier : « le décret tout entier est proclamé »(id., p. 256 ; voir aussi Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. Ier, p. 32), et, sans doute par suite de la réserve qu’il venait de faire et de la réponse de Sieyès, Gohier, contrairement à ce qu’on affirme, nous allons le voir, ne signa rien. Bonaparte, étant arrivé, se donna des airs terribles, menaça de faire fusiller Santerre s’il remuait au faubourg Saint-Antoine et conclut (id., p. 258) : « Il n’y a plus de Directoire… Sieyès et Ducos donnent leur démission, Barras a envoyé la sienne ; abandonnés tous les deux à votre isolement, vous ne refuserez pas la vôtre ! » Ces niais étaient courageux et honnêtes, ils la refusèrent et retournèrent tranquillement chez eux.

Par qui fut signé l’acte de promulgation ? M. Albert Vandal s’est à cet égard exprimé de la manière suivante : « D’après la Constitution, aucune loi ne pouvait être publiée qu’en vertu d’une ordonnance de promulgation rendue par le Directoire et signée de son président, lequel avait en outre à y faire apposer le sceau de la République dont il était détenteur… On avait bien le sceau, le secrétaire Lagarde l’ayant escamoté » (L’avènement de Bonaparte, p. 328). Après avoir raconté que Cambacérès, ministre de la justice, venait, en l’absence du président du Directoire, Gohier, de faire signer Sieyès « qui avait présidé le Directoire pendant le trimestre antérieur », M. Vandal continue : « Sieyès venait de s’exécuter quand Gohier et Moulin parurent… Gohier ne refusa pas de s’entendre avec Cambacérès pour établir et signer un nouvel acte de promulgation parfaitement régulier. Il y était astreint, d’ailleurs, à peine d’attentat, les Anciens n’ayant fait qu’user de leur initiative souveraine. À la vérité, il eût pu et même dû discuter sur l’article qui créait un commandant supérieur des troupes, la Constitution n’ayant pas prévu ce cas. Il passa outre ; la raison de cette condescendance doit se trouver dans la persuasion où il était toujours qu’on en voulait uniquement à Barras, et que le Directoire, allégé de ce poids compromettant, pourrait se remettre à flot » (Idem, p. 329). Plus loin (p. 584), M. Vandal ajoute : « Sur l’affaire de la publication et du sceau, nous avons suivi le récit inédit de Cambacérès et nous lui avons emprunté nos citations. Il existait un précédent en vertu duquel Sieyès pouvait faire fonctions de président. Le 30 prairial, après la démission de Merlin, alors président, son prédécesseur Barras avait repris provisoirement la présidence ». Seulement Gohier, lui, n’était pas démissionnaire et c’est une petite différence appréciable.

À propos des Éclaircissements de Cambacérès don t M. Vandal s’est beaucoup servi, il pense que ce récit « porte un caractère évident de sérieux et de gravité » (Idem, p. 580). Je vais établir que Cambacérès montra, au contraire, pour le faux un manque de répugnance qui doit nous rendre méfiants. La pièce originale existe, elle appartient au carton AF iii 637 des Archives nationales et, pour l’instant, figure au musée des Archives sous le n° 1481. On remarque d’abord que le décret suivi de la « proclamation aux Français » n’est pas signé par Lemercier qui présidait, je l’ai dit, la séance des Anciens ; les signataires sont : « Cornet, ex-président ; Delneufcourt, secrétaire ; Chabot, secrétaire ; Bouteville, ex-secrétaire ». Et voici exactement tout ce qui suit ces signatures :

« Le Directoire exécutif ordonne que le décret ci-dessus sera publié, exécuté et qu’il sera muni du sceau de la République.

« Fait au Palais national du Directoire exécutif le dix-huit brumaire an huit de la République française une et indivisible.

(Signé) « Sieyès, Roger Ducos, Moulin.


Vue de l’Orangerie de Saint-Cloud.
D’après Moreau le Jeune (Bibliothèque Nationale.)

« Du 18 brumaire an VIII.

« Le décret du Conseil des Anciens du 18 brumaire relatif à la translation de résidence du Corps législatif et l’adresse aux Français qui en fait partie ayant été munis du sceau de la République, le Directoire exécutif ordonne au ministre de la Justice de les faire imprimer, afficher et promulguer dans toute l’étendue de la République.

(Signé) « Moulin, Roger Ducos, Sieyès. »

Il est probable que Moulin, venu aux Tuileries pour la promulgation, la signa aussitôt pendant que Gohier discutait avec Sieyès ; tandis que les paroles échangées avec Sieyès d’abord, avec Bonaparte ensuite, détournèrent Gohier d’en faire autant ; mais Cambacérès, jugeant que la signature du président du Directoire avait plus de poids, n’en attribua pas moins la promulgation à celui-ci.

« À peine fûmes-nous rentrés au Luxembourg, raconte Gohier (Mémoires, p.261), que notre garde nous fut enlevée ; que Jubé, qui la commandait, reçut de Bonaparte l’ordre de la conduire aux Tuileries et fut assez faible pour y déférer. » Ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils étaient prisonniers dans leur palais ; « ne pouvant, a écrit Gohier (id. p. 263), nous dissimuler qu’on attentait à notre liberté », — cela, en effet, devenait difficile ; cependant la leçon n’a pas servi et nous devions revoir en semblable circonstance le scepticisme soi-disant élégant, sinon complice, des uns et la confiance obtuse des autres — ils rédigèrent un message adressé au Corps législatif (Idem, p. 264).

« Un grand attentat vient d’être commis, disaient-ils, et ce n’est sans doute que le prélude d’attentats plus grands encore. Le palais directorial est livré à la force armée. Les magistrats du peuple à qui vous avez confié la puissance exécutive sont en ce moment gardés à vue par ceux-là mêmes que seuls ils ont le droit de commander.

« Leur crime est d’avoir constamment persisté dans l’inébranlable résolution de remplir les devoirs sacrés que leur impose votre confiance ; d’avoir rejeté avec indignation la proposition d’abandonner les rênes de l’État qu’on veut arracher à leurs mains ; d’avoir refusé de donner leur démission.

« C’est aujourd’hui, représentants du peuple français, qu’il faut proclamer la République en danger, qu’il faut la défendre. Quel que soit le sort que ses ennemis nous réservent, nous lui jurons fidélité : fidélité à la Constitution de l’an III, à la Représentation nationale dans son intégrité.

« Puissent nos serments n’être pas les derniers cris de la liberté expirante !

« Les deux directeurs prisonniers dans leur palais,

« Moulin, Gohier. »

Ce message honnête et digne qu’ils essayèrent de faire porter hors du Luxembourg, fut intercepté et on les sépara. Le soir, Bonaparte, Sieyès, Roger Ducos convinrent avec leurs amis de se faire nommer consuls provisoires en attendant l’adoption d’une nouvelle constitution ; mais Bonaparte ne consentit pas à prendre d’emblée le projet de Sieyès, qui dut se résigner à admettre que cette constitution serait l’œuvre de commissions législatives tirées des Conseils épurés, et put se convaincre qu’il avait, lui aussi, trouvé son maître. Pour conserver une apparence légale, il fallait que le Corps législatif donnât son assentiment à cette combinaison, et certains des conjurés se rendaient parfaitement compte de la difficulté de l’obtenir : le soir du 18 brumaire, les membres du Conseil des Anciens étaient plus hésitants que la veille ; Cornet assure (Notice historique sur le 18 brumaire, p. 12) que « les trois quarts de ceux qui avaient concouru à l’événement du matin auraient voulu pouvoir reculer ».

La réunion des Conseils à Saint-Cloud était fixée à midi. Les préparatifs pour l’aménagement des locaux la retardèrent, du moins pour les Cinq-Cents, jusque vers deux heures. On avait destiné aux Anciens la galerie d’Apollon que précédait le salon de Mars ; ces deux salles tenaient tout le premier étage de l’aile du palais qu’on avait à sa droite en tournant le dos à la Seine. Les Cinq-Cents étaient relégués à l’Orangerie du château, qui était la prolongation de cette aile du côte des jardins, elle a été démolie en 1862 ; quant au château, incendié le 13 octobre 1870, il a complètement disparu en 1891. Bonaparte était arrivé à la tête de son état-major avant l’ouverture et, depuis le matin, la petite ville était occupée militairement. Dans cette matinée du 19 (10 novembre), Savary fut prévenu (Mon examen…, p. 26 ; « qu’une partie seulement de la garde se rendait à Saint-Cloud, que l’on avait choisi pour former ce détachement les hommes les plus disposés à une obéissance passive, qu’on avait eu soin de les bien régaler… La cour était un véritable camp ; infanterie, cavalerie, artillerie, état-major nombreux, rien ne manquait à l’attirail militaire. On peut dire que si la représentation nationale était menacée, comme on l’avait annoncé avec tant d’emphase, elle se trouvait, dans le moment, bien gardée, puisqu’elle était cernée de tous les côtés ».

L’organe de l’opposition jacobine, le Journal des hommes libres qui, supprimé par l’arrêté du 17 fructidor-3 septembre (fin du chap. xx), avait aussitôt reparu sous le titre l’Ennemi des oppresseurs de tous les temps, et qui, depuis le 5 brumaire (27 octobre), était intitulé Journal des hommes, donnait, dans le compte rendu du Corps législatif de son n° du 19 brumaire, sous la rubrique « Révolution », un simple récit des faits sans le moindre commentaire ; à la quatrième page, il publiait les proclamations de Bonaparte aux soldats et à la garde nationale, et, aussi mal renseigné que peu perspicace, se bornait à ajouter : « L’on annonce la démission des directeurs Moulin, Gohier et Barras, et l’on indique aux députés qui se réuniront demain à Saint-Cloud, Talleyrand-Périgord, Marescot et Berthier pour les remplacer ». Mais les conversations entre députés des deux Conseils qui eurent lieu dans la matinée du 19 (10 novembre) à Saint-Cloud, en attendant que les locaux fussent prêts, avaient, comme celles de la veille au soir, à Paris, contribué à ébranler la majorité des Anciens et à accroître l’hostilité de celle des Cinq-Cents. À aucun de ceux qui avaient cru ou fait semblant de croire à la conspiration jacobine, il n’était possible d’alléguer un fait à l’appui de cette croyance ; aux questions de plus en plus pressantes, ils ne pouvaient opposer qu’un silence embarrassé qui les prédisposait mal à prendre quelque initiative hardie. D’autre part, les députés avancés qui avaient eu la sottise de compter un instant sur Bonaparte devaient savoir maintenant à quoi s’en tenir. « Après de mûres réflexions, nous dit Jourdan (Le carnet historique et littéraire, t. VII, p. 167), nous nous rendîmes à Saint-Cloud dans la ferme intention de combattre les propositions contraires aux principes que nous professions ; nous arrivâmes sur les 4 heures après-midi ». Les réflexions avaient été bien longues.

Aux Cinq-Cents, on cria : « Point de dictature ! Vive la République ! Vive la Constitution ! » Mais on perdit sottement le temps à décider que tous les députés renouvelleraient leur serment de fidélité à la Constitution et à prêter ce serment par appel nominal. Pendant cette opération, Lucien, pour s’entendre sans doute avec son frère, quitta le fauteuil de la présidence où il fut remplacé par Chazal. Aux Anciens, la minorité avait réclamé des explications sur le retard de certaines convocations et des renseignements sur le péril jacobin dénoncé la veille. Puis un complice, Cornudet, fit voter l’envoi d’un message pour savoir si le Directoire était réuni en majorité à Saint-Cloud. La réponse — mensongère — faite par le secrétaire général, Lagarde, futur baron de l’Empire, fut que « quatre » directeurs avaient démissionné et que le cinquième avait été « mis en surveillance » ; on venait de prononcer l’envoi de cette lettre aux Cinq-Cents en vue du remplacement des démissionnaires et de suspendre la séance, lorsque, vers quatre heures et demie, Bonaparte, averti de l’animosité des Cinq-Cents et de l’indécision des Anciens, — « chaque instant de retard, a écrit Thibaudeau, ébranlait la confiance des conjurés dans le succès de la journée » (Le Consulat et l’Empire, t. Ier p. 41) — pénétra dans la salle. En un langage incohérent et boursouflé, — « ses paroles ne pouvaient sortir qu’avec un extrême désordre » (Mémoires et souvenirs du comte de Lavallette, t. Ier, p. 351) — il se défendit de vouloir « établir un gouvernement militaire », répéta le mensonge du secrétaire général du Directoire, attaqua la Constitution, réclama une nouvelle organisation politique, fut incapable de justifier tant soit peu le péril prétexté par lui et ses complices, s’en prit aux Cinq-Cents, insinua qu’on préparait un mouvement à Paris et termina par un appel aux soldats dont, conclut-il, « j’aperçois les baïonnettes ». Tandis que les Anciens qui, durant ce discours, avaient mis fin à la suspension de séance, écoutaient, mal impressionnés, la lecture d’un message des Cinq-Cents annonçant leur réunion, Bonaparte se dirigeait du côté de l’Orangerie.

Le Conseil des Cinq-Cents venait de recevoir communication de la lettre de démission de Barras seul et discutait à ce propos, lorsque Bonaparte parut suivi de quelques grenadiers. Les députés ne lui laissèrent pas le temps de parler, ils crièrent : « À bas le dictateur ! Hors la loi ! » et plusieurs se précipitèrent pour le repousser. Déconcerté, piteux, sur le point de défaillir, Bonaparte sortit de la salle sans avoir prononcé un mot, pendant que la grande majorité des députés réclamait sa mise hors la loi ; « cette retraite fut une véritable déroute » (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. Ier, p. 49). Savary, membre du Conseil des Anciens (Mon examen de conscience sur le 18 brumaire), alla voir ce qui se passait aux Cinq-Cents : « J’arrivai, raconte-t-il (p. 32), à la porte de l’Orangerie au moment de la plus grande

Bonaparte
Dessin à la plume, de Gros.
(D’après un document du Musée du Louvre.)


rumeur. On criait de tous côtés hors la loi… Je vis que l’on n’avait pas oublié la remarque imprudente de Lucien dans la séance du 28 fructidor précédent (voir chap. xx)… C’était bien ici le cas de l’application. L’agitation était très vive et j’attendais le résultat de cette crise, lorsque j’aperçus le général soutenu par deux grenadiers. Il était pâle, morne, la tête un peu penchée ».

Après la sortie du général, Bigonnet, membre des Cinq-Cents, se rendit pendant le tumulte auprès de Lucien revenu « comme par enchantement » (Combes-Dounous, p. 37, Notice sur le 18 brumaire par un témoin), pour lui témoigner sa surprise d’une telle démarche ; il rapporte ainsi la réponse de Lucien : « Non, me dit-il, avec la plus grande émotion, l’on se trompe ; mon frère n’a que des desseins généreux et favorables à la liberté. J’ai même tout lieu de croire qu’il ne se présentait au Conseil que pour remettre des pouvoirs dont il a dû déjà sentir la surcharge ; et si je pouvais, ajouta-t-il, parvenir à me faire entendre, il me serait facile de rendre à l’assemblée le calme que réclament les grands intérêts de la patrie » (Coup d’État du 18 brumaire, p. 26).

« Le mouvement qui vient d’avoir lieu au sein du Conseil, déclara Lucien Bonaparte lorsque l’agitation fut un peu calmée, — et à elles seules ces paroles suffisent à établir qu’il n’y avait eu ni menace d’assassinat, ni coups, et c’est ce que remarque Bigonnet (Idem, p. 31) : « Personne n’avait pu mieux observer que lui ce qui venait de se passer ; et, certes, ce ne sont pas de timides explications qu’il eût essayé de faire entendre, s’il avait vu les jours de son frère aussi dangereusement menacés » — prouve ce que tout le monde a dans le cœur, ce que moi-même j’ai dans le mien ». Il s’efforça ensuite d’expliquer la démarche de son frère. Devant l’attitude du Conseil qui, malheureusement, s’agitait sans traduire en actes décisifs sa très sincère indignation, Lucien recommença sa tentative de justification et proposa de le faire appeler pour l’entendre. Interrompu à chaque mot, persuadé que ses efforts étaient inutiles et que la mise hors la loi allait être votée, « suffoqué par les larmes » (Cabet, Histoire populaire de la Révolution, t. IV, p. 439), il déclarait démissionner de ses fonctions de président et déposait ses insignes sur la tribune lorsqu’un peloton de grenadiers, sous les ordres d’un lieutenant, entra dans la salle et l’entraîna au dehors en criant : « C’est par ordre du général ». Il eut un moment de frayeur, ayant cru d’abord qu’on venait l’arrêter (Le Propagateur du 20 brumaire cité par M. Vandal dans L’avènement de Bonaparte, p. 589, et Buchez et Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, t. XXXVIII, p. 214). Voici ce qui, dehors, était arrivé. Extrêmement troublé depuis sa sortie de l’Orangerie, « revenu de l’étourdissement que lui avait causé la scène du Conseil des Cinq-Cents » (Thibaudeau, Le Consulat et l’Empire, t. Ier, p. 51), Bonaparte, en passant sur le front des troupes pour les rallier à sa cause, avait eu une défaillance et était tombé de cheval ; c’est ce que raconte, en le soulignant, Cabet (Idem, t. IV, p. 440) qui avait recueilli les récits de témoins, c’est ce que racontent aussi Bûchez et Roux (Histoire parlementaire…, t. XXXVIII, p. 217). Le général Lefebvre avait commandé aussitôt à un officier d’aller chercher Lucien et de le ramener coûte que coûte.

C’est alors que Lucien songea à utiliser la fable des « poignards » imaginée dès le début pour motiver la demande de translation des Conseils, et dont Cornet s’était servi à la tribune des Anciens. Avec une résolution qui fit complètement défaut à son frère, il monta à cheval, harangua les troupes, leur raconta que des députés avaient tenté d’assassiner leur général ; puis, se parant du titre de président qu’il venait d’abdiquer à la tribune, il leur ordonna de ne reconnaître pour « législateurs de la France » que ceux qui se rendraient auprès de lui, il requit l’expulsion par la force des autres qu’il appela « les représentants du poignard ». Quelques instants après, les grenadiers envahirent l’Orangerie et, au roulement des tambours, en chassèrent les membres du Conseil des Cinq-Cents. Avant cinq heures et demie, l’opération était terminée.

Quant à l’histoire des poignards, démentie par Dupont (de l’Eure), Savary, Bigonnet, etc., et dont la complète fausseté a été établie de la façon la plus certaine (Aulard, Études et Leçons sur la Révolution française, 3e série, p. 275), elle devait avoir d’heureuses conséquences pour les deux grenadiers, Thomas Thomé et Edme-Jean-Baptiste Pourée, transformés, à leur très agréable stupéfaction, en sauveurs de Bonaparte. Le premier, dit Savary (Idem, p. 37), racontait le lendemain ou le surlendemain, « d’une manière fort plaisante, qu’il avait été mandé chez le général ; que là, il avait appris qu’il avait sauvé la vie au général en recevant le coup de poignard qui lui était destiné ; qu’il méritait une récompense ; que madame lui avait d’abord fait le cadeau d’une belle bague ; qu’on allait lui donner une pension ; qu’il serait fait officier, et qu’il fallait qu’il se disposât à partir… Il ajoutait, en riant, qu’il était fort heureux pour lui d’avoir déchiré la manche de son habit en passant auprès d’une porte ». Déjà, dans le premier numéro du Journal des Républicains, daté du 22 brumaire an VIII (13 novembre 1799), et qui était la suite du Journal des Hommes, on lisait : « Le général Bonaparte n’a point été blessé comme on avait cru utile de le répandre ». La « fable officielle », du moins dans sa forme la plus exagérée, fut donc tout de suite démentie.

Après la dispersion des Cinq-Cents, le Conseil des Anciens, ne sachant trop ce qu’il devait faire, n’avait pas tardé à se former en comité secret. Informé du commencement d’hésitation qui s’était produit dans ce Conseil, Lucien se rendait à cette réunion à laquelle il n’avait aucun droit d’assister, et ramenait à lui les indécis. La majorité, désormais prête à tout, votait à elle seule, « attendu la retraite du Conseil des Cinq-Cents », disait-elle, les mesures que les auteurs du coup d’État avaient décidé de faire voter par les deux Conseils et, vers les sept heures, elle renvoyait à neuf la nomination des commissions prévues dans son décret. À la reprise de la séance, elle allait procéder à cette nomination, lorsqu’elle fut avertie que Lucien « avait trouvé un Conseil des Cinq-Cents » (Gohier, Mémoires, t. Ier, p. 320) ; elle discuta le rapport de Lebrun sur les finances, dont il a été question plus haut, et attendit les résolutions des « 25 ou 30 » membres du Conseil des Cinq-Cents — c’est le chiffre indiqué par Cornet lui-même (Notice historique sur le 18 brumaire, p. 16) — que, vers les neuf heures, Lucien était parvenu à réunir dans l’Orangerie. Il leur fit voter qu’il n’y avait plus de Directoire, que 61 députés, parmi lesquels Briot, Destrem et le général Jourdan, étaient exclus de la représentation nationale, qu’il était créé « provisoirement une commission consulaire exécutive », composée de Sieyès, Roger Ducos et le général Bonaparte, « investie de la plénitude du pouvoir directorial », que le Corps législatif s’ajournait au 1er ventôse an VIII (20 février 1800), et qu’avant de se séparer chaque Conseil nommerait parmi ses membres une commission de 25 membres siégeant à Paris et chargées, à elles deux, celle des Cinq-Cents exerçant « l’initiative » et celle des Anciens « l’approbation », de préparer « les changements à apporter aux dispositions organiques ». Cette besogne était terminé à minuit. Les Anciens rentrèrent aussitôt dans leur rôle de simples approbateurs ; ils ratifièrent les décisions précédentes du Conseil des Cinq-Cents et rapportèrent le décret rendu avant sept heures lorsqu’ils avaient appris l’expulsion de ce Conseil. À deux heures du matin, les trois consuls provisoires vinrent devant ce qui représentait les Cinq-Cents prêter le serment, effronté et bouffon après ce qui venait de se passer, de « fidélité à la République une et indivisible, à la liberté, à l’égalité, au système représentatif » ; ils allèrent ensuite accomplir la même cérémonie au Conseil des Anciens ; puis les débris des deux Conseils procédèrent à la nomination des deux commission législatives et se séparèrent entre quatre et cinq heures du matin : l’hypocrisie légaliste était satisfaite à peu de frais et le coup d’État consommé à la grande joie des spéculateurs.

Intéressé, nous le savons, dans l’affaire, le fournisseur et banquier Collot, représentant de la finance la plus malpropre et digne complice de Bonaparte, resta jusqu’au dernier moment pour surveiller l’opération (Bourrienne, édition Lacroix, t. II, p. 329 à 334) : le tiers consolidé qui était à 11 fr. 38 le 17 brumaire (8 novembre), clôturait, le 18 (9 novembre), sur la nouvelle du transfert des Conseils à Saint-Cloud et de la nomination de Bonaparte, à 13 francs ; le 19 (10 novembre), avant le dénoûment, à 14 fr. 83, et la hausse allait continuer ; Collot et Cie purent largement rattraper à la Bourse leurs avances de fonds. Une partie en avait été distribuée aux soldats pour faciliter leur ralliement au sinistre cabotin dont Rœderer et quelques autres « s’efforcèrent de recoudre les phrases incohérentes » (Sorel, L’Europe et la Révolution française, 5e partie, p. 486), afin d’essayer, par les journaux, de donner le change sur son véritable rôle au pays et à l’histoire.

Gabriel DEVILLE.


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