Histoires (Grégoire de Tours)/Vie de Pépin le vieux

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Vie de Pépin le Vieux
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NOTICE
SUR
LA VIE DE PEPIN-LE-VIEUX.



Nous avons rassemblé, dans ces deux volumes, les historiens contemporains qui nous restent sur l’époque de la race Mérovingienne. À l’exception d’un assez grand nombre de vies des saints, presque sans intérêt pour l’histoire, nous n’avons omis qu’un seul écrivain auquel on puisse attribuer quelque importance ; c’est l’auteur anonyme des Gesta Regum Francorum, publié d’abord par Marquard Freher, et inséré dans le tome ii du Recueil des Bénédictins (pag. 542-572). Cet ouvrage, plein de fables, ne contenant presque rien d’ailleurs qui ne soit raconté, avec plus de détail et d’une façon plus animée, dans Grégoire de Tours, Frédégaire ou ses continuateurs, la vie de Dagobert et celle de saint Léger, nous n’avons pas cru devoir en grossir inutilement notre collection. Nous ne nous proposons point de traduire et de publier indistinctement tout ce qui nous a été conservé ; nous choisissons, dans le chaos, souvent si stérile, des monumens contemporains, les ouvrages les plus intéressans, les plus complets, et qui nous paraissent les plus propres à s’enchaîner les uns aux autres avec quelque régularité.

La vie de Pépin-le-Vieux appartient à une époque postérieure ; on s’accorde à en placer l’auteur entre le neuvième et le onzième siècles. Mais indépendamment de son extrême brièveté, elle nous a paru de quelque intérêt ; d’abord, parce qu’elle est évidemment puisée dans des documens plus anciens, entre autres dans les Gesta Regum Francorum, ensuite parce qu’elle contient, sur la famille d’où les rois Carlovingiens sont issus, quelques détails plus moraux, il est vrai, qu’historiques, mais qui sont présentés avec assez de naïveté et de vie. La peinture du veuvage d’Itta et des motifs qui, après la mort de son mari, la portèrent à se consacrer à Dieu, fait assez bien connaître la grossièreté des mœurs du temps, et quelques unes des causes qui donnaient au clergé tant d’influence sur les esprits capables de sentimens un peu plus élevés et plus purs.

Ce petit ouvrage a pour titre : Vie du bien-heureux duc Pépin, maire du Palais d’Austrasie, sous les puissans rois Clotaire, Dagobert et Sigebert. On ne s’étonnera pas d’y rencontrer le ton du panégyrique ; c’est celui de tous les historiens depuis la fin du septième siècle ; les descendans de Pépin régnaient.

F. G.

VIE
DE
PEPIN-LE-VIEUX,
DIT DE LANDEN,
MAIRE DU PALAIS EN AUSTRASIE.



Il est bien connu et généralement répandu que Pépin a été le père de la bienheureuse et bien-aimée de Dieu, vierge Gertrude. Mais de lui, sauf son nom, ses actions et les autres choses de sa vie demeurent presque inconnues de ceux qui ignorent nos histoires. Nous en avons recueilli le peu de faits que nous avons trouvés épars çà et là dans les faits et gestes des Francs, et avons pris soin d’en composer une narration suivie, que nous voulons faire servir d’exorde à l’œuvre projetée par nous[1], afin que si quelqu’un désire connaître la race de cette noble vierge, il cherche plus naturellement à l’apprendre ici dans la vie de son père, qu’en aucun autre lieu. Pépin, fils de Carloman, fut duc et maire du palais, sous les très-puissans rois Clotaire, Dagobert et Sigebert. Dans cette dignité, peu différente de la suprême grandeur des rois, il gouvernait toutes choses par les ordres les plus sages, et excellait en courage dans la guerre comme en justice durant la paix. Il conservait envers le roi une entière fidélité, envers le peuple une équité inflexible ; ferme à maintenir, d’un esprit judicieux, ce qui appartenait à l’un et à l’autre, sans jamais s’attacher, pour l’avantage du peuple, à entreprendre sur le droit des rois, ni s’appliquer à étouffer, en faveur des rois, la justice due au peuple ; car il préférait le Seigneur, roi souverain, aux rois des hommes, et savait que sa volonté défend d’adorer la face des puissans, et de tenir compte, dans les jugemens, de la pauvreté ou de la richesse ; en sorte qu’il défendait pour le peuple ce qui était au peuple, et rendait à César ce qui était à César. Dans tous ses jugemens, il s’étudiait à conformer ses arrêts aux règles de la divine justice ; chose attestée non seulement, comme nous le dirons ci-après, par le témoignage de tout le peuple, mais aussi et plus encore par le soin qu’il prit d’associer à tous ses conseils et à toutes ses affaires le bienheureux Arnoul, évêque de Metz, qu’il savait être éminent dans la crainte et l’amour de Dieu ; car s’il arrivait que, par ignorance des lettres, il fut moins en état de juger des choses, celui-ci, fidèle interprète de la divine volonté, la lui faisait connaître avec exactitude. Arnoul était homme en effet à expliquer le sens des saintes Écritures, et avant d’être évêque, il avait exercé sans reproche les fonctions de maire du palais. Soutenu d’un pareil appui, Pépin imposait au roi lui-même le frein de l’équité, lorsque, négligeant la justice, il voulait abuser de la puissance royale. Après la mort d’Arnoul, il fut attentif à s’adjoindre dans l’administration des affaires le bienheureux Chunibert, évêque de Cologne, également illustre par la renommée de sa sainteté. On peut juger de quelle ardeur d’équité était enflammé celui qui donnait à sa conduite des surveillans si diligens et de si incorruptibles arbitres. Ainsi, ennemi de toute méchanceté, il vécut soigneusement appliqué à la pratique du juste et de l’honnête, et, par les conseils des hommes saints, demeura constant dans l’exercice des saintes œuvres.

Cet illustre prince, d’abord maire du palais sous le roi Clotaire, père de Dagobert, jouit auprès de lui d’un rare pouvoir et de la plus haute considération ; car le roi connaissait et sa droite piété envers le Seigneur notre Dieu, et son fidèle dévouement envers lui. Lorsqu’il se proposa de couronner son fils Dagobert roi d’une partie de ses vastes États, comme il ne se fiait point à son âge trop faible encore et à son esprit trop peu mûri, ce fut de Pépin qu’il fit choix entre tous les grands pour diriger l’âge tendre du jeune roi, et pourvoir à l’administration de son royaume[2]. L’adolescent lui fut donc remis entre les mains, et envoyé en Austrasie, pour y régner avec l’appui des conseils et de l’habileté d’un très-sage gouverneur. Pépin s’appliqua non moins à inculquer au jeune homme dont il s’était chargé la crainte de Dieu et l’amour de la justice, qu’à l’orner d’habitudes excellentes, lui enseignant ce qui est écrit : « Lorsqu’un roi juge les pauvres dans la vérité, son trône s’affermira pour jamais[3]. » Par sa sagesse, non seulement Dagobert gouverna heureusement cette partie du royaume de son père, mais, après la mort de celui-ci, il parvint à régner sur tous ses États qui étaient fort étendus. Son frère Charibert et plusieurs autres princes s’opposèrent à lui avec de grands efforts, chacun combattant pour faire tomber sur lui-même la puissance royale. Mais leur faction fut bientôt vaincue par les salutaires conseils du très-habile duc[4]. Dagobert donc, bientôt affermi sur le trône, s’attacha étroitement tous ses sujets par sa libéralité, sa justice, sa douceur, et toutes les autres vertus qui conviennent à un roi. En sorte qu’il surpassa en noble renommée tous les rois ses prédécesseurs, et que tous le célébrèrent avec des louanges infinies. Il marcha dans cette royale voie, dans cette vertueuse direction, aussi long-temps qu’il conserva les saines doctrines de son très-sage précepteur, et ne s’entoura pas de ministres choisis selon ses passions. Heureux si, selon l’avis du sage, entre ses mille fidèles, il n’eut pris qu’un seul conseiller ! Mais, à l’exemple de Salomon, il laissa enfin corrompre son cœur par les femmes ; et, comme une grande abondance et une liberté sans bornes inclinent d’ordinaire la nature humaine à consentir au péché, parvenu à l’affluence des richesses, et toutes choses lui tournant favorablement, le roi se détourna du bien et de l’honnête vers le mal, et ferma l’oreille aux avis salutaires. Il commença à s’enflammer d’avarice aussi bien que de luxure, et outre ses concubines, dont le nombre était fort considérable, il abusa, contre la loi canonique et la décence royale, des embrassemens de trois épouses. De quoi Pépin, ému de douleur, le réprimandait avec une grande liberté de langage, lui reprochant son ingratitude aux grands bienfaits de Dieu. Mais lui, plus soumis à ses sales desirs qu’à de sages avis, aurait mieux aimé, comme un insensé qu’il était, faire périr d’une manière quelconque le médecin que de guérir de la fureur de son mal ; grandement excité au crime par les suggestions perverses d’hommes réprouvés, méchamment envieux des vertus de Pépin. Mais, semblable au saint animal qui porte des yeux devant et derrière, Pépin voyait de tous côtés autour de lui, et se conduisait prudemment avec tous. Cependant, pour me servir des propres expressions de l’histoire des Francs, l’amour de la justice et la crainte de Dieu qu’il aimait le délivrèrent du mal. Il n’y a pas lieu de s’étonner si, corrompu par une si éclatante situation, le roi, encore mal affermi dans la voie du Seigneur, se laissa cheoir de son obéissance dans la maison de fornication et dans les desirs homicides, puisque David, choisi selon le cœur de Dieu, et qui avait reçu l’enseignement de ses prophètes, aussitôt que vint à lui manquer le poids des afflictions, emporté par la légèreté d’un esprit lascif, se précipita dans les embrassemens illicites de la femme d’autrui ; puis, pour couvrir l’infamie du crime qu’il avait commis, fit périr un soldat dévoué à son service, ajoutant ainsi le meurtre à l’adultère. Mais le Dieu très-bon qui lava David de son crime par la pénitence, conserva, par une circonstance inespérée, le roi Dagobert innocent du sang du juste ; car, voyant qu’il ne pouvait faire tomber Pépin dans ses pièges, et considérant en même temps, par de plus sages réflexions, que sa dignité serait ébranlée s’il faisait périr un homme noble, puissant, agréable au peuple par sa fidélité et sa justice, il changea insensiblement de dessein, et commença à porter plus de respect à l’illustre duc.

Enfin la haine que le roi avait conçue s’apaisa et fut changée en bienveillance, tellement qu’il envoya sans aucune méfiance son fils Sigebert régner en Austrasie[5], sous la tutelle de celui dont la fidélité et l’utile habileté éprouvées par lui-même avaient, du vivant de son père, fait prospérer sous ses lois l’administration de cette partie de son royaume, et par qui, après la mort de celui-ci, tous ses ennemis vaincus, il était parvenu à la possession générale de ses États. Par les très-sages conseils du même guide, la même prospérité passa à son fils, et durant le règne de Sigebert, mais sous la régence de Pépin et avec son secours, les Austrasiens défendirent vigoureusement leurs frontières contre les barbares qui jusqu’alors avaient coutume de les fatiguer de leurs incursions. Après la mort de Dagobert, Pépin aurait fait transférer à Sigebert tout le royaume des Francs[6], si, après une division de ce royaume, faite du temps de Dagobert, Sigebert ne s’était engagé envers son père à se contenter de l’Austrasie, et à laisser la France à son jeune frère Clovis. Cependant les riches trésors de Dagobert étaient demeurés tout entiers en la puissance de Clovis et de sa mère, la reine Nantéchilde. Pépin en réclama le partage avec l’évêque Chunibert, l’obtint comme il le souhaitait, reçut la part légitimement due au roi Sigebert, et la lui fit porter à Metz. Mais l’année accomplie, cet illustre chef, ce véritable père de la patrie, sortit des choses de ce monde[7]. Sa mort accabla l’Austrasie d’une telle douleur qu’elle en fit paraître un deuil dont n’approche point le deuil de la mort des rois ; car ç’avait été un homme de vie très-honnête, très-pur de renommée, demeure de sapience, trésor de sages avis, gardien des lois, borne où se terminaient les querelles, rempart de la patrie, honneur des conseils, le modèle des ducs et l’instruction des rois, qui, si à l’exemple du saint homme Job, il eût voulu célébrer ses propres louanges, aurait pu, en toute vérité et exempt de blâme, dire, au nom de la sagesse dont il était abondamment rempli : « Les rois régnent par moi, et c’est par moi que les et législateurs ordonnent ce qui est juste[8]. »

Afin qu’on ne prenne pas ces faits de la vie du bienheureux duc pour quelque composition nouvelle, il ne sera pas hors de propos de rassembler ici, sous les yeux du lecteur, en témoignage de sa sainteté, les expressions textuelles insérées en divers lieux dans les faits et gestes des Francs. Les voici telles qu’elles sont. « Depuis le moment où Dagobert commença à régner jusqu’au temps dont je parle, usant des conseils de Pépin, maire du palais, et du bienheureux Arnoul, évêque de la ville de Metz, il conduisit avec tant de bonheur l’administration des affaires du royaume d’Austrasie, qu’il obtenait de tous les peuples des louanges infinies. » Et un peu plus loin : « Après la mort du bienheureux Arnoul, il usa encore des conseils de Pépin, maire du palais, et de Chunibert, évêque de la ville de Cologne, et par eux vaillamment averti de son devoir, il gouverna, plein de prospérité et d’amour de la justice, tous les peuples qui lui étaient soumis, en telle sorte qu’aucun des rois Francs ses prédécesseurs ne l’avait surpassé en louable renommée. » Puis après avoir parlé des trois femmes et des concubines de Dagobert : « Pépin voyant cela, comme il était plus prudent que tous les autres, très-fécond en bons conseils, et tout rempli de fidélité, il se fit aimer de tous par son amour pour la justice dans lequel il avait conduit Dagobert tant que celui-ci avait pris ses conseils. Et sans mettre jamais pour son propre compte la justice en oubli, ni s’écarter des voies de l’honnêteté, lorsqu’il approchait de Dagobert, il agissait prudemment en toutes choses, et se montrait en tout rempli de circonspection. Les Austrasiens s’armèrent contre lui d’une violente jalousie, tellement qu’ils s’efforcèrent de le rendre odieux à Dagobert, afin qu’il le fît périr ; mais l’amour de la justice, et la crainte de Dieu auquel il s’était dévoué, le délivrèrent du péril. » Et un peu plus loin : « Dagobert étant venu à la ville de Metz, par le conseil des évêques et des grands, éleva son fils Sigebert au trône d’Austrasie, et établit pour gouverneur du royaume l’évêque Chunibert, le duc Adalgise, et Pépin, maire du palais, par les efforts desquels furent, comme on sait, défendus avec succès, contre les Wénèdes, les frontières de l’Austrasie et le royaume des Francs. » Et peu après : « Après la mort de Dagobert, Pépin, maire du palais, et les autres grands d’Austrasie s’étant d’un consentement unanime réunis à Sigebert, Pépin et Chunibert liés déjà d’une amitié mutuelle, et qui récemment s’étaient engagés à conserver à jamais entre eux une solide alliance, attirèrent à eux, par prudence et douceur, tous les Leudes d’Austrasie, et gouvernèrent bénignement. » Et ensuite : « L’évêque Chunibert et Pépin, maire du palais, envoyés par Sigebert, vinrent à la ville de Compiègne, où par l’ordre de Nantéchilde et de Clovis, le trésor du roi Dagobert fut présenté devant eux et partagé également. Chunibert et Pépin firent conduire à Metz la part de Sigebert ; elle fut présentée à Sigebert, qui en fit faire l’inventaire. » Enfin l’historien finit en ces termes l’éloge de cette très-louable et très-honorable vie : « Après la révolution des années, Pépin mourut, et ce ne fut pas une petite douleur que celle qui naquit de sa mort dans toute l’Austrasie, parce qu’il lui était cher, à cause de son amour pour la justice et de sa vertu. » Quels témoignages pourrait-on désirer de plus de son habileté, de sa puissance et de sa vertu ? Maintenant que nous avons rapporté ces choses et la vie du très-illustre duc Pépin, nous en redirons aussi quelque peu de sa femme et de ses enfans et petits enfans.

Sa femme Itta[9] était issue d’une famille des plus nobles d’Aquitaine, comme nous le savons certainement par le transport qui nous a été fait de ses propriétés, que posséda notre église tant que fleurit la paix, et dont nos collecteurs avaient coutume d’apporter chaque année de fortes sommes d’argent. Mais les désordres des guerres devenant plus violens, comme cette propriété était éloignée et qu’on n’y pouvait aller sans danger, on commença peu à peu à la négliger, jusqu’à ce qu’enfin elle tombât en d’autres mains. Ce sera dire assez quelle fut cette femme pieuse que de raconter comment elle vécut après la mort de son pieux époux, afin que, par la manière dont elle usa de sa liberté, on connaisse combien elle se comporta religieusement sous le pouvoir de son mari. Veuve de la société de son pieux époux, la bienheureuse Itta résolut de ne pas recevoir d’autre amant qui pût la détourner de son premier attachement, et l’entraîner à de nouvelles coutumes et de nouvelles amours. Elle embrassa le projet d’une sainte continence, afin que si elle n’avait pu gagner la palme plus glorieuse de la pureté virginale, elle obtînt du moins le mérite de la viduité, qui touche et même égale presque celui de la virginité. Mais considérant avec prudence de combien de manières a coutume d’être attaquée la fermeté d’un vœu si saint, soit lorsque la femme, vaincue intérieurement par la concupiscence de nature, est contrainte de désirer l’homme, soit lorsque, libre au dedans, elle est extérieurement forcée par la concupiscence de l’homme à subir ses embrassemens, elle voulut se retrancher cette double occasion de tentations, tant intérieures qu’extérieures, celle-là en mortifiant la chair, celle-ci en se couvrant du voile sacré. Depuis long-temps cependant elle avait éteint la flamme de la concupiscence intérieure par une habituelle abondance de larmes. Mais la défense de sa chasteté contre les tentatives des hommes lui apportait plus de sollicitudes. Car quelques-uns la recherchaient à cause de l’honnêteté de ses mœurs, quelques autres à cause de la grande noblesse de sa race, d’autres aussi à cause de la grande quantité de champs qu’elle possédait, et de son nombreux domestique. Mais, selon le conseil de l’apôtre, la sainte femme, dégagée des liens d’un homme, ne voulait pas en prendre de nouveaux, elle qui avait eu un mari comme n’en ayant point, et avait usé de ce monde comme n’en usant point[10]. Tandis que d’une pensée assidue elle s’appliquait à résister, il arriva que le saint évêque Amand, vraiment digne de l’amour de Dieu et des hommes, se dirigea vers sa maison pour venir la consoler. Cet évêque, d’une éminente sainteté, était issu des plus nobles de l’Aquitaine. Conduit à Rome par le desir de la prière, il reçut dans une vision, du bienheureux Pierre, prince des apôtres, l’ordre de passer dans les Gaules, et de féconder dans les cœurs encore incultes des Gaulois, la semence de la parole céleste. Aussitôt obéissant humblement à cet ordre, il se transporta dans ces environs, et comme il accomplissait avec fidélité et dévotion la mission de prêcher qui lui avait été imposée, la renommée de ses saints travaux parvenue à la cour l’y fit appeler, et par l’ordre du roi Dagobert, il fut sacré évêque de Maëstricht. Ainsi la bienheureuse Itta reçut avec une grande joie le saint homme qui venait chez elle. Déjà du vivant de son mari, elle avait coutume de recevoir les pauvres dans sa maison, de laver les pieds des saints, de secourir ceux qu’affligeaient les tribulations, et d’exercer les autres œuvres de piété que l’apôtre enjoint aux saintes veuves. Elle s’ouvrit au pieux consolateur des saintes résolutions de son ame, et sollicita de sa main le voile sacré en signe de chaste viduité et de dévote continence. Alors, élevant les mains et les yeux tournés vers le ciel, il bénit le Seigneur qui avait jeté dans l’esprit de sa servante un si saint désir qu’elle prévenait les exhortations qu’il était venu lui apporter. « Je rends grâce à Dieu, dit-il, et à Notre Seigneur Jésus-Christ, qui a rendu la gloire du monde méprisable à tes yeux, au prix de son amour, et, chassant de ton cœur les attachemens de la concupiscence charnelle, y a fixé les racines de sa sainte dilection. Accomplis, sainte femme, ce que tu as commencé par l’inspiration divine. Le temps des embrassemens est passé, le temps est venu de se tenir éloignée des embrassemens, car la figure de ce monde passe. C’est pourquoi tu as choisi un très-sage conseil, ô mère sainte, de vouloir devenir l’épouse du Christ, et demeurer exempte de tous liens. Car, selon le témoignage de l’apôtre, la femme qui n’est point mariée s’occupe du soin des choses du Seigneur, afin d’être sainte de corps et d’esprit, mais celle qui est mariée s’occupe du soin des choses du monde, et de ce qu’elle doit faire pour plaire à son mari[11] ; et le jugement que tu en fais ne vient pas plus des paroles de l’apôtre, que de ce que tu as appris par ta propre expérience. Mets donc à fin, bienheureuse veuve, ce que ton esprit a conçu, et la miséricorde de Dieu, venue au devant de toi pour t’inspirer la volonté de vivre dans la continence, t’accompagnera de son secours pour te donner le pouvoir de garder ton vœu dans toute sa pureté. »

Affermie par les exhortations de cet homme vénérable dans le dessein qui la tournait vers Dieu, et encore plus animée à prononcer son vœu, Itta non seulement aliéna sa propre personne au service de Dieu, mais, par une libéralité encore plus grande, elle dévoua au Seigneur tout ce qu’elle pouvait avoir. Ainsi donc ses propres toits, après avoir reçu la consécration, furent changés en églises qu’elle dota de champs et embellit de divers genres d’ornemens ; ensuite, avec toute la solennité des prières, elle reçut, des mains du vénérable pontife, le voile sacré et l’habit de religieuse ; puis, se rangeant au nombre des religieuses que, de ses propres biens, elle avait consacrées au service de Dieu, elle soumit sa noble tête au joug plus noble du divin servage : femme vraiment admirable et très-digne d’être célébrée par des louanges infinies, qui, élevée à de telles gloires du monde qu’elles l’égalaient aux femmes des rois, sut les rejeter d’une ame si ferme qu’elle se fit la compagne de celles que, dans la grandeur de son premier état, elle aurait pu dédaigner pour ses servantes. C’est ainsi qu’elle ôta, à ceux qui désiraient s’unir avec elle en mariage, toute espérance de l’épouser. Mais comme les persécutions qu’elle eut à souffrir à cause de son saint vœu de religion lui furent communes avec sa fille, la bienheureuse Gertrude, je les détaillerai plus au long lorsque, sous la conduite de la miséricorde divine, j’en viendrai à raconter la vie de cette glorieuse vierge.

Aussi long-temps qu’elle vécut dans cet état de sainteté, Itta ne cessa de servir Dieu. Elle était patiente dans son espérance, large dans sa charité, sublime dans sa foi, soumise dans son humilité, longuement appliquée au jeûne et à l’oraison, constamment assidue à la méditation des psaumes, et douée de la grâce éminente d’une continuelle abondance de larmes. Elle avait toujours devant les yeux sainte Anne en qui a commencé, dans le nouveau Testament, la continence du veuvage, et qui, dans sa viduité, ne quitta point le temple jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, observant jour et nuit le jeûne et l’oraison. Elle portait ainsi en son corps la mortification de Jésus, évitant avec un soin extrême l’infamie de l’arrêt prononcé par l’apôtre : « La veuve qui vit dans les délices est morte[12]. » Dans la libéralité de ses aumônes, dans l’hospitalité qu’elle accordait aux pèlerins, elle ne suivait d’autre règle que de faire participer les pauvres à ses richesses, autant qu’elle avait de richesses à leur partager ; car celle qui avait donné à Dieu tous ses biens ne devait rien regarder comme lui appartenant plutôt qu’aux indigens. La perfection de toutes les vertus se trouvait en elle tellement accumulée que les sœurs qui avaient commencé, dès les années de leur enfance, à user de son angélique entretien, observaient sa vie d’un esprit attentif, et en prirent un vivant exemple de sainteté. Elle parcourut, infatigable pendant douze ans après la mort de son pieux époux, le sentier des bonnes œuvres ; ensuite, la carrière de cette vie accomplie, elle reçut le prix de la félicité éternelle, et, passant à Dieu dans la soixantième année de son âge, elle reçut soixante fois le fruit dû à une viduité sainte. Elle fut ensevelie dans la basilique du bienheureux apôtre Pierre, et pleurée par la religieuse dévotion des fidèles comme la véritable et pieuse mère de ses frères et sœurs, des veuves et des orphelins, des aveugles, des boiteux et de toutes les sortes de pauvres et d’infirmes. Après avoir dit ceci de la vie du bienheureux Pépin et de la bienheureuse Itta son épouse, nous allons, accompagnés de la grâce divine, passer à leurs enfans et petits-enfans.

Leurs enfans furent Grimoald et Begga et la vierge Gertrude, épouse choisie du roi des anges. Grimoald s’unit d’une étroite amitié avec l’évêque saint Chunibert. Comme c’était un homme fort et habile, et, ainsi que son père, aimé de beaucoup de gens, il fut maire du palais du roi Sigebert, et le gouvernement d’Austrasie fut fortement affermi dans sa main. Un certain Othon, son rival, qui, gonflé d’orgueil, s’efforçait, par une aveugle ambition, de lui enlever cette dignité et de la faire passer sur sa tête, fut tué pour l’amour de lui par Leuthaire, duc des Allemands[13]. Ce qui d’ailleurs peut faire juger tant de son pouvoir parmi les hommes que de sa dévotion envers Dieu, c’est qu’il ordonna, de concert avec Sigebert, qu’on élevât en l’honneur de Dieu deux illustres églises, le monastère de Stavelo et celui de Malmédi. Élevées et ornées par ses soins de toute la beauté possible, après leur dédicace et la célébration des offices de l’église, le maire du palais Grimoald les remit entre les mains du pontife Rémacle pour qu’il y établît une règle monastique. Le saint homme, saisissant cette occasion de fuir le tumulte des choses du siècle pour vaquer à Dieu seul, remit les fonctions épiscopales au bienheureux Théodard, ensuite martyr, et se retira en ce lieu, où il se dévoua à une vie de plus de continence et discipline, et plus avancée dans l’exercice de la vertu. Grimoald, appliqué à la sainte société, se sentant profiter chaque jour par sa doctrine et ses exemples, lui concéda, pour l’usage des frères consacrés en ce lieu au service de Dieu, les terres environnantes, cultivées et incultes, sur la longueur de douze lieues et autant de large, et revêtit cette concession du sceau du Roi.

En voilà assez sur Grimoald ; mais le mérite respectable des vertus paternelles et maternelles, transmis avec plus d’abondance aux filles de Pépin, rapporta des fruits plus nombreux d’une génération tant charnelle que spirituelle ; car, sans compter pour le présent Gertrude, la glorieuse épouse du Christ, sa sœur Begga, unie d’un heureux mariage avec le duc Anségise, fut mère d’une généreuse famille et des plus illustres rois ; car d’elle naquit Pépin-le-Jeune[14] qu’une vie de toute honnêteté rendit semblable à son aïeul, d’actes et de mœurs aussi bien que de nom. Le roi Childéric, sous lequel le bienheureux Lambert brilla par une éminente sainteté, étant mort sans enfans[15], Pépin, sans avoir le nom de roi, commença à régner en Austrasie avec la puissance royale, fit la guerre à Théodoric, roi des Francs, et le vainquit dans un grand combat avec son duc Berthaire[16]. Peu de temps après, Berthaire ayant été tué par les siens, Pépin força le roi par un traité de paix à lui céder sa principauté, et, la faisant passer à son fils Drogon, retourna vainqueur en Austrasie ; ensuite il fit beaucoup d’autres guerres contre Ratbod, duc payen, et d’autres princes, contre les Suèves et plusieurs autres nations, dans lesquelles guerres il fut toujours vainqueur. Celui qui desirera en être plus complètement instruit doit les chercher écrites plus au long dans les faits et gestes des Francs. Il remit très-honorablement dans son siège Lambert, chassé par la faction de Pharamond.

Ce Pépin laissa pour héritier[17], non seulement de sa dignité, par préférence à ses fils aînés, mais aussi de ses vertus, son fils Charles, guerrier herculéen, chef invaincu et même très-victorieux, qui, dépassant les limites où s’étaient arrêtés ses pères, et ajoutant aux victoires paternelles de plus nobles victoires, triompha honorablement des chefs et des rois, des peuples et des nations barbares, tellement que, depuis les Esclavons et les Frisons jusqu’aux Espagnols et aux Sarrasins, nul de ceux qui s’étaient levés contre lui ne sortit de ses mains que prosterné sous son empire et accablé de son pouvoir. Il vainquit deux fois le roi des Francs, et imposa à la France un roi de son choix, jugeant plus glorieux de dominer ceux qui possédaient les royaumes que de les posséder lui-même. Les Sarrasins, trois de leurs rois vaincus, succombèrent sous lui avec un grand carnage. Vainqueur des Goths, il leur enleva leurs très-fameuses villes de Narbonne et de Bordeaux, brûla les maisons et renversa les murailles jusqu’aux fondemens. Après beaucoup d’autres et insignes victoires que je passe sous silence pour éviter l’ennui de la prolixité, il partagea le royaume entre ses deux fils ; après quoi reposa en paix ce prince très-belliqueux et très-victorieux.

Il eut pour fils Carloman et Pépin. Carloman, après plusieurs guerres et de nobles triomphes, quitta la milice du siècle, et, devenu moine au Mont-Cassin, s’engagea parmi les soldats de Dieu[18] ; mais Pépin garda le pouvoir ; et Childéric, le dernier des rois de la race de Clovis qui ait régné sur la France, ayant été déposé, Pépin, par l’autorité et le jugement du pape Zacharie, le premier de sa famille, obtint le nom de roi[19], après avoir, tant lui que les autres, exercé le pouvoir et les fonctions de la royauté, sans en avoir le titre. Il reçut donc le premier l’onction royale de la main du bienheureux Boniface, archevêque de Mayence et martyr ; et ensuite, tant lui que sa femme et ses enfans furent confirmés par une nouvelle onction.

fin de la vie de pepin et des mémoires relatifs
à la race des mérovingiens.
  1. La vie de sainte Gertrude.
  2. En 622.
  3. Prov. chap. 29, vers. 14.
  4. En 626
  5. En 633.
  6. En 638.
  7. En 639.
  8. Prov. chap. 8, v. 15.
  9. Ou Ideberge.
  10. 1re. Ep. de S. Paul aux Corinthiens, chap. 7, vers. 29, 31.
  11. 1re. Ép. de S. Paul aux Corinth. chap. 7, v. 34.
  12. 1re. Ep. de S. Paul à Timothée, chap. 5, v. 6.
  13. En 642.
  14. Pépin d’Héristel.
  15. En 673.
  16. En 687.
  17. En 714.
  18. En 747.
  19. En 752.