Histoires désobligeantes/Le Frôleur compatissant
XI
LE FRÔLEUR COMPATISSANT
Je le connus en 1864, lorsqu’il était à peine un adolescent. Nous vécûmes ensemble plus de vingt ans et je l’ai aimé comme on aime rarement un frère.
Aujourd’hui que le malheureux est descendu un peu au-dessous des morts, je peux bien dire que je fus pour lui l’éducateur le plus diligent, le plus attentif, le plus dévotieux.
Tout ce qu’il y eut de bon dans sa pauvre âme, ― aussi dépourvue maintenant que les greniers de la Famine, ― il le reçut de ma bouche, comme sont nourris les enfants des aigles de nuit qu’épouvante la lumière.
J’empruntai à la lampe des autels, à la lampe qui ne s’éteint pas, la flamme tranquille et droite qu’il fallait pour désobstruer une intelligence naturellement élaboratrice de ténèbres.
Étant l’aîné, je le pris sur mes épaules et, durant un tiers de ma triste vie, je l’ai porté dans la rosace des horizons, le séparant chaque jour un peu plus des niveaux fangeux, à mesure que je grandissais moi-même, et je suis à jamais courbaturé de ce portement.
J’aurais eu horreur de me plaindre, cependant. J’étais si sûr d’avoir arraché une proie au Démon de la Sottise, une proie d’autant plus précieuse qu’elle semblait, à l’avance, dévolue, par son extraction, à ce Captateur de la multitude.
Némorin Thierry avait été récolté d’une basse branche de ce néflier de la Bourgeoisie dont les fruits pourrissent aussitôt qu’ils touchent le sol. Il tenait, par conséquent, de ses auteurs, un esprit béant aux idées médiocres et rétractile à toute impression d’ordre supérieur.
Pédagogie plus que difficile, tour de force continuel. Il fallait, d’une main, boucher l’entonnoir et, de l’autre, lubrifier les petits conduits, sarcler le terroir et greffer le sauvageon, écheniller et provigner tout à la fois.
Il était indispensable de tirer ce pauvre être de lui-même, de le tamiser, de le filtrer, de l’inaugurer enfin, de lui conditionner, en quelque manière, un petit fantôme plus vivant qui lui soutirât peu à peu son identité.
Les résultats furent tels, en apparence, que je suis excusable d’avoir pu me considérer moi-même comme un thaumaturge, au point d’oublier la loi formelle de régression à leur type rudimentaire, des bêtes ou des végétaux dont on interrompt la culture.
J’eus le malheur de ne pas entendre les rappels incessants du gratte-cul primordial et indéfectible.
Je crus, en un mot, que ce pauvre Némorin pouvait marcher seul et l’ayant étayé vingt ans, je commis l’imprudence irréparable de le déposer sur le sol.
Ce qu’il est devenu, je ne sais pas comment j’aurai la force de le dire, mais pouvais-je supposer que tant d’efforts seraient si complètement, si abominablement perdus, dès le premier jour, et n’auraient pas d’autre salaire que cette amertume infinie d’en constater à la fin l’inutilité ?
On le nommait le doux Thierry et ce n’était pas une antiphrase. Il était doux comme les plumules des colombes, doux comme les saintes huiles, doux comme la lune.
Qu’on ne me soupçonne pas ici d’exagération. Il était vraiment si doux qu’on ne pouvait imaginer un individu appartenant au sexe mâle et, par conséquent, appelé à la reproduction de l’espèce, qui le pût être davantage.
Il fondait dans la main comme du chocolat, lénifiait l’ambiance, faisait penser aux cocons des chenilles les plus soyeuses. Rien n’aurait pu le mettre en colère, exciter son indignation, et ce fut le désespoir d’un éducateur acharné à viriliser le néant, de ne jamais obtenir le plus pâle éclair, quelque furieusement qu’il attisât et qu’il fourgonnât cette conscience gélatineuse.
Plusieurs fois, j’entrepris de me rassurer en supposant une de ces natures que je demande la permission de nommer eucharistiques « trempées d’ambroisie et de miel », disait Chénier, dont la force consiste précisément à tout endurer et qui semblent placées aux confins des tourbes humaines pour amortir les collisions ou les bousculades.
Mais cet état n’est présumable qu’accompagné de la prédestination théologique, et, par malheur, ― je le reconnus trop tard, ― certaines appétences ou velléités obscures écartaient absolument l’hypothèse du « vase élu », où se complaisait ma jocrisserie de précepteur.
Le doux Thierry était simplement un petit cochon et appartenait à la race peu dominatrice des Frôleurs compatissants.
Quand commença-t-il à frôler et à compatir ? En quel avril de néfaste germination se développa tout à coup ce penchant bifide ? C’est Dieu qui le sait. Lui-même probablement n’aurait pu le dire, lorsqu’il paraissait capable encore de dire quelque chose et d’articuler des sons véritablement humains.
Ce que je sais bien, c’est qu’un beau jour, il se trouva complètement outillé pour la fonction. Les bureaux d’omnibus, les crèmeries achalandées par les petites ouvrières, les vestibules des gares, les églises même, furent les hippodromes de son choix.
Pénétré de cette idée qu’il lui fallait absolument une compagne, il la voulut simple avant toutes choses et, dès lors, par une conséquence aussi nécessaire que la translation des Globes, l’albumine de ses ancêtres exigea rigoureusement que la vulgarité sentimentale fût toujours l’élue de son cœur.
D’horribles souillasses minaudières lui parurent indécomposables comme la lumière de l’Empyrée. Mais le nombre en était si grand qu’il ne put jamais parvenir à fixer sa dilection.
Don Juan des trottins mûrs et des couturières galvanoplastiques en instance de protecteurs, il cherchait assidûment l’Objet idéal au milieu des foules.
Avec une patience merveilleuse que nul fiasco ne déconcerta, il s’acharnait à découvrir la pleureuse tendre sur le sein de laquelle il eût pu poser, comme une gerbe de mimosas, son front chauve et pleine d’amnisties.
Peu doué, dans le sens physiologique, il réprouvait en amour les pulsations vives et ne réclamait, sans doute, que très rarement les joies inférieures.
Ce qui l’enivrait, le délectait, le désopilait, saboulait son âme de délices et répandait en toute sa personne le benjoin ou l’oliban des béatitudinaires langueurs, c’était de toucher à peine, de palper infiniment peu, de promener çà et là ― comme le bout de l’aile du zéphire, ― son appareil de tactilité ; cependant qu’il exhalait de mélodieux et pitoyables gémissements sur le triste sort des muguets ou des liserons flétris que foule aux pieds l’indélicatesse des aventuriers de la paillardise.
Une si belle constance devait être récompensée. Béatrix apparut un jour à l’itinérant des cieux.
Vous éclaterez de rire tant que vous voudrez, mais c’est comme ça. Elle s’appelait réellement Béatrix et piquait à la mécanique.
Némorin la rencontra dans un établissement de bouillon et la frôla sans lassitude pendant sept années. Ses entrailles, il est vrai, s’entr’ouvrirent souvent, même alors, à d’intercalaires infortunes qui sollicitaient son pizzicato. Il ne se fût pas permis de claquemurer ainsi complètement sa vocation.
Béatrix, de son côté, ne parut avoir nulle soif de le confisquer, entreprit même, tous les printemps et tous les automnes, le licenciement de ce tripoteur lacrymal qui se cramponnait toujours.
N’importe, elle était quand même l’Idéale et la mort seule put la délivrer.
Combien de fois, lorsque j’essayais encore de le ressaisir, combien de fois, juste ciel ! et avec quels yeux baignés d’infini, m’en parla-t-il, comme les premiers chrétiens parlaient de leur Dieu, sous la dent des bêtes !
Enfin, je le répète, cette liturgie de petits frissons et de soupirs lents permit à la terre de rouler sept fois autour du soleil.
— Est-elle du moins ta maîtresse ? lui demandais-je quelquefois.
Question brutale, j’en conviens, qui le faisait aussitôt remonter dans son vitrail. Sa réponse négative expirait dans un geste pieux.
Ai-je besoin de le dire ? Béatrix puait de la bouche et peut-être aussi, je pense, de ses larges pieds. Elle était si dinde qu’on se sentait pousser des caroncules au bout d’un quart d’heure de conversation.
Ses manières correspondaient à sa figure qu’on eût crue tirée du saloir d’un charcutier de la populace.
Hargneuse, en même temps, à faire avorter des chiennes, et pudibonde comme l’arithmétique, elle accueillait sans trop d’aigreur, dans son lit très pur, les suffrages crépusculaires de quelques boucs épuisés du petit négoce.
Le doux Thierry dut se résigner six fois sur dix, en lâchant des pleurs, à trouver la porte close. Il arriva même qu’on faillit le précipiter dans l’escalier, sous l’averse des malédictions les plus ordurières. Ces violences, qui le contristaient, lui parurent, néanmoins, dériver d’une âme tout à fait divine et quadruplèrent naturellement sa ferveur.
— Elle a tant souffert ! disait-il, élevant ses deux mains jointes vers l’azur pris à témoin.
Béatrix, d’ailleurs, percevait en dîners ou petits cadeaux l’octroi de ce culte et toujours, dès le lendemain, clarifiait admirablement la situation.
Cette râclure de fille lui fit avaler cinq cents fois ― en un autre style sans doute, mais avec quelle facilité ! ― le mot fameux de l’éblouissante Courtisane : « Ah ! vous ne m’aimez plus ! vous croyez ce que vous voyez et vous ne croyez pas ce que je vous dis ! »
Némorin lui-même, dans l’élan sublime de sa foi, rencontra des mots qui me confondirent.
— Elle m’a tout expliqué ! me dit-il, un jour, ayant aperçu, quelques heures auparavant, chez la bien-aimée, une paire de pantoufles d’homme et un râtelier de pipes culottées pour la plupart, ― beaucoup plus, sans doute, que n’aurait pu le faire supposer l’endroit. Elle lui avait tout expliqué !…
Mais maintenant ? Ah ! maintenant, c’est la mort qu’on frôle et la sale mort, je vous en réponds. C’est la mort ignoble qui ne demande pas de compassion et qui n’en offrit jamais à personne. C’est la Mort liquide…
Mon Dieu ! mon Dieu ! je l’avais pourtant tenu dans mes bras, cet enfant du Rien, ce fils de l’Inexistant, ce jumeau de l’Insignifiance et de l’Illusion dont j’espérais former un être vivant !
J’avais tenté de lui inspirer mon âme. J’avais travaillé, souffert, prié, crié, sangloté pour lui, des années, les plus chères et les plus précieuses de la vie !
J’avais pris sur moi des peines affreuses qu’il n’aurait pas eu la force de porter. Tout ce qu’un homme peut faire, je crois l’avoir fait, vraiment.
Pour qu’il fût armé contre les assignations du néant, j’avais fait passer devant lui, j’avais déroulé sur lui les images que rien n’efface ; je m’étais exterminé pour lui dessiner un trompe-l’œil des réalités qui ne peuvent pas finir… et je n’ai pas même obtenu de réaliser une canaille…
Il demande aujourd’hui, gâteusement, du matin au soir, qu’on ne plante pas de croix sur sa tombe, et il faut soutenir sa lèvre inférieure quand on lui donne à manger, avec une petite cuiller d’étain.