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Histoires du Bon Dieu/Une scène du ghetto de Venise

La bibliothèque libre.
Traduction par Maurice Betz.
Histoires du Bon DieuÉmile-Paul Frères (p. 87-99).

UNE SCÈNE DU GHETTO DE VENISE

M. Baum, propriétaire, maire, capitaine honoraire du corps des pompiers volontaires, et autre chose encore, mais pour être bref : M. Baum donc, doit avoir surpris une de mes conversations avec Ewald. Cela n’a rien d’étonnant d’ailleurs ; il est le propriétaire de la maison dont mon ami habite le rez-de-chaussée. M. Baum et moi, nous nous connaissons depuis longtemps de vue. Mais dernièrement M. le Maire s’arrête, lève son chapeau tout juste assez pour qu’un petit oiseau eût pu s’envoler, si par hasard il avait été prisonnier. Il sourit poliment et prend l’initiative d’inaugurer nos relations.

— Vous voyagez quelquefois ?

— Oui, oui, répliqué-je distraitement, c’est bien possible.

Le voici qui reprend sur un ton confidentiel :

— Je crois que nous sommes les seuls ici qui aient été en Italie ?

— Vraiment ? — je fais un effort pour être un peu plus attentif, — alors il est en effet urgent et nécessaire que nous causions l’un avec l’autre.

M. Baum rit.

— Oui, l’Italie c’est tout de même quelque chose… Par exemple, prenez Venise…

Je m’arrêtai.

— Vous vous rappelez encore Venise ?

— Mais je vous en prie, gémit-il, car il était trop gros pour s’indigner sans fatigue, je vous en prie, comment n’aurais-je pas ? Lorsqu’on a vu cela une fois… cette piazzetta… n’est-ce pas ?

— Oui, répondis-je, j’aime particulièrement à me rappeler la promenade du canal, ce glissement léger et silencieux au bord des passés…

— Le Palazzo Franchetti, m’interrompit-il.

— La Cà d’Oro, répliquai-je.

— Le marché aux poissons.

— Le Palazzo Vendramin.

— … où Richard Wagner, ajouta-t-il vite, en Allemand cultivé qu’il était.

Je hochai la tête :

— Le ponte, savez-vous.

Il eut un sourire orienté.

— Bien entendu, et le musée, sans oublier l’Académie où un Titien…

M. Baum s’était soumis de la sorte à un examen assez fatigant. Je résolus de le dédommager par une histoire, et je commençai sans autre :

— Si vous passez sur le ponte di Rialto, le long du Fondaco dei Turchi et du marché aux poissons, et si vous dites à votre gondolier « À droite ! » il vous regardera peut-être bien avec un peu d’étonnement et vous demandera même « Dove ? » Mais vous vous entêtez à tourner à droite, vous quittez votre barque au bord d’un des petits canaux sales, vous marchandez avec lui, vous criez, et, à travers des défilés de rues et de porches noirs de suie, débouchez sur une petite place ouverte. Tout cela, simplement parce que mon histoire se déroule là.

M. Baum me toucha le bras avec douceur :

— Pardonnez-moi, quelle histoire ?

Ses petits yeux allaient et venaient, un peu inquiets.

Je le tranquillisai :

— N’importe laquelle, cher monsieur. Pas du tout une histoire particulièrement digne d’être contée. Je ne peux même pas vous dire à quelle époque elle se déroula. Peut-être sous le doge Alvise Moncenigo IV, mais il se pourrait aussi bien que c’eût été plus tôt ou plus tard. Les tableaux de Carpaccio, si vous deviez en avoir vu quelques-uns, sont peints sur du velours pourpre ; partout éclate quelque chose de chaud, comme de boisé, et autour des lumières tamisées, là-dedans, se pressent des ombres attentives. Giorgione a peint sur un vieil or fatigué, Titien sur du brocart noir, mais au temps dont je vous parle on aimait des images claires, posées sur un fond de soie blanche, et le nom avec lequel on jouait, que de belles lèvres jetaient dans le soleil, et que des oreilles ravissantes recueillaient, lorsqu’il tombait en tremblant, ce nom était Gian Battista Tiepolo.

Mais tout cela ne se déroule pas dans mon histoire. Cela ne regarde que la vraie Venise, la ville des palais, des aventures, des nuits pâles sur les lagunes qui, mieux que toutes les autres nuits, portent le son de secrètes romances. Dans ce morceau de Venise dont je parle, il n’y a que des bruits pauvres et quotidiens, les jours passent sur lui, monotones comme s’il n’y en avait qu’un seul, et les chansons que l’on entend là, sont des plaintes croissantes qui ne s’élèvent pas, mais, comme une fumée ondulante, se couchent sur les rues. Aussitôt qu’approche le crépuscule, tout un peuple vagabond se promène ; d’innombrables enfants sont chez eux sur les places et contre les portes étroites et froides des maisons, ou jouent avec des éclats de verre et des débris d’émail bariolé comme celui avec lequel les maîtres ont composé les graves mosaïques de Saint-Marc. Rarement un noble pénètre dans le ghetto. Tout au plus, à l’heure où les jeunes filles juives vont à la fontaine, peut-on voir quelquefois une forme, noire, dissimulée sous le manteau et le masque. Certaines gens savent par expérience que cet homme porte un poignard, caché dans les plis de ses vêtements. Quelqu’un veut avoir vu, par hasard, au clair de lune, le visage du jeune homme, et depuis l’on affirme que ce visiteur noir et élancé serait Marc Antonio Priuli, le fils du proveditore Nicolo Priuli et de la belle Catharina Minelli. On sait qu’il attend sous le porche de la maison d’Isaac Rosso, puis, lorsque les alentours se font déserts, traverse la rue en biais et entre chez le vieux Melchisédech, le riche orfèvre qui a beaucoup de fils et sept filles, et de ses fils et de ses filles, beaucoup de petits-enfants. La plus jeune petite-fille, Esther, attend l’étranger, appuyée à son vieux grand-père, dans une chambre basse et sombre où beaucoup de choses brillent et brûlent ; la soie et le velours retombent doucement sur les vases, comme pour apaiser leurs flammes pleines et dorées. Ici Marc Antonio est assis sur un coussin tissé d’argent, aux pieds du vieux Juif, et parle de Venise comme d’un conte, qui jamais ne s’est passé nulle part tout à fait ainsi. Il parle des acteurs, des batailles, de l’armée vénitienne, de visiteurs étrangers, d’images et de statues, de la Sensa, le jour de l’Ascension, du carnaval et de la beauté de sa mère, Catharina Minelli. Toutes ces choses ont pour lui un sens analogue : ce ne sont que des expressions différentes pour le pouvoir, l’amour et la vie ; et toutes sont inconnues aux deux qui l’écoutent ; car les juifs sont sévèrement exclus de tout commerce, et même le riche Melchisédech ne pose jamais pied dans le ressort du Grand Conseil, bien que, comme orfèvre, et jouissant de l’estime générale, il eût pu s’y hasarder. Durant sa longue existence, le vieillard avait obtenu du Conseil plus d’une faveur pour ses coreligionnaires qui, tous, sentaient en lui un père, mais il en avait toujours de nouveau subi le contrecoup. Chaque fois qu’un désastre atteignait l’État, on se vengeait sur les juifs. Les Vénitiens étaient eux-mêmes trop portés au négoce pour y employer leurs juifs, comme faisaient d’autres peuples ; ils les harcelaient de tributs, les dépouillaient de leurs biens, et rétrécissaient de plus en plus l’emplacement du ghetto, de sorte que les familles qui, malgré toute cette misère, continuaient à se multiplier, en étaient réduites à construire leurs maisons vers en haut, les unes sur les toits des autres. Et leur ville qui ne touchait pas à la mer, s’élevait ainsi, lentement, dans le ciel, comme vers une autre mer, et, autour de la place au puits, se dressaient de tous côtés les édifices, pareils aux murs de quelque tour de géants.

Le riche Melchisédech, dans l’étrangeté de son grand âge, avait fait à ses concitoyens, fils et petits-enfants, une proposition surprenante. Il voulait toujours habiter la plus haut perchée de ces petites maisons dont les étages sans nombre se superposaient. On satisfit d’autant plus volontiers ce désir surprenant que l’on ne se fiait plus trop à la solidité des fondations et que vers le haut on bâtissait avec des pierres si légères que le vent ne s’apercevait presque pas qu’il y eût des murs. C’est ainsi que le vieillard se mit à déménager deux ou trois fois par an, et Esther, qui ne voulait pas le quitter, l’accompagnait toujours.

Enfin, ils furent arrivés si haut que, lorsqu’ils sortaient de leur étroit logis sur le toit plat, à la hauteur de leurs fronts un autre pays déjà commençait, des usages duquel le vieux, psalmodiant à moitié, parlait en mots obscurs. Il fallait maintenant monter très haut pour parvenir jusqu’à eux, à travers beaucoup de vies étrangères, en gravissant beaucoup de marches raides ou glissantes, et en passant devant beaucoup de mégères irritées. Ce chemin vous exposait encore à des assauts d’enfants affamés, et ses nombreux obstacles raréfiaient les relations. Marc Antonio lui aussi avait cessé de venir, et il manquait à peine à Esther. Durant les heures qu’elle avait passées seule avec lui, elle l’avait regardé si longtemps, et avec des yeux si grands, qu’il lui semblait qu’alors il s’était abîmé dans ses yeux sombres, qu’il était mort, et que maintenant commençait en elle cette nouvelle vie éternelle, à laquelle, lui, chrétien, avait précisément cru. Avec ce sentiment nouveau dans son jeune corps, elle était debout sur le toit, des journées entières, et cherchait la mer. Mais si haut que fût son logis, on ne distinguait d’abord de là que le pignon du Palazzo Foscari, une tour quelconque, la coupole d’une église, une coupole plus éloignée, comme transie dans la lumière, et puis une grille de mâts, de poutres et de poteaux, au bord du ciel humide et tremblant.

Vers la fin de l’été, le vieillard déménagea encore une fois, malgré toutes les objections, et bien qu’il lui fût de plus en plus difficile de gravir les étages ; car très haut au-dessus des autres, on avait construit une nouvelle cabane. Lorsque, après un si long intervalle, il traversa de nouveau la place, appuyé sur Esther, nombreux furent ceux qui se pressèrent autour de lui, s’inclinèrent sur ses mains tâtonnantes, et implorèrent son conseil dans beaucoup de questions ; car il était pour eux comme un mort qui surgit de sa tombe, parce qu’un certain temps s’est accompli. Et il semblait en effet qu’il en fût ainsi. Les hommes lui racontaient que Venise était en révolution, que la noblesse était en péril, que bientôt tomberaient les frontières du ghetto, et que tous jouiraient de la même liberté. Le vieillard ne répondit rien, hocha seulement la tête, comme s’il savait cela depuis longtemps, et bien d’autres choses encore. Il entra dans la maison d’Isaac Rosso, au sommet de laquelle se trouvait son nouveau logis, et pendant une demi-journée il monta. En haut Esther eut un petit enfant blond. Lorsqu’elle fut rétablie, elle le porta sur le toit, et étendit pour la première fois tout le ciel doré dans les yeux ouverts de l’enfant. C’était une matinée d’automne d’une indescriptible clarté. Les choses paraissaient sombres, presque sans éclat ; quelques lumières volantes seulement se posaient sur elles comme sur de grandes fleurs, restaient un instant immobiles, puis reprenaient un vol vague par delà les contours dorés, jusque dans le ciel. Et là seulement où les choses disparaissaient, du point le plus élevé, on pouvait voir ce que nul encore n’avait vu du ghetto : une calme lumière d’argent, — la mer. Et lorsque les yeux d’Esther se furent habitués à la magnificence, elle aperçut au bord du toit, à son extrême limite, Melchisédech. Il se leva, les bras étendus, et força ses yeux fatigués à regarder dans le jour qui se déployait lentement. Ses bras restèrent étendus, son front portait une pensée radieuse ; on eût dit qu’il accomplissait un sacrifice. Puis il se laissa de nouveau tomber en avant, et appuya sa vieille tête contre la méchante pierre anguleuse. Mais le peuple était rassemblé sur la place et regardait en l’air. Des gestes et des mots disparates s’élevèrent de la foule, sans atteindre le vieillard, perdu dans sa prière solitaire. Et le peuple vit son ancêtre et son cadet, comme dans les nuages. Mais le vieillard continuait à se lever fièrement et à se prosterner toujours de nouveau sur le sol, humblement. Et la foule, en bas, grandissait, et ne le quittait pas des yeux : A-t-il vu la mer, ou bien l’Éternel, dans sa gloire ?

M. Baum s’efforça de répondre très vite. Il n’y réussit pas aussitôt :

— La mer, probablement, fit-il sèchement. C’est d’ailleurs une impression…

Ce disant, il se montrait particulièrement bien informé et raisonnable.

Je pris rapidement congé de lui, mais ne pus me retenir de lui crier en partant :

— Ne manquez pas, surtout, de raconter cette aventure aux enfants.

Il réfléchit :

— Aux enfants ? Mais, vous savez, ce jeune noble-là, cet Antonio, ou le diable sait comment il s’appelle, ne me paraît pas du tout un beau caractère ; et puis l’enfant, cet enfant ! Il me semble que pour… des enfants ?

— Oh, le rassurai-je, vous avez oublié, cher monsieur, que les enfants viennent de Dieu. Comment les enfants douteraient-ils qu’Esther en ait eu un, alors qu’elle habitait si près du ciel ?

Cette histoire aussi, les enfants l’ont entendue, et lorsqu’on leur demande ce qu’ils en pensent, et ce que le vieux juif Melchisédech a bien pu voir dans son extase, ils disent sans réfléchir :

— Oh, oui, la mer !