Histoires incroyables (Palephate)/38

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CHAP. XXXVIII.

Du monstre marin (Cétos) (1).
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Voici ce qu’on en rapporte : il avait l’habitude de se rendre, de la mer, dans la Troade ; quand on lui livrait des jeunes filles, il se retirait ; sinon, il ravageait le pays. Mais qui ne sent qu’il n’y a rien de plus stupide, que de supposer que des hommes eussent ainsi exposé leurs filles ? Il y avait un roi très-riche et très-puissant sur mer, qui s’était emparé d’un lac que possédaient les Troyens sur les côtes de l’Asie ; ceux-ci lui payaient donc une imposition que quelques-uns appellent tribut. Ce n’était point d’argent qu’on se servait alors ; mais de tous les objets utiles que l’on connaissait. Ce roi ordonna aux uns de lui donner des chevaux, aux autres de lui livrer des jeunes filles (2) : il se nommait Céton ; mais les barbares prononçaient Cétos (monstre marin). Ce Céton faisait donc sa tournée avec ses vaisseaux, au temps marqué, pour percevoir le tribut, et ravageait les terres de ceux qui n’étaient pas exacts. Il fut à Troie dans le temps où Hercule venait d’y arriver avec une troupe de Grecs : le roi Laomédon prit Hercule à sa solde, pour la défense de Troie : Céton s’avançait avec son armée qu’il avait débarquée : mais Hercule et Laomédon allant au-devant de lui, le tuèrent, et ces évènements donnèrent naissance à la fable.

(1) Apollon et Neptune voulant éprouver jusqu’à quel point Laomédon portait le mépris de la foi donnée, se déguisèrent en hommes et relevèrent les murs de Troie pour un prix convenu que Laomédon ne leur paya point. Pour punir sa mauvaise foi, Apollon lui envoya la peste et Neptune un monstre marin qui ravageait les côtes et enlevait les Troyens. L’oracle consulté répondit que les fléaux cesseraient si Hésione, fille de Laomédon, était livrée en pâture au monstre marin : la pauvre Hésione fut donc attachée à un rocher au bord de la mer. Hercule l’ayant aperçue promit de la délivrer, à condition que Laomédon lui abandonnerait les chevaux, dont Jupiter avait fait don aux Troyens, en indemnité de l’enlèvement de Ganymède : Laomédon y consentit, Hercule tua le monstre et délivra Hésione ; mais Laomédon ayant encore manqué à sa parole, Hercule indigné s’éloigna en jurant qu’il reviendrait faire la guerre aux Troyens. Tel est le récit un peu succinct d’Apollodore (liv. 2, chap. 5, § 9, p. 80-81 édit. in-8o  de Heyne 1803). Diodore de Sicile (au liv. IV, chap. 32, p. 94-95, tom. 3 de l’édit. de Deux-Ponts) nous apprend que c’est en allant à la conquête de la toison-d’or, avec les Argonautes, qu’Hercule eut ainsi l’occasion de délivrer Hésione. Il raconte ensuite toute l’histoire à peu près comme Apollodore (au chap. 42 du même livre, p. 121-123) : Hercule ayant permis à Hésione de rester à Troie ou de le suivre, elle choisit ce dernier parti, autant par reconnaissance, que dans la crainte de se voir exposée encore à de nouveaux périls ; mais Hercule au retour de l’expédition des Argonautes, ayant inutilement demandé qu’on lui livrât Hésione et les chevaux invincibles, revint assiéger Troie avec six vaisseaux, tua Laomédon et dévasta la ville. Il la remit ensuite au pouvoir de Priam, le seul des fils de Laomédon qui eût conseillé l’accomplissement des promesses faites à Hercule (chap. 49, p. 139-141).

Il y a deux allusions à cette fable dans l’Iliade : au Xe chant, quand Neptune empêche Junon de prendre part au combat entre les Grecs et les Troyens, les Dieux vont s’asseoir, pour mieux voir la bataille, derrière le retranchement que les Troyens et Minerve élevèrent jadis pour protéger Hercule, quand il dut quitter le rivage pour échapper à une attaque du monstre marin (Iliad. X, v. 144-148).

Au 5e chant Tlépolème, fils d’Hercule, avant d’en venir aux mains avec Sarpédon, fils de Jupiter, l’apostrophe selon l’usage des anciens héros, en niant qu’il soit le fils d’un Dieu : « mon père Hercule était bien un autre homme, dit-il, lui qui, venu sur ces parages avec six vaisseaux et une petite troupe, à cause des chevaux de Laomédon, détruisit Ilion et rendit ses rues désertes. » (Iliad. V, v. 635-642.)

Ovide qui, malgré son étonnante fécondité, voulait sans doute éviter de reproduire dans la description de l’exposition d’Hésione et du combat d’Hercule contre le monstre marin, les images qu’il avait si heureusement employées à peindre Andromède exposée au même péril et délivrée par Persée, résume très-succinctement toute l’histoire de Laomédon au liv. XI des Métamorphoses (v. 194 220). Valerius-Flaccus n’a pas craint de lutter contre ce dangereux rival, et il a fait de l’exploit d’Hercule, le sujet d’un de ses épisodes les plus heureusement détaillés (Argonautic. lib. II, v. 441-519). Dans Valerins-Flaccus, c’est Hésione elle-même qui, répondant aux questions d’Hercule, et soupçonnant à sa haute stature et à ses formes athlétiques, qu’il pouvait être le héros destiné à faire cesser les fléaux dont gémissaient les Troyens, lui apprend que son père a juré de donner les chevaux blancs à celui qui la délivrerait. Tout-à-coup le monstre manifeste son approche en soulevant les flots, qui sont agités comme dans la plus violente tempête. Hercule épuise en vain son carquois pour le combattre, la nuée de flèches qu’il lance contre lui ne l’ébranle pas plus qu’une montagne battue par l’orage. Hercule alors rejette son carquois, s’élance sur le rocher, en détache un énorme quartier dont il écrase la tête du monstre, puis redoublant les coups de sa noueuse massue, il le replonge tout entier et expirant au fond des mers. Il y a dans ce brillant récit, que je n’ai fait qu’analyser bien succinctement, un luxe parfois surabondant d’images un peu exagérées qui trahit le mauvais goût des poètes de la décadence ; mais, malgré ces défauts, l’élégance continue du style et l’harmonie savante et variée du poète prêtent encore beaucoup de charme à ce long épisode. — Hyginus (fable 89, p. 168-169, et fable 31, p. 89 des Mythographes latins de Van Staveren) est tout-à-fait d’accord avec Apollodore, Diodore, et Valerius-Flaccus.

(1) Cet usage de faire livrer des jeunes filles en tribut a longtemps subsisté chez les Maures, pendant qu’ils ont dominé dans les Espagnes. Alfonse, de la race de Pélage, et qui a même reçu le surnom de Chaste, précisément parce qu’il mit fin à cette cou- tume, fut le premier qui osa refuser les cent filles, qu’on livrait annuellement aux Maures de Cordoue (V. l’Essai sur les mœurs, chap. XXVII, p. 519 et 520, tom. XV de l’édit. de Dupont).