Histoires poétiques (éd. 1874)/La Légende des Immortels

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 110-114).
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La Légende des Immortels


À Monsieur Ives Moclo


I

Lorsque le ciel est clair sous les taillis ombreux,
Que la nature heureuse a dit : « Soyez heureux ! »
Qu’ils dressent dans Paris leurs intrigues, leurs pièges,
Eux-mêmes s’irritant au bruit de leurs manèges,
Moi, près d’un sanctuaire où jeune j’ai révé,
Bien loin, vers l’Océan je me suis ensauvé…
Ô calme ! il faut chercher tes abris sur la terre !
Autrefois tu régnais en plus d’un monastère,
Nous disent les anciens : le travail journalier,
L’emploi de chaque instant paisible et régulier,
La nourriture sobre, herbes, simple laitage,
Apaisaient les aigreurs, d’Ève triste héritage,
Et la prière enfin, s’élevant vers le ciel,
Sur les cœurs épurés redescendait en miel.

 

II

Tel, grand saint Wennolé[1] (de la sainte Armorique
Premier abbé), tel fut le monastère antique,
L’asile merveilleux qui s’ouvrit à ta voix
Sur le bord de la mer, aux lisières des bois.
Fuyant le clan royal, la famille et ses charmes,
Tout, et même l’éclat étincelant des armes,
Tu voulus ici-bas vivre en contemplateur.
De la céleste vie ô candide amateur !
Et des enfants pieux, tes compagnons d’étude,
Te suivirent fervents dans cette solitude.
Le poil noir d’une chèvre était ton vêtement ;
Un pain d’orge grossier, sans sel, ton aliment…
Délicieux jardin cependant, frais royaume,
Vrai paradis terrestre, Éden où tout embaume :
Là de l’ombre, des fleurs et des fruits savoureux,
Parure de l’autel, régal des malheureux ;
À l’aurore, on voyait sur les roses vermeilles
Des anges voltiger, lumineuses abeilles,
Et la nuit, quand le chœur léger venait encor,
Les harpes de cristal avec leurs cordes d’or,
Sur l’église, l’enclos, les cellules bénies,
Versaient incessamment des ondes d’harmonies.
Voilà comme des saints florirent ici-bas :
Ils vieillissaient en Dieu, mais ils ne mouraient pas.


III

Vous mourrez sur votre or, nouveaux païens du monde,
Desséchés dans les bras de votre idole immonde !
Vous fuyez l’idéal, l’idéal vous a fuis.
Sur vos calculs sans fin et vos sombres ennuis
Le ciel n’épanchera ni concerts, ni rosée,
Et votre avare soif ne peut être apaisée.
Vous, déserteurs d’un Dieu pauvre et mort sur la croix,
Qu’on rencontre toujours sur l’escalier des rois,
— Près du Samaritain jamais, ni dans l’étable, —
Qui chasseriez Lazare encor de votre table,
Dans vos parcs somptueux et vos palais dorés,
Courbés sous vos honneurs, mais tristes, vous mourrez !

IV

Eux, ils ne mouraient pas, affirme la légende,
Tant l’amour, qui faisait leur âme douce et grande,
Répandait sous leur chair un sang limpide et fort !
Ils semblaient doublement à l’abri de la mort.
Sous l’amas des hivers pourtant leurs têtes blanches
Par degrés se penchaient ; neigeuses avalanches,
Leurs barbes à flocons descendaient sur leurs pieds.
Ils crurent à la fin leurs péchés expiés ;
Après tant d’oraisons, d’aumônes et de jeûnes,
Ils désiraient mourir pour ressusciter jeunes.
Alors le bon abbé, venant à leur secours.
Supplia tant le ciel de délier ses jours,

Qu’un ange descendu dans l’étroite demeure
Parla de délivrance et lui désigna l’heure, —
Ange resplendissant d’une telle beauté,
Que les yeux se fermaient, tremblants, à sa clarté.
C’était au lendemain. Or cette grande veille,
Pour celui qu’un bonheur si prochain émerveille,
Fut une effusion de grâces et d’amour.
Un cantique sans fin. — À la pointe du jour,
Faible de corps, l’abbé rassembla son chapitre,
Remit à Gwenn-Ael[2] et la crosse et la mitre,
Puis, porté dans les bras de ses religieux,
Et sur terre brillant de la splendeur des cieux,
S’avança vers l’autel, dans les mains son calice :
Prêtre, il voulait offrir un dernier sacrifice.
Là, nourri du froment consacré par sa main,
À ses frères joyeux il donne aussi le pain,
À l’extrème-onction il soumet son front pâle,
Et goûte la douceur d’un cœur pur qui s’exhale.

V

Ainsi, prés de la mer sans borne, en cet enclos
Où prièrent les saints, où sont épars leurs os,
Sous les murs renversés par nos fureurs civiles,
Chanteur à la campagne et muet dans les villes,
Par les vieux chroniqueurs en nos vieux temps versé,
Pour guérir le présent j’évoque le passé ;
La pauvreté chrétienne, au luxe je l’oppose,
Et l’humilité douce à notre orgueil morose.

Ineffable bonheur des immenses amours,
Êtes-vous donc perdu, calme des anciens jours ?…
 
Je sais encore un être et souriant et calme.
Qui des morts bienheureux vivant porte la palme !
Ce pauvre volontaire, ami de l’indigent,
Passe le front baissé quand tarit son argent ;
Car les bras en avant, sur ses pas accourue,
Une foule le guette à chaque coin de rue,
Femmes, enfants, vieillards. Lui va semant son bien,
Puis il dit : « Pardonnez, hélas ! je n’ai plus rien. »
Prêtre, honneur de Kemper, pardonne aussi, digne homme,
Si, blessant ta vertu modeste, je te nomme,
Mais, dans l’humble sentier par toi-même affermi,
J’ai voulu dire au ciel : « J’eus un saint pour ami ! »
Quand d’autres vont suivant quelque ambition basse,
Bonheur de recueillir un mot du saint qui passe,
Ô bonheur de passer fier devant la fierté,
Et de s’humilier devant l’humilité !
À ta mort on verra, fils d’une paysanne,
Les pauvres s’arracher les pans de ta soutane,
Et près de ton cercueil tout un peuple fervent,
Ô serviteur de Dieu canonisé vivant !



  1. Ou mieux Gwennolé, Tout-Blanc.
  2. Ange-Blanc.