Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Îliennes

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 191-194).


Les Îliennes[1]
À Monsieur Michel Bouquet, peintre


I

Par un soir de grand deuil, de tous les bords de l’île,
Vers l’église on les vit s’avancer à la file ;

Chacune elles avaient leur chapelet en main,
Lentement égrené par le triste chemin ;

Jusqu’à terre à longs plis pendait leur cape noire,
Mais leur coiffe brillait blanche comme l’ivoire.

Et c’était en Léon et dans l’Île de Batz,
L’île des grands récifs et des sombres trépas,

Où les sillons des champs sont creusés par les femmes,
Tandis que leurs maris vont sillonner les lames :

 

Au tomber de la nuit, dans ce funèbre lieu,
Ces femmes allaient donc vers la maison de Dieu.

II

Bien humble est la chapelle, humble est le cimetière
Où chacune en priant vient chercher une pierre,

Quelque pierre noirâtre avec son bénitier,
Mais vide du cher mort qu’on ne peut oublier ;
 
Car les corps sont absents de ces tombes étranges…
Voici ce qu’à genoux elles lurent, ces anges,
 
Et de leurs cœurs tombaient des murmures pieux,
L’eau sainte de leurs mains, des larmes de leurs yeux :
 
« Au capitaine Jean Server, dans un naufrage
Mort loin de la Bretagne avec son équipage !

— à Pôl Lévâ, sombré dans l’Inde ! — Aux deux Julien
Jetés sur le cap Horn et perdus corps et biens ! »

Et d’autres noms encore avec leur date sombre,
Disant les lieux de mort, des morts disant le nombre.
 
Or ces noms, sur les croix déjà presque effacés,
Vivaient en plus d’un cœur fidèlement tracés,

Dans votre souvenir, ô chastes Îliennes !
Gémissant et priant sur ces tombes chrétiennes


Pour ceux qui, ballottés dans un lit sans repos,
Parmi les durs cailloux sentent rouler leurs os :

Malheureux dont la voix pleurante vous arrive
Avec les cris du vent, les fracas de la rive !…

III

Mais voici près de vous, par ce lugubre soir,
D’autres femmes venir sous leur mantelet noir ;

Et leurs bras vers la terre, elles disent : « Ô veuves !
N’est-il plus dans ce champ bénit de places neuves ?

« Nous avons, comme vous, des pierres à poser.
Et nous n’avons, hélas ! nulle fosse à creuser.
 
« Pleurez, veuves ! de pleurs inondez cette argile !
Nos pères et nos fils ne viendront plus dans l’île :
 
« Dans la couche éternelle, on ne voit pas chez nous
Les femmes reposer auprès de leurs époux ;

« Mais pour garder leurs noms, apprenez-nous, ô veuves !
S’il n’est plus dans ce champ bénit de places neuves. »

IV

Ô rites inspirés, religieux tableaux,
Toujours du sol breton vous surgissez nouveaux !


Apres mille récits sur les lieux, sur les choses,
Le poète disait : « Mes histoires sont closes… »

Et pour semer l’air fort qui vient de l’exalter,
Fervent révélateur, il se met à chanter.



  1. Les îliens, les îliennes, nom local dont la nuance se perdrait dans le grand mot insulaire.