Histoires poétiques (RDDM)/La Lampe de Tullie

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Histoires poétiques (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 408-411).
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II.

la lampe de tullie.

I.

 Belle Voie-Appienne, ô route des tombeaux,
Sous le brûlant soleil, et la nuit aux flambeaux,

Quel pieux voyageur aux campagnes latines
N’est venu lentement errer dans tes ruines ?
Ou de loin, sous les pins d’une sombre villa,
N’a salué la tour blanche de Métella ?
Moi-même j’ai souvent rêvé sous tes décombres ;
Mais mon pied attentif n’y troubla point les ombres.
Plus d’un pâtre m’a vu dans l’herbe agenouillé ;
Mon bâton n’a jamais sous les marbres fouillé.
Aux curieux malheur, et malheur aux avares,
Cent fois plus que les Huns, les Vandales barbares !
Les morts ne peuvent plus sommeiller en repos ;
On disperse leur cendre, on emporte leurs os.
Les ornemens sacrés des chambres sépulcrales.
Leurs lampes, leurs trépieds, les urnes lacrymales,
Vont se suspendre aux murs de grossiers amateurs.
Les héros sont en proie à des profanateurs.
Rome fait un musée avec ses catacombes.
Même mon vieux pays perd le respect des tombes :
Des nains sous les men-hîr volent, guerriers d’Arvor,
Vos haches de silex et vos bracelets d’or!

II.



Ces crimes sont anciens. Quand, pontife suprême,
Sixte-Quatre portait le triple diadème.
Dans la nuit, un savant du collége romain
Suivait, noble Appius, ton antique chemin.
Deux serviteurs, vêtus comme lui d’une robe
Dont l’immense capuce aux regards les dérobe,
L’escortaient. Arrivé non loin de Métella,
Le vieillard s’arrêtant dit aux jeunes : « C’est là ! »
Et leurs pieux, leurs leviers brisèrent avec rage
Le dur ciment romain encor durci par l’âge.
Un marbre se leva sous leurs triples efforts.
Eux, comme des larrons, dans ce palais des morts
D’entrer!... Sous la lueur d’une lampe d’opale
Une femme dormait calme, élégante et pâle.
Des roses à la main et souriante encor,
Et ses longs cheveux noirs ornés d’un réseau d’or.
Sur la couche d’ivoire artistement polie
Étaient gravés ces mots : A ma fille Tullie.
Le vieillard défaillit à ce glorieux nom :
« Fille de Tullius ! amour de Cicéron ! »

Il sentait près de lui l’ombre de ce grand homme,
Dans la morte il voyait le symbole de Rome.

III.



Après quinze cents ans, oui, dame, c’était vous !
À l’heure de donner un fils à votre époux,
La mort vint menaçante, et votre illustre père
Voyait fuir avec vous son étoile prospère.
Les plus savans de Côs arrivent à sa voix.
Puis, mandant un exprès au pays des Gaulois :
« Bon Divitiacus, pontife des druides,
À la vie, à la mort, ô sage, tu présides ;
Tu lis dans les secrets du temple de Bangor ;
La nature t’ouvrit son magique trésor ;
Tu sais l’herbe vitale et la plante mortelle…
Or ma fille se meurt, et je meurs avec elle !
Hôte de Cicéron, noble ami de César,
À ton enclos royal est un rapide char ;
Hâte-toi ! L’Apennin est encor blanc de neige,
Mais l’homme bienfaisant, un esprit le protège.
O mage, ô saint druide, ô grand chef éduen,
Tout le savoir des Grecs pâlit devant le tien ! »

L’enchanteur se hâta, mais déjà sous la porte
La fille du consul, Tullia, gisait morte.

IV.



Aux bois de Tusculum, près d’un antre isolé,
Avec son livre errait le père désolé :
« Ô fille vertueuse, ô femme de génie,
La mort ne t’aura pas tout entière bannie !
Le marbre de Paros et l’art athénien
Garderont ton beau nom immortel près du mien.
Le sanctuaire pur que mon amour te dresse
Aux regards des Romains va te faire déesse ;
Quand le passant lira : Tulliolæ meæ,
Un nouveau signe au ciel pour toi sera créé. »

Le prêtre respecta ces éloquentes larmes.
Mais Tullia semblait vivante par des charmes :
Enfin, le monument superbe étant construit,
L’archidruide seul s’y renferma de nuit ;
La morte, il l’étendit sur la couche d’ivoire,

Couvrit d’un réseau d’or sa chevelure noire,
Et suspendit brillante au funèbre séjour
La lampe qui ne meurt jamais comme l’amour…
Elle vivrait encore, ô vieillard sacrilège,
Savant, si tu n’étais sorti de ton collège !
Mais tu touchais à peine à ce corps surhumain,
Qu’en poussière il tombait indigné sous ta main !
Et par l’art des Gaulois cette lampe allumée,
Sous tes yeux indiscrets s’exhalait en fumée.

V.



Antiquaires, respect à ma tombe ! Pourquoi
Troubler qui ne peut rien emporter avec soi,
Hors quelques vers écrits dans le dernier délire ?
Le poète aujourd’hui n’a plus même une lyre…
Il chante cependant! Loyal dispensateur,
Son vers sacre le bon, flétrit le malfaiteur :
O vers, soyez bénis, vers trempés dans nos larmes !
Arme noble et puissante entre toutes les armes,
Belle arme protectrice, aux champs, dans la cité,
Je te porte toujours vibrante à mon côté !

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