Histoires poétiques (RDDM)/La seconde Vue

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Histoires poétiques (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 2 (p. 412-415).
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IV.

la seconde vue.

Il y a plus de choses dans le ciel et la terre, Horatio, qu’il n’en est rêvé dans votre philosophie.
Shakspeare, Hamlet.

I.

Dans son fauteuil doré, le roi voluptueux
Un soir plus que jamais s’étendait soucieux.
Sur le chemin boisé de Saint-Cloud à Versailles,
Son carrosse deux fois heurta des funérailles.
Pâle épicurien, au terme de son sort,
Comme pour l’éviter, il consultait la mort.
— Çà, maréchal, dit-il, s’adressant à Soubise,
L’histoire des Lo’-Christ, vous me l’avez promise !
Comtesse du Barri, versez-nous du tokay ;
Versez aux morts, comtesse, ils ont place au banquet.

— Si j’en crois les Bretons, fit sans tarder le prince,
Les morts plus qu’aucun lieu visitent leur province,
Et surtout les Lo’-Christ, vieux noms très avoués,
D’une seconde vue étrange sont doués :
Chacun, quand doit s’ouvrir sa dernière demeure,
Un mois d’avance apprend le jour précis et l’heure.

Un de ces loups de mer si communs autrefois
Qui, leur poil grisonnant, vont courir dans les bois.
Humbles gens à la cour, mais fiers dans leur domaine,
Un soir, l’amiral Jean, vert à sa soixantaine.
Le fusil sous le bras, par un sentier bien noir.
De lièvres tout chargé regagnait son manoir,
Lorsqu’il voit (le croissant montait sur la bruyère)
Le fossoyeur du bourg, l’homme du cimetière,
Qui creusait à la hâte une fosse en ce lieu.
« Alan, que faites-vous? Parlez, au nom de Dieu ! »
Le fossoyeur creusait, creusait, et de plus belle
Sans répondre jetait la terre avec sa pelle.
« Une seconde fois, parlez, au nom de Dieu!
Pour qui donc creusez-vous une fosse en ce lieu ? »
Le front tout en sueur, mais sans perdre courage,
Le muet fossoyeur poursuivait son ouvrage.
« Pour la troisième fois, parlez, au nom de Dieu !
Pour qui donc creusez-vous une fosse en ce lieu ? »
Alors, le fossoyeur cédant à sa prière,
L’amiral vit son nom écrit sur une pierre.

De retour au manoir, le marin orgueilleux,
Comme le fossoyeur, resta muet; ses yeux
Reprirent leur gaîté… C’était une folie,
Quelque vapeur du soir... Le vin jusqu’à la lie,
L’hydromèle fumeuse et le cidre nouveau
D’une vapeur nouvelle emplirent son cerveau.
Trente jours sont passés, une noce l’appelle :
« Sellez mon cheval noir, la mariée est belle.
Et moi, le vieux barbon, je suis garçon d’honneur ! »
Sur la route en sifflant galopait le seigneur.
Quand son cheval se cabre, et frissonne, et s’arrête.
Il excite, éperonne, ensanglante la bête,
Et la bête, à travers champs, vallons et forêt,
Monture de l’enfer, courait toujours, courait ;
Une pierre se dresse enfin, le marin tombe :
C’est là, le mois passé, qu’il vit creuser sa tombe.

II.


Louis Quinze agitait ses pincettes d’acier,
Mais le front impassible, avec son air princier.
Lorsqu’un des esprits forts, en jabot de dentelle,
S’écria : « Maréchal, vous nous la donnez belle !
Moi qui ne crois à rien, croirai-je aux revenans!
— Ah ! vous croyez en Dieu?... Soupçons inconvenans,
Mon cher duc! Eh bien! Dieu, pour qui rien n’est merveilles,
Peut dessiller nos yeux, entr’ouvrir nos oreilles.
Sa main à qui lui plaît dévoile l’avenir.
Une âme vint au monde, elle y peut revenir...
Mais un signe du roi m’ordonne de poursuivre.
Voici ce que mes yeux ont vu : je vous le livre.

III.


Vers le premier de juin, reprit le maréchal,
Madame de Ker-Lan, fille de l’amiral.
Arriva dans ma terre en galans équipages.
Hervé, son jeune fils, est la fleur de vos pages;
Tous deux vous sont connus : on ne voit pas souvent
Et mère plus aimable et plus aimable enfant.
Elle entre douce et fière, elle parle, on s’étonne :
Quelle Parisienne égalait la Bretonne?
Seul, un plus ferme accent annonçait le pays,
Mais c’était une grâce encor; son goût exquis
Y mettait la mesure, une fraîcheur vitale.
Et lorsqu’elle chantait dans sa langue natale.
Sous nos cheveux poudrés, nos habits de velours.
Plus forts, nous devenions Celtes des anciens jours.
Tel passa mon été près de l’enchanteresse.
Un père pour sa fille aurait moins de tendresse.
Le dernier mois, assis tous deux dans son boudoir,
Où la persienne ouverte envoyait l’air du soir.
Le chant du rossignol et le parfum des roses,
Vers minuit nous causions en paix de mille choses,
Et surtout de son fils loin d’elle grandissant.
Quand un cri dans sa gorge éclate, aigu, perçant;
Une pâleur de morte a recouvert sa face;
Tous ses membres tremblaient : « Regardez dans la glace!
Un cierge est à mes pieds, entendez-vous le glas?
Couverte d’un drap blanc ne me voyez-vous pas?

C’en est fait ! dans un mois la terre me dévore…
Amenez-moi mon fils, que je l’embrasse encore! »

Horrible, horrible nuit! Dès la pointe du jour,
Son carrosse à grand bruit s’échappait de ma cour ;
Elle allait à Lo’-Christ, tout au bout du royaume.
Ses gens, lorsqu’elle entra, crurent voir un fantôme.
Aussitôt, rassemblant fermiers, hommes de loi,
Parens, elle met tout en ordre autour de soi ;
Puis, devant son cercueil ouvert, la pauvre femme,
Avec son confesseur, ne songe qu’à son âme…
Hervé, qui sanglotait hier dans le jardin,
M’apprit, le pauvre enfant, qu’il était orphelin…

Le récit achevé du prince de Soubise,
Le roi, que reflétait un miroir de Venise,
Pâlit; mais sa pâleur fixant sur lui les yeux,
Il vida, toujours calme, un verre de vin vieux,
Dit bonsoir de la main, puis entra dans sa chambre.
Neuf mois après (cela se passait en septembre),
Le roi voluptueux, ses jours étant finis.
Escorté d’un seul page, allait vers Saint-Denis.

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