Histoires poétiques (éd. 1874)/Les Dépositaires

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Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeurvol. 3 (p. 292-296).


Les Dépositaires
(1857)


À SAINT-RENÉ TAILLANDIER


Des bords de la Durance aux fleuves des Germains
Ô sage explorateur des grands courants humains,
Mort, je vous lègue, ami, le soin de ma mémoire.
Pour ce siècle ennuj’é la poétique histoire
Si votre main rassemble autour de mes Bretons
Ces récits, tous divers de pensers et de tons,
Naturelle épopée, et que la voix touchante
De l’Esprit du pays par mon humble voix chante !…
C’est lui ! le souffle ardent revient me visiter !
Mais comment, ce mystère étrange, le conter ?
Colère, inspire-moi ! soutiens-moi, raillerie !
Puis, en chasse ! le loup est dans la bergerie.

I

Un meunier de Léon, juché sur son mulet,
Chantait, et, tout chantant, par les bois il allait


« Le notaire du bourg est un excellent homme ;
Du richard et de l’indigent
À deux mains il reçoit l’argent,
Et fiez-vous à lui pour bien garder la somme.
Allons, Jean-Pierre, allons, Gros-Jean,
Mes gars, apportez votre argent ! »

Ces couplets du meunier un peu trop fort en gueule[1],
Cyniquement rimés au roulis de sa meule,
Je ne puis, cher lecteur, les citer jusqu’au bout ;
Notre siècle est très grave et mon héros surtout.

II

D’autres, de leurs clients emportant l’escarcelle,
Vivent en grands seigneurs à New-York, à Bruxelle,
Mais lui n’a pas quitté son paisible travail :
Un écusson doré reluit à son portail.
Là, sous de frais jasmins arrondis en charmille,
Patriarche entouré de sa jeune famille,
Le notaire s’assied, majestueux bourgeois.
Demi-manant, son père était marchand de bois.
Mais le fils (il s’en vante) eut l’esprit des affaires,
Ou des actes douteux et des prêts usuraires.
Dans sa grande maison il vit en grand seigneur.
Seul un vil mendiant vient troubler son bonheur.
Un vieillard, tout chargé d’une lourde besace,
Le soir, devant son banc se pose face à face.

 
Tel doit être aux enfers le spectre du remords !
Hideuse est sa maigreur, ses yeux caves sont morts :
On y voit la misère et la lente ruine,
Ses biens vendus, le père exclu de sa chaumine,
Et les petits enfants errants sur le chemin,
Tous forcés par un seul d’aller tendre la main !…
Pas un mot, un soupir, n’échappent de sa bouche.
Mais, les cheveux épars, menaçant et farouche,
Quand le spoliateur respire l’air du soir.
Le fantôme muet devant lui vient s’asseoir.

III

Est-ce assez, juste ciel, de fortunes contraires ?
Pour forcer les humains à se traiter en frères,
Fille de la sagesse et de la bonne foi,
Parais dans nos cantons, ô bienfaisante loi !
Soutenu par ta main, le pauvre se rassure.
Ô loi, viens raccourcir les griffes de l’usure !
Viens enchaîner la fraude, et romps les nœuds glissants
Où les faibles sont pris, d’où sortent les puissants !
Plus d’un saint magistrat, qui ne fut pas complice,
Bénira tes efforts, vierge réparatrice,
Et pourra saluer, au seuil de sa maison,
Noblement restauré, l’or de son écusson.

IV

Ccpendant le vieillard erre encor sur la lande.
Comme ses blancs cheveux sa barbe est blanche et grande ;

Il vague tout le jour, pauvre esprit tourmente,
Et, dans un sac de cuir qui pend à son côté.
Il entasse sans fin les cailloux et les pierres
Arrondis et luisants sous la fleur des bruyères.
Puis les 3’eux tout hagards, craignant quelque danger,
Mystérieusement il va le décharger
Dans le creux d’un vieux chêne… Alors son regard brille,
Et tout bas il se dit : « C’est la dot de ma fille ! »
Heureux quand son travail insensé finira.
Et que sous l’herbe, au pied du chêne, il dormira.
Parfois, quand la vengeance en son cœur se ranime.
En face du bourreau vient s’asseoir la victime.

V

Mais le meunier railleur de suivre aussi son train,
Au grelot du mulet mêlant son gai refrain :

« Le notaire du bourg est un excellent homme ;
Du richard et de l’indigent
À deux mains il reçoit l’argent,
Et fiez-vous à lui pour bien garder la somme. »

Et les merles parleurs, et la pie à l’œil clair,
Sautaient de branche en branche, étudiant son air :
Meunier joyeux, n’ouvrant ses lèvres que pour rire ! —
Je commence en riant et bientôt je soupire.




Ah ! mes vers, sur les flots, dans les bois recueillis,
Mes vers, mon seul trésor, ne seront point trahis !

 
Vous avez le respect de toute noble chose ;
Entre vos nobles mains, ami, je les dépose :
Dans ce monde où vers moi l’art pur vous attira,
Si mon âme revient, elle vous sourira
Prés de la jeune épouse au profil de Toscane
Et des enfants rieurs courant sous leur platane.



  1. Molière