Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 51

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Charpentier (p. 247-261).
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LI

En 1848, un an avant sa mort, Hokousaï publie Yéhon Saïshiki-tsou, Le Traité du coloris, sur la couverture duquel on voit Daïkokou déroulant un kakémono où sont gravés le titre du volume et le nom de l’auteur, et où la première planche représente, au-dessus d’un petit rapin japonais préparant l’encre de Chine, le peintre dans une espèce de danse de Saint-Guy picturale, peignant un pinceau dans la bouche, un pinceau dans chaque main, un pinceau dans chaque pied.

Le traité qui est rédigé par Hokousaï, sous le nom d’Hatiyémon, mérite d’être traduit dans quelques-unes de ses parties. Il commence ainsi :

L’ignorant Hatiyémon dit : J’ai fait ce petit volume, pour apprendre aux enfants qui aiment à dessiner, la manière facile de colorier… publiant ce petit volume à bon marché, dans l’espoir que tout le monde pourra l’acheter et donner à la jeunesse, l’expérience de mes quatre-vingt-huit ans.

Dès l’âge de six ans, j’ai commencé à dessiner, et pendant quatre-vingt-quatre ans j’ai travaillé dans l’indépendance des écoles, ma pensée, tout le temps, tournée vers le dessin. Or donc, comme il m’est impossible de tout exprimer en un si petit espace, je voudrais seulement apprendre que le vermillon n’est pas la laque carminée, que l’indigo n’est pas le vert, et aussi apprendre, d’une façon générale, le maniement du rond, du carré, et des lignes droites ou courbes ; et si j’arrive, un jour, à donner une suite à ce volume, je mettrai les enfants en état de rendre la violence de l’Océan, la fuite des rapides, la tranquillité des étangs, et chez les vivants de la terre, leur état de faiblesse ou de force. En effet, il y a des oiseaux qui ne volent pas très haut, des arbres à fleurs qui ne produisent pas de fruits, et toutes ces conditions de la vie autour de nous, méritent d’être étudiées à fond, et si j’arrive à persuader les artistes de cette vérité, j’aurai le premier traîné ma canne sur le chemin[1].

Puis, c’est un tableau d’une cinquantaine de couleurs employées par le maître, et à la page suivante, au-dessus de deux mains qui tiennent un pinceau penché, délayant de la couleur dans une soucoupe, ces recommandations :

Les couleurs ne doivent être ni trop épaisses, ni trop claires, et le pinceau doit se tenir couché ; autrement il produit des malpropretés ; — l’eau du coloriage plutôt claire que foncée, parce qu’elle durcirait le ton ; — le contour jamais trop net, mais très dégradé ; — n’employer la couleur que lorsqu’elle a reposé et qu’on a rejeté la poussière, montée à la surface ; — la couleur fondue avec le doigt, et jamais avec le pinceau ; ne passer la couleur que sur les lignes noires de l’ombre, où seulement la couleur peut se superposer.

Et ce sont les couleurs spéciales qu’il faut employer pour colorier les animaux et les plantes, représentés en noir dans les planches qui se succèdent, — pour colorier le hoho, le coq, l’aigle, les canards, les poissons.

Le noir lui fait dire : Il y a le noir antique et le noir frais, le noir brillant et le noir mat, le noir à la lumière et le noir dans l’ombre. Pour le noir antique, il faut y mêler du rouge ; pour le noir frais, c’est du bleu ; pour le noir mat, c’est du blanc ; pour le noir brillant, c’est une adjonction de colle ; pour le noir dans la lumière, il faut le refléter de gris.

À propos de fleurs, Hokousaï nous révèle un curieux ton de l’aquarelle de là-bas : c’est le ton du sourire. Mais écoutez le vieux maître :

Ce ton appelé le ton du sourire, Waraï-gouma, est employé sur la figure des femmes, pour leur donner l’incarnat de la vie, et aussi employé pour le coloriage des fleurs. Pour le fabriquer ce ton, voici le moyen : il faut prendre du rouge minéral, shôyén-ji, fondre ce rouge dans de l’eau bouillante, et laisser reposer la dissolution : c’est un secret que les peintres ne communiquent pas.

Hokousaï ajoute :

Pour les fleurs, on mêle généralement de l’alun à cette dissolution : mais ce mélange brunit le ton. Moi, j’emploie bien aussi l’alun, mais d’une manière différente, due à mon expérience. Je le bats longtemps dans un godet et le tourne sur un feu très doux, jusqu’à ce que le liquide soit desséché complètement. Cette matière ainsi obtenue, on la conserve à sec, pour s’en servir, en la mélangeant avec du blanc. Et pour obtenir ce blanc teinté d’un soupçon de rouge, j’étends le blanc d’abord, et ensuite en délayant le shôyén-ji dans beaucoup d’eau, et le laissant précipiter au fond de cette eau, à peine teintée, passée sur la gouache, j’obtiens la coloration voulue.

Ce qu’il y a de curieux dans le professorat d’art d’Hokousaï, c’est l’indépendance, que prêche à ses élèves le maître indépendant, leur déclarant qu’ils n’aient pas à croire, qu’il faut se soumettre servilement aux règles indiquées, et que chacun, dans son travail, doit s’en tirer selon son inspiration.

La même année, il publie un second volume portant le même titre, où il dit : Dans le premier volume, j’ai indiqué les couleurs à l’état général, dans celui-ci, je m’occupe des couleurs à l’état liquide ; et ce sont des procédés, comme dans l’autre volume, pour peindre un lion de Corée, un sanglier, des lapins.

Dans le premier volume, un moment, il nous entretient du procédé hollandais de la peinture à l’huile de l’Europe, disant : Dans la peinture japonaise, on rend la forme et la couleur, sans chercher le relief, mais dans le procédé européen, on recherche le relief et le trompe-l’œil, et Hokousaï conclut, sans parti pris, qu’on peut admettre les deux procédés.

Dans ce second volume, faisant sans doute allusion à des planches de Rembrandt, qu’un critique américain l’accusera d’avoir transportées dans le vieux sacro-saint dessin japonais, Hokousaï parle du procédé hollandais de l’eau-forte, du procédé qui consiste à dessiner sur le cuivre recouvert d’un vernis, et annonce, qu’il dévoilera ce procédé, dans le volume suivant. Mais ce second volume du Traité du coloris devait être la dernière publication du peintre.

Un second livre, où Hokousaï professe longuement, est le Riakougwa haya shinan, Leçon rapide de dessin abrégé, ouvrage paru en trois volumes, le premier en 1812, le second en 1814, le troisième sans date.

Dans le premier volume, aux croquis assez brutaux, il y a une chose curieuse : que chaque dessin, soit un Darma, soit un scolopendre, il est reproduit dans les contours de sa forme par les lignes courbes de moitiés de circonférences, de quarts de circonférences, et de temps en temps par un carré.

Dans la préface[2], Hokousaï blaguant les anciens, s’exprime ainsi :

Les anciens ont déclaré que la montagne se fait avec la hauteur de dix pieds, les arbres avec la hauteur d’un pied, le cheval avec la hauteur d’un pouce, l’homme avec la grosseur d’un haricot, et ils ont proclamé que c’est la loi de la proportion dans le dessin. Non, les lignes du dessin, ça consiste en des ronds et des carrés… Maintenant notre vieil Hokousaï, lui, a pris une règle et un compas, et c’est avec cela qu’il a dessiné toutes les choses pour en bien déterminer la forme : un procédé qui ressemble un peu à ce vieux moyen de tâtonner avec le pinceau-charbon (morceau de bois brûlé, du fusain). Or, celui qui apprendra à bien manœuvrer la règle et le compas, il pourra arriver à exécuter les dessins les plus fins et les plus délicats.

Et à la fin du volume, ces lignes sont encore d’Hokousaï : Ce livre apprend la manière de dessiner au moyen du compas et de la règle, et celui qui travaillera à l’aide de ce moyen apprendra par lui-même la proportion des choses.

Dans le second volume, Hokousaï se représente peignant avec la bouche, les mains, les pieds, dessin que nous trouvons répété en 1848 dans le Traité du coloris, et c’est une série de dessins assez semblables aux dessins géométriques du premier volume, mais qui seraient inspirés par la contexture des mots de la langue japonaise. Dans ce volume, en une langue impossible, aux localités invraisemblables, et sous des noms imaginaires, moquant le style de rivaux et de concurrents, Hokousaï plaisante ainsi : En aimant le style prétentieux de Hé-ma-mou-sho-Niûdô, le peintre Yama mizou Téngou, de Noshi-Koshi yama, s’est approprié l’art incompréhensible de ses dessins. Or, moi qui ai étudié ce style près de cent ans, sans y rien comprendre plus que lui, il m’est cependant arrivé ceci de curieux, c’est que je m’aperçois que mes personnages, mes animaux, mes insectes, mes poissons ont l’air de se sauver du papier. Cela n’est-il pas vraiment extraordinaire ? Et un éditeur, qui a été informé de ce fait, a demandé ces dessins, de telle façon, que je n’ai pu lui refuser. Heureusement que le graveur Ko-izoumi, très habile coupeur de bois, s’est chargé, avec son couteau si bien aiguisé, de couper les veines et les nerfs des êtres que j’ai dessinés, et a pu les priver de la liberté de se sauver. Ce petit volume, je l’affirme, sera un bijou précieux pour la postérité, et les personnes, entre les mains desquelles il se trouvera, doivent l’étudier avec toute confiance. Et il signe : Yamamizou Téngou Téngoudo Nettétsou (fer chaud).

Dans le troisième volume, qui est toujours une suite de dessins, cherchés d’après la forme des mots, et où en haut des pages, il y a la figuration de ces mots, au-dessus des sujets dessinés, la première image représente le peintre qui a signé la préface du second volume Téngou Téngoudo, présentant un dessin à un Téngou, à un de ces génies aux cheveux en poils de bête, au nez en vrille[3], et Hokousaï dit en tête de ce volume :

Ce livre apprend le dessin sans maître. On a emprunté les lettres, les caractères de la calligraphie, pour faire l’étude plus facile à l’élève. Dans chaque dessin, la marche du pinceau est indiquée par le numérotage, afin que les enfants puissent retenir l’ordre de la marche. Mais ce livre n’est pas pour l’enfant seulement ; les grandes personnes, les poètes par exemple, qui veulent exécuter un dessin rapide dans une société, seront aidées par ce livre. C’est donc les préliminaires du dessin cursif.

À la fin du volume, Hokousaï ajoute :

L’idée qui m’a fait faire ce volume, vient de ce que, un soir, chez moi, Yû-yû Kiwan (nom fantaisiste) m’a demandé : Comment peut-on apprendre à faire un dessin d’une manière rapide et facile ? Je lui ai répondu que le meilleur moyen était un jeu, qui consistait de chercher à former les dessins d’après les lettres, et j’ai pris mon pinceau, et lui ai montré comment on peut facilement dessiner. Quand j’ai eu exécuté deux ou trois dessins, l’éditeur Kôshodô, qui était là, n’a pas voulu laisser perdre ces dessins, et il m’a fait dessiner tout un volume, qu’on doit regarder, au fond, comme une distraction, comme un amusement pour rire.

Autour de ces deux traités techniques, écrits par M. Hokousaï, il n’est peut-être pas sans intérêt de grouper les albums d’Hokousaï traitant spécialement du dessin et du coloris, dont les préfaciers ont été sans doute inspirés dans leurs préfaces, par les théories, les idées, les ironies d’Hokousaï.

Ainsi, dans l’album intitulé Hokousaï Sogwa, Dessins grossiers d’Hokousaï, publié en 1806, et dont la première planche représente le génie fantastique de l’encre de Chine, le préfacier Sakaudô, se faisant l’interprète des conversations du peintre, s’exprime dans ces termes : « Il n’est pas difficile de dessiner des monstres, des revenants, mais, ce qu’il y a de difficile, c’est de dessiner un chien, un cheval, car ce n’est qu’à force d’observer, d’étudier les choses et les êtres qui vous entourent, qu’un peintre représente un oiseau qui a l’air de voler, un homme qui a l’air de parler. Or, le talent extraordinaire du vieillard Taïtô (Hokousaï) n’est que le résultat de ce travail, de cette observation, dans laquelle il a apporté cette attention infatigable, que j’ai toujours admirée, et qui a fait de lui le grand artiste indépendant et le maître unique. »

Ainsi l’album Shosin Yédéhon, Modèles de dessin pour les commançants, sans date (deux volumes dont le second est en couleur), où la succession des coups de pinceau à donner, est indiquée par un numérotage, venant d’Hokousaï, et où, pour une étude de tête de profil, la marche du pinceau est ainsi indiquée : 1, le front ; 2, la ligne du nez ; 3, la narine ; 4, le dessus de la bouche en partie cachée par la robe ; 5, l’œil ; 6, le sourcil ; 7, l’intérieur de l’oreille ; 8, le contour et les cheveux, de 9 à 16.

Ainsi le Répertoire rapide de dessin, sous le titre de Yéhon hayabiki, qui a suivi la Leçon rapide de dessin abrégé, et qui a paru en deux volumes publiés en 1817 et 1819.

Ces albums, qui contiennent par page, 50 ou 60 silhouettes humaines, de la grosseur d’un insecte, sont une sorte d’inventaire et de catalogue de tous les motifs de dessin, classés sous la première lettre de leurs noms : le premier volume commençant à la lettre i et le second finissant à la lettre sou, la quarante-septième et dernière lettre de l’alphabet japonais.

Dans ce recueil, la tête est presque toujours indiquée seulement par le contour de l’ovale. Et ce mode de dessin, adopté par Hokousaï, vient à la suite d’une discussion avec un ami du peintre, qui soutenait que la physionomie d’un être humain, ne pouvait être reproduite qu’avec le dessin de ses yeux et de sa bouche : discussion dans laquelle Hokousaï se fit fort de rendre l’expression, la vie d’un visage, en ne les y dessinant pas[4].

Ainsi, dans l’album d’Ippitzou gwafou, le Dessin à un coup de pinceau, album publié en 1823, et où un seul coup de pinceau donne si curieusement la silhouette d’oiseaux qui volent, de tortues qui nagent, de lapins qui digèrent, et de Japonais et de Japonaises dans toutes les actions de leur vie. Ici, le préfacier avoue que ce mode de dessin n’a pas été inventé par Hokousaï, qu’il est de l’invention de Foukouzénsaï de Nagoya, et que, dans un séjour dans cette ville, Hokousaï a été intéressé par ce procédé de dessin et, craignant qu’il ne se perdît, il a dessiné différents sujets de la même façon, pour que, plus répandu, il soit connu par la postérité[5].

Ainsi l’album, intitulé Santaï gwafou, Album de trois différentes sortes de dessins, imprimé en 1815, où Hokousaï signe Taïto, et dans lequel le préfacier Shokousan-jïn, traduisant la pensée du peintre, dit : « Dans la calligraphie il y a trois formes, et ce n’est pas seulement dans la calligraphie que ces trois formes existent, c’est dans tout ce que l’œil de l’homme observe. Ainsi, lorsqu’une fleur commence à s’épanouir, sa forme est, pour ainsi dire, une forme rigide ; lorsqu’elle est défleurie, sa forme est comme négligée ; lorsqu’elle tombe à terre, sa forme est comme abandonnée, désordonnée. » Et au milieu de différentes images, une planche d’orchidée, trois fois répétée, est comme la confirmation de l’idée un peu paradoxale du peintre.

Ainsi l’album Hokousaï Gwashiki, Méthode de dessin d’Hokusaï, publié avec la collaboration de ses élèves, d’Ohsaka, Sénkwakou-teï, Hokouyô, Sekkwatei, Hokoujû, Shunyôtéi, Hokkei, et où le préfacier fait ainsi l’éloge d’Hokousaï : « La peinture est un monde à part et celui qui veut y réussir doit connaître par cœur les diversités des quatre saisons et avoir au bout des doigts l’habileté du créateur. Le Katsoushika Hokousaï de Yédo aima cet art dès l’enfance, eut pour unique maître la nature, et il a pénétré le mystère de l’art, enfin c’est l’unique grand peintre de la peinture ancienne et de la peinture moderne. Depuis des années il a donné des albums pour servir aux élèves, mais des albums insuffisants aux demandes. Et aujourd’hui l’éditeur Sôyeidô a demandé au maître un nouvel et plus complet album qui servira de méthode pour la jeunesse. »

Et à la fin de toutes ces révélations sur l’art du maître, qu’elles émanent de ses amis ou de lui-même, donnons la plus curieuse de toutes, que Hokousaï, en 1835, jeta en tête des Cent Vues du Fouzi-yama :

Depuis l’âge de six ans, j’avais la manie de dessiner la forme des objets. Vers l’âge de cinquante ans, j’avais publié une infinité de dessins, mais tout ce que j’ai produit avant l’âge de soixante-dix ans ne vaut pas la peine d’être compté. C’est à l’âge de soixante-treize ans, que j’ai compris à peu près la structure de la nature vraie, des animaux, des herbes, des arbres, des oiseaux, des poissons et des insectes.

Par conséquent, à l’âge de quatre-vingts ans, j’aurai fait encore plus de progrès ; à quatre-vingt-dix ans je pénétrerai le mystère des choses ; à cent ans je serai décidément parvenu à un degré de merveille, et quand j’aurai cent dix ans, chez moi, soit un point, soit une ligne, tout sera vivant ;

Je demande à ceux qui vivront autant que moi, de voir si je tiens ma parole.

Écrit à l’âge de soixante-quinze ans par moi, autrefois Hokousaï, aujourd’hui Gwakiô Rôjin, le vieillard fou de dessin[6].


  1. J’aurai le premier indiqué le chemin.
  2. La préface est de Kiôrian, mais elle est répétée dans le Shoshin Yédéhon, Modèles de dessins pour les commerçants, sous le nom de Hokousaï.
  3. La tête du Téngou est formée par les mots Yama (montagne) et Mizou (eau), et la tête du peintre par une réunion de caractères faisant hé-ma-mou-sho.
  4. Le Mousha Bouri, Répertoire des guerriers, est un recueil dans le même genre que le Répertoire rapide de dessin, et qui donne la nomenclature des guerriers célèbres. À la fin de ce volume, publié en 1841, Hokousaï annonce qu’il prépare un volume sur les poètes et les artistes célèbres, mais ce volume n’a pas paru.
  5. Un autre album, intitulé Sôhitsou gwafou, Album de dessin cursif, publié par Hokousaï en 1843, est fabriqué un peu dans le même esprit de coloriage.
  6. L’Art Japonais, par Gonse. Quantin. 1883, t. I.