Horace par M. Walckenaër

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HORACE.

Un membre très savant et très diffus de l’Institut de France, un de ces érudits malheureux qui n’ont pas eu le temps de mettre dans leur style cette élégance qui fait pardonner toutes choses, même la science mal digérée, M. Walckenaër, s’est attaché, dans sa vie, à persécuter d’une indigeste biographie le plus aimable poète de l’antiquité, Quintus Horatius Flaccus[1], et le plus charmant poète des temps modernes, Jean de La Fontaine. Certes, si deux hommes de génie devaient se croire à l’abri des annotateurs, des commentateurs et surtout des biographes, c’étaient ces deux poètes-là : Horace, La Fontaine ; deux rêveurs, deux inspirés qui attendaient l’inspiration quand elle voulait venir, deux vagabonds indomptables, indomptés, à ce point que celui-ci refusa d’être le secrétaire intime de l’empereur Auguste, pendant que celui-là n’eut rien de plus pressé que de célébrer le surintendant Fouquet tombé dans la disgrace du roi Louis XIV. Quoi donc ! les cribler de toutes sortes d’explications sans fin et sans cesse, ces deux hommes, l’honneur de la poésie, de la sagesse humaine et du beau langage ! quoi donc ! étouffer toutes ces fleurs charmantes et doucement écloses sous ce lourd attirail ! perdre sa vie à commenter péniblement les excellentes merveilles de deux nobles esprits, quand on pouvait passer sa vie à les lire, à les aimer, à les comprendre… certes voilà, à notre sens, un grand dommage. Toujours est-il que nous ne viendrons en aide ni à La Fontaine, ni au poète Horace ; ils n’ont pas besoin qu’on les défende, ils se protègent assez d’eux-mêmes. Ils sont dans toutes les mémoires, ils sont dans tous les cœurs, ils sont les poètes de tous les âges de l’homme : à quoi bon les vouloir débarrasser de la rouille épaisse du commentateur, comme s’ils ne l’avaient pas dissipée tout d’abord de leur souffle puissant ?

Toutefois, pour déplorer de toutes nos forces tant de travaux inutiles, ce n’est pas à dire que nous n’ayons pas le droit de nous en servir. On raconte que même les efforts des alchimistes et des chercheurs du grand œuvre n’ont pas été tout-à-fait inutiles. Ces hardis souffleurs n’ont pas trouvé l’or, il est vrai ; mais le hasard, ce dieu souvent tout-puissant, les a conduits malgré eux à plus d’une découverte importante qu’ils ont attribuée à leur génie. Ainsi nous qui aimons les poètes pour nous-mêmes, non pas pour eux, nous égoïstes qui redoutons les nuages et qui ne trouvons jamais de plus beaux vers que des vers bien nets et bien limpides, nous servons-nous des commentaires et des commentateurs. Et en effet, à quoi sont-ils bons, sinon à rendre d’une lecture plus aimable, d’un abord plus facile, le poète tant commenté ? Voici comment nous espérons mettre à profit les commentaires de M. Walckenaër sur la vie et les poésies d’Horace. Dans tout le cours de ce récit, notre intention est de ne prendre à M. Walckenaër que les passages les moins contestables de ses deux gros volumes ; quant à ses nuages, quant à ses obscurités et à ses contresens, nous les lui laisserons bien volontiers. C’est là, du reste, une des épithètes de Jupiter Olympien : Jupiter l’assembleur de nuages, comme dit Homère ; quel est le commentateur, et surtout le commentateur d’Horace, dont on ne puisse pas en dire autant ?

Mais savez-vous d’abord quelle est la première difficulté qui se présente pour écrire la biographie de notre poète (le poète de M. Walckenaër et le mien) : c’est qu’à tout prendre il n’y a pas là grand sujet à écrire une biographie. Le simple poète qui passa sa vie à l’ombre active et sérieuse de l’empereur Auguste, à ce moment solennel de l’histoire du monde où la république romaine n’existe plus, où la monarchie universelle n’est pas encore établie, cet homme-là, s’il est en effet un de ces rares esprits dont la postérité doit recevoir sa joie, son instruction et son plaisir, n’aura presque rien à dire de lui-même. Supposez-le aussi vieux que le vieux Nestor, un pareil homme sait à peine s’il a vécu, tant il a été occupé à voir agir, et penser, et commander à l’univers dompté, un ou deux hommes, les maîtres visibles de leur siècle. D’un poète comme Horace, la vie se devine, elle est partout, dans ses vers, dans ses bonheurs, dans ses transports, dans son silence. Quand il a parlé avec une reconnaissance respectueuse de son père, si bon, si dévoué, si fidèle ; quand il a révélé, un soir, après boire et sans trop de cérémonie, trois ou quatre maîtresses insouciantes, jolies, légères, trompeuses comme les vents ; quand il vous a dit le nom des deux ou trois hommes qui l’ont aimé, qui l’ont adopté, qui l’ont appelé leur ami, qui se sont informés chaque année de ses amours, de ses vins, de sa maison des champs ; quand par hasard, un jour de fête, il s’est rappelé qu’il avait justement l’âge de cette honorable bouteille remplie sous le consulat de Plancus, un pareil homme vous a dit tout ce qu’il sait lui-même de sa propre biographie. Il ne sait rien de plus, sinon qu’un jour il a pensé être écrasé par la chute d’un arbre, et qu’il a eu grand’peur. Que voulez-vous qu’il vous dise en effet des jours d’autrefois qui se sont envolés si vite, hélas ! Cet homme-là ne voit pas, il rêve ; il ne vit pas, il dort. Il ne s’inquiète guère que de l’art dont il est le créateur et le maître souverain. Que lui font à lui toutes ces questions de liberté et d’esclavage, de république et de monarchie, de Brutus et de César ? Il en a entendu parler autrefois, quand il était un tout jeune homme, quand il se battait dans les plaines de Philippes pour une abstraction réalisée, quand il n’avait plus une sandale à ses pieds, plus un seul écu dans sa bourse, plus un seul arpent de terre, plus un seul esclave ; mais aujourd’hui lui-même, lui le poète, lui le rêveur, lui qui s’en va dans Rome songeant à toutes sortes de bagatelles, lui l’ami de Mécène, comment voulez-vous qu’il aille se mêler de nouveau à ces interminables disputes, dans lesquelles se sont brisés tant de glaives et tant d’ames fortement trempées ? Il me semble que j’entends, à ce propos, notre poète qui s’écrie : Mais vous n’y pensez pas, mon ami, vous n’avez donc rien à faire aujourd’hui ? Pas une lecture ? pas une visite ? pas un rendez-vous ? pas une petite accusation à porter en plein Forum ? Tant pis pour vous ; pour moi, j’ai hâte de quitter les rues bruyantes ; mon esclave, qui cultive mon jardin, est à m’attendre paisiblement dans le cabaret qui est tout auprès de ma douce métairie. Nous remettrons notre dissertation politique à un autre jour, s’il vous plaît.

D’où il suit qu’à coup sûr il n’y a pas à écrire la biographie d’un poète comme le poète Horace ; il a vécu de la vie de son siècle, il a vécu de la vie de l’empereur Auguste, et de la vie de Mécène, son patron. Voyez ce grand fleuve qui s’en va bondissant à la mer, qui donc s’avisera de s’inquiéter de ce que va devenir cette coque de noix battue par les ondes ? Mais c’est justement parce que la biographie d’Horace manquait tout-à-fait des élémens de la biographie, que tant de frivoles et tant de savans personnages l’ont entreprise, à commencer par Suétone, à finir par M. Walckenaër.

N’allez pas croire cependant qu’il ait fallu un grand génie ou une imagination bien puissante, pour venir à bout de ce tour de force en deux gros tomes in-octavo. Au contraire, rien n’est plus simple. Nous autres, membres de l’Académie des Inscriptions, nous avons pour cela des moyens infaillibles. Nous pouvons d’abord, à propos du poète, raconter toute l’histoire dont il a été ou dont il a dû être le témoin, depuis le second consulat de Jules-César jusqu’au premier consulat de Caïus Asinius Gallus, fils de Pollion, et ainsi nous avons à nos ordres le chapitre le plus important peut-être de l’histoire du monde ; ou bien, à l’exemple de M. Walckenaër, vous coupez la biographie de votre héros, non pas à la taille de l’histoire, mais, au contraire, c’est l’histoire même qui va servir de doublure complaisante au pourpoint biographique. — Non mihi res, sed me rebus subjungere conor ; c’est Horace lui-même qui l’a dit, et il serait cruellement étonné s’il pouvait voir comment, dans ce livre de M. Walkenaër, toute la chose romaine est soumise à la vie d’Horace ; comment, par exemple, si Brutus a tué César, c’était peut-être pour rendre à la ville éternelle ses anciennes lois cruellement violées, mais encore c’était tout exprès pour aller chercher dans la ville d’Athènes le fils d’un affranchi qui perdait son temps dans les écoles à discuter sur le plaisir et la douleur. C’est à l’aide de cette inversion que le dernier biographe du poète d’Auguste est parvenu à composer deux gros volumes : deux gros volumes d’inversions, c’est un peu trop, ce nous semble. Donc vous serez assez bons pour nous permettre l’autre façon, plus simple et plus vulgaire ; nous soumettrons Horace lui-même à l’inflexible histoire. Et soyez assurés que cette méthode-là ne sera encore que trop solennelle, appliquée au poète charmant qui a vécu toute sa vie pour l’oisiveté, pour la contemplation, pour l’étude facile, pour les causeries sans fin, pour les amitiés élégantes, pour le vin vieux, pour les frais ombrages, pour les jeunes amours.

Quintus Horatius Flaccus est né à Venusia, sur les confins de l’Apulie et de la Lucanie, loin de Rome, si l’on peut être loin de Rome quand on touche à la voie Appienne, ce magnifique sentier destiné à traverser le monde. Plus d’une fois, dans les vers d’Horace, vous retrouvez le souvenir du village natal, la forêt, la montagne, le fleuve limpide, les frais ruisseaux, tous les enchantemens du jeune âge ; pour se les rappeler, tous ces heureux détails de l’enfance, il n’est pas besoin d’être un poète, il n’est besoin que de vieillir. Le père de cet enfant était un affranchi de quelque grande maison, il portait le nom de son patron : Horace. — C’était à Rome un de ces noms devenus vulgaires à force d’avoir été célèbres. Cet affranchi, comme un homme de bon sens qu’il était, avait compris tout d’abord que cette tache de l’esclavage ne pouvait guère se laver par les moyens ordinaires, que la guerre, la magistrature, les grandes charges de l’état, n’étaient pas à l’usage d’un fils d’affranchi ; mais en revanche il s’était dit que le domaine de l’imagination et de la pensée était le domaine de tous. Il savait que Rome tenait une école de belles-lettres, il avait entendu dire qu’Athènes, vaincue par les armes, régnait encore par l’éloquence et par la poésie. Il éleva son fils, non pas pour en faire un consul, ou un tribun, ou un censeur, ou même un avocat, ou même un philosophe ; il l’éleva pour en faire un homme de lettres, voire même un poète. L’idée lui vint, à lui le premier, que la langue romaine aurait aussi son tour d’éclat, d’élégance, de popularité souveraine, et que, dans ces débats littéraires qui allaient s’ouvrir, on ne s’inquiéterait guère de l’origine des combattans. Ainsi a calculé, à la fin de toutes nos guerres, quand l’empereur Napoléon fut mort à la peine, quand l’ancienne monarchie fut revenue, plus d’un père de famille prévoyant et sage : Mon fils ne peut plus être un soldat ; mon fils ne peut pas être un gentilhomme ; ouvrons-lui la carrière des belles-lettres. Sage calcul ! Mais il fallait être trois fois prévoyant pour faire un pareil calcul sous le consulat de Domitius Calvus et de Cornelius Lentulus.

M. Walckenaër, bien que Horace ait dit formellement : Mon père ne voulut pas m’envoyer à l’école de Flavius, est persuadé cependant, et (voyez la témérité !) nous sommes bien près d’être de son avis, qu’avant d’aller à Rome, le jeune Horace commença par apprendre à lire à l’école de son village. Bien plus, le savant biographe a découvert, dans les vers d’Horace, que ce pédagogue de Venusia s’appelait Flavius. Il est très heureux pour nous que M. Walckenaër n’ait pas découvert les agnats et les cognats de ce Flavius, car d’un seul de ceux-là il ne nous eût pas fait grace, à coup sûr. — L’enfant n’avait pas dix ans que déjà il disait adieu à son village. Son père vendait sa métairie, et de cet argent il achetait une charge de commissaire-priseur ; triste métier de vendre à l’encan le pauvre rien de tant de malheureux, le mobilier de ce Codrus dont parle Juvénal. Mais enfin la vie était chère à Rome ; on pouvait dire de Rome ce que dit J.-J. Rousseau quelque part de Paris : « À Paris tout est cher, et surtout le pain ! » Après le pain, quand l’empereur ne le donnait pas gratis, rien n’était plus cher à Rome et plus rare qu’un bon professeur. En ce temps-là, toute la jeunesse romaine suivait les leçons d’un très savant et très énergique rhéteur, nommé Orbilius. Cet Orbilius était né tout disposé à l’étude des belles-lettres, il les avait cultivées de bonne heure, il avait été un ardent soldat, il avait été proscrit, il avait vu de près les guerres civiles, les émeutes, toutes les tempêtes ; c’était un homme dur à lui-même et dur aux autres. Il était plein de colères et de caprices. Malheureux professeur ! il comprenait confusément que son enseignement péchait par la base ; comme il ne voulait pas reconnaître les gloires contemporaines, il cherchait en vain, dans la littérature de son pays, des modèles qu’il pût proposer à l’admiration de son jeune auditoire. Il avait été obligé, pour sa dictée de chaque jour, de remonter trois grands siècles jusqu’à Livius Andronicus. Figurez-vous un professeur de rhétorique de nos jours n’ayant à expliquer que le Roman de la Rose ou l’histoire de Berthe aux grans piez. Vous comprenez que notre jeune écolier eut bientôt planté là maître Andronicus pour quelques écrivains moins anciens, Plaute, par exemple, et Térence, et les vers, populaires alors, oubliés aujourd’hui, de Licinius Calvus, qui venait de mourir à trente-trois ans, et même ce brave Ennius, dont le fumier a donné tant de perles à ce bon Virgile. — Là s’arrêtaient les découvertes de notre jeune homme. Si son maître restait fidèle à Livius Andronicus sans vouloir toucher aux écrivains modernes, le disciple s’arrêtait forcément à trois ou quatre poètes qui n’étaient pas passés à l’état d’écrivains classiques. De cette pénurie incroyable dans cette langue latine qui devait faire pour la gloire de Rome bien plus que ses armes, il fallait nécessairement tirer cette conclusion, que la Grèce seule était assez savante et assez remplie de chefs-d’œuvre pour suffire à l’éducation d’un jeune homme de quelque avenir. Athènes ! c’était là le rêve de ces jeunes esprits. Athènes et la toge virile ! Athènes et l’émancipation de la seizième année ! Athènes, c’est-à-dire Homère, Eschyle, Euripide, Sophocle, Démosthènes, Anacréon, Pindare, ce grand aigle ! Athènes, où se portaient en foule les grands noms de la Rome nouvelle, tous les jeunes gens, l’espérance de tant de familles dont les chefs avaient subi la mort ou l’exil, familles abattues par les guerres civiles, et qui ne songeaient qu’à se relever de leur ruine ! En effet, à ce moment de l’histoire romaine, vous comprenez que tout s’ébranle, que tout se détruit, que l’abîme est partout, partout la confusion, partout le désordre, partout la mort. Année par année, en suivant l’histoire, depuis la naissance de notre poète jusqu’à sa mort, il vous sera bien facile de savoir à quelle confusion infinie se trouve réduit le monde romain. Ainsi supposez qu’Horace, arrivé à l’âge de dix-huit ans, se soit fait raconter par son père ces terribles annales, voici ce qu’il aura appris : les campagnes de Pompée en Orient, la conjuration de Catilina, la défaite et la mort de Mithridate, Lucullus enseignant aux Romains les licences et le luxe de l’Asie, Clodius souillant les mystères de la bonne déesse, Cicéron en Asie, Octave et Jules César préteurs, le premier triumvirat : César, Crassus et Pompée, — César dans les Gaules, — Pompée qui donne des jeux publics, Crassus battu par les Parthes, Clodius tué par Milon, Salluste, le grand historien, chassé du sénat, la bataille de Pharsale, Cléopâtre et César, et la bibliothèque d’Alexandrie que dévora l’incendie, comme si la flamme eût voulu réduire à leur plus éloquente expression les littératures antiques. Service immense rendu par ce feu salutaire aux beaux esprits d’autrefois, et que, grace à l’imprimerie, ne sauraient espérer les beaux esprits de nos jours. Pour le reste, vous avez la naissance de Tibulle et celle de Properce, — vous avez les plus beaux plaidoyers de Cicéron, — vous avez la mort de Lucrèce, devenu fou à la suite d’un philtre amoureux que lui fit prendre sa maîtresse jalouse. — Attendez encore deux années, et vous assisterez à la mort de Pompée, à la seconde dictature de César, au chef-d’œuvre de Salluste. — Catulle est mort cette même année 707. — Ainsi se suivent, à une égale distance, les quatre ou cinq grands écrivains qui doivent fonder la poésie des Romains.

Arrivé à ce moment solennel de la vie où l’enfant n’est pas tout-à-fait un jeune homme, le fils de l’affranchi fut envoyé aux écoles d’Athènes. La langue grecque était en ce temps-là, comme elle l’est encore aujourd’hui, la plus belle langue que les hommes aient jamais parlée. Tout le sénat romain, cette imposante réunion des plus grands seigneurs qui aient gouverné le monde, savait le grec. Plus d’un orateur grec avait plaidé en beau langage athénien, sa propre cause en présence des sénateurs de Rome. C’était la langue des historiens, des poètes, des orateurs. Cicéron, par son exemple, par ses préceptes, par ses leçons, avait porté à son comble l’enthousiasme de la jeunesse romaine pour la langue d’Homère et de Démosthènes. On citait le nom du vieux Caton, qui, à l’âge de quatre-vingts ans, avait appris la langue grecque. Par amour pour les poètes d’Athènes, le farouche Sylla l’avait épargnée. Athènes, c’était la ville des merveilles, des émotions, des passions, des chefs-d’œuvre de tout genre. C’était une immense école incessamment ouverte à toutes les intelligences d’élite ; elle devait ressembler quelque peu pour la science, pour l’urbanité, pour l’élégance, pour le beau langage, pour la liberté, pour le marbre et pour l’airain, pour les tableaux et pour les jeux de l’esprit, à l’admirable Florence de Dante et de Michel-Ange. — Nul n’était sûr de lui-même qui, jeune homme, n’avait pas passé par Athènes. Celui-là ignorait toute sa vie l’urbanité et l’atticisme, deux mots inventés par Cicéron lui-même, qui avait été deux fois l’hôte reconnaissant et très aimé de la cité de Minerve. Cicéron était un rhéteur grec des plus beaux temps de la Grèce dont la chose romaine s’était emparée, — beau génie, — limpide esprit, — rare courage, — rare courage, en effet, chez cet homme, qui, à force d’esprit, trouva sa place parmi les plus braves d’une époque de batailles sans limites et de guerres civiles, d’une époque qui compta Pompée, César et Marc-Antoine parmi ses héros.

Vous pensez si le fils de l’affranchi, l’enfant parti des confins de la Lucanie, se trouva quelque peu ébloui par l’éloquence et par l’éclat de la ville d’Athènes. Il arrivait à ce jeune homme ce qui nous est arrivé à nous tous dans nos études ; pauvre et seul, il marchait l’égal des mieux entourés et des plus riches. En quittant Rome, il avait dit adieu à un sien camarade, nommé Virgile, dont vous entendrez parler plus tard ; une fois à Athènes, notre écolier se vit mêlé avec les plus grands noms de la république. Déjà se révélait, non pas son génie, mais sa grace ingénieuse, sa douce gaieté, son bon goût, sa belle humeur, son art de plaire, ses heureuses passions, son aimable scepticisme. Ses condisciples, et ces condisciples-là s’appelaient Bibulus, Messala, Cicéron, fils plus ou moins dignes de leurs pères, ne pouvaient pas déjà se passer de la société de ce bon camarade, si rempli de vives et admirables saillies ; ses maîtres étaient fiers de cette heureuse intelligence. D’un coup d’œil net et sûr, notre étudiant eut bien vite deviné le fort et le faible de la philosophie grecque, qui était à bout de toute espèce d’enseignement. — Écoles sans nombre, — systèmes qui se détruisent l’un l’autre ; — ici Épicure, qui vous conduit à la sagesse par le plaisir ; — plus loin, les stoïciens, qui niaient que la douleur même fût un mal ; — plus loin encore, les partisans de Platon proclamant l’éternité et l’unité divines, saine doctrine qui avait eu ses martyrs. — En même temps arrivait le sceptique, qui disait : Je doute ! Le sceptique est aussi vieux que le croyant, il vivra autant que lui. Le sceptique croit au plaisir et à la douleur ; il dit comme Platon : — Il n’y a qu’un Dieu ; il dit comme Épicure : — Il n’y a pas de Dieu ! Le sceptique concilie, organise, arrange et dispose toutes choses. Il est le lien nécessaire de tous les systèmes, il est le sauveur de toutes les sectes. Ôtez le doute de la philosophie humaine, et vous n’avez plus qu’un affreux champ de bataille où toutes les opinions succombent. Au contraire, mêlez un peu de doute aux croyances les plus violentes, et soudain vous calmez comme par enchantement toutes les persécutions, toutes les colères, tous les crimes du fanatisme. Le sceptique est tout à la fois stoïcien comme Caton, épicurien comme Atticus, platonicien comme Cicéron ; d’où il suit que notre poète Horace fut un sceptique, et qu’il devait être un sceptique. Mais aussi avec quel enthousiasme et quel délire il a célébré la constance de Caton ! avec quel enjouement doucement aviné et ricaneur il s’est couronné des roses d’Épicure ! Comment expliquer la variété de l’ode d’Horace, sinon par le doute ? M. Walckenaër a fait d’Horace un croyant ! Il nous le représente sérieusement agenouillé aux autels de Jupiter, de Neptune, de Vesta, de Cérès, de Vulcain, et même aux autels de l’Hymen ! (Martiis cœlebs, etc.) Bien plus, vous verrez tout à l’heure que M. Walckenaër va faire d’Horace un républicain, un Brutus plus la lyre, un Caton avec l’amitié d’Octave ! Et pourquoi donc, je vous prie, se livrer à des paradoxes d’un si petit intérêt ?

Vous savez déjà, vous qui n’êtes pas des savans, heureusement pour eux et pour nous, quels étaient les dieux invoqués par le poète Horace ; il croyait à la jeunesse, à la poésie, à l’amour, au plaisir ; il croyait à Vénus, reine de la beauté ; il croyait aux trois Graces qu’il avait vues à demi nues aux douces clartés de la lune de mai ; il croyait aux amours de Jupiter, au cygne de Léda, et surtout aux filets de Vulcain ; il croyait aussi à la divinité de l’empereur Auguste : c’étaient là ses dieux et ses rois ; en un mot, il avait en lui-même la croyance des poètes, la croyance qui est la vie et l’ame du monde poétique. Quant à la religion proprement dite, quant à la contemplation de la Divinité, il ne faut les chercher, du temps d’Horace, que dans les traités de Cicéron. À l’heure solennelle où notre poète fut envoyé sous les savans ombrages de l’Académie, il ne s’agissait ni de lui apprendre la mythologie païenne, ni même de lui enseigner la philosophie ou les mathématiques ; il s’agissait tout simplement de lui enseigner les belles lettres, de lui enseigner les chefs-d’œuvre, de former son oreille à cette divine harmonie du langage, de le mettre en rapport avec les plus beaux parleurs et même avec les plus belles dames de la ville d’Athènes, qui a été la ville d’Aspasie tout comme elle a été la patrie de Platon. Quels grands poètes ! disait-il ; mais aussi que ces Athéniennes sont belles et touchantes ! Ainsi toute cette école de jeunes gens s’abandonnait gaiement à ses fortes études et à ses folles amours de chaque jour. Ils mettaient à profit, et de leur mieux, ces quelques instans de calme et de repos dans les agitations du monde romain. Le monde obéissait à César dictateur. Plus de guerres civiles, plus de discordes. La paix était dans l’univers, seulement elle n’était pas dans les cœurs ; seulement il y avait un mot qui devait tirer l’univers de ce sommeil : la république ! la république d’autrefois ! Hâtez-vous donc, jeunes gens ! hâtez-vous ; hâtez-vous d’apprendre, hâtez-vous d’aimer, hâtez-vous de vivre un jour, car vous et les vôtres, le présent et l’avenir, vous êtes placés sous le poignard de Brutus.

Figurez-vous que tout d’un coup, en 1814 par exemple, au milieu de la paix générale, cette immense nouvelle éclate en plein collége de France : L’empereur s’est échappé de l’île d’Elbe, — il revient, — il est à nos portes ! — Vive l’empereur ! — Soudain la leçon commencée est interrompue, toute cette foule de jeunes gens s’en va çà et là éperdue, délirante, celui-ci oubliant son livre, celui-là oubliant sa maîtresse, les uns et les autres criant : Vive l’empereur ! — Telle dut être, ce me semble, la soudaine apparition de Brutus dans l’école d’Athènes. Brutus avait donc tué César, Brutus, l’élève de Caton et son gendre. — Quel homme il était ! Et quel malheur qu’il soit venu si tard ! Arrivé sous la dictature de Sylla, Brutus aurait peut-être été le sauveur de la patrie ; arrivé sous Jules César, il n’a été que l’assassin de César. Il avait l’ardeur et le fanatisme du citoyen, le courage du soldat, la science du philosophe, l’allure d’un gentilhomme ; son cœur était indomptable, son ame était douce et tendre ; il s’était montré à Pharsale le plus rude antagoniste de César ; qui disait Brutus disait en même temps toute loyauté et toute vertu. — C’est ainsi qu’il jugeait Rome tout entière, et qu’on le vit venir à Athènes tout couvert du sang de César ; c’est ainsi qu’il se présenta dans l’école au milieu d’une dissertation commencée : — Jeunes gens, s’écria-t-il, vous voulez savoir ce que c’est que la vertu, la douleur, suivez-moi ! — Et en effet, ces jeunes gens le suivirent tous, car il avait à son front la double auréole du patriotisme et de la vertu. — Horace avait alors vingt-deux ans. Son père l’avait envoyé à Athènes pour en faire un poète ; Brutus en fit un soldat, un soldat de la liberté encore ! Ils s’en allèrent ainsi l’un et l’autre, Horace et Brutus, de Grèce en Asie ; Horace suivait son héros en se disant tout bas cette parole de M. de Talleyrand, qu’il fallait se méfier toujours de son premier mouvement, parce qu’il est presque toujours bon. Ce premier mouvement lui avait mis l’épée à la main, et de cette innocente épée il fallait, tant bien que mal, se servir. Ainsi il suivit Brutus son maître jusqu’aux plaines de Philippes, où le bonheur d’Octave brisa comme verre la vertu de Brutus. Brutus se tua de ses mains en disant : Vertu, tu n’es qu’un nom ! Horace, à tout jamais dégoûté de ce stoïcisme inflexible qui se tuait… pour un nom, jeta là son épée et son bouclier, et il s’en revint, par toutes sortes de petits sentiers, jusqu’à Rome. Rome ignorait encore quel maître allait lui venir. Elle attendait. La terreur était partout, car on ne savait pas si les proscriptions n’allaient pas recommencer d’un jour à l’autre. Le père d’Horace était mort, très malheureux de savoir que son fils était devenu un héros. Le peu qui restait du patrimoine paternel avait été dévoré par les taxes. Le premier homme que rencontra le soldat repentant de Brutus, ce fut son camarade Virgile, qui pleurait en très beaux vers la métairie de son père, dont il avait été dépouillé par un soldat d’Octave. Certes, la position n’était pas belle pour Horace, mais qu’importe ? Il a vingt-quatre ans, il est beau, il est fort, sa tête est petite et bouclée, ses yeux sont vifs, la poésie respire dans toute sa personne ; il sent en lui-même que l’inspiration va venir. Donnez-lui seulement quelques années de paix, et avec la paix un bon maître, un roi, une cour, l’oisiveté de cette nation turbulente, un peu de silence en un mot, et notre poète est sauvé.

Il commença comme doit commencer tout jeune homme qui veut à toute force se faire une place dans ce monde, où toutes les places sont toujours occupées, il commença par la satire. C’est un malheur sans doute, mais enfin c’est là un malheur presque nécessaire, que tout esprit naissant se mette à mordre pour se faire jour : plus la morsure est aiguë, plus la victime pousse de grands cris, et plus notre ambitieux est content. Il mord, on lui fait place ; une fois placé, il s’apaise, et il se met à défendre la position à son tour, sauf à crier bien haut à la première morsure du premier pauvre diable qui lui portera envie. Ceci est l’histoire universelle des gens d’esprit. Seulement il faut exiger d’eux que leur morsure n’ait rien de venimeux, que leur agression soit loyale, qu’ils fassent au préalable leur déclaration de guerre, et qu’enfin ils ne consentent jamais à un pacte inique avec les méchans. La première satire du jeune poète fut une action courageuse et loyale. Le satirique prend corps à corps, non pas tout-à-fait le maître tout-puissant de la société nouvelle, car il y va de l’exil et de la mort, mais il s’attaque à ses amis les plus chers. Cette première satire commence d’une façon dramatique ; c’est une nouvelle apprise le matin même, la ville entière s’en occupe en riant, ce vil Tigellius est mort la nuit passée. — Qui ? Tigellius ? le musicien d’Octave, le favori du triumvir ? — Oui, certes, Tigellius lui-même, la joie des festins, l’honneur de ces nuits remplies de débauche, le grand conseil de la jeunesse romaine. Ce Tigellius était insolent, capricieux et mal élevé comme presque tous les grands chanteurs. Il était le ténor de son temps, — un ténor ! — Il avait toutes les fantaisies de ces sortes d’artistes si chèrement payés et dont le métier est si facile, aujourd’hui vivant de peu, vivant de rien, le lendemain étonnant la ville entière par son faste sans pudeur. Tantôt il passait sa vie avec les plus grands seigneurs de la ville, puis bientôt, par une révolution subite, il rappelait à lui les bateleurs, les danseurs, les faiseurs d’horoscopes, les parfumeurs, les mendians, les parasites, les marchands d’esclaves, toute la race famélique des saltimbanques ; le voilà donc tel que la mort nous l’a fait, ce digne homme dont Cicéron lui-même ne parlait qu’avec une certaine réserve ! Plus courageux que Cicéron, Horace s’attaque à Tigellius, et non-seulement il s’attaque à celui-là, mais encore, chemin faisant, il se met à mordre l’avare Fufidius, le vicieux Malthinus, l’infect Gorgonius, le malencontreux Cupiennus. — Il s’en prend à Salluste pour ses adultères, à Murseus pour ses prodigalités insensées avec les comédiennes, à Villius, l’amant de Fausta, battu de verges par le mari de sa maîtresse, pendant que Longanius tenait sa place. Et que dites-vous de la maîtresse de Cérinthus ? Elle a les plus belles perles à son cou, mais son cou est décharné et sans grace ; et que direz-vous de Catia ? je dis que c’est une grande dame qui ne sait plus rougir. « Mais ne me parlez pas de ces tristes amours, de ces difficiles pécores qu’on ne peut voir qu’à travers un voile, de ces femmes si bien gardées ; parlez-moi des gaies commères, il n’y a que celles-là qui soient bonnes et belles, demandez plutôt à Fabius ? »

C’est ainsi que l’ardent et jeune satirique tombait à outrance sur toute la société romaine. Il s’attaquait, pour commencer, aux hommes les plus distingués de la ville : Galba, le beau Cerinthe, l’historien Salluste, tous les petits accidens, toutes les aventures scandaleuses, toutes les médisances et quelques-unes des calomnies de la conversation courante, tel est le sujet de cette satire. Vous pouvez penser si ces vers nets, tranchans, incisifs, faciles à retenir, eurent tout d’abord une popularité sans exemple. C’était tout-à-fait, mais avec la différence du génie au plat quolibet, le succès d’un pamphlet moderne. En ce temps-là encore il y avait en circulation si peu de beaux vers ! la poésie était une émotion si nouvelle ! Ces mémoires, que rien ne fatiguait, étaient si bien disposées pour tout retenir ! D’ailleurs, dans cette société qui se recomposait, toutes les ambitions se tenaient éveillées, toutes les jalousies étaient en présence. On ne savait pas bien encore qui serait le maître définitif ; les inquiétudes étaient grandes dans tous les esprits : si bien que celui-là qui frappait à tort et à travers, à droite et à gauche, devait être le très bienvenu de tous. Mécène lui-même, sous le nom de Melchinus, Mécène, le dulce decus, a sa bonne part dans les emportemens innocens du poète. Et quelle joie ce dut être pour les opprimés, pour les mécontens, pour les suspects dont Rome était remplie, quand ils apprirent cette flagellation inespérée ! Ainsi tout d’un coup le jeune poète, par sa bonne grace, par son esprit, par son charmant style, sut conquérir les deux élémens sans lesquels il n’y a pas de popularité durable, — beaucoup d’ennemis furieux et quelques amis dévoués. — Dans le nombre de ces derniers, il faut placer Asinius Pollion, homme éminent de la république. Pollion s’était fait remarquer à la guerre, à la tribune, au barreau, au théâtre, au conseil. Il avait commencé par aimer la liberté autant que Brutus, et il s’était bien promis de sortir de la vie comme avait fait Caton d’Utique ; mais dans la mort même de Caton il restait un peu d’espoir. Quelque chose disait à Caton que peut-être son suicide porterait ses fruits de liberté et d’affranchissement ; ce dernier espoir manqua à Pollion. Quand donc il vit que Caton par sa mort stoïque, Brutus par son meurtre et par son suicide, avaient à peine agité d’un regret fugitif les ames les mieux trempées, Pollion n’eut pas l’orgueil de penser que sa mort à lui serait suivie même d’un remords public. Il se résolut donc à vivre jusqu’à la fin. Mais, tout en renonçant aux vieilles lois, il ne voulut adopter aucun maître nouveau. Entre Octave et Marc-Antoine il n’eut pas un moment d’hésitation, car, à tout prendre, il ne voulait ni de celui-ci ni de celui-là. Ainsi il rentra dans la vie privée. Il renonça à l’épée du capitaine, aux faisceaux du consul, aux cliens de la place publique ; il se fit homme de lettres et grand seigneur. Il fut le premier protecteur d’Horace, le sauveur de Virgile, l’ami de Roscius le poète tragique. Voici tantôt dix-huit cents ans que l’on répète : — Honneur à Mécène ! Mécène a sauvé les poètes de son temps ; il a été leur ami, leur soutien, leur providence ! — Et dans ces louanges unanimes on oublie celui qui le premier a tendu aux beaux esprits de son temps une main secourable et bienveillante, Asinius Pollion.

La seconde satire[2] est déjà moins acerbe que la première. L’auteur se sent plus fort, plus inspiré, mieux écouté, il sera donc moins cruel. Cette fois sa bonne humeur est plus à l’aise, sa douce ironie se déploie plus librement. Il s’est levé ce matin même en pensant à tous les excès de la vertu comme l’entend Zénon, l’austère philosophe ; aussitôt, à force de songer aux hypocrisies de la vertu, il se met à prendre en main la défense de nos petits vices, de nos défauts supportables, de nos crimes innocens de chaque jour. Il veut que nous soyons, avant tout, bienveillans les uns pour les autres. C’est tout-à-fait l’histoire de la paille que l’on voit dans l’œil du voisin sans penser à la poutre que l’on porte dans le sien. Ce n’est pas qu’au beau milieu de cette mansuétude le satirique ne se montre plus d’une fois. Par exemple, comme il vous traite ce pauvre Menius, comme il s’amuse de le voir ruiné et bafoué en tous sens ! Et Cysipus, le nain en titre de Marc-Antoine, comme il l’accable de ses mépris ! et quand enfin il arrive au chanteur Hermogènes, comme il vous flagelle cet Hermogènes, homme tout-puissant à la cour ! Tigellius mort n’est pas couvert de plus de mépris qu’Hermogènes vivant. À cet Hermogènes qui hurlait contre Horace, Horace accole Crispinus, qui faisait de mauvais vers. Vous trouvez même dans cette satire le nom du jurisconsulte Labeo, qui fut à bon droit un homme honoré de tous ; mais à cette heure Labeo n’a guère que dix-huit ans, et il doit se féliciter d’être déjà assez bien posé dans le monde pour appartenir à la satire. — Bien plus, Virgile lui-même, l’ami d’Horace, et déjà sa grande admiration, Virgile nous apparaît dans un petit coin satirique. « Cet homme est toujours prêt à se mettre en colère, il ne veut pas être raillé, même par les plus grands seigneurs. Quelle chevelure négligée ! quelle toge en désordre ! Sa chaussure est à peine arrêtée par de malheureux cordons mal attachés. Et cependant c’est mon ami, je l’aime, il est plein de cœur, il est plein de génie ! » Ce passage-là nous rappelle tout-à-fait le chapitre de La Bruyère où il est question du grand Corneille à pied, éclaboussé par le comédien en voiture.

La troisième, satire[3] est encore plus humaine que la seconde. Le poète entreprend pour la première fois l’éloge de cette médiocrité dorée qui lui fait si grande envie, et à laquelle il est resté fidèle jusqu’à la fin. Cette fois encore il rattache le sujet de sa satire à un évènement contemporain. L’histoire du sage Ofella, par exemple, elle est dans toutes les bouches : Ofella, lui aussi, a été chassé de l’héritage paternel ; chacun s’intéresse à ce pauvre homme dépouillé de son domaine ; celui-ci s’y intéresse en sa qualité de spolié, celui-là en sa triste qualité de spoliateur ; c’est l’histoire des biens nationaux parmi nous. Donc le sage Ofella a cédé la place à un certain soldat débauché et imprévoyant, nommé Umbrenus. Ce soldat s’était très vite ruiné à force de prodigalités insensées, pendant qu’Ofella, devenu le fermier de son propre bien, avait fini par le racheter à force de frugalité et de travail. Cette satire est écrite, mais avec toutes les différences qui peuvent séparer l’églogue de la satire, dans le même sentiment qui a dicté le Tytire, tu patulæ ; seulement vous remarquerez que le Tytire qui reste mollement couché à l’ombre de son hêtre, pendant que Melibœe, son voisin dépouillé, s’en va çà et là cherchant en vain un peu d’eau pour désaltérer sa chèvre expirante, nous représente le plus élégant des égoïstes. Au contraire, cette satire d’Horace, à propos d’Ofella qui se défend lui-même, me remplit de tendresse et de pitié. Au reste, cette histoire de domaines volés par le vainqueur pour enrichir ses soldats, ces longues plaintes de tant de malheureux chassés du toit paternel, vous les entendrez retentir bien long-temps dans l’histoire de toutes les poésies. Dernièrement encore, quel admirable parti en a tiré M. de Lamartine dans son poème de Jocelyn !

À Dieu ne plaise que je veuille ainsi suivre pas à pas notre poète dans sa course satirique ! S’il faut dire toute ma pensée à ce sujet, il me semble qu’Horace n’est pas resté assez long-temps fidèle à ses justes satires. Il a été un instant l’effroi des oppresseurs, l’espérance des opprimés. Il aurait pu être, s’il l’eût voulu, le grand justicier de son époque ; mais la tâche lui a paru trop rude. Il avait trop peu de fiel dans l’esprit, trop peu de haine dans le cœur, pour suffire à ce métier-là bien long-temps. Attendez Juvénal, si vous voulez un satirique implacable. Le nôtre est à bout de méchancetés déjà, et nous aussi. D’ailleurs, quand nous essayons de vous raconter d’une façon chronologique ces charmantes conversations avec le beau monde romain, c’est là tout-à-fait un petit artifice de rhétorique dont vous ne serez pas la dupe. Il est bien entendu, en effet, que ce beau jeune homme de tant de verve, d’élégance et d’esprit, ne va pas vivre uniquement de fiel, de médisances, de méchancetés, de satire. Non, certes ! ce n’est pas celui-là dont la vie doit se passer dans mille colères sans relâche ; ce n’est pas celui-là qui va s’envelopper de sa sombre et implacable misantropie ; ce n’est pas celui-là non plus qui va se mettre à suivre d’un pas terrible et solennel le peuple romain dans ses fanges sanglantes. Laissez, laissez venir Juvénal ! laissez venir Perse ! laissez venir Tacite ! hommes terribles dont le sourire même est encore une malédiction, une menace. — Notre charmant poète rit le premier de ses malices. Et parce qu’il en rit tout le premier, il y renonce. Il lui faut, pour vivre de la vie qu’il a rêvée, un vin vieux et des roses nouvelles, de jeunes courtisanes et ses amis d’enfance. Il lui faut la campagne, les frais ruisseaux, les claires fontaines, la vallée doucement inclinée, le clair de lune, et même le vent d’hiver qui tombe en grondant des hauteurs glacées du Soracte. Poète satirique, il est vrai, mais, avant tout, poète amoureux ; disciple de Lucilius, je le veux bien, mais aussi disciple d’Anacréon. Châtions le vice, à la bonne heure ! mais, dans tous ces vices qu’il flagelle d’une main si légère et au fond si bienveillante, il choisit les vices qui sont à sa taille, et il s’en faisait sa bonne petite part, — vices innocens dont personne n’a à souffrir, pas même lui. Ceux-là, il les aime ; ceux-là, il les chante, comme un véritable épicurien qu’il est en effet. Lui-même il nous a donné son portrait à cet âge heureux de la jeunesse : « Sa taille était courte et vigoureuse, ses cheveux étaient noirs et couvraient son front de leurs boucles soyeuses ; la santé brillait dans toute sa personne, il avait le feu dans les yeux et dans le cœur ; seulement ses yeux étaient un peu rouges ; » — il en plaisante lui-même dans ses satires avec toute sorte de bonne humeur. Aussi, à peine eut-il gagné ses éperons dans la bataille de chaque jour, à peine eut-il gagné de quoi avoir une maison, une toge, deux esclaves, qu’il se mit à obéir, non pas à son cœur, car, il faut le dire à sa louange, de ce côté de l’amour, il n’a jamais eu beaucoup de cœur, mais à l’emportement de ses passions et de ses sens. Songez donc qu’il était Italien, qu’il avait vingt-six ans à peine, qu’il avait vécu à Athènes dans tous les enchantemens amoureux des grands poètes de la Grèce, et qu’il arrivait à Rome au milieu de toutes les licences, de tous les désordres, de toutes les passions sans frein de cette république vaincue qui allait devenir la chose des empereurs. Cette Rome licencieuse et galante dont le poète Ovide devait être l’historien persécuté, vous savez ce qu’elle était au temps d’Horace. Elle comprenait déjà qu’il fallait mourir ; elle avait appris enfin la toute-puissance des femmes dans les affaires de ce monde, les malheurs d’Octavie, les fureurs jalouses de Fulvie, la femme d’Antoine, les scandales de Cléopâtre. Que vous dirai-je ? Ajoutez cette longue dégradation des mœurs à l’oubli des vieilles lois, le nombre des courtisanes, les divorces sans fin, les excès auxquels se livraient les plus honnêtes gens, — témoin Caton d’Utique en personne, qui céda sa femme à l’orateur Hortensius, et qu’il épousa une seconde fois, lorsqu’elle eut été enrichie par son second époux. Il arrivait en-même temps à la Rome de l’empereur Auguste ce qui devait arriver au Paris de Louis XV : l’argent était le dernier maître de cet univers qui devait bientôt ne plus obéir à personne ; l’argent envahissait les ames et les corps, abaissant toutes les différences, faisant marcher la courtisane au niveau de l’austère matrone. Rappelez-vous Rome et ses portiques, rappelez-vous ces jardins superbes, ces longues promenades où tout un peuple était à l’abri ; figurez-vous ces femmes insolentes, portées dans leurs litières ou traînées en voiture dans toute la longueur de la voie Appienne. Leur tunique est à peine nouée. Elles montrent, à qui veut les voir, leurs seins nus, ou bien leurs bras, ou bien leurs épaules ; — elles ont pour tous et pour chacun un sourire, un regard, un bon mot. Ces sortes de femmes s’appellent les courtisanes. C’est un nom qu’on a bien gâté depuis. Ôtez ce nom-là, et dans cette belle compagnie flottante, dans ce pêle-mêle souriant de printemps blonds et bruns, vous retrouverez la grace, l’esprit, la galanterie et l’amour de la ville éternelle. La courtisane était née une esclave, mais, dès ses plus tendres années, par toute sorte de soins, d’artifices, d’enseignemens, de préceptes et d’exemples, elle avait été dressée au difficile métier de la coquetterie. On lui avait enseigné la danse, la musique, la poésie, la philosophie, tous les beaux-arts, aussi bien que toutes les licences. Telle compagnie de marchands d’esclaves avait joué toute sa fortune sur une seule de ces têtes adorées, et c’était souvent une spéculation à centupler dix capitaux. L’esclave, ainsi parée au dedans et au dehors, était produite en grand triomphe dans cette ville de désœuvrés et de millionnaires. Pour les débuts de cette passion nouvelle, on prenait autant de précautions qu’on en peut prendre aujourd’hui quand il s’agit de faire paraître quelque chanteuse de l’Opéra. Bientôt la ville entière était aux pieds de la nouvelle arrivée. Les plus beaux jeunes gens de la ville, les hommes les plus riches, les poètes eux-mêmes, — mais silence ! les poètes ne viendront que quand la dame aura fait son premier choix, — se la disputaient à outrance. L’un disait : « Je suis chevalier romain ! Voyez comme je suis jeune et beau ! Prenez-moi ! Je serai proconsul dans huit jours ! » — L’autre disait : « Je suis sénateur ! je suis consul ! je suis un des maîtres du monde ! » Le plus souvent arrivait quelque enrichi dans le commerce des blés, quelque Trimalcion, comme celui dont il est parlé dans le Satyricon, qui achetait la belle esclave à beaux deniers. Mais dans cet encan de la beauté et de l’amour, quel que fût l’acheteur, chevalier, consul, Trimalcion lui-même, quand l’esclave était payée, le premier soin de l’acheteur était de l’affranchir. Ces grands seigneurs auraient rougi de devoir leur maîtresse à l’obéissance. Il fallait que cette belle fille fût libre de leur dire « Va-t-en ! » Aussi bien n’y manquait-elle pas à la première occasion. J’en suis fâché pour les faiseurs d’utopies : on a dit que c’était l’Évangile qui avait enseigné l’affranchissement des esclaves aux peuples antiques ; ce n’est pas l’Évangile, c’est l’amour.

Une fois lâchées dans ce monde romain dont elles devenaient l’ornement, ces jeunes et belles personnes usaient de leur liberté à peu près comme font aujourd’hui les comtesses de Notre-Dame de Lorette et les duchesses de la rue du Helder. Seulement à Rome la concurrence était moins grande, les honnêtes femmes n’avaient pas encore gâté le métier tout-à-fait. Ce que les historiens latins appellent avec tant d’orgueil la dame romaine, la matrona potens d’Horace, — ces femmes qui avaient été, l’une la mère de Coriolan, et l’autre la mère des Gracques, ce dieu invisible de la famille, ces espèces de vestales mariées qui entretenaient le feu sacré de la maison, vivaient loin des passions des hommes, dans le silence, dans l’obscurité, dans le travail ; domum mansit, lanam fecit. Elles étaient encore les matrones romaines. L’infamie et la honte s’attachaient en ce temps-là, non pas sur le mari trompé par sa femme, mais sur le vil séducteur qui osait souiller le lit d’un citoyen. Par l’indignation unanime, par la réprobation universelle que causa l’escapade de Claudius, vous pouvez juger si la famille était encore protégée et défendue. Quand il avait dit, à propos de ce même Claudius, que la femme de César ne doit pas même être soupçonnée, Jules César avait formulé non pas l’opinion personnelle de Jules César, qui s’inquiétait fort peu de sa femme et de sa renommée bonne ou mauvaise, mais l’opinion déjà chancelante du peuple romain. — Ce fut donc au milieu des femmes élégantes par leur métier et par leur vocation, des femmes qui tenaient le sceptre de la conversation et de l’esprit, que notre poète Horace fut lancé tout d’abord.

Vous trouverez parmi les lettres de Cicéron une lettre où l’illustre orateur, dans toute la gravité de son bon sens, raconte qu’il a dîné la veille avec Atticus, son ami, chez la belle courtisane Cytharis. Là où dînait Cicéron, Horace pouvait bien souper, ce nous semble. Et d’ailleurs, dans tous les temps, le poète et la courtisane se sont entendu à merveille. Tous les deux il sont les enfans du hasard : celui-ci vit de son esprit, comme celle-là vit de sa beauté. Ils dépensent, en vrais prodigues, les trésors naturels que Dieu leur a donnés, comme il a donné le plumage et le chant à l’oiseau. Ils sont les enfans de la même Providence ; — laissez-les s’accoupler ; laissez-les s’aimer et se reconnaître dans la foule. Quittez un instant vos illustres amours, vos passions opulentes, vos rêves d’ambition et de fortune, votre consul soupçonneux, votre sénateur jaloux, et venez à lui, vous toutes qu’il a chantées, vous dont le nom est immortel comme celui des Graces ! Neera, Pyrrha, Lydie, Glycère, Chloé, Tyndaris, Galatée, Phyllis, et vous, Cynnare, qui aimiez tant l’argent, et qui vous êtes donnée pour rien à votre poète, venez à lui ! Reposez-le de la satire ; faites qu’il oublie son innocente méchanceté de chaque jour ; protégez-le. Je vois là-bas une certaine dame romaine un peu vieille qui ne demande pas mieux que de se faire aimer d’Horace : venez, venez à notre aide, tendre Baryne, à notre aide, blanche Néobulée ! Il ne faut pas qu’Horace appartienne à cette dame qui pourrait être sa mère. C’est bien assez qu’il ait été l’amant avoué de Canydie, l’empoisonneuse, — Canydie qui vend des philtres ; — mais aussi comme il l’a flétrie ! mais aussi comme il s’indigne, rien qu’au souvenir de ces tristes amours ! Ce n’est pas ainsi qu’il aimait Chloé, une femme mariée cependant ; mais son mari n’était pas un citoyen romain ! Mais elle, elle était née en Toscane ! Mais son mari allait si souvent à la guerre ! Croyez-vous d’ailleurs que notre ami Horace, qui est déjà tant soit peu obèse, ait chanté, comme il le dit, sa plainte amoureuse sous les fenêtres de Chloé ? Pure fiction poétique, ou plutôt fiction amoureuse ; il n’a jamais chanté sous les fenêtres de personne, tant il avait peur de s’enrhumer. Et Pyrrha, comme il l’a aimée, Pyrrha l’infidèle ! Qu’elle était belle lorsqu’elle relevait sa blonde chevelure sur sa tête enfantine Mais un jour il la surprit avec le jeune Sybaris, dans cette grotte tapissée de lierre : elle ne songeait guère à Horace. Et Lydie ! Mais vous savez cette adorable comédie à deux personnages : nous lui-devons le Donec gratus, ce chef-d’œuvre de l’ode amoureuse dans tous les temps. De toutes les femmes qu’il a aimées, celle que nous aimons le plus, c’est Lydie ; et c’est justice : elle lui a inspiré ses plus beaux vers. Elle était la seconde femme qu’il eût aimée, car son premier amour, — comme tous les premiers amours, — avait été une duperie. Mais elle, elle ne l’avait pas aimé tout d’abord. Elle courait après le jeune Télèphe ; — de Télèphe elle passa à Calaïs, fils d’Onitus ; puis Télèphe et Calaïs étaient bientôt devenus des hommes sérieux, des préteurs, des proconsuls, pendant qu’Horace, plus heureux et plus sage, était resté un homme futile, un poète : si bien que Lydie, quand elle eut tout-à-fait ruiné et perdu Sybaris, finit par aimer le poète. Elle avait été riche et toute-puissante ; elle avait vu des rois à ses genoux ; des hommes d’état s’étaient dits ses esclaves : elle finit par trouver que de tous ceux-là, c’était le poète qui valait encore le mieux. Mais quoi ! elle fut infidèle ; elle agit un peu comme Manon Lescaut. Un jour qu’Horace, devenu plus grave et déjà trop gros pour jouer tout à l’aise les rôles futiles de l’amour, relisait les poèmes d’Homère à Préneste (Prœneste relegi), Lydie s’enfuit on ne sait où. Elle alla où vont toutes les femmes galantes, après le premier venu qui passe dans leur cœur. Dans la douleur de perdre encore, pour la cinquième ou sixième fois, son infidèle maîtresse, Horace l’aimait encore assez pour l’écraser de son iambe vengeur. Et savez-vous par qui fut remplacée cette Lydie tant aimée ? Elle fut remplacée par une esclave, l’esclave d’un Grec nommé Xanthias. — Mais, Horace, vous n’y pensez pas ! Vous avez quarante ans ! — Au contraire, dit-il, j’y ai bien pensé ; mais Briséis était une esclave, et cependant elle fut aimée d’Ajax ; mais Cassandre était une esclave, et elle fut aimée d’Agamemnon. Ainsi il se défend lui-même de ces dernières folies dans les plus charmans vers qu’il ait jamais écrits.

Esprit facile, sensualiste, ardent ! Toutefois, ne l’oublions pas, Quintilien lui-même avoue, non pas sans un peu d’hésitation il est vrai, qu’il y a plusieurs choses dans Horace qu’il ne se chargerait pas d’expliquer.

Lydie resta cependant l’amie d’Horace et même quelque chose de plus. Ils se raccommodèrent comme on dit que les gueux se raccommodent, ils se raccommodèrent à l’écuelle.

« Viens, Lydie, viens ! Le midi approche, dînons ensemble ! Apporte ton vin le plus vieux ; je te chanterai les amours de Neptune, tu me raconteras l’histoire de Latone, nous chanterons en chœur la nuit et ses plaisirs ! » Cependant soyez tranquille, laissez-lui jeter son dernier feu, et vous verrez qu’à tout prendre nous avons affaire à un homme sage. L’amour va disparaître de cette vie si bien faite ; l’amitié, l’étude, la campagne et aussi quelquefois l’empereur Auguste, et Mécène toujours, et les plaisirs de la table, et la promenade, et tous les petits accidens de la vie, et la philosophie heureuse, vont remplacer ces douces chansons. Déjà les maîtresses d’Horace sont devenues ce que deviennent les roses, quand elles ont trempé dans le vieux vin de Falerne. L’ivresse passée, on jette la lie. Au reste, c’est lui-même qui fera l’oraison funèbre de ses amours. « Posez là, posez là mon harnais amoureux ! Je le consacre à Vénus. » Mais, Dieu merci, le poète satirique, le poète amoureux, ce n’est là qu’une partie d’Horace. Nous avons encore à étudier le sage philosophe, l’excellent professeur, le plus grand des poètes lyriques, Anacréon et Pindare tout à la fois.

Laissons là ces amours. Nous savons au reste ce que peut être l’amour d’un poète latin : nous avons appris de trop bonne heure les ardeurs galantes, souvent chantées d’une façon divine, de Tibulle, de Catulle, de Properce, de ce malheureux Ovide. Même en dépit de cette chaude poésie, nous ne pouvons guère reconnaître que cette chose divine que nous appelons l’amour ait existé chez les Romains. Cette noble passion que nous a révélée la chevalerie chrétienne se montre pour la première fois, vous savez avec quelle divination inspirée, dans le quatrième livre de l’Énéïde ; de cette passion, il ne faut presque rien chercher, sinon le bruit des baisers, dans Horace ou dans les poètes qui furent presque ses contemporains.

Gallus à peine a laissé quelques vers, s’il en a laissé. Ovide est un ardent amoureux qui ne s’occupe guère que des plus terrestres plaisirs. Tibulle et Properce rencontrent très souvent l’inspiration passionnée, cependant leur délire même est soumis à l’imitation de la poésie grecque. La naïveté manque à tout cet amour, et aussi, faut-il le dire, c’est la probité qui manque. On ne sait pas assez ce que deviennent tous ces amours, ou plutôt on le sait trop. Et quelles femmes ont-ils aimées ? et ces femmes, que sont-elles devenues ? Dans quelles mains sont-elles passées ? Mais ce n’est pas, encore une fois, ce n’est pas là la question.

Il s’agit maintenant de savoir comment notre poète, à force de succès en amour peut-être, et à coup sûr à force de succès dans la satire, finit par devenir le commensal de Mécène et presque le familier de l’empereur Auguste. Le temps, il faut le dire, appartenait, non plus aux orateurs, mais aux poètes. Avec Cicéron, la tribune aux harangues avait perdu tout à la fois le premier et le dernier des orateurs romains. Le moyen, en effet, d’être un orateur quand c’est un seul qui gouverne ? Le moyen de parler au peuple quand ce n’est plus le peuple qui est le maître ? Et que voulez-vous lui dire ? et où voulez-vous le conduire ? et de quel droit oserez-vous lui donner des conseils qui ne seront pas approuvés d’en haut ? L’éloquence est la fille de la liberté : tout au rebours, la poésie peut très bien vivre sous la domination d’un seul. La poésie s’enveloppe dans ses métaphores, elle vit de toute sorte de précautions et de périphrases, elle parle beaucoup plus au cœur, aux sens et à l’esprit qu’à la raison et au sens commun : ce qu’on n’ose pas dire, on le chante. Ainsi les sociétés commencent par des poètes, ainsi elles finissent par des poètes.

À cette époque surtout où il fallait fonder la monarchie universelle, monarchie d’une heure pour remplacer une république de tant de siècles, l’empereur Auguste avait grand besoin de la poésie et des poètes. Il avait dompté les ambitions et les courages, il lui fallait maintenant dompter les esprits et les cœurs. Il appela à son aide l’élément poétique, cette force toute nouvelle. Par son poète Virgile, il enseignait aux soldats le grand art de cultiver la terre ; il leur faisait aimer la campagne tout autant qu’ils avaient aimé la bataille. Par son poète Horace, l’empereur Auguste devait apprendre aux maîtres turbulens de la société romaine l’art de vivre comme d’honnêtes gens ; il devait leur enseigner la douce morale, la sage philosophie, l’indulgence et la bienveillance les uns pour les autres, le grand art d’être heureux, le grand art d’obéir surtout ; car maintenant savez-vous à quoi tient tout cet empire ? à quoi tient cette paix universelle ? à quoi tient l’avenir du monde ? Tout cela tient à l’obéissance à un seul homme, toute cette grandeur dépend de l’autorité d’un seul. Qu’il vienne à mourir sous le poignard d’un assassin, soudain tout se confond. Le désordre s’empare de nouveau de la société romaine, toutes ces nations en viennent aux mains, l’univers se révolte encore une fois ; après quoi arrête et dompte qui pourra la révolte unanime de l’univers. Aussi le fit-on bien voir à l’empereur Auguste lorsqu’après cette maladie qui pensa l’enlever à l’empire, il revenait de Caprée à Rome. Les matelots le saluaient du haut de leurs navires, les peuples à genoux l’adoraient du rivage : on l’appelait le dieu, on l’appelait le sauveur. Dieu sauveur en effet… à ce point que, dans sa reconnaissance, ce peuple malheureux ne songeait guère que l’homme sanglant qui devait s’appeler Tibère avait déjà vu le jour.

Le temps nous manque pour vous raconter dignement les singularités, l’esprit, la grace et la formidable toute-puissance de la cour d’Auguste. Il ne fallait rien moins que l’habileté et la grandeur d’une pareille tyrannie, pour que cette tyrannie fût agréable au même peuple oublieux qui avait accueilli avec des cris de joie l’assassinat de Jules César. Mais l’empereur Auguste avait conservé tous les dehors du citoyen, mais il avait agrandi les limites de l’empire, mais il avait embelli à grands frais la ville éternelle, mais il avait enseigné à ce peuple de soldats turbulens les douceurs de la paix, mais il avait cicatrisé les plaies horribles des guerres civiles, mais il avait mis en honneur le commerce, l’agriculture, l’industrie, toutes les sciences de la paix : le moyen de ne pas obéir à un maître si intelligent des besoins de son empire ? Il avait commis plus de crimes qu’il n’en fallait pour être exécré ; et ses vertus l’avaient lavé de toutes ces souillures. Sa volonté était sérieuse et forte, à ce point qu’il commandait même aux maladies de son corps. Il avait trompé tous ses amis les uns après les autres ; il fut un maître sincère et loyal. Il avait été un timide soldat ; il fut un très courageux politique. Les affaires du monde ne l’occupaient pas encore assez pour qu’il ne pût bien, de temps à autre, écrire sa petite épigramme, ou composer sa pièce de vers, car il était dans toute l’acception du mot, un bel esprit. — Après celui-là, le maître de tous, venait Agrippa le soldat. Agrippa avait passé sa vie dans les champs de bataille, il la passait maintenant dans les conseils. Après la joie d’agiter l’une contre l’autre des masses armées, il n’en savait pas de plus rare que de faire obéir des peuples sans nombre. Quant aux petits détails de la vie des cours, Agrippa eût dédaigné de les apprendre ; il est mort sans avoir entendu jamais un seul des vers de l’empereur son maître. — Restait Mécène, c’était le troisième dans l’empire, il était le premier dans l’amitié d’Auguste. Il s’appelait avec orgueil fils des rois, et dans cette république si fière ce titre-là était reçu à merveille. Autant Agrippa aimait la force, autant Mécène aimait la douceur ; l’un eût broyé toutes choses ; l’autre eût volontiers acheté à prix d’argent toutes les consciences. Agrippa renversait l’obstacle, Mécène le tournait. C’est que celui-ci croyait encore à la république, pendant que l’autre ne croyait plus qu’à la monarchie. Mécène avait pris pour sa part l’apaisement des esprits, la consolation des ambitions trompées ; l’opinion publique était le département de son choix ; il s’étudiait à ce qu’on aimât l’empereur, il le représentait à la ville, dans les provinces, au sénat, dans les conseils, dans le palais. Comme il savait par sa propre expérience la douce influence de la poésie, des belles-lettres, des chefs-d’œuvre dans les arts, il se faisait un devoir de les encourager, non pas comme un fils de roi, mais comme le confident du plus grand empereur qui ait gouverné le monde. Il aimait tant son maître, qu’il le suivait même à la guerre, où sa volonté ne le poussait pas. Il était le premier des chevaliers romains, tout comme M. de Montmorency était resté le premier baron chrétien, dédaignant un plus haut titre qui eût été plus nouveau ; à ces causes, Mécène ne voulut pas entrer au sénat. — Vous avez vu que cet homme tout-puissant avait eu l’honneur des premières attaques de notre poète. Son premier mouvement fut de savoir quel était donc le jeune homme qui avait tant d’esprit et de courage, qui osait s’attaquer même aux amis d’Octave ? On lui répondit que c’était un des soldats de Brutus, un républicain farouche, un ennemi d’Octave. Je vous laisse à penser si le poète satirique fut maltraité à cette cour. — C’est grand dommage, se dit Mécène, c’est grand dommage. Et en effet il avait déjà deviné l’écrivain. Bientôt, comme vous l’avez vu, le satirique, à bout de ses colères, fit place au philosophe indulgent et disposé à tout pardonner. — Qui donc est-il ? demanda encore une fois Mécène (il avait reconnu l’épicurien sous le manteau troué de Zénon). — C’est un grand poète, c’est notre ami, c’est notre frère, c’est notre camarade des écoles d’Athènes, c’est le plus inoffensif des républicains, c’est le plus jovial ami de Brutus, répondirent ensemble Virgile et Varius. Nous vous en répondons comme de nous-mêmes, ajoutaient-ils. — Amenez-moi donc ce tribun des soldats, dit Mécène. — Et voilà nos deux amis qui s’en vont à la recherche du poète. Il était chez Lydie ! il était chez Néera ! il était à table, la tête couronnée de fleurs, la coupe remplie, une esclave à son côté ! — Viens, lui dirent-ils, viens, laisse là tes amours commencées ; viens, Mécène t’appelle, il veut te voir, il oublie ta première satire. — J’irai demain, dit Horace. — Huit jours après, il était au palais de l’empereur. Virgile et Varius présentèrent leur ami à Mécène. — Le voilà ! — Mécène trouva sans doute que le nouveau venu avait l’air d’un mal appris. Ses yeux rouges lui déplurent ; sa taille épaisse lui parut sans élégance et sans grace, sa qualité de tribun des soldats dans l’armée de Brutus lui revint en mémoire… et peut-être aussi la première satire. — Bref, Horace fut mal reçu chez ce grand seigneur qui devait être bientôt le plus illustre protecteur de sa fortune. Après quelques paroles échangées, ils se séparèrent à la façon de gens qui ne doivent plus se revoir. — « Quel malheur ! disait Virgile, il va se remettre à écrire des satires ! » Ah bien ! oui, des satires ! Il n’a pas le temps, il n’a plus de fiel, et d’ailleurs il est si amoureux !

En effet, quand on sut le mauvais accueil fait par Mécène au poète satirique, on s’attendait à de nouvelles satires ; Horace n’en fit pas. Il était pris par une passion nouvelle, la poésie lyrique. L’ode fermentait dans son sein, elle remplissait sa tête, elle agitait son cœur. Il pressentait l’avenir de cette poésie qu’il allait révéler aux Romains. En attendant les grandes odes politiques, il chantait le vin et l’amour. Il les chantait comme un homme qui aime ces deux passions de la vie heureuse, comme un poète qui s’est enivré ce matin encore, et qu’un nouvel amour attend ce soir. Rome espérait une satire, elle se contenta de ces douces chansons. Donnez-nous seulement un poète populaire, et nous irons très volontiers partout où il voudra nous conduire. Couronne de lauriers ou couronne de roses, peu nous importe la couronne, pourvu qu’il l’ait portée. Ainsi nous avons vu, chez nous, le même poète célébrer à la fois Lisette et l’empereur Napoléon, Waterloo et le grenier où l’on est si bien à vingt ans. Pendant quinze ans, nous avons partagé toutes ces émotions poétiques : joies délirantes, douleurs patriotiques, vieux soldats qui restent couchés sur les champs de bataille, — égrillardes fillettes qui boivent et qui chantent à plein verre. — Ce double délire de l’amour et de la gloire, toute la France l’a partagé, vous savez avec quelle frénésie. Dans son coffre au Panthéon, le vieux Voltaire s’est irrité d’indignation et d’effroi en se voyant effacé par un des successeurs de Collé et de Panard. En ce temps-là, on disait des chansons de Béranger : Ce sont des odes ; nous dirons, nous autres, à plus forte raison, des odes galantes et bachiques d’Horace : Ce ne sont pas des odes, ce sont des chansons. Ces aimables chansons allaient partout dans une ville à court de poésie, elles allaient jusqu’au palais de l’empereur. Neuf mois après la première présentation d’Horace, Mécène rappela le poète qu’il avait si mal accueilli d’abord. Il lui sut bon gré de n’avoir pas voulu forcer son amitié, l’injure à la bouche, comme cela se fait encore de nos jours. Ils se revirent, ils se plurent, ils s’aimèrent. Voilà notre poète très heureux d’avoir trouvé ce grand ministre, si grand amateur de bon vin, de beaux vers et de bonne chère ; voilà Mécène très heureux d’avoir rencontré ce gai compagnon, si facile à vivre, si plein d’esprit, si gai buveur. Entre deux hommes placés à de si grandes distances et qui ont besoin l’un de l’autre, celui-ci pour vivre, celui-là pour être heureux, l’amitié est bientôt faite. Horace, en homme de bon sens, se mit alors à penser à sa fortune. Il se trouva trop pauvre pour être impunément l’ami d’un homme comme Mécène. Comment faire cependant ? Notre poète ne pouvait guère tendre la main comme fit Martial plus tard. — Il fit mieux que cela, il suivit l’exemple de son père, il acheta une charge dans l’administration du trésor public : humble charge de scribe, il est vrai, mais enfin on tenait au trésor ; on n’était pas purement et simplement un poète ; on était placé immédiatement sous les ordres de Mécène, le préfet de Rome et de l’Italie. C’était là un excellent calcul que faisait Horace, et ce calcul a été fait bien souvent depuis lui par les écrivains les plus habiles ; lui, cependant, il a eu l’honneur d’être le premier à établir ce qu’on appelle la vie littéraire. Il est le premier homme de lettres proprement dit de l’antiquité latine. Disons avec orgueil ces sages commencemens d’une profession illustre et excellente entre toutes, mais dont on a cruellement abusé depuis dix-neuf cents ans qu’elle a été établie par Horace, reconnue par Mécène, protégée par l’empereur Auguste.

Otium cum dignitate, un loisir honorable, tel était le vœu des meilleurs citoyens et des plus sages. Le repos, le loisir, une fortune suffisante, un beau petit coin de terre plein d’ombre et de silence, un peu de verdure loin du bruit et de la foule, tels étaient les rêves dorés du poète. Il voyait de trop près ces grandeurs éphémères pour leur porter envie. Il savait trop bien à quel prix s’achète la puissance, pour la désirer jamais. De son premier argent il acheta, à Tibur, une maison de modeste apparence, mais entourée de belles prairies, arrosée par un fleuve limpide, abritée par une douce colline chargée de vignes. Mécène avait une maison royale à Tibur. Catulle, le poète, fut un des hôtes de Tibur. Poétique petit coin de terre qui a caché dans son ombre transparente tant de poésie, tant de renommée, tant de passions, tant de bonheur !

En vérité, quand on se rappelle la façon charmante dont notre poète parle de Tibur, on se prend à regretter que son ami Mécène lui ait donné un domaine plus utile, le domaine de Sabine, cette terre qui composait une grande partie des revenus d’Horace. Cette ferme produisait du blé, du vin, des olives ; elle nourrissait de nombreux troupeaux, elle était située dans une vallée profonde qu’arrosait la Digence ; la maison était commode et d’un agréable aspect, elle recevait le soleil au midi et au couchant ; huit esclaves suffisaient cependant à l’administration et à la culture de ce domaine. — Enfin, pour compléter toute cette fortune, Mécène se rappela qu’Horace avait été tribun des soldats, il lui rendit les insignes de son grade et les prérogatives des chevaliers. Certes, voilà un poète digne d’envie. Une villa à Tibur, une métairie vingt lieues plus loin, l’amitié du maître, les honneurs et l’anneau des chevaliers sans vous compter, vous Lydie, vous Neera, vous toutes ses faciles et peu coûteuses amours. Ainsi il vivait sans chagrin, sans grand travail, sans autre souci que d’être appelé trop souvent au palais impérial. Croyez bien que rien ne manquait à son bonheur, pas même l’envie, pas même l’injure. L’envie est l’utile aiguillon de ces existences heureuses ; elle vous empêche de vous endormir dans votre rêve, elle vous force à défendre votre bonheur, et elle vous le fait aimer. Envié, vous voulez être heureux pour vous d’abord, contre les autres ensuite. Quant à l’injure, Horace savait s’en servir comme doit s’en servir un homme d’un rare esprit et d’un admirable bon sens. Il se servit de l’injure pour réussir.

C’est ainsi qu’à propos de ses envieux et de ses calomniateurs, il trouve moyen d’adresser à Mécène ses plus ingénieuses flatteries : « Savez-vous, dit-il à Mécène, ils disent que je suis le fils d’un affranchi ! Ils ajoutent que je me suis battu à Philippes contre Octave ! Grands dieux ! si je me suis battu ? à telle enseigne que j’ai jeté là mon épée et mon bouclier pour me sauver plus vite ! — Pauvres gens ! s’ils pouvaient savoir ce que c’est que ma faveur près de Mécène. Mécène m’a fait son ami, et pourquoi ? pour me dire : « Quelle heure est-il ? Étiez-vous au cirque hier ? Que pensez-vous du gladiateur Gallirie ? — Il faut prendre garde à vous, car les matinées sont bien froides. » Voilà, voilà les grands secrets que me confie le préfet de Rome ! Cependant, chacun, me voyant passer, s’écrie avec envie : Faisons place au favori des dieux ! » C’est ainsi qu’il plaisante de sa faveur, c’est ainsi qu’il reconnaît, par une modestie sans bassesse, la familiarité de Mécène. — Croyez cependant, malgré tout cet enjouement qui se rencontre à la surface de leur amitié, que l’entraînement de ces deux hommes l’un pour l’autre a été sérieux et sincère. Une sympathie mutuelle les unissait, ils avaient en eux les mêmes qualités, les mêmes goûts, le même mépris pour les faux stoïciens, et aussi, disons-le, ils avaient les mêmes vices, ce qui ne nuit jamais à l’amitié, quand ce sont d’innocens petits vices. Ils ne pouvaient se passer celui-ci de celui-là, et cependant c’était Mécène qui courait après Horace, c’était lui qui se plaignait d’être le négligé, d’être abandonné, d’être oublié par un ingrat. Il l’eût voulu à toute heure, à chaque instant. — Où est Horace ? disait-il. Il en parlait à l’empereur en plein conseil, et il en parla tant de fois et si bien, que l’empereur voulut le voir. — Justement je dîne avec lui demain, répondait Mécène, chez Nasidienus Rufus. — Mais, par Vénus, qu’allez-vous donc faire chez cet avare Rufus ? disait l’empereur.

En effet, le lendemain, Mécène et Fundanius, le poète comique, s’en vont dîner chez Nasidienus Rufus. Mécène espérait fort qu’Horace son ami ne l’abandonnerait pas en cette circonstance, et qu’il serait son ombre à ce festin. Vain espoir ! Horace avait fait préparer son petit dîner chez lui ; il avait invité quelques amis et Lydie elle-même, Lydie qui s’était mise à jouer du luth quand elle n’eut plus rien à faire dire à ses beaux yeux, si bien que le perfide ami avait abandonné Mécène à son triste sort. Prudent Horace ! Mais aussi, quand il a bien dîné, et quand Lydie eut chanté l’ode nouvelle, Horace s’en va chez son ami Fundanius pour savoir des nouvelles de Mécène et du repas de Rufus. — Ah ! mon ami, s’écrie Fundanius, que tu as eu bon nez de ne pas venir ! Quel repas ! — En même temps il lui fait la description de cette fête burlesque. On était trois sur chaque lit ; Mécène était assis entre un vil bouffon et Nomentanus le parasite. « Il y avait là, entre autres victimes intéressantes, Varius, Viscus Umbrius, Porcius, nos amis, qui faisaient la moue que c’était à mourir de rire. » — Arrive ensuite toute la description de cet odieux festin : des plats manqués, des vins aigres, de l’eau chaude, des tables de grossier bois d’érable, des esclaves mal vêtus et puans ; — quand tout à coup le baldaquin de la table vient à tomber avec fracas sur les mets, sur les convives, et les malheureux de s’enfuir, comme si on leur eût dit que Canidie était à leurs trousses ! — Eh bien ! dit l’empereur à Mécène, comment s’est passée la fête ? Ton ami Horace a-t-il eu beaucoup d’esprit et de saillies ? — Ah ! s’écriait Mécène, le drôle n’est pas venu, mais en revanche il a fait une satire sur ce repas ridicule ; lisez plutôt : voici comme il nous traite, nous autres les malheureuses victimes de Rufus.

Que ces aimables pièces fugitives, adoptées par la postérité comme autant de chefs-d’œuvre, aient été composées tout exprès pour la gloire et surtout pour la bonne humeur de Mécène, la chose est loin de faire un doute. Cet esprit qu’il aimait, Mécène le trouvait toujours tout prêt à sourire, tout prêt à se moquer des sots, des fats, des fripons, des avares, des ridicules. Entre Louis XIV et Molière, entre le roi et le comédien, vous avez vu s’établir cette espèce de fraternité insaisissable au premier abord, et qui pourtant se retrouve facilement dans les comédies du grand poète. La scène des Fâcheux, le nom même du Tartufe, les amours du roi, les petits marquis de Versailles, sacrifiés à la verve comique de Molière, ce sont là des témoignages irrécusables de cette espèce de collaboration puissante entre les volontés qui gouvernent les sociétés humaines et les esprits charmans qui les éclairent. C’est donc un spectacle plein d’intérêt que de les voir, Horace et Mécène, vivant ensemble d’une vie commune, buvant dans le même verre, dînant à la même table, et plus d’une fois partageant les mêmes amours. — Vous avez lu le Voyage à Brindes. Au premier abord, le Voyage à Brindes est une pièce de vers facilement écrite, mais terre à terre et toute remplie de singuliers détails. Cependant, quand vous saurez au juste quel fut le motif, quel fut le but, quels furent les compagnons et les circonstances de ce voyage, vous verrez soudain cette narration sans art, on peut le dire, et d’une brutalité dont on ne trouverait pas un second exemple dans l’œuvre entière d’Horace, prendre à vos yeux un intérêt presque solennel.

Lorsque Mécène se rendit à Brindes ou plutôt à Tarente, il allait, au nom d’Octave César, pour s’opposer à une vaine et dernière tentative d’Antoine contre l’Italie. C’était donc là un voyage important, et de ce voyage dépendaient de graves intérêts. Cependant Mécène ne voulut pas aller seul à Tarente ; il proposa à ses amis de venir avec lui. Ces amis-là, c’étaient Héliodore, sans contredit le plus savant des Grecs, Græcorum longe doctissimus, Horace, Virgile, Varius. Horace et Héliodore partirent par une belle matinée de printemps (Varius et Virgile étaient partis les premiers), et ils firent cinq petites lieues le premier jour. Il leur fallut deux fois vingt-quatre heures pour aller de la ville d’Aricie au marché d’Appius (sept lieues par jour), et le troisième soir ils auraient assez bien soupé, si l’eau eût été bonne à boire. Au lieu de se coucher dans une très mauvaise hôtellerie, nos voyageurs prennent un bateau tiré par des mules, lequel bateau devait ressembler, ou je me trompe fort, à feu le coche d’Auxerre. Ce malheureux véhicule fut envahi tout d’abord par plus de trois cents voyageurs que les bateliers s’arrachaient. Ils s’entassent donc tant bien que mal dans un de ces bateaux. La mule est attelée, on part, on va au pas. Tout d’un coup la machine s’arrête. Les voyageurs se sont endormis, dévorés par les cousins du rivage ; on dort ainsi pendant trois ou quatre heures. Cependant le soleil se lève dans sa gloire italienne. Nos voyageurs se frottent les yeux. Ô surprise ! le bateau ne marche pas depuis long-temps, il est attaché à un arbre du rivage ; la mule déjeune dans un pré voisin, le batelier ronfle comme un sourd. Horace, quelque peu colère, coupe une branche de saule et tombe à grands coups de bâton sur le dormeur. Enfin, à dix heures du matin, ils avaient fait près de quatre grandes lieues. Mais notre ami Horace n’en pouvait plus ; ses yeux étaient enflés et tout rouges. Cependant on parcourt la ville ; on trouve à souper à grand’peine. Le lendemain, — jour heureux ! — voici Varius, Plautus et Virgile, beaux esprits, nobles cœurs, qui viennent au-devant de leur ami le poète. On fait halte dans une métairie ; Horace se lave les yeux, Mécène s’en va jouer à la paume, Virgile se met au lit. Le doux Virgile était un homme qui aimait ses aises ; il a été le plus heureux homme de son siècle ; il ne s’est inquiété qu’une seule fois dans sa vie, lorsque son patrimoine lui fut arraché par violence. C’était un bonhomme, qui n’aimait que lui-même et qui faisait de l’égoïsme à lui tout seul. Mais, juste ciel ! avec ce grand génie-là on pouvait être même un méchant homme ! Ainsi, dans tout ce voyage à Brindes, c’est à peine si vous allez au pas. C’est un voyage sans agrément, où l’on est trop heureux de rencontrer parfois de l’eau fraîche. Cependant nos citadins se moquent à plaisir de tout ce qu’ils voient en leur chemin ; ils se moquent du préfet de Fundies, ils se moquent des auberges et des aubergistes, ils se moquent des bateliers, des muletiers. Ils rencontrent des bouffons sur leur passage, un nommé Sarmentus, et Metius Cicirrhus, qui se disent toutes sortes d’injures, peu plaisantes selon nous. Le soir venu, ils s’estimaient fort heureux de trouver un peu d’huile, un peu de vin, un lit dur, voire même, faut-il le dire ? un peu de complaisance dans la servante du cabaret. Quoi donc ! l’ami de Mécène, le favori impérial, l’ardent et heureux amoureux de tant de beautés souveraines, le poète du beau monde, voilà qu’il en est réduit à attendre et à attendre vainement une servante d’auberge ! C’est à peine si le rêve licencieux de la nuit le vient consoler de cette amère déception.

De tout ce récit, moitié sérieux, moitié grotesque, vous tirerez comme nous cette conclusion, qu’il est en effet très étonnant qu’un grand seigneur comme Mécène, qu’un épicurien comme Horace, qu’un admirable égoïste comme Virgile, aient voyagé d’une façon si misérable. Où était donc la fortune, où était donc le respect qui devaient entourer nécessairement des hommes si haut placés dans la confiance et dans l’intimité de l’empereur ?

Maintenant que nous avons expliqué de notre mieux quelle amitié s’était établie entre Horace et Mécène, nous devons présenter l’un à l’autre le poète Horace et l’empereur Auguste. — L’empereur, à la prière de Mécène et un peu aussi à la prière de Pollion, avait plus d’une fois témoigné de la bienveillance pour Horace, mais cette bienveillance était mêlée d’une crainte qui se comprend facilement. En effet, il s’agissait d’un poète satirique, d’un ami de Brutus, d’un esprit indépendant, toutes choses dont le maître du monde avait peur. Une fois qu’il était dans sa maison, Auguste redevenait le plus simple des hommes, et cela lui déplaisait fort de faire sans fin et sans cesse le métier de roi. Il savait d’ailleurs qu’Horace avait courageusement, et avec une sincérité bien rare, loué tous les ennemis du trône nouveau : Lucius Sextius, Quintus Delius, Pompeïus Grosphus, Cassius de Parme, et Caton, et Brutus, et tous les ennemis de la fortune d’Octave. Mais enfin il fallut se rendre : Agrippa et Mécène répondaient d’Horace ; les Géorgiques venaient d’être terminées, au grand triomphe de Virgile et d’Auguste, et ce beau poème était à lui seul toute une révolution pacifique. Non jamais l’empereur n’avait autant aimé la poésie. Jamais il n’avait mieux compris l’influence toute-puissante des poètes ; il devinait, il savait confusément qu’il aurait besoin de toutes ces louanges dans l’avenir ; il savait que son pardon dans la postérité n’était qu’à ce prix : — relever les temples ruinés, rendre aux anciennes familles leur ancien lustre, élever des bibliothèques et des portiques, rétablir l’ordre dans les finances, révoquer les lois sanglantes du triumvirat, et enfin, et surtout, se mettre sous la protection des poètes. En effet, la poésie va aussi loin que l’histoire. Elle jette son voile de pourpre et d’or sur tous les crimes et sur toutes les misères ; elle est la sauvegarde de plus d’un tyran, tout comme elle est la récompense suprême des plus royales vertus. — Après avoir vaincu tant de haines, l’empereur Auguste finit par vaincre Horace lui-même. C’en est fait, le poète proclame l’adoption qu’il a faite ; il obéit à l’enthousiasme universel, il s’écrie dans son délire que l’inspiration l’obsède, et qu’il lui faut célébrer la gloire de César, et qu’un jour, qu’avant peu il va l’entreprendre, ce poème… Poème inachevé, poème qui n’a jamais été entrepris, et que le poète Horace devait laisser au poète Virgile. Certes, Horace savait trop bien la portée de son talent pour jamais l’entreprendre, cette œuvre de longue haleine ; il était tout-à-fait l’homme de l’inspiration lyrique. Il allait par sauts et par bonds dans ce domaine éclatant de la pensée : soit qu’il rappelle aux Romains, leurs vieilles origines et leurs libertés antiques, soit qu’il honore à sa façon le courage de Régulus, soit qu’animé du feu de Pindare, il se mette à conter les dernières conquêtes de César, ou qu’il entreprenne l’éloge de Drusus, ou qu’il célèbre dans ses nobles vers le retour d’Auguste dans sa ville prosternée, ou qu’il compose les chants séculaires à la gloire d’Apollon et de Diane, ou qu’il rende au sénat d’éclatantes actions de graces pour les nouveaux honneurs que le sénat vient d’accorder au maître du monde, toujours vous trouverez l’homme inspiré, le poète fascinateur, la louange sans bassesse ; le grand écrivain qui soumet toutes choses à sa poésie, et même l’éloge de l’empereur. Dans cette partie toute politique de la poésie d’Horace, vous pouvez suivre à la trace les succès d’Auguste, le roi de son adoption. C’est là encore une face nouvelle dans l’histoire de ce grand poète. Célébrer à la fois le présent et le passé de la ville éternelle, accoupler dans ses vers Octave et Brutus ! Je sais des gens, mais ceux-là ne savent pas un mot de cette adorable langue latine, qui n’ont point pardonné à l’ami de Mécène cette transformation inattendue. Ceux-là, laissons-les dire ; ils font partie de ces faux stoïciens dont parle Horace dans ses satires. Sans nul doute, quand bien même l’ami de Mécène se serait abstenu de prendre sa part dans cette soumission universelle, Horace serait resté jusqu’à la fin le poète honoré et respecté que vous avez vu tout à l’heure. Il n’avait pas besoin d’entonner ces louanges pour faire sa fortune ou pour la maintenir. Ces louanges, il les a faites sans condition, comme un homme qui obéit à un enthousiasme unanime ; non pas qu’Horace fût, comme on l’a dit, un républicain de la vieille roche, non pas qu’il eût un grand dévouement aux doctrines parricides de Brutus, mais il était avant tout un honnête homme ; il savait que même le scepticisme doit avoir sa fidélité et son dévouement. Pour louer Octave, il avait attendu qu’Octave César s’appelât Auguste empereur ; il avait attendu que Marc-Antoine, ce grand soldat, ce fragile et dernier espoir de la république expirée, eût perdu sa gloire et plus que sa gloire, son honneur, dans les bras impudiques de Cléopâtre ; il avait attendu surtout que les plaies des guerres civiles, que les crimes affreux du triumvirat eussent été rachetés, à force de clémence et de repentir ; et quand, enfin, la cause de la liberté fut perdue, quand l’armée même eut été domptée, quand la paix universelle jeta enfin son sourire d’amour et de bienveillance sur le monde romain, que la paix seule pouvait sauver un instant, alors Horace se crut en droit d’aimer l’empereur et de le chanter dans ses vers. L’empereur de son côté, l’empereur, qui se connaissait en louanges, accepta avec empressement les louanges d’Horace. Virgile, il est vrai, lui convenait davantage ; il se faisait moins de bruit autour de la personne de Virgile. Aussi l’empereur attendit la mort de Virgile pour s’attacher plus particulièrement à Horace, il voulait en faire son secrétaire intime : « Il faut, disait-il à Mécène, il faut m’amener notre ami Horace ; il écrira mes lettres, maintenant que je suis vieux et infirme. » Eh bien ! voilà certes ce qui peut s’appeler de la philosophie et de la sagesse : le poète refusa tant d’honneur. Lui aussi il répondit qu’il était vieux, qu’il était malade, qu’il avait besoin de repos et de solitude, qu’il demandait la permission de passer quelques longs mois de chaque année dans sa maison de Sabine. En même temps il suppliait l’empereur d’accepter avec bienveillance le recueil de ses œuvres : « Mon aimable débauché, mon joli petit homme, disait l’empereur, Dyonisius m’a remis votre petit volume ; c’est vraiment un livre de votre taille. Mais pourquoi donc vos livres n’ont-ils pas un ventre comme vous en avez un ? » Ainsi parlait, ainsi plaisantait le maître du monde, un peu brutalement, comme on voit. Toutefois ce qu’Auguste aimait le mieux dans les œuvres d’Horace, ce n’étaient pas les odes à la louange d’Auguste, les odes à la louange de Tibère et de Drusus ; ce n’étaient même pas les satires, quoique leur ton familier plût beaucoup à l’empereur : c’étaient les épîtres, ces simples discours en vers dans lesquels le poète a développé, avec la familiarité la plus aimable, les plus faciles préceptes de la vie : code charmant de la vie élégante, heureuse, telle que l’avait faite un nouveau règne. Eh ! que parlions-nous tout à l’heure de l’ancienne république et des vieilles mœurs, de Brutus et de Cassius ? Il s’agissait bien de cela, sur ma parole ! Depuis trente années déjà, la république était morte, la dernière génération des vieux Romains avait été emportée dans la tempête. C’en était fait à tout jamais de la Rome de Brutus et de Caton ; il ne s’agissait plus que de la Rome des Césars.

Laissons donc son importance politique à l’ode romaine ; elle a joué un grand rôle dans l’apaisement des esprits, elle a popularisé le règne nouveau, elle a absous l’empereur Auguste de toutes les violences et de tous les crimes d’Octave. Horace a porté l’ode à son plus haut degré de perfection et de puissance. Il lui a donné tous les tons, il lui a fait parler tous les langages, il lui a fait célébrer la gloire des armes et le bonheur de la paix, la vieille république et la monarchie nouvelle, Brutus et l’empereur Auguste, Régulus et la courtisane Neera, le vin et la liberté, les lauriers d’Actium et les roses de Pæstum. Horace a fait de l’ode une tribune, il en a fait une histoire, il en a fait une chanson bachique et un billet d’amour. Depuis lui, vous savez ce que l’ode est devenue : elle est devenue une déclamation (ut declamatio fias), comme dit Juvénal.

Dans la lettre de l’empereur que nous citions tout à l’heure, l’empereur Auguste se plaignait à son poète de n’avoir pas eu de place dans les épîtres. Il avait bien compris qu’Horace n’avait pas osé encore se permettre tant de liberté ; mais enfin, puisque le maître le voulait absolument, il fallait obéir. — L’empereur eut donc son épître, l’épître était difficile à écrire, car cette fois il s’agissait en même temps d’être grave sans être pédant, d’être malin sans être cruel. En effet, de quoi donc parler à Auguste pour ne pas lui déplaire et pour ne faire de mal à personne ? Allons, nous lui parlerons des arts et de la littérature ; nous lui dirons que ce peuple romain, qui aime tant son maître et qui se connaît si bien en grands hommes, ne se connaît pas si fort en beaux esprits et en beaux livres. « Votre peuple, seigneur, a pris en belle passion les plus vieux poètes et les plus vieux prosateurs d’autrefois. Il s’en tient à la loi des douze Tables, au livre des Pontifes, aux antiques volumes de prophétie dictés par les Muses elles-mêmes sur le mont Albin. Pour eux, le mont Albin, c’est le Parnasse ; la nymphe Égérie est une Muse ; ils mesurent les poètes au nombre des années. » Ainsi, Horace se plaint, au nom de tous ses contemporains et de lui-même. Il demande à Auguste pourquoi donc son peuple romain a si grand’peur des poètes contemporains. « Ce n’est pas, dit-il, qu’à tout prendre nous ne soyons inondés de trop de vers ; tout le monde fait des vers aujourd’hui, le médecin, le forgeron, l’ignorant, le savant ; moi-même, en me levant, je demande mes tablettes… quel ridicule travers ! Et pourtant c’est une si belle chose, la poésie ! » — « Vous avez aimé Virgile, seigneur ; vous avez aimé Varius. Ah ! si ma poésie répondait à mon courage, vous verriez ma muse prendre son essor, » et tout le reste de cette pièce admirable, qui commence comme une épître, qui finit comme une ode… un modèle que Boileau a gâté en l’imitant.

Nous ne ferons pas l’éloge des épîtres ; c’est la partie la plus populaire de cette œuvre poétique. Toute la morale antique, la plus sage et la plus honnête philosophie, sont contenues dans cette espèce de satire adressée à des absens. Le poète s’y retrouve sans cesse à côté de l’orateur, à côté du philosophe, à côté de l’homme du monde. C’est une comédie vivante, où les vices et les ridicules sont poursuivis avec la plus excellente bonne grace et la meilleure bonne foi. Aimables pages, écrites avec un abandon si heureux, avec un enjouement si aimable, où les mœurs, la littérature, la philosophie, l’élégance, les anecdotes, les petits faits de chaque jour sont consignés avec une grace parfaite. C’est là surtout que la malice est naïve, que la vérité est sans art, que la philosophie est sans faste, que l’ornement est naturel ; c’est là surtout que vous retrouvez l’atticisme, et la grace athénienne ; point d’emphase, point de mensonge, point de flatterie ; le poète lui-même s’y montre avec modération ; les pensées, les maximes, les lois du monde nouveau, s’y produisent sans cruauté, sans déclamation. Là nous avons trouvé tous nos proverbes ; là nous avons rencontré, écrit quinze cents ans à l’avance, le siècle entier de Louis XIV. À cette école d’une philosophie indulgente, Boileau s’est formé, Voltaire a pris la bonhomie et l’imprévu de sa poésie légère, — la bonhomie de Voltaire ! le mot est écrit, et je ne le retire pas ; — en un mot, toute la conversation des peuples policés, des nations élégantes, des cours oisives, cet art exquis de tout dire, ces formules vives et nettes, cette familiarité choisie qui fait de tout homme d’esprit l’égal des plus grands seigneurs, où donc les avez-vous trouvés pour la première fois ? dans les épîtres d’Horace et nulle autre part.

Quelle poésie en effet, cette poésie qui a produit l’épître aux Pisons, — c’est-à-dire l’Art poétique ! — Dans la pensée d’Horace, c’était là une épître de plus tout simplement. La postérité en a fait un traité complet d’art et de goût, de poésie et d’élégance. Lucius Pison était un ami d’Horace ; dans cette noble maison se réunissaient les amis de Mécène, qui ne pouvait plus les recevoir. C’était une espèce d’hôtel de Rambouillet, où se débattait chaque soir l’art d’écrire : les deux fils de Pison faisaient eux-mêmes d’assez jolis vers, si jolis qu’Horace leur persuade de n’en plus faire : c’est si triste un mauvais poète ! et c’est si difficile à faire, un beau poème ! Et en preuve, Horace développe, à la façon du génie, les règles de ce grand art. Jamais l’illustre poète, qui touchait à sa fin, n’a écrit rien de plus net, de plus vif, de plus complet. Il parle de la poésie comme un homme qui est plein de son sujet ; il ouvre la route à l’Art poétique de Boileau ; il unit ainsi par un lien indestructible ces deux grands siècles littéraires, le siècle d’Auguste et le siècle de Louis XIV.

Peu après ce dernier effort du poète, Horace eut la douleur de perdre son protecteur, son ami, Mécène. Fidèle jusqu’à la fin à cette amitié si tendre et si dévouée, Mécène avait écrit dans son testament à l’empereur Auguste : Souvenez-vous d’Horace comme de moi-même ; Horatii Flacci ut mei esto memor. Soins inutiles ! Horace l’avait promis dans un moment d’enthousiasme, il ne devait pas survivre à Mécène. Horace s’estima heureux de tenir cette parole lyrique. L’ennui le prit quand il se vit seul dans cette ville qui pleurait Mécène, et il se laissa mourir à l’âge de cinquante-sept ans, non pas sans avoir institué l’empereur son légataire universel. L’empereur accepta ce testament d’un homme qui avait été, sans le savoir, un des plus utiles instrumens de sa puissance ; il ordonna de magnifiques obsèques pour le poète qui l’avait tant chanté, et, comme l’avait dit Mécène dans son testament, il se souvint d’Horace autant que de Mécène, car celui-ci fut enseveli à côté de celui-là.

Ainsi l’empereur Auguste, privé de Mécène, d’Agrippa, de Virgile, d’Horace, de ses amis, de ses conseils, de ses poètes ; privé de Drusus, juste ciel ! resta seul pour clore d’une main ferme et bienveillante ce siècle de la poésie, de l’ordre et de l’obéissance, qu’il avait ouvert par tant de cruautés et avec tant de terreurs personnelles.

Encore une fois, à propos de ces rares esprits qui échappent à l’analyse, comme fait le parfum d’un bouquet de belles fleurs au printemps, méfiez-vous des interprètes, des commentateurs, des biographes, des traducteurs en prose et même des traducteurs en vers. Les gros volumes, écrits à propos d’un chef-d’œuvre de trois cents pages, ne sont bons qu’à jeter toutes sortes de tristesses sur ces douces lectures des gens heureux, c’est-à-dire des gens sages. Tel qui lirait avec délices son poète favori, sans commentaires, le rejette avec dédain lorsqu’il le voit enveloppé de cent mille annotations. On raconte que le philosophe Condorcet, qui fuyait l’échafaud, s’arrêta un jour dans un cabaret de village. Le malheureux proscrit était vêtu comme un mendiant ; il demanda du pain et du vin, et, en attendant ce maigre repas, il se mit à lire, avec l’attention d’un condamné qui oublie ses tortures, un mince volume, si mince qu’il tiendrait dans trente-quatre pages du livre de M. Walckenaër. À l’aspect de ce beau petit livre qui tirait de ce mendiant affamé un si poétique sourire, voilà nos Brutus de cabaret qui s’inquiètent ; ils ont deviné qu’il y a un poète dans ces pages, qu’un philosophe est caché sous ces haillons. Aussitôt on saisit Condorcet, on le jette dans la prison du lieu, et, comme on lui avait arraché son Horace (pièce de conviction !), il s’empoisonne en oubliant le justum et tenacem ! Soyez-en sûrs, l’Horace que lisait Condorcet était un petit volume sans commentaires. S’il n’avait eu sous la main qu’un Horace variorum, ou seulement les notes de Jean Bond, le proscrit aurait remis sa lecture à un instant plus propice. À quoi tient la vie des hommes ! Condorcet a été perdu par le petit Elzévir de 1676. Il eût été sauvé, à coup sûr, par l’Horace en deux tomes in-8o, et surtout par la traduction de M. Walckenaër.


Jules Janin.
  1. Vie et poésies d’Horace, par M. Walckenaër.
  2. Sat. II, lib. II.
  3. Sat. III, lib. II.