Horace (Sand)/Chapitre 22

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 61-64).
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XXII.

Il ne mentait pas en disant que Marthe lui était nécessaire. Il avait horreur de la solitude, et il avait besoin du dévouement d’autrui, deux choses qui lui rendaient Marthe plus précieuse encore qu’il n’osait le dire à Laravinière ; car celui-ci n’était plus disposé à se faire illusion sur son compte, et, s’il eût deviné le véritable motif de cette persévérance, il l’eût taxé d’égoïsme et d’exploitation. Marthe était plus facile à tromper ou à contenter. Il lui suffisait qu’Horace lui dit un mot de crainte ou de regret à l’idée de séparation, pour qu’elle acceptât héroïquement toutes les souffrances attachées à cette union malheureuse.

« Il a plus besoin de moi qu’on ne pense, disait-elle ; sa santé n’est pas si forte qu’elle le paraît. Il a de fréquentes indispositions par suite d’une irritabilité des nerfs qui m’a fait parfois craindre, sinon pour sa vie, du moins pour sa raison. À la moindre douleur, il s’exaspère d’une façon effrayante. Et puis il est distrait, nonchalant ; il ne sait pas s’occuper de lui-même : si je n’étais pas là, au milieu de ses rêveries et de ses divagations, il oublierait de dormir et de manger. Sans compter qu’il n’aurait jamais la précaution et l’attention de mettre tous les jours vingt sous de côté pour dîner. Enfin, il m’aime, malgré toutes ses boutades. Il m’a dit cent fois, dans ces moments d’abandon et de repentir où l’on est vraiment soi-même, qu’il préférait souffrir encore mille fois plus de son amour que de guérir en cessant d’aimer. »

C’est ainsi que Marthe parlait à Laravinière ; car ce dernier, voyant qu’Horace ne se décidait à rien, avait rompu la glace avec elle, après avoir bien et dûment averti Horace de ce qu’il allait faire. Horace, qui l’avait pris, pour ses amère critiques, en une véritable aversion, prévoyant qu’il faudrait désormais en venir à des querelles sérieuses pour l’éloigner, l’avait mis ironiquement au défi de lui voler le cœur de Marthe, et lui donnait désormais carte blanche auprès d’elle. Quoiqu’il fût outré de l’aplomb dédaigneux avec lequel Jean procédait ouvertement contre lui, il ne le craignait pas. Il le savait maladroit, timide, plus scrupuleux et plus compatissant qu’il ne voulait le paraître ; et il sentait bien que d’un mot il détruirait, dans l’esprit de son indulgente amie, tout l’effet du plus long discours possible de Laravinière. Il en fut ainsi, et il se donna la peine de regagner son empire sur Marthe, comme s’il se fût agi de gagner un pari. Combien d’amours malheureuses se sont ainsi prolongées et comme ranimées avec effort dans des cœurs lassés ou éteints, par la crainte de donner un triomphe à ceux qui en prédisaient la fin prochaine ! Le repentir et le pardon, dans ces cas-là, ne sont pas toujours très-désintéressés, et il y a plus de loyauté qu’on ne pense à braver le scandale d’une rupture devenue nécessaire.

Laravinière travaillait donc en pure perte. Depuis qu’il avait résolu de sauver Marthe, elle était plus que jamais ennemie de son propre salut. Il vit bientôt qu’au lieu de l’amener au dessein qu’il avait conçu, il la fortifiait dans le dessein contraire. Il avoua à Arsène qu’au lieu de le servir, il avait empiré sa situation ; et il rentra dans sa neutralité, se consolant avec l’idée que Marthe apparemment n’était pas aussi malheureuse qu’il l’avait jugé.

Il eût, à cette époque, quitté l’hôtel de M. Chaignard, si des raisons étrangères à nos deux amants ne lui eussent rendu ce domicile plus sûr et plus propice qu’aucun autre à certains projets qui l’occupaient secrètement. Pourquoi ne le dirais-je pas aujourd’hui, que le brave Jean n’est plus à la merci des hommes, et que ceux qui partagèrent son sort sont, aussi bien que lui, soit par la mort, soit par l’absence, à l’abri de toute persécution ? Jean conspirait. Avec qui, je l’ai toujours ignoré, et je l’ignore encore. Peut-être conspirait-il tout seul ; je ne pense pas qu’il fût exploité, séduit, ni entraîné par personne. Avec le caractère ardent que je lui connaissais et l’impatience d’agir qui le dévorait, j’ai toujours pensé qu’il était homme plutôt à gourmander la prudence des chefs de son parti et à outrepasser leurs intentions, qu’à se laisser devancer par eux dans une entreprise à main armée. Ma situation ne me permettait pas d’être son confident. À quel point Arsène le fut, je ne l’ai pas su davantage, et je n’ai pas cherché à le savoir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’Horace, entrant brusquement dans la chambre de Laravinière, un jour que celui-ci avait oublié de s’enfermer, il le trouva environné de fusils de munition qu’il venait de tirer d’une grande malle, et qu’il inspectait en homme versé dans l’entretien des armes. Dans la même malle, il y avait des cartouches, de la poudre, du plomb, un moule, tout ce qui était nécessaire pour envoyer le possesseur de ces dangereuses reliques devant un jury, et de là en place de Grève ou au Mont-Saint-Michel. Horace était précisément dans une heure de spleen et d’abandon. Il avait encore de ces moments-là avec Laravinière, quoiqu’il se fût promis de n’en plus avoir.

« Oui-da ! s’écria-t-il en le voyant refermer précipitamment son coffre, jouez-vous ce jeu-là ? Eh bien ! ne vous en cachez pas. Je sympathise avec cette manière de voir ; et si vous voulez, en temps et lieu, me confier une de ces clarinettes, je suis très-capable d’en jouer aussi.

— Dites-vous ce que vous pensez, Horace ? répondit Jean en attachant sur lui ses petits yeux verts et brillants comme ceux d’un chat. Vous m’avez si souvent raillé amèrement pour mon emportement révolutionnaire, que je ne sais pas si je puis compter sur votre discrétion. Cependant, quelque peu de sympathie que vous inspirent mon projet et ma personne, quand vous vous rappellerez qu’il y va de ma tête, vous ne vous amuserez pas, j’espère, à me plaisanter tout haut sur mon goût pour les armes à feu.

— J’espère, moi, que vous n’avez aucune crainte à cet égard ; et je vous répète que, loin de vous critiquer, je vous approuve et vous envie. Je voudrais, moi aussi, avoir une espérance, une conviction assez forte pour me faire hacher à coups de sabre derrière une barricade.

— Eh ! si le cœur vous en dit, vous pouvez vous adresser à moi. Voyez, Horace, est-ce que ne voilà pas une plume avec laquelle un jeune poëte comme vous pourrait écrire une belle page et se faire un nom immortel ? »

En parlant ainsi, il soulevait une carabine assez jolie qu’il s’était réservée pour son usage particulier. Horace la prit, la pesa dans sa main, en fit jouer la batterie, puis s’assit en la posant sur ses genoux, et tomba dans une rêverie profonde.

« À quoi bon vivre dans ce temps-ci ? s’écria-t-il lorsque Laravinière, achevant de serrer ses dangereux trésors, lui ôta doucement son arme favorite ; n’est-ce pas une vie d’avortement et d’agonie ? N’est-ce pas un leurre infâme que cette société nous fait, lorsqu’elle nous dit : Travaillez, instruisez-vous, soyez intelligents, soyez ambitieux, et vous parviendrez à tout ! et il n’y aura pas de place si haute à laquelle vous ne puissiez vous asseoir ! Que fait-elle, cette société menteuse et lâche, pour tenir ses promesses ? Quels moyens nous donne-t-elle de développer les facultés qu’elle nous demande et d’utiliser les talents que nous acquérons pour elle ? Rien ! Elle nous repousse, elle nous méconnaît, elle nous abandonne, quand elle ne nous étouffe pas. Si nous nous agitons pour parvenir, elle nous enferme ou nous tue ; si nous restons tranquilles, elle nous méprise ou nous oublie. Ah ! vous avez raison, Jean, grandement raison de vous préparer à un glorieux suicide !

— Oh ! si vous croyez que je songe à ma gloire et à celle de mes amis, vous vous trompez beaucoup, dit Laravinière. Je suis très-content de la société en ce qui me concerne. J’y jouis d’une indépendance absolue, et j’y savoure une fainéantise délicieuse. Je la traverse en véritable bohémien, et je n’y ai qu’une affaire, qui est de conspirer pour son renversement ; car le peuple souffre, et l’honneur appelle ceux qui se sont dévoués pour lui. Il en sera ce que Dieu voudra !

— Le peuple, voilà un grand mot, reprit Horace ; mais, soit dit sans vous offenser, je crois que vous vous souciez aussi peu de lui qu’il se soucie de vous. Vous aimez la guerre et vous la cherchez ; voilà tout, mon cher président : chacun obéit à ses instincts. Voyons, pourquoi aimeriez-vous le peuple ?

— Parce que j’en suis.

— Vous en êtes sorti, vous n’en êtes plus. Le peuple sent si bien que vous avez des intérêts différents des siens, qu’il vous laisse conspirer tout seul, ou peu s’en faut.

— Vous ne savez rien de cela, Horace, et je n’ai pas à m’expliquer là-dessus ; mais soyez sûr que je suis sincère quand je dis : « J’aime le peuple. » Il est vrai que j’ai peu vécu avec lui, que je suis une espèce de bourgeois, que j’ai des goûts épicuriens qui me gêneront si nous avons un jour un régime spartiate qui prohibe la bière et le caporal. Mais qu’importe tout cela ? Le peuple, c’est le droit méconnu, c’est la souffrance délaissée, c’est la justice outragée. C’est une idée, si vous voulez ; mais c’est l’idée grande et vraie de notre temps. Elle est assez belle pour que nous combattions pour elle.

— C’est une idée que l’on retournera contre vous quand vous l’aurez proclamée.

— Et pourquoi donc, à moins que je ne la désavoue ? Et pourquoi le ferais-je ? comment pourrais-je changer ? Est-ce qu’une idée meurt comme une passion, comme un besoin ? La souveraineté de tous sera toujours un droit : l’établir ne sera pas l’affaire d’un jour. Il y a bien de l’ouvrage pour toute ma vie, quand même je ne trouverais pas la mort au commencement. »

Ce n’était pas la première fois qu’ils débattaient leurs théories à cet égard. Jean y avait toujours eu le dessous, quoiqu’il eût pour lui la vérité et la conviction ; il n’avait pas l’intelligence assez prompte et assez subtile pour repousser toutes les objections et toutes les moqueries de son adversaire. Horace voulait aussi la république, mais il la voulait au profit des talents et des ambitions. Il disait que le peuple trouverait le sien à remettre ses intérêts aux mains de l’intelligence et du savoir ; que le devoir d’un chef serait de travailler au progrès intellectuel et au bien-être du peuple ; mais il n’admettait pas que ce même peuple dût avoir des droits sur l’action des hommes supérieurs, ni qu’il pût en faire un bon usage. Beaucoup d’aigreur entrait souvent dans ces discussions, et le grand argument d’Horace contre les démocrates bourgeois, c’est qu’ils parlaient toujours, et n’agissaient jamais.

Quand il eut acquis la preuve que Laravinière jouait un rôle actif, ou était prêt à le jouer, il conçut pour lui plus d’estime, et se repentit de l’avoir blessé. Tout en continuant de contester le principe d’une révolution en faveur du peuple, il crut à cette révolution, et désira d’y prendre part, afin d’y trouver de la gloire, des émotions, et un essor pour son ambition trompée par le régime constitutionnel. Il demanda à Jean sa confiance, se réconcilia avec lui ; et, soit qu’il y eût alors une apparence de sympathie chez les masses, soit que Laravinière se fit des illusions gratuites, Horace crut à un mouvement efficace, s’engagea par serment auprès de Jean à s’y jeter au premier appel, et se tint prêt à tout événement. Il se procura un fusil, et fit des cartouches avec une ardeur et une joie enfantines. Dès lors il fut plus calme, plus sédentaire, et d’une humeur plus égale. Ce rôle de conspirateur l’occupait tout entier. Ce rôle ranimait son espoir abattu ; il le vengeait secrètement de l’indifférence de la société envers lui ; il lui donnait une contenance vis-à-vis de lui-même, une attitude vis-à-vis de Jean et de ses camarades. Il aimait à inquiéter Marthe, à la voir pâlir lorsqu’il lui faisait pressentir les dangers auxquels il brûlait de s’exposer. Il se pleurait aussi un peu d’avance, et répandait des fleurs sur sa tombe ; il fit même son épitaphe en vers. Quand il rencontra madame la vicomtesse de Chailly à l’Opéra, et qu’elle le salua fort légèrement, il s’en consola en pensant qu’elle viendrait peut-être l’implorer lorsqu’il serait un homme puissant, un grand orateur ou un publiciste influent dans la république.

Soit que les événements qui approchaient ne fussent pas prévus par d’autres que par lui, soit que des circonstances cachées en eussent retardé l’accomplissement, Laravinière n’avait eu autre chose à faire qu’à fourbir ses fusils, dans l’attente d’une révolution, lorsque le choléra vint éclater dans Paris, et distraire douloureusement les masses de toute préoccupation politique.

J’étais à l’ambulance, roulé dans mon manteau, par une de ces froides nuits du printemps qui semblaient donner plus d’intensité au fléau, et j’attendais, en volant à l’ennemi un quart d’heure de mauvais sommeil, qu’on vint m’appeler pour de nouveaux accidents, lorsque je sentis une main se poser sur mon épaule. Je me réveillai brusquement, et me levant par habitude, je fus prêt à suivre la personne qui me réclamait, avant d’avoir ouvert tout à fait mes yeux appesantis par la fatigue. Ce fut seulement lorsqu’elle passa auprès de la lanterne rouge suspendue à l’entrée de l’ambulance, que je crus la reconnaître, malgré le changement qui s’était opéré en elle.

« Marthe ! m’écriai-je, est-ce donc vous ! Et pour qui venez-vous me chercher, grand Dieu ?

— Pour qui voulez-vous que ce soit ? dit-elle en joignant les mains. Oh ! venez tout de suite, venez avec moi ! »

J’étais déjà en route avec elle.

« Est-il gravement attaqué ? lui demandai-je chemin faisant.

— Je n’en sais rien, me dit-elle ; mais il souffre beaucoup, et son esprit est tellement frappé, que je crains tout. Il y a plusieurs jours qu’il a des pressentiments, et aujourd’hui il m’a dit à plusieurs reprises qu’il était perdu. Cependant il a bien dîné, il a été au spectacle, et en rentrant il a soupé.

— Et quels accidents ?

— Aucun ; mais il souffre, et il m’a dit avec tant de force de courir à l’ambulance, que la frayeur s’est emparée de moi tout à coup, et je puis à peine me soutenir.

— En effet, Marthe, vous avez le frisson. Appuyez-vous sur mon bras.

— Oh ! c’est seulement un peu de froid !

— Vous êtes à peine vêtue pour une nuit aussi froide, enveloppez-vous de mon manteau.

— Non, non, cela nous retarderait, marchons !

— Pauvre Marthe ! vous êtes maigrie, lui dis-je tout en marchant vite, et en regardant à la lueur blafarde des réverbères, ses joues amincies, que creusait encore l’ombre de ses cheveux noirs flottants au gré de la bise.

— Je suis pourtant très-bien portante, » me dit-elle d’un air préoccupé. Puis tout à coup, par une liaison d’idées qui ne s’était pas encore faite en elle : Dites-moi donc plutôt, s’écria-t-elle vivement, comment se porte Eugénie.

— Eugénie va bien, lui dis-je ; elle ne souffre que d’avoir perdu votre amitié.

— Ah ! ne dites pas cela ! répondit-elle avec un accent déchirant. Mon Dieu ! épargnez-moi ce reproche-là ! Dieu sait que je ne le mérite pas ! Dites-moi plutôt qu’elle m’aime toujours.

— Elle vous aime toujours tendrement, chère Marthe.

— Et vous aimez toujours Horace ? reprit Marthe, oubliant tout ce qui lui était personnel, et me tirant par le bras pour me faire courir.

Je courus, et nous fûmes bientôt près de lui. Il fit un cri perçant en me voyant, et se jetant dans mes bras :

« Ah ! maintenant je puis mourir, s’écria-t-il avec chaleur ; j’ai retrouvé mon ami. » Et il retomba sur son fauteuil, pâle et brisé, comme s’il était près d’expirer.

Je fus très-effrayé de cette prostration. Je tâtai son pouls, qui était à peine sensible. Je l’examinai, je le fis coucher, je l’interrogeai attentivement, et je me disposai à passer la nuit près de lui.

Il était malade en effet. Son cerveau était en proie à une exaspération douloureuse, tous ses nerfs étaient agités ; il avait une sorte de délire, il parlait de mort, de guerre civile, de choléra, d’échafaud ; et mêlant, dans ses rêves, les diverses idées qui le possédaient, il me prenait tantôt pour un croque-mort qui venait le jeter dans la fatale tapissière, tantôt pour le bourreau qui le conduisait au supplice. À ces moments d’exaltation succédaient des évanouissements, et quand il revenait à lui-même, il me reconnaissait, pressait mes mains avec énergie, et s’attachant à moi, me suppliait de ne pas l’abandonner, et de ne pas le laisser mourir. Je n’en avais pas la moindre envie, et je me mettais à la torture pour deviner son mal ; mais quelque attention que j’y apportasse, il m’était impossible d’y voir autre chose qu’une excitation nerveuse causée par une affection morale. Il n’y avait pas le moindre symptôme de choléra, pas de fièvre, pas d’empoisonnement, pas de souffrance déterminée. Marthe s’empressait autour de lui avec un zèle dont il ne semblait pas s’apercevoir, et, en la regardant, j’étais si frappé de son air de dépérissement, et d’angoisse, que je la suppliai d’aller se coucher. Je ne pus l’y faire consentir. Cependant, à la pointe du jour, Horace s’étant calmé et endormi, elle tomba à son tour assoupie sur un fauteuil au pied du lit. J’étais au chevet, vis-à-vis d’elle, et je ne pouvais m’empêcher de comparer la figure d’Horace, pleine de force et de santé, avec celle de cette femme que j’avais vue naguère si belle, et qui n’était plus devant mes yeux que comme un spectre.

J’allais m’endormir aussi, lorsque, sans réveiller personne, Laravinière entra sur la pointe du pied, et vint s’asseoir près de moi. Il avait passé lui-même la nuit auprès d’un de ses amis atteint du choléra, et, en rentrant, il avait appris que Marthe était allée à l’ambulance pour Horace. « Qu’a t-il donc ? » me demanda-t-il en se penchant vers lui pour l’examiner. Quand je lui eus avoué que je n’y voyais rien de grave, et que cependant il m’avait occupé et inquiété toute la nuit, Jean haussa les épaules. « Voulez-vous que je vous dise ce que c’est ? me dit-il en baissant la voix encore davantage : c’est une panique, rien de plus. Voilà deux ou trois fois qu’il nous a fait des scènes pareilles ; et si j’avais été ici ce soir, Marthe n’aurait pas été, tout effrayée, vous déranger. Pauvre femme ! elle est plus malade que lui.



J’étais à l’ambulance, roulé dans mon manteau. (Page 63.)

— C’est ce qui me semble. Mais vous me paraissez, vous, bien sévère pour mon pauvre Horace ?

— Non ; je suis juste. Je ne prétends pas qu’Horace soit ce qu’on appelle un lâche ; je suis même sûr qu’il est brave, et qu’il irait résolument au feu d’une bataille ou d’un duel. Mais il a ce genre de lâcheté commun à tous les hommes qui s’aiment un peu trop : il craint la maladie, la souffrance, la mort lente, obscure et douloureuse qu’on trouve dans son lit. Il est ce que nous appelons douillet. Je l’ai vu une fois tenir tête, dans la rue, à des gens de mauvaise mine qui voulaient l’attaquer, et que sa bonne contenance a fait reculer ; mais je l’ai vu aussi tomber en défaillance pour une petite coupure qu’il s’était faite au bout du doigt en taillant sa plume. C’est une nature de femme, malgré sa barbe de Jupiter Olympien. Il pourrait s’élever à l’héroïsme, il ne supporte pas un bobo.

— Mon cher Jean, répondis-je, je vois tous les jours des hommes dans toute la force de l’âge et de la volonté, qui passent pour fermes et sages, et que la pensée du choléra (et même de bien moindres maux) rend pusillanimes à l’excès. Ne croyez pas qu’Horace soit une exception. Les exceptions seules affrontent la maladie avec stoïcisme.

— Aussi ne fais-je point, reprit-il, le procès à votre ami ; mais je voudrais que cette pauvre Marthe s’habituât à ses manières, et ne prît pas l’alarme toutes les fois qu’il lui passe par la tête de se croire mort.

— Est-ce donc là, demandai-je, la cause de son air triste et accablé ?

— Oh ! ce n’en est qu’une entre toutes. Mais je ne veux pas faire ici le délateur. Je me suis abstenu jusqu’à présent de vous dire ce qui se passait. Puisque vous voilà revenu chez eux, vous en jugerez bientôt par vous-même.