Horace (Sand)/Chapitre 30

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 92-95).
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XXX.

À la fin de l’été, la vicomtesse avait hâté son départ de la campagne, sous prétexte d’affaires pressantes, mais en réalité pour fuir Horace, qu’elle n’aimait plus, et que même elle commençait à détester. Pour se débarrasser de cet amant dangereux, elle avait écrit à son vieux ami le marquis de Vernes, et lui avait demandé conseil comme elle avait coutume de le faire lorsqu’elle avait besoin de lui. Elle lui avait avoué en même temps et son goût pour Horace et le dégoût qui l’avait suivi, le mépris et le ressentiment que lui avaient causé ses indiscrétions, et la crainte qu’elle éprouvait qu’il n’en commit de nouvelles. Elle lui avait raconté comment, ayant essayé de le traiter d’un peu haut pour l’habituer au respect, ce moyen avait échoué : Horace avait voulu faire sentir ses droits, et, pour se faire craindre sans se rendre odieux, il avait parlé de jalousie et de vengeance comme un héros de Calderon. Léonie, épouvantée, demandait en grâce au marquis de venir à son secours pour la délivrer de ce forcené. « J’avais bien prévu ce qui arrive, avait répondu le marquis. Ce jeune homme m’a plu, et à vous encore d’avantage. Il a les qualités du talent et les travers de l’homme de rien. Il vous aime, et il va bientôt vous haïr, parce que vous ne pouvez ni le haïr, ni l’aimer comme il l’entend. Sa haine ou son amour vous seront également funestes. Il n’y a qu’un moyen de vous en préserver : c’est de travailler à le rendre indifférent. Pour cela, il faut bien vous garder de lui témoigner de l’indifférence. Ce serait ranimer ses désirs, éveiller son dépit, et le pousser aux dernières extrémités. Soyez passionnée au contraire ; renchérissez sur ses jalousies, sur ses injustices, sur ses menaces. Effrayez-le, fatiguez-le d’émotions. Tâchez de l’ennuyer à force d’exigences. Faites l’amante espagnole à votre tour, et rendez-le si malheureux, qu’il désire vous quitter. Tâchez qu’il fasse le premier pas vers une rupture, et qu’il le fasse violemment ; alors vous serez sauvée : il aura eu les premiers torts. Votre empressement à en profiter pour l’abandonner sera de la fierté légitime, la dignité d’un grand caractère, la colère implacable d’un grand amour ! Je vous réponds du reste. Je m’emparerai de lui quand l’occasion sera venue ; j’écouterai ses plaintes, je lui prouverai qu’il est le seul coupable, et, tout en vous haïssant, il sera forcé de vous respecter. Il vous importunera peut-être, il fera des folies pour arriver jusqu’à vous. Soyez sans pitié. Peut-être se brûlera-t-il la cervelle, mais seulement un peu ; il a trop d’esprit pour vouloir renoncer aux beaux romans dont son avenir est gros. Toutes les extravagances qu’il pourra faire alors pour vous, loin de vous compromettre, tourneront au triomphe de votre fierté. Tout le monde saura peut-être que ce jeune homme vous adore ; mais on saura aussi que vous le réduisez au désespoir ; et s’il lui arrive de se vanter du passé dans sa colère, on le regardera comme un fat ou comme un fou. De tout ceci, ma belle amie, il résultera pour vous un surcroît de gloire. Votre puissance sera plus enviée que jamais par les femmes, et les hommes viendront se prosterner par centaines à vos genoux. »

La vicomtesse suivit fidèlement le conseil de son mentor. Elle joua si bien la passion, qu’Horace en fut épouvanté. Dès qu’elle le vit reculer, elle avança, et ne craignit pas d’exiger de lui qu’il l’enlevât. Cette idée sourit d’abord à Horace, à cause du retentissement qu’aurait une pareille aventure, et de l’honneur que lui ferait, dans la province et même dans le monde, la passion échevelée d’une dame de ce rang et de cet esprit. La vicomtesse frémit en le voyant irrésolu ; mais, au bout de vingt quatre heures, Horace s’effraya de l’idée de vivre avec une maîtresse aussi jalouse et aussi impérieuse. Il songea à la souffrance qu’il éprouverait lorsque les curieux, se précipitant sur ses pas pour le voir passer avec sa conquête, l’un dirait : « Tiens ! elle n’est pas plus belle que cela ? » l’autre : « Elle n’est, pardieu, pas jeune ! » Et, tout bien considéré, il refusa le sacrifice qu’elle lui offrait, sous prétexte qu’il était pauvre, et qu’il ne pouvait se résoudre à faire partager sa misère à une femme comme elle, bercée dans l’opulence. Ce prétexte était d’ailleurs assez bien fondé. La vicomtesse feignit de n’en tenir compte, de dédaigner les richesses, de vouloir braver le monde, qu’elle prétendait haïr et mépriser. Mais dès qu’elle se fut bien assurée de la répugnance sincère d’Horace à prendre ce parti, elle l’accusa de ne point l’aimer ; elle feignit d’être jalouse d’Eugénie ; elle inventa je ne sais quels sujets absurdes de soupçon et de ressentiment. Elle pleura même, et s’arracha quelques faux cheveux. Puis tout à coup elle chassa Horace de son boudoir, fit ses apprêts de départ, refusa de recevoir ses excuses et ses adieux, et s’en retourna à Paris, bien fatiguée du drame qu’elle venait de jouer, bien satisfaite d’être enfin délivrée du sujet de ses terreurs.

De ce moment, ainsi que l’avait prédit le marquis, sa victoire fut assurée ; et Horace, tout en la plaignant de sa prétendue douleur, tout en se réjouissant de n’avoir plus à en subir les violences, se sentit le plus faible, parce qu’il se crut le plus froid.

Les jeunes gens nobles du pays qui avaient composé la cour ordinaire de Léonie restèrent dans leurs châteaux pour s’y adonner au plaisir de la chasse durant l’automne ; et l’un d’eux, qui avait pris Horace en amitié, et qui le tenait sérieusement pour un grand homme, l’invita à venir achever la saison dans ses terres. Horace accepta cette offre avec plaisir. Son hôte était riche et garçon. Il avait peu d’esprit, aucune instruction, un bon cœur et de bonnes manières. C’était l’homme qu’Horace pouvait éblouir de son érudition et charmer par le brillant de son esprit, en même temps qu’il trouvait à profiter dans son commerce pour se former aux habitudes aristocratiques, dont il était alors plus que jamais infatué.

Son premier besoin fut d’oublier les semaines d’agitation pénible qu’il venait de subir, et la maison de Louis de Méran lui fut un lieu de délices. Avoir de beaux chevaux à monter, un tilbury à sa disposition, des armes magnifiques et des chiens excellents pour la chasse, une bonne table, de gais convives, voire quelques autres distractions dont il ne se vanta pas à moi après tout le mépris qu’il avait témoigné pour ce genre de plaisir, mais auxquelles il s’abandonna en voyant ses modèles les dandys vanter et cultiver la débauche : c’en fut assez pour l’étourdir et l’enivrer jusqu’aux approches de l’hiver. Comme il était réellement supérieur par son intelligence à tous ses nouveaux amis, il rachetait à force d’esprit le défaut de naissance, de fortune et d’usage, dont, au reste, on ne lui eût fait un tort que s’il en eût fait parade ; mais il s’en garda bien. Il craignit tellement de voir l’orgueil de ces jeunes gens s’élever au-dessus du sien, qu’il leur laissa croire qu’il était d’une bonne famille de robe, et jouissait d’une honnête aisance. L’exiguïté de sa valise donnait bien un démenti à ses gasconnades : mais il était en voyage ; c’était par hasard qu’il s’était arrêté dans ce pays, où il était venu seulement avec l’intention de passer quelques jours ; et pour rendre excusable aux yeux de Louis de Méran, la légèreté de sa bourse, qui était par trop évidente, il feignit plusieurs fois de vouloir partir, afin, disait-il, d’aller chercher au moins chez son banquier l’argent qui lui manquait.

« Qu’à cela ne tienne ! lui dit son hôte, qui avait le malheur de s’ennuyer lorsqu’il était seul dans son château, et pour qui Horace était une société agréable, ma bourse est à votre disposition. Combien vous faut-il ? Voulez-vous une centaine de louis ?

— Il ne me faut rien qu’une centaine de francs, s’écria Horace, à qui une offre aussi magnifique fit ouvrir de grands yeux, et qui jusque-là ne s’était tourmenté que de la manière dont il donnerait le pourboire aux laquais de la maison en s’en allant.

— Vous n’y songez pas ! lui dit son ami : nous allons avoir une grande réunion de jeunes gens, à l’occasion d’une sorte de fête villageoise où nous allons tous, et où nous passons quelquefois huit jours en parties de plaisir. On y joue un jeu d’enfer. Il faudra que vous puissiez jeter quelques poignées d’or sur la table, si vous ne voulez, vous, inconnu dans la province, passer pour une espèce. »

Bien qu’Horace sût parfaitement qu’il ne pourrait jamais rendre cet argent, à moins d’être heureux au jeu, il n’eut pas plus tôt entrevu cette chance de succès, qu’il s’y confia aveuglément, et accepta les offres de son ami. Il n’avait jamais joué de sa vie, parce qu’il n’avait jamais été à même de le faire, et il ignorait tous les jeux excepté le billard, où il était de première force, ce qui lui avait valu l’estime de plusieurs des graves personnages au milieu desquels il s’était lancé. Il eut bientôt compris la bouillotte en les voyant s’y exercer, et le jour de la fête, il débuta avec passion dans cette nouvelle carrière d’émotions et de périls. Il eut, pour son malheur à venir, un bonheur insolent ce jour-là. Avec cent louis il en gagna mille. Il se hâta de restituer la somme première à Louis de Méran, mit de côté quatre cents louis, et continua à jouer les jours suivants avec les cinq cents autres. Il perdit, regagna, et, après plusieurs fluctuations de la fortune, retourna enfin au château de Méran avec dix-sept mille francs en or et en billets de banque dans sa valise. Pour un jeune homme qui avait de grands besoins d’argent, et qui n’avait jamais connu qu’un sort précaire, c’était une fortune. Il en pensa devenir fou de joie, et je crois bien qu’à partir de là il le devint réellement un peu. Il vint nous voir pour nous faire part de son bonheur, et ne songea pas à me restituer cent cinquante louis qu’il me devait. Je n’osai le lui rappeler, quoique je fusse assez gêné ; je regardais comme impossible qu’il l’oubliât. Cependant il ne s’en souvint jamais, et je le lui pardonne de tout mon cœur, certain que sa volonté n’y fut pour rien. L’empressement avec lequel il vint m’annoncer sa richesse en est la meilleure preuve. Son premier soin fut d’envoyer cent louis à sa mère ; mais il n’osa pas lui dire que c’était l’argent du jeu : la bonne femme s’en fût effrayée plus que réjouie. Il lui manda que c’était le prix de travaux littéraires auxquels il se livrait dans mon ermitage, et qu’il envoyait à Paris à un éditeur.

« Je prétends, me dit-il en riant, la réconcilier avec la profession d’homme de lettres, qu’elle avait tant de regret à me voir embrasser, et qu’elle va désormais regarder comme très-honorable. Dans quelques mois je lui enverrai encore un millier de francs, ainsi de suite, tant que j’aurai de l’argent. Que ne puis-je lui faire passer dès aujourd’hui la somme entière ! Je serais si heureux de pouvoir m’acquitter en un instant des sacrifices qu’elle fait pour moi depuis que j’existe ! Mais elle comprendrait si peu ce qui m’arrive, qu’elle me demanderait des explications impossibles ; et les gens de ma province, qui sont aussi judicieux que charitables, voyant la mère Dumontet remonter sa vaisselle et acheter des robes à sa fille, en concluraient certainement que, pour procurer à ma famille une telle opulence, il faut que j’aie assassiné quelqu’un. Il est vrai que mon bon père, qui se pique un peu de belles-lettres, voudra lire de ma prose imprimée. Je lui dirai que j’écris sous un pseudonyme, et je couperai, dans un volume de quelque poète mystique allemand nouvellement traduit, une centaine de pages que je lui enverrai en lui disant qu’elles sont de moi. Il n’y verra que du feu, et il les montrera à tous les beaux esprits de sa petite ville, qui, n’y comprenant goutte, reconnaîtront enfin que je suis un homme supérieur. »

En disant ces folies, Horace, qui se moquait parfois de lui-même de fort bonne grâce, éclata de rire. C’était la vérité qu’il eût envoyé tout son argent à sa mère s’il eût pu le faire à l’instant même sans l’effrayer. Son cœur était généreux ; et s’il se réjouissait tant d’être riche, ce n’était pas tant à cause de la possession, qu’à cause de l’espèce de victoire remportée sur ce qu’il appelait son mauvais destin. Malheureusement il ne songea plus à ses résolutions le lendemain. Sa mère ne reçut plus rien de lui, et tous ses créanciers de Paris furent également oubliés. Il ne lui resta, de cet instant de dévouement enthousiaste, qu’une sorte d’orgueil insensé et bizarre, qui consistait à croire à son étoile en fait de succès d’argent, comme Napoléon croyait à la sienne en fait de gloire militaire. Cette confiance absurde en une providence occupée à favoriser ses caprices, et en un dieu disposé à intervenir dans toutes ses entreprises, le rendit vain et téméraire. Il commença à mener le train d’un jeune homme pour qui quinze mille francs auraient été le semestre d’une pension de trente mille. Il acheta un cheval, sema les pièces d’or à tous les valets de son hôte, écrivit à Paris à son tailleur qu’il avait fait un héritage, et qu’il eût à lui envoyer les modes les plus nouvelles. Quinze jours après, il se montra équipé le plus ridiculement du monde. Ses amis se moquèrent de cet accoutrement de mauvais goût, et lui conseillèrent de destituer son tailleur du quartier latin pour une célébrité de la fashion. Il distribua aussitôt sa nouvelle garde-robe aux piqueurs de ces messieurs, et en commanda une autre à Humann, qui habillait Louis de Méran. Recommandé par ce jeune homme élégant et riche, il eut chez ce prince des tailleurs un crédit ouvert dont il ne s’inquiéta pas, et qui creusa sous lui comme un gouffre invisible.

Les joyeux compagnons qui l’entouraient, dès qu’ils le virent insolemment prodigue et revêtu d’un costume de dandy qui déguisait incroyablement son origine plébéienne, l’adoptèrent tout à fait, et firent de lui le plus grand cas. Ce n’est plus le temps, c’est l’argent qui est un grand maître. Horace, n’étant plus retenu et contristé par la misère, se livra à tous les élans de sa brillante gaieté et de son audacieuse imagination. L’argent fit en lui des miracles ; car il lui rendit, avec la confiance en l’avenir et les jouissances du présent, l’aptitude au travail, qu’il semblait avoir à jamais perdue. Il retrouva toutes ses facultés, émoussées par les chagrins et les soucis de l’hiver précédent. Son humeur redevint égale et enjouée. Ses idées, sans devenir plus justes, se coordonnèrent et s’étendirent. Son style se forma tout à coup. Il écrivit un petit roman fort remarquable, dont la triste Marthe fut l’héroïne, et ses amours le sujet. Il s’y donna un plus beau rôle qu’il ne l’avait eu dans la réalité ; mais il y motiva et y poétisa ses fautes d’une manière très-habile. L’on peut dire que son livre, s’il eût eu plus de retentissement, eût été un des plus pernicieux de l’époque romantique. C’était non pas seulement l’apologie, mais l’apothéose de l’égoïsme. Certainement Horace valait mieux que son livre ; mais il y mit assez de talent pour donner à cet ouvrage une valeur réelle. Comme il était riche alors, il trouva facilement un éditeur ; et le roman, imprimé à ses frais, et publié peu de temps après son retour à Paris, eut une sorte de succès, surtout dans le monde élégant.

Cette vie de luxe, mêlée de travail intellectuel et d’activité physique, était l’idéal et l’élément véritable d’Horace. Je remarquai que sa parole et ses manières, d’abord ridicules lorsqu’il avait voulu les transformer de bourgeoises en patriciennes, devinrent gracieuses et dignes, lorsque fort de son propre mérite et riche de son propre argent, il ne chercha plus, en se réformant, à imiter personne. À Paris, ses nouveaux amis le présentèrent dans diverses maisons riches ou nobles, où il vit l’ancienne bonne compagnie et le nouveau grand monde. Il vit les fêtes des banquiers israélites, et les soirées moins somptueuses et plus épurées de quelques duchesses. Il entra partout avec aplomb, certain de n’être déplacé nulle part, après avoir été l’amant et l’élève de la précieuse vicomtesse de Chailly.

Au bout de deux mois d’une telle vie, Horace fut complètement transfiguré. Il vint nous voir un matin dans son tilbury, avec son groom pour tenir son beau cheval. Il monta nos cinq étages comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie, et eut le bon goût de ne pas paraître essoufflé. Sa mise était irréprochable ; sa chevelure inculte avait enfin été domptée par Boucherot, successeur de Michalon. Il avait la main blanche comme celle d’une femme, les ongles taillés en biseau, des bottes vernies et une canne Verdier. Mais ce qu’il y avait de plus extraordinaire, c’est qu’il avait pris un ton parfaitement naturel, et qu’il était impossible de deviner que tout cela fût le résultat d’une étude. La seule chose qui trahit la nouveauté de sa métamorphose, c’était l’espèce de joie triomphante qui éclairait son front comme une auréole. Eugénie, à qui il baisa la main en arrivant (pour la première fois de sa vie), eut un peu de peine d’abord à tenir son sérieux, et finit par s’étonner autant que moi de la facilité avec laquelle ce jeune papillon avait dépouillé sa chrysalide. Il avait été à si bonne école, qu’il avait appris non-seulement à se bien tenir, mais encore à bien causer. Il ne parlait plus de lui ; il nous questionnait sur tout ce qui pouvait nous intéresser personnellement, et il avait l’air de s’y intéresser lui-même. Nous avions vu ses premiers efforts pour atteindre au type qu’il possédait enfin, et nous étions émerveillés qu’il eût déjà perdu l’enflure et l’arrogance du parvenu. « Parle-moi donc de toi un peu, lui dis-je. Tes affaires me paraissent florissantes. J’espère que ta nouvelle fortune ne repose pas entièrement sur les cartes, mais bien sur la littérature, où tu as fait un si joli début. — L’argent du jeu tire à sa fin, me répondit-il naïvement ; j’espère bien le renouveler en puisant à la même source, et jusqu’ici mes essais ne sont pas malheureux ; mais comme il faut être en mesure de perdre, j’ai songé à la littérature, comme à un fonds plus solide. Mon éditeur m’a versé ces jours-ci trois mille francs pour un petit volume que je lui ferai en une quinzaine de jours ; et si le public reçoit celui-là avec autant d’indulgence que l’autre, j’espère que je ne me trouverai plus à court d’argent. » trois mille francs un petit volume, pensai-je, c’est un peu cher ; mais tout dépend des arrangements.

« Il faut, lui dis-je, que je te parle de ce roman que tu viens de publier. — Oh ! je t’en prie, s’écria-t-il, ne m’en parle pas. C’est si mauvais, que je voudrais bien n’en entendre jamais parler. — Ce n’est pas mauvais le moins du monde, repris-je : on peut même dire, au point de vue de l’art, que c’est une paraphrase très-remarquable d’Adolphe, ce petit chef-d’œuvre littéraire de Benjamin Constant, que tu sembles avoir pris pour modèle. »

Ce compliment ne plut pas beaucoup à Horace ; sa figure changea tout d’un coup.

« Tu trouves, me dit-il en s’efforçant de garder son air indifférent, que mon livre est un pastiche ? C’est bien possible : mais je n’y ai pas songé, d’autant plus que je n’ai jamais lu Adolphe.

— Je te l’ai prêté cependant l’année dernière.

— Tu crois ?

— J’en suis certain.

— Ah ! je ne m’en souviens pas. Alors mon livre est une réminiscence.

— Il est impossible, repris-je, que le premier ouvrage d’un auteur de vingt ans soit autre chose ; mais comme le tien est bien fait, bien écrit et intéressant, personne ne s’en plaint. Cependant, au risque d’être pédant, je veux te gronder un peu quant au sujet. Tu as fait, ce me semble, la réhabilitation de l’égoïsme…

— Ah ! mon cher, laissons cela, je t’en prie, dit Horace avec un peu d’ironie, tu parles comme un journaliste. Je te vois venir ! tu vas me dire que mon livre est une mauvaise action. J’ai lu au moins ce mois-ci quinze feuilletons qui finissaient de même. »

J’insistai. Je lui fis un peu la guerre ; je combattis ses théories de l’art pour l’art avec une sorte d’obstination dont je me faisais un devoir d’amitié envers lui, mais contre laquelle ne tint pas longtemps le vernis de modestie enjouée que l’étude du goût lui avait donné.

Il s’impatienta, se défendit avec humeur, attaqua mes idées avec amertume ; et, perdant peu à peu toutes ses grâces et tout son calme d’emprunt pour revenir à ses anciennes déclamations, à ses éclats de voix, à ses gestes de théâtre, même à quelques-unes de ces locutions de café-billard du quartier latin, il laissa le vieil homme sortir du sépulcre mal blanchi où il avait prétendu l’enfermer. Quand il s’aperçut de ce qui lui arrivait, il en fut si honteux et si courroucé intérieurement, qu’il devint tout à coup sombre et taciturne. Mais ceci n’était pas plus nouveau pour nous que sa colère bruyante : nous l’avions si souvent vu passer de la déclamation à la bouderie !

« Tenez, Horace, lui dit Eugénie en lui posant familièrement ses deux mains sur les épaules, tout charmant que vous étiez au commencement de votre visite, et tout maussade que vous voilà maintenant, je vous aime encore mieux ainsi. Au moins c’est vous, avec tous vos défauts, que nous savons par cœur, et qui ne nous empêchent pas de vous aimer ; au lieu que, quand vous voulez être accompli, nous ne vous reconnaissons plus, et nous ne savons que penser.

— Grand merci, ma belle, » dit Horace en cherchant à l’embrasser cavalièrement pour la punir de son impertinence. Mais elle s’en préserva en le menaçant d’une petite balafre de son aiguille au visage, ce qui l’eût empêché de paraître le soir dans le monde, et il ne s’y exposa point. Il essaya de reprendre son air aisé et ses manières distinguées avant de nous quitter ; mais il n’en put venir à bout, et, se sentant gauche et guindé, il abrégea sa visite.

« Je crains que nous ne l’ayons fâché, et qu’il ne revienne pas de si tôt, dis-je à Eugénie lorsqu’il fut parti.

— Nous le reverrons quand il aura gagné encore de l’argent, et qu’il aura un coupé à deux chevaux à nous faire voir, répondit-elle.

— Pendant un quart d’heure je l’ai cru corrigé de tous ses défauts, repris-je, et je m’en réjouissais.

— Et moi, je m’en affligeais, dit Eugénie ; car il me semblait être arrivé à l’impudence, qui est le pire de tous les vices. Heureusement, voyez-vous, il ne pourra jamais s’empêcher d’être ridicule, parce qu’en dépit de toutes ses affectations, il a un fonds de naïveté qui l’emporte. »

Ce même jour, nous fûmes surpris et bouleversés par une visite autrement agréable. Comme nous étions encore penchés sur le balcon pour suivre de l’œil le rapide tilbury d’Horace, nous remarquâmes qu’il faillit, au détour du pont, écraser un homme et une femme qui venaient à sa rencontre en se donnant le bras, et en causant la tête baissée, sans faire attention à ce qui se passait autour d’eux. Horace cria : Gare donc ! d’une voix retentissante qui monta jusqu’à nous par-dessus tous les bruits du dehors, et nous le vîmes fouetter son cheval fougueux avec quelque intention d’effrayer ces gens malappris qui l’avaient forcé de s’arrêter une seconde. Nos yeux suivirent involontairement ce couple modeste qui venait toujours de notre côté, et qui semblait n’avoir remarqué ni le dandy ni son équipage. Ils marchaient appuyés l’un sur l’autre, et plus lentement que tous les gens affairés qui suivaient le trottoir.

« As-tu jamais observé, me dit Eugénie, qu’on peut deviner, à l’allure de deux personnes de sexe différent qui se donnent le bras, le sentiment qu’elles ont l’une pour l’autre ? Voici un couple qui s’adore, je le parierais ! ils sont jeunes tous deux, je le vois à leur taille et à leur démarche. La femme doit être jolie, du moins elle a une tournure charmante ; et à la manière dont elle s’appuie sur le bras de ce jeune mari ou de ce nouvel amant, je vois qu’elle est heureuse de lui appartenir.

— Voilà tout un roman dont ces deux passants ne se doutent peut-être guère, répondis-je. Mais vois donc, Eugénie ! à mesure que cet homme s’approche, il me semble le reconnaître. Il a fait un geste comme Arsène ; il lève la tête vers notre balcon. Mon Dieu ! si c’était lui ?

— Je ne vois pas ses traits de si haut, dit Eugénie ; mais quelle serait donc cette femme qu’il accompagne ? À coup sûr, ce n’est ni Suzanne ni Louison.

— C’est Marthe ! m’écriai-je. J’ai de bons yeux ; elle nous a regardés, elle entre ici… Oui, Eugénie, c’est Marthe avec Paul Arsène !

— Ne me fais pas de pareils contes ! dit Eugénie tout émue en s’arrachant du balcon. Ce sont de fausses joies que tu me donnes. »

J’étais si sûr de mon fait, que je m’élançai sur l’escalier à la rencontre de ces deux revenants, qui, un instant après, pressaient Eugénie dans leurs bras entrelacés. Eugénie, qui les avait crus morts l’un et l’autre, et qui les avait amèrement pleurés, faillit s’évanouir en les retrouvant, et ne reprit la force de les embrasser qu’en les arrosant de larmes. Cet accueil les toucha vivement, et ils passèrent plusieurs heures avec nous, durant lesquelles ils nous informèrent complaisamment des moindres détails de leur histoire et de leur vie présente. Quand Eugénie sut que son amie était actrice, elle la regarda avec surprise, et me dit en la montrant :

« Vois donc comme elle est toujours la même ! elle a embelli, elle est mise avec plus d’élégance ; mais sa voix, son ton, ses manières, rien n’a changé. Tout cela est aussi simple, aussi vrai, aussi aimable que par le passé. Ce n’est pas comme… » Et elle s’arrêta pour ne pas prononcer un nom que Marthe, dans son récit, avait répété cependant plusieurs fois sans émotion pénible. Mais à chaque instant, Eugénie, en regardant Paul et Marthe, et en poursuivant intérieurement son parallèle avec Horace, ne pouvait s’empêcher de s’écrier :

« Mais ce sont eux ! ils n’ont pas changé. Il me semble que je les ai quittés hier. »

Marthe voulut avoir l’explication de ces réticences, et je jugeai qu’il valait mieux lui parler ouvertement et naturellement d’Horace que de la forcer à nous interroger sur son compte. Je lui racontai la visite qu’il venait de nous faire, et tout ce qui devait expliquer cette opulence soudaine. Je lui parlai même de ses relations avec la vicomtesse de Chailly. Je crus devoir le faire pour mettre la dernière main, s’il en était besoin, à la guérison de cette âme sauvée. Elle en sourit de pitié, frémit légèrement, et, se jetant dans le sein de son époux, elle lui dit avec un sourire doux et triste :

« Tu vois que je connaissais bien Horace ! »

Ils furent forcés de nous quitter à quatre heures. Marthe jouait le soir même. Nous allâmes l’entendre, et nous revînmes tout émus et tout bouleversés de son talent, joyeux jusqu’aux larmes d’avoir retrouvé ces deux êtres chéris, unis enfin et heureux l’un par l’autre.