Horace (Sand)/Chapitre 32

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Horace (Sand)
HoraceJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 100-107).
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XXXII.

Il passa donc trois ou quatre jours dans la solitude, en proie aux angoisses de la honte et de la misère, ne sachant où fuir l’une et comment arrêter les progrès de l’autre. Son âme avait reçu la plus douloureuse atteinte qu’elle fût disposée à ressentir. Les chagrins de l’amour, les tourments du remords, les soucis même de la pauvreté ne l’avaient jamais sérieusement ébranlé ; mais une profonde blessure portée à sa vanité était plus qu’il ne fallait pour le punir. Malheureusement ce n’était pas assez pour le corriger. Horace était sans force et sans espoir de réaction contre l’arrêt qui venait de le frapper. Enfermé dans un grenier, errant la nuit seul par les rues, il se tordait les mains et versait des larmes comme un enfant. Le monde, c’est-à-dire la vie d’apparat et de dissipation, cet élysée de ses rêves, ce refuge contre tous les reproches de sa conscience, lui était donc fermé pour jamais ! Les consolations que Louis de Méran avait essayé de lui donner lui paraissaient illusoires. Il savait bien que les gens qui vivent de prétentions, selon eux légitimes, sont sans pitié pour les prétentions mal fondées d’autrui. Il avait assez de fierté pour ne vouloir pas rentrer en grâce en cherchant à justifier sa conduite ; et lors même qu’il eût été assuré de sortir vainqueur aux yeux du monde d’une lutte contre la vicomtesse, la seule pensée d’affronter des humiliations comme celles qu’il venait de subir le faisait frémir de douleur et de dégoût.

Il avait fait tant d’étalage de sa courte prospérité, tant auprès de ses anciens amis que dans sa correspondance avec ses parents, qu’il n’osait plus, dans sa détresse, s’adresser à personne. Et à vrai dire il ne pouvait s’arrêter à aucun projet. Il sentait bien que le plus court et le plus sage était de retourner dans son pays, et d’y travailler à une œuvre littéraire, afin de payer ses dernières dettes et d’amasser de quoi se mettre en route, à pied, pour l’Italie ; mais il n’avait pas ce courage. Il savait que ses parents, abusés sur ses succès littéraires, n’avaient pas manqué de les proclamer sur tous les toits de leur petite ville, et il craignait qu’un beau jour une médisance, recueillie par hasard au loin, n’y vint changer en mépris la considération qu’il s’était faite. Six mois plus tôt, il eût emprunté gaiement et insoucieusement un louis par semaine à différents camarades d’études. Dans ce monde-là, nul ne rougit d’être pauvre, et l’on se conte l’un à l’autre en riant qu’on n’a pas dîné la veille, faute de neuf sous pour payer son écot chez Rousseau. Mais quand on a fréquenté les salons fermés aux nécessiteux, quand on a éclaboussé de son équipage les amis qui vont à pied, on cache son indigence comme un vice et sa faim comme un opprobre.

Cependant, un soir, Horace se décida à monter chez moi, non sans être revenu sur ses pas dix fois au moins. Son aspect était déchirant à voir ; sa figure était flétrie, ses joues creusées, ses yeux éteints. Sa chevelure en désordre portait encore les traces de la frisure, et, cherchant à reprendre son attitude naturelle, se dressait par mèches raides et contournées autour de son front. Le courage de dissimuler sa misère sous un essai de propreté lui avait manqué. On voyait dans toute sa personne négligée et débraillée le découragement profond où il s’était laissé tomber. Sa chemise fine et plissée avec recherche, était sale et chiffonnée. Son habit, d’une coupe élégante, avait plusieurs boutons emportés ou brisés, et l’on voyait que depuis plusieurs jours il n’avait pas songé à le brosser. Ses bottes étaient couvertes d’une boue sèche. Il n’avait pas de gants, et il portait, en guise de canne, un gros bâton plombé, comme s’il eût été sans cesse en garde contre quelque guet-apens.

Heureusement nous étions prévenus, Eugénie et moi, et nous ne fîmes paraître aucune surprise de le voir ainsi métamorphosé. Nous feignîmes de ne pas nous en apercevoir, et, sans lui faire de questions, nous lui proposâmes bien vite de dîner avec nous. Nous avions déjà dîné pourtant ; mais Eugénie, en moins d’un quart d’heure, nous organisa un nouveau repas auquel nous fîmes semblant de toucher, et dont Horace avait trop besoin pour s’apercevoir de la supercherie. Il était si affamé, qu’il éprouva un accablement extraordinaire aussitôt qu’il se fut assouvi, et tomba endormi sur sa chaise avant que la nappe fut enlevée. L’appartement que Marthe avait occupé à côté du nôtre se trouvait par hasard vacant. Nous y portâmes à la hâte un lit de sangle et quelques chaises ; puis, s’approchant d’Horace avec douceur, Eugénie lui dit :

« Vous êtes fort souffrant, mon cher Horace, et vous feriez bien de vous jeter sur un lit que nous avons pu offrir ces jours derniers à un ami de province, et qui est encore là tout prêt. Profitez-en jusqu’à ce que vous vous sentiez mieux.

— Il est vrai que je me sens tout à fait malade, répondit Horace ; et si je ne suis pas indiscret, j’accepte l’hospitalité jusqu’à demain. » Il se laissa conduire dans la chambre de Marthe, et ne parut frappé d’aucun souvenir pénible. Il était comme abruti, et cet état, si contraire à son animation naturelle, avait quelque chose d’effrayant.

Il dormait encore le lendemain matin, lorsque Paul Arsène entra chez nous, portant l’enfant de Marthe dans ses bras. « Je vous apporte votre filleul, dit-il à Eugénie, qui avait pris ce gros garçon en affection, et qui lui avait donné le nom d’Eugène. Sa mère est accablée de travail aujourd’hui, et moi par conséquent. Elle débute ce soir au Gymnase, où je suis reçu caissier comme vous savez. La mère Olympe est un peu malade et perd la tête. Nous craignons que notre trésor ne soit mal soigné. Il faut que vous veniez à notre secours et que vous le gardiez toute la journée, si vous pouvez le faire sans trop vous gêner.

— Donnez-moi bien vite le trésor, s’écria Eugénie en s’emparant avec joie du marmot, que, dans sa tendresse naïve et grande, Arsène n’appelait plus autrement.

— Le trésor est adorable, lui dis-je ; mais songez-vous à l’entrevue qui est inévitable tout à l’heure ?…

— Arsène, dit Eugénie, prends ton courage et ton sang-froid à deux mains : Horace est ici. »

Arsène pâlit, « N’importe, dit-il ; d’après ce que vous m’aviez confié, je devais bien m’attendre à l’y rencontrer un de ces jours. Le nom de l’enfant n’est point écrit sur son front, et d’ailleurs, grâce à lui, le trésor est anonyme. Pauvre ange ! ajouta-t-il en embrassant le fils d’Horace ; je vous le confie, Eugénie ; ne le rendez pas à son possesseur légitime.

— Il ne vous le disputera pas, soyez tranquille ! répondit-elle avec un soupir. Vous avertissez votre femme, afin qu’elle ne vienne pas ici durant quelques jours. Horace ne peut pas rester à Paris, et il est facile d’éviter cette rencontre.

— Je le désire beaucoup, dit Arsène ; il me semble que cet homme ne peut seulement pas la regarder sans lui faire du mal. Cependant, si elle désire le voir, que sa volonté soit faite ! Jusqu’ici elle dit qu’elle ne le veut pas. Adieu. Je reviendrai chercher mon enfant ce soir. »

« Ah ! vous avez un enfant ? dit Horace avec indifférence, lorsqu’il entra chez nous vers dix heures pour déjeuner.

— Oui, nous avons un enfant, répondit Eugénie avec un sentiment secret de malice austère. Comment le trouvez-vous ? »

Horace le regarda. « Il ne vous ressemble pas, dit-il avec la même indifférence. Il est vrai que ces poupons-là ne ressemblent à rien, ou plutôt ils se ressemblent tous : je n’ai jamais compris qu’on pût distinguer un petit enfant d’un autre enfant du même âge. Combien a celui-là ? un mois ? deux mois ?

— On voit bien que vous n’en avez jamais regardé un seul ! dit Eugénie. Celui-ci a huit mois, et il est superbe pour son âge. Vous ne trouvez pas que ce soit un bel enfant ?

— Je ne m’y connais pas du tout. Je le trouverai délirant si cela vous fait plaisir… Mais j’y songe ! il est impossible que vous soyez sa mère. Je vous ai vue il y a huit mois… Allons donc ! cet enfant n’est pas à vous.

— Non, dit Eugénie brusquement. Je me moquais de vous, c’est l’enfant de mon portier, c’est mon filleul.

— Et cela vous amuse, de le porter sur vos bras, tout en faisant votre ménage ?

— Voulez-vous le tenir un peu, dit-elle en le lui présentant, pendant que je servirai le déjeuner ?

— Si cela nous fait déjeuner un peu plus vite, je le veux bien ; mais je vous assure que je ne sais comment toucher à cela, et que s’il lui prend fantaisie de crier, je ne saurai pas faire autre chose que de le poser par terre. Fi ! puisque vous n’êtes pas sa mère, je puis bien vous dire, Eugénie, que je le trouve fort laid avec ses grosses joues et ses yeux ronds !

— Il est plus beau que vous, s’écria Eugénie avec une colère ingénue, et vous n’êtes pas digne d’y toucher.

— Tenez, le voilà qui piaille, dit Horace : permettez-moi de le reporter dans la loge de ses chers parents. »

L’enfant, effrayé de la grosse barbe noire d’Horace, s’était rejeté, en criant, dans le sein d’Eugénie.

« Et moi, dit-elle en le caressant pour l’apaiser, moi qui serais si heureuse d’avoir un enfant comme toi, mon pauvre trésor ! »

Horace sourit dédaigneusement, et, s’enfonçant dans un fauteuil, il devint rêveur. Le passé sembla enfin se réveiller dans sa mémoire, et il me dit avec abattement, lorsque Eugénie, ayant déposé l’enfant sur mes genoux, passa dans la chambre voisine : « Jamais Eugénie ne me pardonnera de n’avoir pas compris les joies de la paternité : vraiment, les femmes sont injustes et impitoyables. J’y ai beaucoup réfléchi, depuis mon malheur ; et j’ai eu beau chercher comment les délices de la famille pouvaient être appréciables à un homme de vingt ans, je ne l’ai pas trouvé. Si un enfant pouvait venir au monde à l’âge de dix ans, au développement de sa beauté et de son intelligence (en supposant gratuitement qu’il ne fût ni laid, ni roux, ni bossu, ni idiot), je comprendrais, jusqu’à un certain point, qu’on pût s’intéresser à lui. Mais soigner ce petit être malpropre, rechigné, stupide, et pourtant despotique, c’est le fait des femmes, et Dieu leur a donné pour cela des entrailles différentes des nôtres.

— Cela n’est vrai que jusqu’à un certain point, répondis-je. Les femmes les aiment plus délicatement, et s’entendent mieux à les élever durant les premières années ; mais je n’ai jamais compris, moi, qu’en présence de cet être faible et mystérieux qui porte en lui un passé et un avenir inconnus, on pût éprouver, pour tout sentiment, la répugnance. Les hommes du peuple sont meilleurs que nous, Horace. Ils aiment leurs petits avec une admirable naïveté. N’avez-vous jamais été saisi de respect et d’attendrissement à la vue d’un robuste ouvrier portant le soir dans ses bras nus, encore tout noircis par le travail, son marmot sur le seuil de la porte, pour l’égayer et soulager sa mère ?

— Ce sont des vertus inconciliables avec la propreté, » répondit Horace sur un ton de persiflage dédaigneux, et sans songer que dans ce moment-là il était fort malpropre lui-même. Puis, passant la main sur son front, comme pour rassembler ses idées : « Je vous remercie de m’avoir hébergé cette nuit, dit-il ; mais je ne sais si c’est pour réveiller en moi un remords salutaire que vous m’avez mis dans cette chambre fatale ; j’y ai fait des rêves affreux, et il faut, puisque me voilà décidément dans la position d’esprit la plus sinistre, que je vous fasse une question pénible et délicate. Avez-vous jamais su, Théophile, ce qu’était devenue l’infortunée dont j’ai si affreusement brisé le cœur par un crime vraiment étrange, pour n’avoir pas été enchanté de l’idée d’être père à vingt ans, et lorsque j’étais dans l’indigence !

— Horace, lui dis-je, me faites-vous cette question avec le sentiment que vous avez, en ce moment, sur le visage, c’est-à-dire avec une curiosité assez indolente, ou avec celui que vous devez avoir dans le cœur ?

— Mon visage est pétrifié, mon pauvre Théophile, répondit-il avec un accent qui redevenait peu à peu déclamatoire, et j’ignore si je pourrai jamais pleurer ou sourire désormais. Ne m’en demandez pas la cause, c’est mon secret. Quant à mon cœur, c’est sa destinée d’être méconnu ; mais vous qui avez toujours été meilleur et plus indulgent pour moi que tous les autres, comment pouvez-vous l’outrager à ce point d’ignorer qu’il saignera éternellement par cette blessure ? Si j’étais sûr que Marthe vécût et qu’elle se fût consolée, je serais peut-être soulagé aujourd’hui d’une des montagnes qui oppressent tout le passé de ma vie, tout mon avenir peut-être !

— En ce cas, lui dis-je, je vous répondrai la vérité : Marthe n’est pas morte ; Marthe n’est pas malheureuse, et vous pouvez l’oublier. »

Horace ne reçut pas cette nouvelle avec l’émotion que j’en attendais. Il eut plutôt l’air d’un homme qui respire en jetant bas son fardeau, que d’un coupable qui rentre en grâce avec le ciel.

« Dieu soit loué ! » dit-il sans penser à Dieu le moins du monde ; et il retomba dans sa rêverie, sans ajouter une seule question.

Cependant il y revint dans la journée, et voulut savoir où elle était et comment elle vivait.

« Je ne suis autorisé à vous donner aucune espèce d’explication à cet égard, lui répondis-je, et je vous conseille pour votre repos et pour le sien, de n’en point chercher ; il serait trop tard pour réparer vos fautes, et il doit vous suffire d’apprendre qu’elles n’ont aucun besoin de réparation. »

Horace me répondit avec amertume : « Du moment que Marthe m’a quitté sans regrets et sans les projets de suicide dont je m’effrayais ; du moment qu’elle n’a point été malheureuse, et qu’elle s’est débarrassée de son amour par lassitude ou par inconstance, je ne vois pas que mes fautes soient si graves et que ni elle ni personne ait le droit de me les rappeler.

— Brisons là-dessus, lui dis-je. Le moment de s’en expliquer est très-inopportun. »

Il prit de l’humeur et sortit ; cependant il revint à l’heure du dîner. Eugénie n’avait pas osé l’inviter, dans la crainte de paraître informée de sa situation. Je ne voulais pas lui dire que je la connaissais, et j’attendais qu’il m’en fît l’aveu. Il n’y paraissait pas encore disposé, et il me dit en rentrant :

« C’est encore moi ; nous nous sommes quittés tantôt assez froidement, Théophile, et je ne puis rester ainsi avec toi. » Il me tendit la main.

« C’est bien, lui dis-je : mais, pour me prouver que tu ne m’en veux pas, tu vas dîner avec nous.

— À la bonne heure, répondit-il, s’il ne faut que cela pour effacer mon tort… »

Nous nous mîmes à table, et nous y étions encore, lorsque la mère Olympe vint chercher l’enfant pour le mener coucher.

Au milieu des occupations multipliées de ce jour, Arsène et Marthe avaient oublié de prévoir que la bonne femme pourrait rencontrer Horace chez nous, et jaser devant lui. Elle aimait malheureusement à parler. Elle était tout cœur et tout feu, comme elle disait elle-même, pour ses jeunes amis ; et ce jour-là, plus que de coutume, exaltée par la splendeur de leur position nouvelle à un théâtre en vogue, elle éprouvait le besoin impérieux de s’émouvoir en parlant d’eux. Eugénie fit de vains efforts pour la renvoyer au plus vite avec son trésor, pour l’emmener à la cuisine, pour lui faire baisser la voix : la mère Olympe, ne comprenant rien à ces précautions, exhala sa joie et son attendrissement en longs discours, en sonores exclamations, et prononça plusieurs fois les noms de monsieur et de madame Arsène. Si bien qu’Horace, qui d’abord la prenant pour la portière, n’avait pas daigné prêter l’oreille à ses paroles, la regarda, l’observa, et nous interrogea avidement dès qu’elle fut partie. De quel Arsène parlait-elle ? Le Masaccio était-il donc époux et père ? Le prétendu enfant du portier était donc le sien ? Et pourquoi ne le lui avait-on pas dit tout de suite ? « J’aurais dû le deviner ; au reste, ajouta-t-il, son poupard est déjà aussi laid et aussi camus que lui. »

Tout ce dénigrement superbe impatientait Eugénie jusqu’à l’indignation. Elle cassa deux assiettes, et je crois que, malgré sa douceur et la dignité habituelle de ses manières, elle eut grande envie de jeter la troisième à la tête d’Horace. Je la soulageai infiniment en prenant le parti de dire tout de suite la vérité. Puisque aussi bien Horace devait l’apprendre tôt ou tard, il valait mieux qu’il l’apprît de nous et dans un moment où nous pouvions en surveiller l’effet sur lui. Arsène m’avait autorisé depuis plusieurs jours, et, pour son compte et de la part de Marthe, à agir comme je le jugerais utile en cette circonstance.

« Comment se fait-il, Horace, lui dis-je, que vous n’ayez pas deviné déjà que la femme de Paul Arsène est une personne très-connue de vous, et qui nous est infiniment chère ? »

Il réfléchit une minute en nous regardant alternativement avec des yeux troublés. Puis, prenant tout à coup une attitude dégagée, imitée du marquis de Vernes :

« Au fait, dit-il, ce ne peut être qu’elle, et je suis un grand sot de n’avoir pas compris pourquoi vous étiez si embarrassés tout à l’heure devant la vieille fée qui emportait l’enfant… Mais l’enfant ?… Ah ! l’enfant !… j’y suis ! la vieille a très-nettement dit son père en parlant d’Arsène… l’enfant de huit mois… car il a huit mois, vous me l’avez dit ce matin, Eugénie !… et il y a neuf mois que Marthe m’a quitté, si j’ai bonne mémoire… Vive Dieu ! voilà un dénoûment sublime et dont je ne m’étais pas avisé dans mon roman ! »

Ici Horace se renversa sur une chaise avec un rire éclatant tellement forcé, tellement âpre, qu’il nous fit mal comme le râle d’un homme à l’agonie.

« Ah ! finissez de rire, s’écria Eugénie en se levant d’un air courroucé qui la rendait vraiment belle et imposante : cet enfant que Paul Arsène élève et chérit comme le sien, c’est le vôtre, puisque vous voulez le savoir. Vous l’avez trouvé laid, parce que, selon vous, il lui ressemble : et lui le trouve beau, quoiqu’il ressemble, le pauvre innocent, à l’homme le plus égoïste et le plus ingrat qui soit au monde ! »

Cet élan de sainte colère épuisa Eugénie : elle retomba sur sa chaise, suffoquée et les joues ruisselantes de larmes. Horace, irrité de cette sorte de malédiction jetée sur lui avec tant de véhémence, s’était levé aussi ; mais il retomba aussi sur sa chaise, comme foudroyé par le cri de sa conscience, et cacha son visage dans ses deux mains.

Il resta ainsi plus d’une heure. Eugénie, essuyant ses yeux, avait repris ses travaux de ménage, et j’attendais en silence l’issue du combat que l’orgueil, le doute, le repentir, la honte, se livraient dans le cœur d’Horace.

Enfin il sortit de cette orageuse méditation, en se levant et en marchant dans la chambre à grands pas et avec de grands gestes.

« Eugénie, Théophile ! s’écria-t-il en nous saisissant le bras à tous deux et en nous regardant fixement, ne vous jouez pas de moi ! Ceci est une crise décisive dans ma vie ; c’est ma porte ou mon salut que vous tenez dans vos mains. Il s’agit de savoir si je suis le plus ridicule ou le plus lâche des hommes. J’aimerais encore mieux être le plus ridicule, je vous en donne ma parole d’honneur.

— Je le crois bien ! répondit Eugénie avec mépris.

— Eugénie, dis-je à ma fière compagne, ayez de l’indulgence et de la douceur avec Horace, je vous en supplie. Il est fort à plaindre parce qu’il est fort coupable. Vous avez cédé à l’impétuosité de votre cœur en l’accablant tout à l’heure d’un reproche bien grave. Mais ce n’est pas ainsi qu’on doit traiter les infirmités de l’âme. Laissez-moi lui parler, et fiez-vous à mon respect, à mon affection, à ma vénération pour vos amis absents.

— Respect, vénération, reprit Horace, rien que cela !… c’est peu : ne sauriez-vous inventer quelque terme d’idolâtrie plus digne du grand, du divin Paul Arsène ? Moi, je veux bien répondre amen à vos litanies ; mais pas avant que vous m’ayez prouvé d’une manière irrécusable que je suis bien le père, le père unique, entendez-vous ? de cet enfant qu’on veut maintenant me mettre sur le corps.

— On a des intentions très-différentes, lui dis-je avec une froide sévérité. On désire que vous ne vous occupiez jamais de votre fils ; on ne vous l’a jamais présenté comme tel ; on ne vous en a jamais parlé ; et si la fantaisie vous venait de le réclamer un jour, comme la loi ne vous donne aucun droit sur lui, on saurait le soustraire à une protection tardive et usurpatrice. Ainsi n’outragez pas la noblesse et le dévouement que vous ne pouvez pas comprendre. Ce serait vous avilir à tous les yeux, et même aux vôtres, lorsque le voile grossier qui les couvre sera tombé. Au reste, il ne s’agit pas d’autre chose dans ce moment de crise décisive, comme vous l’appelez avec raison, que de secouer ce voile funeste. Il faut que vous remportiez la victoire sur des sentiments indignes de vous, et que vous ayez un repentir profond. Il faut que vous sortiez d’ici plein de respect pour la mère de votre fils, et de reconnaissance pour son père adoptif, entendez-vous bien ? Il faut que vous me disiez que vous vous êtes conduit comme un enfant, comme un fou, ou bien que vous emportiez à tout jamais mon antipathie et mon dégoût pour votre caractère.

— Fort bien, répondit-il en essayant de lutter encore contre mon arrêt, il faut que je fasse amende honorable, parce que l’on m’a rendu père d’un enfant dont je n’ai jamais entendu parler et qui se trouve devoir être le mien ! Quelle épreuve dois-je subir pour prouver combien je suis repentant ? quelle pénitence publique dois-je faire pour laver mon crime ?

— Aucune ! Toute cette histoire est un secret entre quatre personnes, et vous êtes la cinquième. Mais si vous aviez la folie et le malheur de la publier, de la raconter à votre manière, je serais forcé de dire la vérité, et d’apprendre à tous ceux qui vous connaissent que vous en avez menti. Vous demandez des preuves matérielles, qui soient irrécusables ! comme si l’on pouvait en fournir ! comme s’il y en avait d’autres que des preuves morales ! C’est comme si vous déclariez que vous avez l’esprit trop épais et l’âme trop basse pour croire à autre chose qu’au témoignage direct de vos sens. Dans cette hypothèse, il n’y a pas un homme sur la terre qui ne pût méconnaître et repousser ses enfants sous prétexte qu’il n’a pas été témoin de tous les instants de l’existence de sa femme.

— Qu’exigez-vous donc de moi ? reprit-il avec une fureur concentrée. Que j’apprenne mon secret à tout le monde, et que je proclame la vertu de Marthe aux dépens de mon honneur ? C’est un duel à mort entre la réputation de cette femme et la mienne que vous me proposez !

— Nullement, Horace ; nous ne sommes pas ici dans le monde que vous venez de quitter. Vingt salons n’ont pas les yeux ouverts sur le secret de votre vie domestique, et l’honneur de Marthe n’a pas besoin, comme celui d’une certaine vicomtesse, que le vôtre soit compromis. Le milieu où ces événements se sont accomplis est bien restreint et bien obscur. Tout au plus quatre ou cinq anciens amis vous demanderont compte de vos amours avec elle. Si vous leur répondez qu’elle a été une amante sans foi et sans dignité, ce bruit pourra se répandre davantage et l’atteindre dans la position plus évidente et plus enviée qu’elle est en train de se faire. Mais vous pouvez garder votre dignité et la sienne, qui ne sont point ici en lutte le moins du monde. Si vous ne comprenez pas la conduite que vous devez tenir en cette circonstance, je vais vous la dire. Vous refuserez d’entrer dans aucune explication ; vous ne parlerez jamais de l’enfant qu’Arsène reconnaît et déclare, par un pieux mensonge, être le sien ; vous direz, du ton ferme et bref qui convient à un homme sérieux, que vous avez pour Marthe l’estime et le respect qu’elle mérite ; et croyez-moi, cette déclaration vous fera honneur, même aux yeux de ceux qui soupçonneraient la vérité. Cela seul pourra leur faire excuser et taire vos égarements… Si vous aviez agi ainsi, même à l’égard d’une autre femme qui en est moins digne, vous seriez peut-être réhabilité aujourd’hui dans l’estime de juges plus pointilleux et plus exigeants que ne le seront vos anciens camarades. »

Cette insinuation éleva un autre sujet d’explication, et Horace, consterné, reçut mes admonestations avec le silence de l’abattement. Mais en ce qui concernait Marthe, il se débattit longtemps, et pendant deux heures j’eus à lutter, non contre son incrédulité, elle était feinte, mais contre son obstination et son dépit. Malgré sa résistance, je voyais pourtant bien qu’il était ébranlé et que je gagnais du terrain. À neuf heures du soir, il sortit, en me disant qu’il avait besoin d’être seul, de respirer l’air et de réfléchir en marchant. « Je reviendrai avant minuit, me dit-il, et je vous avouerai franchement le résultat de mon examen de conscience. Nous causerons encore de tout cela, si vous n’êtes pas horriblement las de moi. »

Il rentra vers une heure du matin avec un visage animé, bien que fort pâle encore, et avec des manières affectueuses et communicatives. « Eh, bien ? lui dis-je en secouant la main qu’il me tendait. — Eh bien ! me répondit-il, j’ai remporté la victoire, ou plutôt c’est Marthe et vous qui m’avez vaincu, et désormais vous ferez tous de moi ce que vous voudrez. J’étais un fou, un malheureux tourmenté de mille doutes poignants ; mais vous autres, vous êtes des êtres forts, calmes et sages. Vous m’aidez à retrouver la face de la vérité, quand elle se brouille dans les nuages de mon imagination. Écoutez ce qui m’est arrivé ; je veux tout vous dire. En vous quittant, j’ai été au Gymnase ; je voulais voir Marthe, travestie en comédienne sur cette scène mesquine, débiter en minaudant les gravelures sentimentales de nos petits drames bourgeois, Oui, je voulais la voir ainsi, pour me guérir à jamais du dépit qu’elle m’avait laissé dans l’âme, pour la mépriser intérieurement et me mépriser moi-même de l’avoir aimée. Je n’étais pas assis depuis cinq minutes, que je vois paraître un ange de beauté et que j’entends une voix pure et touchante comme celle de mademoiselle Mars. C’était bien la beauté, c’était bien la voix de ma pauvre Marthe ; mais combien poétisées, combien idéalisées par la culture de l’esprit et par le travail sérieux de la séduction ! Je vous le disais autrefois : une femme qui n’est pas occupée avant tout du soin de plaire n’est pas une femme ; et dans ce temps-là, Marthe, en dépit de tous ses dons naturels, avait une indolence mélancolique, une réserve humble et triste qui lui faisaient perdre, la plupart du temps, tous ses avantages. Mais quelle métamorphose, grand Dieu ! s’est opérée en elle ! quel luxe de beauté, quelle distinction de manières, quelle élégance de diction, quel aplomb, quelle grâce aisée ! et tout cela sans perdre cet air simple, chaste et doux, qui jadis me faisait rentrer en moi-même et tomber à genoux au milieu de mes soupçons et de mes emportements ! Elle a eu ce soir, je vous l’assure, un succès, non pas éclatant, mais bien réel et bien mérité. Son rôle était mauvais, faux, ridicule même ; elle a su le rendre vrai, noble et saisissant, sans grands effets, sans moyens téméraires.



Et je me suis jeté à ses pieds. (Page 104.)

On applaudissait peu ; on ne disait pas : C’est sublime, c’est délirant ! mais chacun regardait son voisin et disait : Voilà qui est bien ; comme c’est bien ! Oui, bien est le mot qui convient. J’ai appris dans le monde, où l’on apprend quelques bonnes choses au milieu d’un grand nombre de mauvaises, que le bien est plus difficile à atteindre que le beau ; ou, pour mieux dire, le bien est une face du beau plus raffinée, plus châtiée que toutes les autres. Ah ! vraiment, je serai fort aise que toutes ces impertinentes éventées qu’on appelle femmes du monde voient comme cette pauvre grisette sait marcher, s’asseoir, tenir son bouquet, causer, sourire, avec plus de convenance et de charme qu’elles toutes ! Mais où donc Marthe a-t-elle appris tout cela ? Oh ! que l’intelligence est une force rapide et pénétrante ! Sur mon honneur, je ne me serais jamais douté que Marthe en eût autant ; et cette pensée m’a fait ouvrir les yeux. Combien je l’ai méconnue ! me disais-je en la regardant. Je l’ai crue si souvent bornée ou extravagante, et la voilà qui me donne un démenti, et qui semble se venger de mon erreur, en se montrant accomplie et triomphante, devant moi, à tout ce public, à tout Paris ! car tout Paris va bientôt parler d’elle, et se disputer le plaisir de la voir et de l’applaudir ! J’ai beaucoup rougi de moi, je vous l’avoue : et dès que la pièce où elle jouait a été finie, j’ai couru à la porte des acteurs, j’ai forcé toutes les consignes, j’ai mis en fureur tous les portiers et tous les gardiens de cet étrange sanctuaire ; j’ai cherché, j’ai trouvé sa loge, j’ai poussé la porte après avoir frappé, et, sans attendre qu’on vînt, selon l’usage, parlementer avec moi, j’ai osé pénétrer jusqu’à elle. Elle était encore dans son élégant costume, mais elle avait essuyé son fard ; ses cheveux, dont elle avait ôté les fleurs, tombaient plus longs, plus noirs, et plus beaux que jamais sur ses épaules de reine. Elle était encore plus belle que sur la scène, et je me suis jeté à ses pieds ; j’ai pressé ses genoux contre ma poitrine, au grand scandale de sa soubrette, qui m’a paru une villageoise bien naïve pour une habilleuse de théâtre. Je savais que je ne trouverais pas Arsène auprès d’elle ; je me souvenais bien qu’il est caissier, qu’il est occupé à la régie pendant que sa femme fait sa toilette. Mes amis, vous me direz tout ce que vous voudrez : elle est mariée, elle chérit son mari, elle le respecte, elle l’estime ; tout cela est bel et bon : mais elle m’aime ! oui, Marthe m’aime encore, elle m’aime toujours, et, bien qu’elle m’ait dit tout le contraire, je n’en puis pas douter. Elle est devenue, en me voyant, pâle comme la mort ; elle a chancelé ; elle serait tombée évanouie si je ne l’eusse retenue dans mes bras et assise sur sa causeuse. Elle a été cinq minutes sans pouvoir me dire un mot, et comme égarée ; et enfin, lorsqu’elle m’a parlé pour me vanter son bonheur, son repos, son mariage… ses yeux humides et son sein haletant me disaient tout autre chose ; et moi, n’entendant que vaguement avec mes oreilles les paroles de sa bouche, je comprenais avec tout mon être la voix de son cœur, qui parlait bien plus haut et plus éloquemment. Elle voulait que j’attendisse dans sa loge l’arrivée d’Arsène ; je crois qu’elle craignait ses soupçons, si elle eût semblé me recevoir comme en cachette de lui. Mais M. Arsène m’a bien assez inquiété et tourmenté pendant un an, pour que je ne me fasse pas grand scrupule de lui rendre la pareille pendant une soirée. D’ailleurs, je ne me sentais pas du tout disposé à voir cet être vulgaire et prosaïque tutoyer, embrasser et emmener celle que je ne puis me déshabituer tout d’un coup de regarder comme ma maîtresse et ma compagne. Je me suis esquivé en lui promettant de ne la revoir que quand elle voudrait et, devant qui elle voudrait. Mais au moins pendant une heure j’ai été agité, ému, et, puisqu’il faut tout vous dire, épris comme je ne l’ai été de longtemps. Je vous l’ai dit vingt fois au milieu de toutes mes folies, souvenez-vous-en, Théophile : je n’ai jamais aimé que Marthe, et je sens bien que je n’aimerai jamais qu’elle, en dépit de tout, en dépit d’elle et de moi-même.



Et le poussant par les épaules… (Page 109.)

« Mais pourquoi froncez-vous le sourcil ? pourquoi Eugénie hausse-t-elle les épaules d’un air chagrin, et inquiet ? Je suis un honnête homme ; et comme Marthe est une femme fière et juste, comme elle ne voudra plus me revoir certainement qu’en présence de son mari ; comme, si son mari y consent, ce sera pour moi un engagement tacite de respecter sa confiance et son honneur, vous n’avez guère à craindre, ce me semble, que je trouble la sérénité de ce ménage. Oh ! ne vous inquiétez pas, je vous en prie ; je n’ai pas le moindre désir de lui enlever sa femme, quoiqu’il m’ait enlevé ma maîtresse. Il s’est admirablement conduit envers elle et envers mon fils… puisque c’est mon fils ! Marthe ne m’a pas dit un mot de l’enfant, ni moi non plus, comme vous pouvez croire… Mais enfin, il est bien certain qu’un lien sacré, indissoluble, m’unit à elle, et que si jamais je fais fortune, je n’oublierai pas que j’ai un héritier. Je saurai donc récompenser indirectement Arsène des soins qu’il lui aura donnés ; et puisque c’est leur volonté de me retirer mes droits de père, je n’exercerai ma paternité que d’une façon mystérieuse, et pour ainsi dire providentielle. Vous voyez, mes bons amis, que je n’ai l’intention d’être ni si lâche ni si pervers que vous le pensiez ce matin ; que, loin d’être l’ennemi et le calomniateur de Marthe, je reste son admirateur, son serviteur et son ami. Je ne pense pas qu’Arsène puisse le trouver mauvais : en s’attachant à la femme qui m’avait appartenu, il a bien dû prévoir que je ne pouvais pas être mort pour elle, ni elle pour moi. C’est un homme sage et froid, qui ne la tyrannisera pas, puisqu’il me connaît. Quant à moi, je me sens relevé, consolé, et comme ressuscité par les événements de cette journée. J’ai été absurde et maussade ce matin. Oubliez cela, et regardez-moi désormais comme l’ancien Horace que vous avez aimé, estimé, et que le monde n’a pu ni avilir ni corrompre. Laissez-moi vous dire que j’aime Marthe plus que jamais, que je l’aimerai toute ma vie ; car je vous réponds qu’elle n’aura plus jamais à trembler ni à souffrir de mon amour, de même que vous n’aurez plus jamais rien à réprimer ni à condamner dans ma conduite envers elle. »

Tandis qu’Horace, au milieu de mille vanteries, de mille projets et de mille espérances, qui se contredisaient les unes les autres, nous faisait les plus hardies promesses de vertu et de raison, Marthe, rentrée chez elle avec son mari, lui racontait avec la plus grande franchise l’entrevue qu’elle avait eue avec lui. Arsène éprouva un grand effroi et un grand déchirement de cœur à cette nouvelle ; mais il n’en fit rien paraître, et il approuva d’avance tout ce que sa femme pouvait projeter.

« Es-tu donc d’avis, lui dit-elle, que je le revoie encore, et que je lui témoigne de l’amitié ?

— Je n’ai pas d’avis là-dessus, Marthe, répondit-il, tu ne lui dois rien ; cependant, si tu te décides à le voir, tu es forcée de le traiter doucement et amicalement. D’abord tu n’aurais peut-être pas la force d’être sévère et froide avec lui, et si tu l’avais, à quoi servirait de le manifester, à moins qu’il ne t’y contraignit par de nouvelles prétentions ? Tu me dis qu’il n’en a pas, qu’il n’en peut plus avoir, qu’il te demande seulement le pardon du passé et un peu de pitié généreuse pour son repentir ; si tu as lieu d’être satisfaite de sa manière d’être aujourd’hui avec toi, et de ne rien craindre de lui à l’avenir…

— Paul, dit Marthe en l’interrompant, tandis que tu me parles ainsi, ta figure est pâle et ta voix troublée : tu as de l’inquiétude au fond de l’âme ? »

Arsène hésita un instant, puis il lui répondit : « Je le jure devant Dieu, ma bien-aimée, que si tu n’en as pas toi-même, si tu te sens aussi calme et aussi heureuse que tu l’étais ce matin, je suis moi-même heureux et tranquille.

— Paul ! s’écria-t-elle, ce n’est pas à vous, que je chéris plus que tout au monde, que je voudrais faire un mensonge. Je ne me sens pas dans la même situation que ce matin. Je me trouve d’autant plus heureuse d’être à vous, que j’ai revu l’homme qui m’a fait un mal affreux ; mais je ne me suis pas sentie calme en sa présence, et à l’heure qu’il est, je suis encore agitée et bouleversée comme si j’avais vu la foudre tomber près de moi. »

Arsène garda le silence pendant quelques instants ; et quand il se sentit la force de parler, il pria Marthe de ne lui rien cacher et de lui expliquer le genre d’émotion qu’elle éprouvait, sans craindre de l’affliger ou de l’inquiéter.

« Il me serait tout à fait impossible de le définir, répondit-elle ; car depuis une heure je cherche en vain à le faire vis-à-vis de moi-même. Il me semble que c’est un sentiment de terreur douloureuse, un frisson comme celui qu’on éprouverait en regardant les instruments d’une torture qu’on aurait subie. Ce que je peux te dire avec certitude, c’est que tout, dans cette émotion, est pénible, affreux même ; qu’il s’y mêle de la honte, du remords de t’avoir si longtemps méconnu, le regret d’avoir tant souffert pour un homme si peu sérieux, une sorte de dégoût et de haine contre moi-même. Enfin cela me fait mal, sans le plus petit mélange de satisfaction et d’attendrissement : tout ce que dit cet homme semble affecté, vain et faux. Il me fait pitié ; mais quelle pitié amère et humiliante pour lui et pour moi ! Il me semble que quand tu le reverras tel qu’il est maintenant, élégant et malpropre, humble et prétentieux, flétri et puéril, tu ne pourras pas t’empêcher de me mépriser, pour t’avoir préféré ce comédien plus mauvais, hélas ! que tous ceux avec lesquels j’ai eu le malheur de jouer des scènes d’amour à Belleville. »

Marthe disait sincèrement ce qu’elle pensait, et ne faisait aucun effort hypocrite pour rassurer son époux. Cependant elle ne put dormir de la nuit. L’agitation que son début lui avait causée ajoutait à celle qu’Horace était venu lui imposer. Elle fit des rêves fatigants, durant lesquels elle s’imagina, à plusieurs reprises, être retombée sous sa domination funeste, et où les scènes cruelles du passé se représentèrent à son imagination plus violentes et plus horribles encore que dans la réalité. Elle se jeta plusieurs fois dans le sein d’Arsène avec des cris étouffés, comme pour y chercher un refuge contre son ennemi ; et Arsène, en la rassurant et en la bénissant de cet instinct de confiance et de tendresse, se sentit beaucoup plus malheureux que s’il l’eût trouvée indifférente au souvenir d’Horace.

À son lever, Marthe ayant pris son enfant dans ses bras pour oublier en le caressant toutes les angoisses de la nuit, la mère Olympe lui remit une lettre qu’Horace avait passé cette même nuit à lui écrire. Il me l’avait montrée avant de la lui faire porter : c’était vraiment un chef-d’œuvre, non-seulement de style et d’éloquence, mais de sentiments et d’idées. Jamais il n’avait été mieux inspiré pour s’exprimer, et jamais il n’avait semblé rempli d’instincts plus nobles, plus purs, plus tendres et plus généreux. Il était impossible de n’être pas subjugué par la grandeur de son mouvement et de ne pas ajouter foi à ses promesses. Il demandait ardemment le pardon, l’amitié, la confiance de Marthe et de Paul. Il s’accusait avec une entière franchise ; il parlait d’Arsène avec un enthousiasme bien senti. Il implorait, comme une grâce, de voir son fils en leur présence, et de le remettre lui-même, humblement et courageusement, entre les bras de celui qui l’avait adopté, et qui était plus digne que lui d’en être le père.

Paul trouva sa femme lisant cette lettre avec des yeux pleins de larmes.

« Tiens, lui dit-elle en la lui remettant, c’est une lettre d’Horace, et tu vois, elle me fait pleurer. Et cependant quelque chose me dit que ce ne sont là encore que des paroles comme il en sait dire. »

Arsène lut la lettre attentivement, et la rendant à sa femme avec une émotion grave ;

« Il est impossible, lui dit-il, que ce ne soit pas là l’expression d’un sentiment vrai et d’une résolution généreuse. Cette lettre est belle, et cet homme est bon malgré ses vices. Il m’est impossible de ne pas le croire meilleur qu’il ne sait le prouver par sa conduite. On ne parle pas ainsi pour se divertir. Il a pleuré en t’écrivant. Je t’assure que tu ne dois pas rougir de l’avoir cru plus fort et plus sage qu’il ne l’est : il avait toutes les intentions des vertus qu’il n’avait pas. Tu lui dois le pardon et l’amitié qu’il demande ; et si je t’en détournais, je te donnerais un conseil égoïste et lâche.

— Eh bien, je le verrai, mais en ta présence, répondit Marthe. La seule chose qui me fasse souffrir, c’est de penser qu’il verra Eugène, qu’il l’embrassera devant nous, qu’il l’appellera son fils, et qu’il verra en moi la mère de son enfant. Non, je n’aurais pas voulu réveiller et reconstituer ainsi en quelque sorte le passé. Je m’étais habituée à regarder cet enfant comme le tien. Je ne me rappelais plus que bien rarement qu’il ne l’est pas ; et maintenant, on va nous l’ôter en quelque sorte, en nous volant une de ses caresses !

— Cette idée m’est plus cruelle qu’à toi, ma pauvre Marthe, reprit Arsène ; mais c’est un devoir auquel il faut se soumettre. J’ai réfléchi toute la nuit à ces choses-là, et je m’en suis dit une bien sérieuse, et que tu vas comprendre. Au-dessus de nos désirs, de notre choix et notre volonté, il y a le dessein, le choix et la volonté de Dieu. Dieu ne fait rien qui ne soit nécessaire, et ses intentions mystérieuses nous doivent être sacrées. Il a voulu qu’Horace fût père, bien qu’Horace repoussât les joies et les peines de la famille. Il a voulu qu’Horace le revît, et sentît le désir d’embrasser son fils, bien qu’il ait jusqu’ici abjuré les douceurs et les devoirs de la paternité. Dieu seul sait quelle influence cachée et puissante cet enfant peut avoir sur l’avenir d’Horace. C’est un lien entre le ciel et lui, qu’il n’est au pouvoir de personne de briser. Ce serait une impiété, un crime, de le tenter. Lui ravir la faculté de connaître et d’aimer son fils, dût-il le connaître et l’aimer faiblement, serait une sorte de rapt et comme un dommage irréparable que nous causerions à son être moral. Il nous faut donc, loin d’accaparer notre trésor à son préjudice, l’admettre à en jouir, parce que Dieu l’appelle à profiter de ce bienfait. Je ne veux pas croire que la vue de cet enfant ne le rende pas meilleur et n’amène pas un changement sérieux dans son âme. »

Marthe se rendit à de si hautes considérations religieuses, et sa vénération pour Arsène en augmenta. Un déjeuner fut arrangé chez moi pour cette rencontre. Marthe et Arsène amenèrent l’enfant ; et cette fois Horace, redevenu affectueux, naïf et sensible, fut admirable en tous points pour lui, pour sa mère, et surtout pour Arsène, dont l’attitude noble et sereine le frappa de respect et d’attendrissement. Ce fut le plus beau jour de la vie d’Horace.

La vanité avait seule fait éclore ce beau mouvement dans son âme, il faut bien le confesser. Avili et outragé par les gens du monde, humilié et blessé par nous, il s’était senti enfin déchu et souillé à ses propres yeux. Il avait éprouvé violemment le besoin de sortir de cet abaissement et de se réhabiliter vis-à-vis de nous et de lui-même, en attendant qu’il put se laver plus tard aux yeux du monde. Il n’avait pas voulu sortir à demi de cette situation, et se contenter de se montrer bon et repentant : il voulait se montrer grand, et changer notre pitié en admiration. Il y réussit pendant tout un jour. Son ostentation eut au moins l’avantage de lui faire connaître des joies d’amour-propre qu’il ne connaissait pas encore, et qu’il reconnut préférables aux mesquines satisfactions d’une vanité plus étroite. Il entra, à partir de ce jour, dans la phase de l’orgueil ; et son être, sans changer de nature, s’agrandit au moins dans la voie qui lui était ouverte.

Le lendemain il se réveilla un peu fatigué de ces émotions nouvelles et de la grande crise qui s’était opérée en lui un peu rapidement. Il pensa à Marthe un peu plus qu’à Arsène, et à lui-même un peu plus qu’à son fils. Son amitié enthousiaste pour Marthe reprit le caractère d’une passion qui se réveille, et qui n’abandonne pas tout à coup de chimériques et coupables espérances. Enfin selon l’expression d’Eugénie, qui avait retenu quelques mots de science, son étoile eut une défaillance de lumière. Il était temps qu’Horace partît et n’eût pas l’occasion de revenir sur ses nobles résolutions. Je l’y forçai en quelque sorte, non sans peine ni sans lutte ; car, bien que charmé de l’idée de voyager, il voulait gagner quelques jours. Mais j’y mis une fermeté excessive, sentant bien que de sa conduite avec Marthe en cette circonstance dépendait tout son avenir moral. Je lui fis accepter, comme venant de moi, la somme que Louis de Méran m’avait envoyée pour lui, et je fixai le jour de son départ pour l’Italie sans lui permettre de revoir personne.