Horace Walpole/02

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Horace Walpole
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 201-240).
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HORACE WALPOLE.


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DERNIÈRE PARTIE.[1]


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Horace Walpole, à vingt-cinq ans, avait vu, dans la lutte où succomba son père, toutes les passions publiques soulevées, sans de grandes causes, contre un pouvoir qu’il aimait : il avait appris à connaître l’esprit de parti. Il lui restait à savoir comment l’opposition se dément en touchant aux affaires : celle de 1742 n’y manqua pas. Son gouvernement ne justifia pas sa victoire. On maintint ce qu’on avait attaqué ; on recommença ce qu’on avait blâmé ; on mérita toutes les accusations qu’on avait portées. Ces disparates, trop communes en ce monde, suggèrent presque toujours aux esprits superficiels et satiriques les conclusions du scepticisme ; ils cessent de croire aux principes, ne pouvant plus croire aux hommes. Si cependant Walpole jugea son temps avec une incrédulité moqueuse, s’il douta toute sa vie de la sincérité des orateurs populaires, si toute sa vie il fit du mot de patriotisme le synonyme d’hypocrisie, il ne devint pas l’ennemi des institutions nationales, il ne trouva pas que les torts des personnes fussent la condamnation des choses, et il garda son attachement de tradition et de famille aux auteurs et aux principes de la révolution. C’était un whig fidèle, même passionné. Quoique partisan de la maison de Hanovre, quoique indulgent même pour George III, il parle plus que légèrement des princes, et s’explique sur le compte de la royauté avec une liberté presque républicaine. « Mes principes ne pourront jamais devenir monarchiques, » écrivait-il encore en 1766, et l’on a cité souvent ce qu’il raconte à George Montagu : « Je vous crois assez whig pour me pardonner ; mais aux deux côtés de mon lit j’ai suspendu Magna Charta et la sentence de Charles Ier au bas de laquelle j’ai écrit : Major Charta, vu que je pense que, sans la seconde, la première, par le temps présent, serait de très médiocre importance. » Ainsi ce frivole homme du monde, cet élégant oisif qui se pique peu de rigorisme et d’inflexibilité, ne se dégoûta pas, pour quelques mécomptes, des lois de son pays : il se contenta d’en juger sévèrement les mœurs. Il se vengea sur les vices et les ridicules de son époque. Il lui arrive de parler de sa nation comme de la plus extravagante de toutes. Il a écrit un essai pour prouver que les Anglais sont incompréhensibles. Le contraste des sérieuses passions d’un peuple libre avec les futiles travers d’une société raffinée est pour lui un perpétuel sujet de malignes observations : on croirait par momens qu’il ne méprise rien tant que l’Angleterre ; mais, heureusement pour ses compatriotes, il voyagea en France.

Attendons-nous donc à le voir dénigrer à plaisir les administrations qui se succéderont sous ses yeux. Ce n’est pas qu’il les attaque par ses votes ; il ne se presse point de passer dans l’opposition ; il ne dément pas le nom qu’il porte, et ce n’est pas au pouvoir qu’il en veut. Après son père, la politique du gouvernement resta dans le sens de la révolution, — conservatrice de 1688 : à cela il ne pouvait trouver à redire ; mais on ne réformait aucun abus ; la corruption gardait son niveau. Seulement ceux à qui elle profitait la trouvaient excellente, après l’avoir condamnée. Walpole ne se lassait pas de le leur rappeler. Il n’oubliait qu’une chose, c’est qu’en les jugeant il condamnait souvent lui-même, à son tour, ce qu’il avait autrefois approuvé.

On sait qu’à la mort de lord Wilmington (1743), le frère du duc de Newcastle, Henry Pelham, était devenu premier ministre, et cela par les conseils du comte d’Orford, qui réussit de nouveau à évincer Pulteney. Il eut même encore, avant de mourir, le plaisir d’aider le cabinet à se délivrer de lord Granville, qui conserva seulement une secrète influence auprès du roi, et une administration terne et prudente se forma, qui gouverna paisiblement l’Angleterre jusqu’en 1754. On a nommé Pelham un diminutif de Walpole ; il n’avait, en effet, qu’une réduction des talens de son modèle, dont il atténuait les défauts aussi bien que les qualités. Moins décidé, moins courageux, mais moins tyrannique et moins confiant, il sut amortir toute opposition. On eût dit que les partis avaient abdiqué. Horace ne pouvait revenir de cet apaisement général ; il en arrivait à douter de la réalité des passions humaines, et, poursuivant d’un ressentiment fidèle les vainqueurs et les déserteurs de son père, il aimait à les voir se démentir et s’abaisser sous la domination médiocre qu’ils subissaient sans envie, car c’est quelquefois une consolation que d’être dispensé de lever les yeux pour regarder le pouvoir.

De grandes affaires échurent cependant à cette administration sans grandeur. Elle eut au dehors une guerre sérieuse à soutenir, au dedans une sérieuse rébellion à réprimer. En 1745, la fortune des armes était favorable à la France : c’était l’année de la bataille de Fontenoy ; un bruit courait que le détroit serait franchi.


« C’est tout-à-fait la mode, écrit Walpole, que de parler de l’arrivée des Français. Nul n’y voit autre chose qu’un sujet de conversation, et non matière à précaution. Vous rappelez-vous qu’un bruit s’étant répandu que la peste était dans la Cité, tout le monde courut à la maison où elle était pour la voir ? Vous remarquerez que je ris aussi, car je ne voudrais pas, pour le monde entier, être assez désanglaisé pour faire autrement. Je suis persuadé que si le comte de Saxe était avec dix mille hommes à une journée de marche de Londres, le peuple louerait des fenêtres à Charing-Cross et à Cheapside pour le voir passer. C’est notre trait caractéristique que de prendre les dangers pour des spectacles et les malheurs pour des curiosités. »


Tout se réduisit à la descente en Écosse du fils du prétendant. Son entreprise, qui ne fut en définitive qu’une aventure romanesque, débuta assez brillamment pour donner l’alarme à Londres.


« C’est qu’en vérité, monsieur Montagu, ceci n’est pas plaisant. Je serais singulièrement ennuyé d’être un martyr de loyauté en habit râpé, grelottant dans une antichambre à Hanovre, ou réduit à enseigner le latin et l’anglais aux jeunes princes à Copenhague…. M’écrirez-vous quelquefois dans mon grenier de Herenhausen ?… Lord Granville et sa faction s’obstinent à persuader au roi que l’affaire n’est d’aucune conséquence, et, pour le duc de Newcastle, il est content quand les rebelles font des progrès, comme réfutation des assertions de Granville. »


Mais l’esprit public se réveilla, et le duc de Cumberland gagna la bataille de Culloden le 16 avril 1746. Depuis ce jour, il n’a plus été question des Stuarts. Un ministère indécis et divisé sauva l’état, quoiqu’il eût l’air de ne pouvoir se sauver lui-même. « M. Pelham est en détresse, dit Walpole, avec d’énormes majorités. » Lord Granville parvint en effet à le supplanter pendant deux jours et à former ce cabinet éphémère qu’on appela par ironie la longue administration. Walpole s’en constitua l’historiographe, et son récit de ce coup d’intrigue est une de ses plus amusantes lettres. Dans d’autres du même temps, il raconte avec une émouvante vérité le procès et le supplice des lords écossais pris les armes à la main. C’est un grand tableau d’histoire, que nous regrettons de ne pouvoir encadrer ici ; mais, si nous le suivions dans toutes les scènes de la politique qu’il a vues et retracées, cette étude serait sans fin, et cependant nous n’en aurions pas épuisé le sujet, car la politique n’était pas l’unique affaire de Walpole. Il était surtout un homme du monde, et il peint la société aussi bien qu’il l’observe. Pour le connaître tout entier, il faudrait donc, quand il sort de Westminster, le suivre à l’opéra ou au Wauxhall, il faudrait l’entendre parler de la beauté des deux miss Gunning, des bons mots de Selwyn et de Chesterfield, des caprices de lady Townshend et de lady Caroline Petersham ; mais ce serait là encore un récit infini, et tenant pour accordé que notre héros vivait dans la meilleure compagnie de Londres, également habile à l’amuser, à la juger, à la décrire, j’arrive brusquement au grand événement de sa vie. Dans le mois de mai de 1747, il acheta Strawberry-Hill.

Pour peu qu’on ait passé huit jours en Angleterre, on a vu Richmond, et, si l’on a vu Richmond, on a remonté le cours tranquille de la Tamise, qui, d’un large bras de mer agité et noirci par tous ces mille vaisseaux pressés entre deux lignes immenses de magasins couleur de suie, devient, à quelques milles de Londres, une jolie rivière toute champêtre, dont les eaux limpides et lentes baignent à pleins bords deux rives d’un vert éclatant. Là les yeux enchantés n’aperçoivent qu’humides prairies, arbres épais, élégantes habitations, enfin le plus riche paysage de l’Angleterre noyant ses masses de verdure et de fraîcheur dans cette vapeur bleuâtre qui prête à la campagne un charme fantastique. Sur la rive gauche, en face de la colline boisée de Richmond que Thompson a chantée, s’étend le bourg de Twickenham, illustré par la présence de pope, et qui offrit un riant asile à de nobles exilés. Là, sur cette allée de jardin qu’on appelle la route de Hampton-Court, il y avait, cent ans avant nous, une chétive maison des champs, séparée de la rivière par deux ou trois prés. Elle avait été bâtie par le cocher d’un grand seigneur, puis habitée successivement par un poète, par un évêque, par des pairs du royaume, et elle l’était enfin par une marchande fort en vogue à Londres, et qui la vendit à Walpole comme un des joujoux dont elle faisait le commerce. Du moins s’en empara-t-il avec une joie d’enfant, charmé d’avoir beaucoup à créer, car il n’y trouvait guère à conserver que la place, l’herbe et la vue. Il commença par lui donner, au lieu du nom vulgaire de Chopp’d Straw-Hall, un nom qu’il découvrit dans quelque vieux titre, celui de Strawberry-Hill (colline aux fraises), et il s’occupa sans délai d’en faire une résidence à son gré. Une description complète et minutieuse nous serait facile. Comme il passa vingt-cinq ans à l’agrandir, à l’embellir, et toute sa vie à l’admirer, ses lettres sont une continuelle peinture tantôt du site, tantôt du jardin, tantôt du bâtiment, avec toutes les merveilles et toutes les frivolités qu’il y avait réunies. Ses projets, ses travaux, ses plantations, ses constructions, la distribution des appartemens, les détails de l’ameublement, il explique tout à ses amis ; il demande leur avis, emploie leur talent, appelle des artistes, et ne proclame son œuvre finie qu’après l’année 1772. Alors il ne peut résister au plaisir d’écrire et enfin d’imprimer nue Description de la villa de M. Horace Walpole. Ce sont de nouvelles Ædes Walpolianœ, qui ne lui donnèrent que du plaisir, tandis qu’il eut la douleur de voir un jour Houghton abandonné et dépouillé de ses plus nobles ornemens. Il jouit jusqu’à la fin de Strawberry dans tout son éclat. Le précieux mobilier n’en a disparu qu’il y a quelques années, à la voix du crieur public, et la maison est restée debout, quoique dégradée, car c’était un bâtiment de fantaisie, une fabrique de jardin plutôt qu’un manoir durable. Cependant on en peut juger encore l’architecture. La postérité, à laquelle, par des écrits durables, Walpole a recommandé son œuvre de prédilection, a beaucoup rabattu de l’admiration qu’il aurait voulu lui en donner. Elle trouve que le souvenir du maître du lieu vaut mieux que le lieu lui-même, et elle n’en peut guère aimer que ce qu’il n’a pas fait et ce que le temps ne détruit pas, le paysage ; mais, telle qu’elle est, cette habitation est un monument dans l’histoire de l’art des jardins, de cet art si cher aux Anglais, et le seul dans lequel ils soient des maîtres. Walpole s’y connaissait. Il était lié avec Kent, le célèbre dessinateur des parcs de son temps. Il a écrit sur l’art dont il l’appelle le Calvin, pour l’avoir réformé, un essai traduit par le duc de Nivernais, et qui se lit encore avec un vrai plaisir. Une partie intéressante de sa correspondance contient le récit de ses voyages dans quelques-uns des grands châteaux et des lieux pittoresques de l’Angleterre : les sites et les fleurs, les arbres et les eaux, les ruines et les maisons, les tableaux, les sculptures, les meubles, tout attire ses regards, tout provoque ses réflexions. Nul doute que ses entretiens et ses lettres n’aient contribué à ranimer, à répandre et à diriger ce goût des Anglais pour les souvenirs du passé et pour les beautés de la campagne qui a couvert leur pays d’habitations curieuses comme l’histoire, charmantes comme la nature.

Strawberry-Hill était sans histoire ; mais la vue n’avait besoin que d’être encadrée par des massifs, et le jardin était fort joli, trop orné cependant, car le propriétaire aimait les bagatelles ; c’était un des faibles de son esprit. À ses admirations il mêlait des caprices, et il parle de ses poissons rouges avec autant de complaisance que de ses bustes antiques. C’est un peu ce goût pour le singulier et l’artificiel qui le porta à transformer un rustique cottage en monument gothique Il eut le premier, un des premiers du moins, l’idée de relever ce style d’architecture du discrédit où l’avait jeté l’imitation des Italiens. Il en sentait vaguement les mérites, il en comprenait les raisons et les origines, il en étudiait même les âges et les formes, et il commençait, il cherchait du moins cette science du gothique qui s’est retrouvée après lui et qui fut une mode avant d’être une science. Lorsqu’un genre s’établit, lorsqu’une école se forme, il est rare qu’elle débute par le beau et par le vrai. Ceux qui ouvrent le chemin sont sujets à s’égarer, et l’exagération, chose singulière, précède souvent la simplicité. Les idées de Horace Walpole sur l’art gothique paraissent assez saines lorsqu’il écrit, sa critique est judicieuse, ses admirations motivées, et il a bien apprécié plusieurs des monumens laissés par le moyen-âge sur le sol britannique ; mais la pensée de fabriquer du gothique en petit, de l’appliquer aux usages modernes, n’est pas à l’abri de la censure ; elle est d’une exécution difficile, et elle a donné naissance à bien des essais lamentables. Le sien même est médiocrement heureux. Cet édifice en plâtre, avec ses tours, ses créneaux, ses galeries, ses ornemens pointus, est un pastiche indécis et mesquin, lourd et maniéré, un peu château, un peu chapelle, une vraie décoration de théâtre qui lui servit à signer indifféremment ses lettres le lord ou l’abbé de Strawberry-Hill. De là sont venues d’innombrables imitations qui n’avaient même plus le mérite d’être l’œuvre d’une manie originale. Certaines formes, belles dans les grandes proportions, convenables dans un édifice sérieux, assorties à une destination religieuse ou guerrière, ont été transportées dans la médiocrité de nos habitations domestiques, et les motifs d’architecture qu’admettait une église ou une forteresse ont figuré dans une laiterie ou décoré un colombier. Le château de Walpole ne prétend pas même à l’illusion de la réalité ; il n’est pas construit en matériaux solides. C’est une croquante féodale qui aurait besoin d’être souvent recrépie, souvent repeinte, fort inférieure aux derniers progrès de l’art rétrospectif dont elle est un début. Cet art contestable, on l’a perfectionné sans cesser d’en abuser. Abbotsford, par exemple, où Walter Scott a tour à tour transporté et imité de précieux débris de l’abbaye de Melrose, est un spécimen plus heureux de cette sorte de rénovation archéologique. La magnificence d’Eaton-Hall, château gothique moderne des Grosvenor, dans le voisinage de Chester, étonne les yeux éblouis. Des architectes intelligens ont reproduit avec un vrai succès le style anglo-normand dans quelques-unes des nombreuses églises élevées depuis ces derniers trente ans, et quoiqu’on puisse reprocher un peu de monotonie à son excessive richesse, le nouveau palais des deux chambres de parlement est un de ces monumens grandioses qui illustrent un artiste et honorent une nation.

Mais il faut se rappeler que Walpole commençait. En cela comme en beaucoup d’autres choses, il donnait l’éveil. Peut-être le gothique lui plaisait-il, parce que c’est ce que les gens du métier appellent un style amusant. Il s’amusait beaucoup, en effet, à Strawberry. Autels antiques, sculptures romaines, colonnettes ou moulures arrachées à d’anciens châteaux ou à de vieux monastères, armures, lampes, vitraux, il mêlait tout avec des escaliers, des cheminées, des fenêtres, des plafonds qu’il faisait dessiner par des artistes modernes, et il formait un assemblage incohérent de styles et de genres où se disputaient, confondus, le factice et le réel. À côté des objets d’un art véritable que sir Horace Mann lui envoyait de Florence, à côté des tableaux d’Holbein ou de Van Dyck, des bronzes de Cellini, des émaux de Petitot, il accumulait des curiosités de bric-à-brac et toutes ces raretés vulgaires qu’on recherche encore aujourd’hui, et qui me semblent plus faites pour une boutique que pour un musée.


« On pourra, dit-il dans la préface de son ouvrage sur Strawberry, trouver un plaisir d’un moment dans la lecture de ce catalogue. À d’autres il procurera une autre sorte de satisfaction, celle de la critique. Dans une maison qui non-seulement affecte une architecture surannée, mais qui prétend à l’observation du costume jusque dans l’ameublement, le mélange des portraits modernes, de la porcelaine française et de la sculpture grecque et romaine peut paraître hétérogène ; mais, en vérité, je n’ai pas entendu faire une maison gothique au point d’en exclure la commodité et les raffinemens actuels du luxe. Le dessin de l’intérieur et de l’extérieur est strictement ancien, mais les décorations sont modernes. C’est le vers de pope :

Gothique Vatican de la Grèce et de Rome.


Nos ancêtres n’auraient-il pas, avant la réformation de l’architecture, déposé dans leurs sombres châteaux d’antiques statues et de beaux tableaux, des vases de prix et des porcelaines d’ornement, s’ils en avaient possédé ? Mais je ne prétends pas défendre par des argumens une maison de fantaisie ; elle a été bâtie pour satisfaire mon goût et, dans une certaine mesure, pour réaliser mes propres visions. J’ai décrit ce qu’elle contient ; si je pouvais décrire la riante, mais tranquille scène où elle est placée, et ajouter la beauté du paysage au caractère romantique du manoir, ce tableau ferait naître des sensations plus agréables qu’une sèche nomenclature de curiosités. »


Quoi qu’il en soit, Strawberry-Hill devint la passion de son maître. Il fit bientôt à ce lieu favori une renommée qui le mit à la mode. Non-seulement il y recevait des amis, des voisins, notamment Kitty Clive, une actrice célèbre et spirituelle, qui habitait Twickenham, et pour laquelle il eut, dit-on, un penchant un peu plus vif que le goût de l’esprit et du talent ; mais les beautés en vogue, des orateurs célèbres, des étrangers de distinction, surtout des femmes françaises auxquelles il adressait des madrigaux et dont il se moquait dans ses lettres, venaient faire à Strawberry des parties de curiosité et de conversation.

C’est là qu’il concentra tous ses goûts. Il animait ce séjour par la diversité des études et des plaisirs. Un des premiers qu’il se donna fut d’y établir une imprimerie. Il n’imprimait pas lui-même, mais il regardait faire. De sa presse sont sortis quelques ouvrages tirés à peu d’exemplaires et encore recherchés des curieux. Il commença par deux odes inédites de son ami Thomas Gray (1757) ; il se fit même éditeur d’ouvrages anciens, d’un Lucain, par exemple, annoté par Bentley. Le plus souvent, il n’imprimait que des opuscules de société, les siens ou ceux de ses amis ; mais ce goût de typographie le conduisit à de plus sérieuses compositions. Pendant long-temps il n’avait fait que de petits vers, rarement jolis, souvent médiocres, ou des essais anonymes, insérés dans le journal the World, modeste successeur des recueils fondés par les Steele et les Addison. C’étaient en général des fictions satiriques sur les mœurs et les événemens du jour, et quelques-unes eurent du succès ; mais le piquant en est fort émoussé. Ce genre d’ouvrages ne satisfaisait pas d’ailleurs l’esprit de recherche, la curiosité savante, que l’amour des arts et des choses du passé avait fini par lui inspirer. Il y avait en lui du connaisseur et de l’antiquaire ; il aimait les monumens historiques, il quittait sans regret ses porcelaines de Saxe ou du Japon pour étudier une généalogie ou comparer des portraits de famille. Il eut d’abord l’idée de faire, avec une exactitude d’érudit, une édition des Mémoires de Grammont : ce livre plaisait infiniment à son genre d’esprit, qui goûtait l’exquis, ne craignait pas le hasardé, et pouvait descendre jusqu’à la mauvaise frivolité, quand il avait épuisé la bonne. Les Mémoires de Grammont, avec le rare mérite d’être écrits par un Anglais dans le meilleur français, ont encore ce trait singulier de représenter l’Angleterre à la française. Hamilton semble ne connaître que Versailles et juger la cour de Charles II en courtisan de Louis XIV : il parle de son propre pays comme un étranger, et l’on croirait, en le suivant, voyager en Angleterre avec Saint-Évremond ou Bussy-Rabutin ; mais l’ouvrage n’en est pas moins piquant pour avoir l’air d’un roman historique, où l’on ne sait ce qui domine de l’histoire ou du roman. Pour achever de donner à ces Mémoires une couleur de fiction, les premiers imprimeurs avaient étrangement défiguré les noms des lieux et des personnes, et, pour un Anglais, la société qu’on y dépeint était vraiment méconnaissable. Walpole entreprit de tout rectifier, de tout éclaircir, et nous lui devons le premier essai d’une édition classique du livre que Chamfort appelait ironiquement le bréviaire de la noblesse française. On peut croire que le personnage du comte Hamilton était fort du goût de son éditeur, et que, sans se l’avouer, il n’était pas éloigné de se modeler sur lui. Écrire avec légèreté, observer avec finesse, avoir du talent autant qu’un homme du monde en peut montrer sans changer de condition, telle fut l’ambition constante de Walpole, et on le voit s’attacher de préférence aux auteurs qui ont eu le mérite sans le métier, et qui sont arrivés à la renommée sans faire état de la poursuivre. De là son enthousiasme pour Mme de Sévigné. C’est lui qui, en écrivant, imagina de l’invoquer sous le nom de Notre-Dame-des-Rochers. En tous genres, il recherche dans les livres un je ne sais quoi d’aristocratique qui ne sente pas la profession littéraire. Peut-être est-ce pour cela que, de nos grands écrivains de son temps, il n’apprécia vraiment que Montesquieu. Certes, de hautes raisons justifieraient cette préférence : la sagacité profonde de l’habile observateur des affaires humaines ne pouvait lui échapper, le célèbre tableau qu’il a fait de l’Angleterre devait gagner son cœur de whig ; mais je suis persuadé que l’allure dégagée, le ton épigrammatique du grand publiciste, son excessif soin d’éviter la pédanterie, son élégance un peu cherchée, entraient aussi pour beaucoup dans l’admiration de Walpole, et ce n’est pas lui qui eût reproché à l’Esprit des Lois de rappeler les Lettres persanes. Il a, lui aussi, dans quelques-uns de ses essais, employé la fiction, pratiqué l’art des allusions, caché la satire politique sous un voile imaginaire. En tout, son goût pour la littérature française est capricieux. Quoique accusé souvent de gallicisme dans ses idées et dans son style, il ne trouve pas à son gré nos classiques du XVIIe siècle ; il juge nos poètes dédaigneusement, et pourtant sa sévérité vaut encore mieux que son indulgence. Combien il est difficile d’opiner sur une littérature étrangère, sans commettre de ces erreurs énormes qui donneraient des doutes sur l’universalité des règles du goût ! Où l’amour du joli ne peut-il pas égarer celui-là même qui est fait pour sentir le beau ! Passons à l’admirateur de Mme de Sévigné et d’Antoine Hamilton le cas qu’il fait de Marivaux, car enfin c’est un observateur d’une vue très fine, et Marianne est un charmant roman ; mais, en passant par Marivaux, Walpole arrive… devinez…, à Crébillon fils : il le trouve si admirable, qu’il donne soixante guinées pour avoir son portrait.

C’est une alliance souvent malheureuse que celle de l’esprit du monde et de la manie d’écrire, Walpole, qui n’eut pas trop à s’en plaindre pour son propre compte, céda sans doute au désir de se trouver d’illustres prédécesseurs, quand il conçut l’idée du livre qu’il intitula : Catalogue des auteurs royaux et nobles de l’Angleterre avec la liste de leurs ouvrages (1758). C’est un recueil de courts articles de biographie et de critique sur tous les rois, princes ou pairs qui ont écrit, à commencer par Richard Cœur-de-Lion, qui aurait, chose assez étrange, fait des vers dans la langue des troubadours, jusqu’à ceux des contemporains de l’auteur qui tournaient bien ou mal des pamphlets ou des chansons. La lecture d’un tel ouvrage ne peut être fort divertissante, quoiqu’il soit écrit avec une élégante brièveté. On ne sait trop quel but s’est proposé l’auteur, s’il n’a cédé à ses penchans d’archéologie aristocratique et au simple plaisir de chercher de grands noms dans de vieux livres, car sa critique ne se laisse séduire ni par le titre ni par le rang. Sa justice littéraire est égale pour tous, et donne raison à une remarque de Walter Scott : c’est qu’il serait difficile de dresser, par aucun procédé ou principe de division, une liste de pareil nombre d’auteurs plébéiens qui en contînt aussi peu dont le génie fût digne de quelque souvenir.

Walpole fut mieux inspiré dans le choix d’un autre sujet d’ouvrage qui tient cependant aussi du catalogue. Un graveur de Londres, George Vertue, qui consacrait son burin à la reproduction de l’œuvre des maîtres de la peinture anglaise, avait eu l’idée d’écrire leur histoire, ou tout au moins un catalogue critique de leurs tableaux. Il ne manquait pas d’instruction, et il avait passé beaucoup de temps à recueillir des documens ; mais il était mort avant de commencer, et Walpole avait acheté tous ses papiers à sa veuve. Le sujet rentrait dans ses études. Il s’agissait d’art et de souvenirs. Il mit en ordre tous ces matériaux, les compléta par ses propres recherches, rédigea de nouveau toutes les notes laissées par Vertue, et fit, sous le titre modeste de Anecdots of painting, une histoire de la peinture en Angleterre (1762). La contrée, il en convient, a produit peu de bons artistes, et c’est pour cette raison que leur histoire ne mérite que le titre d’anecdotes ; mais peut-être, en composant leur biographie, en jugeant leurs talens, éveillera-t-il le goût d’un siècle qui devrait être favorable aux arts. Il leur manque les encouragemens du public, l’enthousiasme de la foule, une destination nationale, et c’est pour essayer de leur gagner tout cela que l’auteur écrit. L’ouvrage dénote d’attentives recherches et un goût exercé. On doit remarquer les premiers chapitres sur les origines de la peinture moderne et les articles consacrés à Holbein, à Rubens, à Van Dyck, à Inigo Jones, à sir Peter Lily, à Wren, à Kneller, à Hogarth, car il mêle les architectes aux peintres. En effet, tous les arts du dessin se tiennent. Aussi, cherchant toujours à compléter un livre qu’il corrigea sans cesse, il y ajouta par la suite un dernier volume sur la gravure, et dès le principe il y avait inséré un chapitre étendu sur l’histoire de l’art des jardins modernes. C’est là qu’on trouve ce trait souvent cité : « Quand un Français par le du jardin d’Éden, il pense à Versailles. »

De pareils travaux n’arrachaient pas Walpole à la vie du monde ; ils entretenaient au contraire son esprit des idées qui devaient faire le fond de ses conversations. On en peut juger par ce qu’il écrit à ses correspondans. Montagu, vivant beaucoup à la campagne, se connaissait en parcs et en beaux châteaux. John Chute s’entendait aux arts, et son opinion était comptée, quand il fallait juger d’un bâtiment ou d’un portrait, d’un monument historique ou du dessin d’un candélabre. Gray était devenu un poète éminent, mais il étudiait assidûment l’histoire dans les monumens autant que dans les livres. Bentley, fils du savant célèbre, avec une érudition héréditaire, unissait un certain talent à manier le crayon et le pinceau, et on lui doit quelques gravures qui décorent médiocrement, il est vrai, les ouvrages et les éditions de son protecteur. Même dans ces salons où Walpole passait tout le temps qu’il ne donnait ni à Strawberry ni au parlement, dans ces parties de plaisir au Ranelagh, dans ces dîners ou ces soupers brillans, à l’opéra où il admirait en amateur habile la musique italienne et la danse française, pense-t-on qu’il ne fît pas la légère propagande de ses goûts et de ses idées ? et ce causeur renommé ne devait-il pas mettre à la mode tout ce qui amusait son esprit ? Le mélange remarquable que font les Anglais de la conservation du vieux et de la recherche de l’original, ce concours piquant d’archéologie et d’innovation qui les caractérise dans l’art comme dans la politique, qui produit des choses excellentes et des choses bizarres, qui explique les grandeurs et les puérilités de cette société incomparable, ne doit-il pas quelque chose, surtout en ce qui touche les superfluités élégantes de la vie, au dilettantisme de Walpole ? et n’a-t-il pas eu de bonne heure, comme homme d’esprit paradoxal, quelques-unes des idées qui sont devenues les lieux communs du génie national ?

Mais, pendant qu’il s’amusait ainsi, le gouvernement avait marché, et les affaires publiques changeaient de face. Nous avons laissé Pelham dominant et l’opposition silencieuse. La paix de 1749 avait comblé tous les vœux. Cinq ans se passèrent d’indifférence publique et de quiétude ministérielle. Le parlement semblait unanime, car les deux personnages qui auraient pu le diviser, et dont la rivalité secrète se trahissait quelquefois, sentaient chacun le besoin de ménager le gouvernement auquel l’un et l’autre s’étaient rattachés, attendant l’occasion, lente à paraître, de le dominer. Fox était secrétaire de la guerre, et Pitt se contentait du poste lucratif de payeur-général. Quoique ces situations n’imposassent pas alors une aussi rigoureuse solidarité avec le cabinet qu’on l’exige aujourd’hui, l’un et l’autre se contenaient en rongeant leur frein, lorsque la mort inopinée de Pelham vint leur rendre la liberté (1754). Ce fut comme le réveil de toutes les ambitions.

Au premier moment, la plus mesquine de toutes l’emporta ; le duc de Newcastle succéda à son frère. Ce personnage jouissait du privilège d’exciter les railleries, non-seulement de Walpole, qui ne le pouvait souffrir, mais de tous les gens d’esprit de son temps. Ses ridicules ont passé à la postérité, et l’histoire continue de se moquer de lui. Bavard, timide, ignorant, plein de petitesses et de manies, il a cependant été près de quarante ans ministre ; il a fait partie de plusieurs cabinets dont deux, celui de Robert Walpole et celui de Pitt, ont laissé une grande renommée. Il a su céder à propos la première place à son frère, plus capable et moins connu, et dont il demeura le fidèle et l’utile auxiliaire. Enfin lui-même il parvint à ce rang suprême. Attaqué d’abord, puis ménagé, recherché par les plus habiles et les plus éclatans de ses rivaux, il fut forcé sans doute de traiter successivement avec eux, mais il les força également à transiger avec lui, et il sut tour à tour les exclure, les accepter et les renvoyer. Cette conduite, si long-temps heureuse, quelquefois judicieuse, jamais inspirée par un noble sentiment ni par une grande vue, est-elle cependant le triomphe exclusif de la platitude et de l’ineptie ? On s’accorde à reconnaître eu lui le plus persévérant et le plus actif des intrigans. Il ajoutait apparemment à ce don, si c’est un don, un certain bon sens pratique, l’art de connaître et de gagner les hommes par leurs plus petits côtés, une aptitude d’instinct perfectionnée par l’expérience, et il faut croire que ses manies et ses travers, sujet éternel de risée, sa fausseté notoire qui trouvait des rieurs plus que des dupes, ses discours remplis de non-sens, ses bévues, le divertissement du beau monde, devaient dissimuler quelques qualités sérieuses dont elles assuraient le succès en les dérobant à la défiance et à l’envie.

Cependant, s’il ne voulait gagner du temps, la formation du cabinet de 1754 fut une imprudence. Il s’exposait, avec trop peu de moyens de défense, à la coalition certaine de Fox et de Pitt. Vainement fit-il avocat-général Murray, qui devint le principal orateur ministériel. Murray avait beaucoup de talent, mais il était surtout homme de loi, et la politique n’était que l’instrument de sa fortune judiciaire. Pitt entreprit de le réduire au silence en l’intimidant, et Fox se chargea de mettre en pleine lumière l’insuffisance des ministres à département. S’ils n’enlevèrent pas la majorité au cabinet, ils lui ôtèrent cette confiance en lui-même sans laquelle tout gouvernement est impossible. En même temps, une rupture long-temps prévue éclata entre la France et l’Angleterre, et la guerre en Amérique répondit à celle dans laquelle le grand Frédéric tenait fixés les yeux de l’Europe. Son oncle, George II, n’avait pu, comme prince allemand, rester étranger à la lutte continentale ; la Grande-Bretagne appuyait par des subsides les puissances auxquelles elle refusait le secours de ses armes. C’étaient de trop grandes affaires pour un ministère qui ne se connaissait qu’aux expédiens. On avait destitué Pitt et disgracié Fox sans le destituer. On voulut abdiquer aux mains de lord Granville, qui cette fois n’accepta pas, et il fallut donner les sceaux de secrétaire d’état à Fox, qui oublia que Pitt restait dehors. Aussi, dès le début de la session, s’éleva-t-il sur les traités qui mettaient les Hanovriens et les Hessois à la solde de l’Angleterre un débat terrible. On obtint la majorité sans doute, et même elle fut très forte. L’opposition n’avait qu’un état-major, disait-on, et manquait de soldats ; mais la vie parlementaire s’était ranimée, les passions recommençaient à gronder par la voix de l’éloquence. L’Angleterre est revenue, écrivait Walpole à Bentley.

Il était lié avec Fox ; mais il lui en voulait de s’être uni au duc de Newcastle, et au chancelier, de travailler, de réussir peut-être à les sauver. Il n’aimait pas le rival de Fox : mais Pitt le vengeait de Newcastle et du chancelier, et lui donnait le plaisir d’entendre éclater sur la tête des anciens ennemis de son père les foudres qui avaient abattu sir Robert. Puis il admirait l’art et le talent, et ses ressentimens ne tinrent pas contre son admiration. Dans les derniers débats, un jeune homme, Gerrard Hamilton, avait débuté par un discours remarquable qu’il n’égala jamais et qui l’a fait appeler Hamilton au seul discours (single-speech). Walpole lui donne de grands éloges en écrivant au général Conway, et il ajoute :


« Vous demandez : Que pouvait-il y avoir au-dessus ? Rien, hormis ce qui a été au-dessus de tout ce qui fut jamais, et c’est Pitt. Il a parlé après une heure du matin et pendant une heure trente-cinq minutes, et cela avec plus de verve, d’esprit, de vivacité, de beau langage, de hardiesse, bref d’étonnantes perfections, que vous-même, qui êtes habitué à lui, ne le pouvez imaginer. Il n’a pas été injurieux, et cependant il a été agressif de tous les côtés ; il a ridiculisé milord Hillsborough, mis en croix le pauvre sir George (Lyttelton), terrifié l’attorney général, flagellé milord Granville, décrit milord de Newcastle, attaqué M. Fox et même remonté jusqu’au duc de Cumberland… »

« Pitt s’est surpassé lui-même, écrit encore Walpole à Bentley, et je n’ai pas besoin de vous dire qu’il a surpassé Cicéron et Démosthène. Quelle figure feraient-ils avec leurs oraisons de cabinet, formalistes, travaillées, vis-à-vis de sa mâle vivacité et de son écrasante éloquence ?… Ses antagonistes s’efforcent de le désarmer ; mais, aussitôt qu’ils lui enlèvent une arme, il en trouve une meilleure ; je ne l’aurais jamais soupçonné d’avoir un arsenal universel. Je lui savais une tête de Gorgone composée de baïonnettes et de pistolets ; mais je ne pensais guère qu’il put toucher mortellement avec une plume. Lors du premier débat sur ces fameux traités, mercredi dernier. Hume Campbell, que le duc de Newcastle avait retenu comme l’avocat le plus outrageant qu’il pût lancer contre Pitt (et plus tard peut-être contre Fox), attaqua le premier pour ses éternelles invectives. Oh ! depuis la dernière philippique, de mémoire de Billingsgate[2], vous n’avez rien entendu de pareil à l’invective par laquelle Pitt a répondu. Hume Campbell était anéanti. Pitt, comme une guêpe irritée, a paru laisser son aiguillon dans la plaie, puis il a pris un style de moquerie et de repartie délicate. Mais songez combien il faut que le ridicule soit manié avec agrément pour se soutenir et s’élever d’attaque en attaque pendant une heure et demie ! Un jour ou l’autre, vous verrez peut-être quelqu’un des traits brillans que j’ai recueillis. J’ai écrit sous sa gravure ces vers : « Trois orateurs séparés par des siècles ont illustré la Grèce, l’Italie et l’Angleterre ; le premier l’emportait par l’élévation de la pensée, le second par le langage, mais le dernier par l’une et l’autre. La puissance de la nature n’avait su aller plus loin. Pour faire le troisième, elle a réuni les deux premiers. »

Cependant la guerre ne tournait pas à la gloire de l’Angleterre. La prise de Port-Mahon avait soulevé les esprits et contre le ministère et contre l’amiral Byng. Las de son impopularité, importuné des ombrages et des menées du duc de Newcastle, qui retenait tout et ne gouvernait rien, Fox annonça subitement sa démission. Sa place fut offerte à Pitt, qui exigea la retraite du premier ministre, et le cabinet du duc de Devonshire fut formé. Ce fut le destin et le caractère de Pitt que de ne se donner à aucun parti et de n’en avoir aucun. Avec la supériorité d’un esprit plein de grandeur et d’inégalités, avec la puissance d’une éloquence plus passionnée que judicieuse, il ne pouvait le disputer, pour l’autorité sur la chambre, ni à l’influence pratique de Fox, ni à l’immense patronage de Newcastle. Il était le maître de la situation, ce que les Anglais appellent le lord of the ascendant, et il n’avait pas la majorité dans le parlement. Les deux Grenville, ses beaux-frères et ses collègues, ne la lui donnaient pas, et il fut évident, dès sa formation,, que son ministère ne durerait pas six mois. Le roi, qui le supportait à regret, saisit la première occasion de le dissoudre, et essaya cette négociation que lord Waldegrave a si bien racontée dans ses intéressans mémoires ; mais, quand elle eut échoué, la couronne fut clairement à la discrétion de ces trois hommes, Newcastle, Fox et Pitt. Tous trois avaient appris à transiger. Fox, dégoûté de la responsabilité, ne demandait que le poste de payeur-général. Le vieux duc comprenait que le titre de premier ministre devait perdre de sa réalité, quand le gouvernement de la chambre des communes en était séparé. Pitt leur donna satisfaction à tous deux, et, content des fonctions de secrétaire d’état auxquelles il fut convenu que se rattacherait toute la direction de la guerre et de la diplomatie, il forma avec eux cette administration qui a fait l’honneur de son nom et la douleur de la France.

Horace Walpole parlait légèrement de la gloire des armes : il n’y voyait qu’une vanité de roi ou de nation ; il ne put jamais admettre les raisons de la guerre de sept ans ; il conserva long-temps contre le grand Frédéric une aversion qui ne céda qu’à la séduction de vingt victoires, et il tarda tant qu’il put à comprendre le patriotisme ardent et fier qui poussait Pitt au gouvernement dans un temps de sanglans combats. Il était froissé dans son humanité et indigné dans sa justice par les fureurs qui s’élevaient contre l’amiral Byng, et il prit une part active et zélée aux efforts tentés pour le sauver auprès des chambres et de l’administration. Toute cette tragédie est vivement racontée dans ses mémoires et dans ses lettres, et le rôle qu’il y joua lui fait un véritable honneur : il aperçut aisément quel péril affreux menaçait une tête d’avance sacrifiée. Rien n’indique que Byng eût manqué de résolution ni de dévouement, et son procès prouve surtout l’insuffisance des ordres donnés et des dispositions prises par le gouvernement : c’est le cabinet qui avait mal défendu Port-Mahon. Mais un peuple irrité demandait vengeance, et, comme sa colère pouvait se porter de l’homme de guerre sur les anciens ministres, ceux-ci étaient les plus ardens à l’accuser : il leur fallait qu’il fût coupable pour ne pas le devenir eux-mêmes. Le roi, très sensible à l’honneur de ses armes, ne voulait pas le déclarer compromis par la faute d’un cabinet auquel il s’était associé, et répugnait visiblement à la clémence. Quoique les deux chambres sentissent bien avec quel emportement Byng était poursuivi et peut-être jugé, elles n’osaient résister ; l’ancienne majorité tenait à épargner aux ministres qu’elle avait soutenus la responsabilité d’une défaite. Les nouveaux ministres craignaient de se compromettre en bravant, pour sauver un malheureux, l’opinion du public et celle du roi, les calculs de la majorité et ceux de leurs prédécesseurs ; ils avaient peur de paraître se a enger de leurs ennemis en écoutant la justice et l’humanité. Déplorable exemple du rôle cruel que l’esprit de parti peut jouer dans les questions d’où il devrait être le plus sévèrement banni ! Affranchi de ces tristes ménagemens, Walpole se jeta avec ardeur dans toutes les démarches qui tendaient au sursis ou à la grâce, et ce n’est pas sa faute si son dévouement à cette œuvre d’humanité fut, d’une manière sanglante, déçu par l’événement.

On trouvera que nous nous arrêtons trop long-temps à la politique, mais par là encore nous faisons connaître Walpole, car nous puisons tout dans ses lettres et dans ses mémoires : nos jugemens sont les siens, et nous ne parlons que d’après lui.

Ces violences cependant n’étaient pas faites pour le réconcilier avec la guerre. Il commença par la maudire, et déclama, tant qu’il le put, contre les fureurs héroïques ; mais quand il vit la victoire couronner les hardis desseins du cabinet, de vastes conquêtes s’accomplir coup sur coup dans toutes les parties du monde, le pays s’enorgueillir de son gouvernement, et à sa tête un ministre fier, audacieux, heureux dans ses conceptions et dans ses choix, célébré par la marine et par l’armée, glorifié par une nation reconnaissante de la gloire qu’elle lui devait, conduire, du sein d’un parlement unanime et silencieux, sa patrie au faîte de la grandeur, il céda à l’enthousiasme universel, et finit par croire aussi que la nation britannique était le peuple romain des temps modernes. « Vous avez, dit-il à sir H. Mann, laissé votre patrie une petite île, qui vivait de ses ressources ; tous la retrouveriez la capitale du monde, et, pour parler avec l’arrogance d’un Romain, vous verriez la rue de Saint-James remplie par la foule des nababs et des chefs américains, et M. Pitt, entouré, dans sa ferme de la Sabine, de monarques de l’orient et d’électeurs du septentrion, qui attendent, pour avoir audience, que la goutte ait quitté son pied… Ce serait une honte que d’attribuer notre splendeur à rien qui ne fût M. Pitt. »

La mort de George II ne parut pas d’abord troubler le cours de cette triomphante politique ; mais, avec son successeur, destiné à tant de misères, et dont le long règne devait laisser l’Angleterre si puissante, le torisme monta sur le trône. Les habitudes contractées dans la petite cour de sa mère, la princesse de Galles, un esprit étroit et défiant, la prétention obstinée moins de gouverner que de choisir arbitrairement les dépositaires du gouvernement, une répugnance d’instinct et de routine contre toute réforme, le goût des subalternes et des médiocres, une probité sans loyauté, une opiniâtreté sans lumières, devaient faire de George III un roi dangereux pour la constitution britannique, si la démence ne l’eût remis à sa place en le désarmant pour jamais. Au commencement de son règne, il conçut la pensée de ressaisir la prérogative aliénée, disait-il, par son grand-père, et, comme celui-ci avait réussi dans la guerre, il ne crut pouvoir l’effacer que par la paix. Cette paix, un peu précipitée, détermina la retraite de Pitt ; le duc de Newcastle ne put même se maintenir qu’autant qu’il le fallait pour bien constater qu’il avait abandonné son noble collègue et leur politique commune. Lord Bute, son successeur, installa au pouvoir l’esprit tory, aggravé par le favoritisme, et après lui le caractère impérieux de George Grenville, qui n’était rien moins qu’un favori, fit faire de nouveaux pas dans le sens du pouvoir arbitraire par les fautes célèbres qui suscitèrent Wilkes et Junius, et provoquèrent la révolution d’Amérique.

C’est alors qu’Horace Walpole fut décidément de l’opposition. Il suivit son meilleur ami, le général Conway, qui s’élevait à un rôle parlementaire important, et qui, pour son vote dans une question fameuse, celle de savoir si les mandats d’arrestation pouvaient être généraux et non nominatifs, se vit destituer de ses charges de cour et de ses commandemens militaires. Sa cause, qui devint une affaire de principe, fut chaudement épousée par Walpole ; il écrivit même un pamphlet pour la défendre, et il offrit sa fortune à son ami. Cependant il commença dès-lors à se dégoûter de la vie publique : la jeunesse était passée, il avait quarante-sept ans (1764). La goutte, dont il avait, fort jeune, ressenti les atteintes, revenait, à de plus courts intervalles, lui rendre plus nécessaires la retraite et l’inaction. Sa passion pour Strawberry-Hill était dans toute son ardeur. Ses relations et ses travaux littéraires prenaient une grande part de son activité. Enfin il projetait un voyage à Paris, où le frère aîné de Conway, le comte de Hertford, remplissait les fonctions d’ambassadeur. En attendant qu’il l’y rejoignît, il s’était chargé du soin de le tenir exactement informé de tous les mouvemens de la politique et de la société. Il lui écrivait sans cesse avec la confiance d’un ami qui est sûr d’être conquis, avec l’attention d’un ami qui veut plaire, enfin avec l’habileté d’un ami qui veut persuader, car il s’attachait à maintenir le bon accord entre deux frères, dont l’un servait le pouvoir, et l’autre l’opposition. Cette partie très remarquable de sa correspondance, publiée séparément en 1825, a été un des meilleurs fondemens de sa réputation épistolaire.

Dans une lettre du 27 janvier 1765, il dit à lord Hertford, en lui envoyant un livre : « Ce roman est fort en vogue. L’auteur n’en est pas connu ; mais, s’il arrivait que vous ne l’aimassiez pas, je vous donnerais une raison qui vous prouverait que vous n’avez pas besoin de le dire. » Cette raison, c’est qu’il en était l’auteur. Le Château d’Otrante parut d’abord comme une histoire traduite par William Marshal, d’un original italien d’Onuphrio Muralto, chanoine de l’église de Saint-Nicolas d’Otrante ; mais il eut un assez grand succès pour que l’auteur jetât bientôt le masque, et c’est assurément celui de ses ouvrages qui l’a le mieux placé dans l’histoire littéraire de son pays. C’est le produit d’un rêve. Une nuit, à Strawberry-Hill, il se sentit transporté dans un vrai château gothique, et crut voir s’agiter du haut d’une balustrade une tête gigantesque couverte d’un casque ; poursuivi de cette image, il l’introduisit dans le merveilleux d’une histoire de chevalerie, où il se proposa de mêler les sentimens naturels aux événemens mystérieux des âges de crédulité. Il avait très bonne opinion de cet ouvrage, celui de tous qu’il eut le plus de plaisir à composer, du moins il le dit à Mme Du Deffand, et ne cache pas qu’il le regardait comme une création d’un genre nouveau. Au reste, l’admiration que ce roman inspirait à lord Byron répondait aux espérances de l’auteur, et Walter Scott, qui lui a fait l’honneur d’être son biographe, trouve dans le Château d’Otrante une fable bien conçue, des caractères bien tracés, des effets sublimes, un style excellent. Nous qui ne sommes ni poète ni romancier, nous demanderons à être moins indulgent. L’auteur de Waverley peut distribuer librement des lots magnifiques dans ce vaste domaine de la fiction qu’il a parcouru tout entier. Guillaume-le-Conquérant, partageant l’Angleterre à ses vassaux, ne craignait pas plus que lui d’y perdre son royaume. Le Château d’Otrante est un ouvrage de bon goût et de bon sens, où l’on ne trouve ni l’entortillage de sentimens ni les couleurs fausses de la chevalerie de convention. L’auteur fait un effort sincère pour se placer dans les croyances du moyen-âge, et pour composer un récit moitié légende, moitié conte de fée, qu’un jongleur put raconter au foyer des nobles dames. Le merveilleux, médiocrement inventé, est présenté simplement et sans exagération dans les moyens de terreur. Le dialogue est raisonnable, passablement spirituel, et le style nous semble naturel et élégant ; mais une vive imagination, mais une forte conception des caractères, mais une reproduction animée des mœurs du temps, mais un art véritable de raconter et de peindre, où trouver tout cela dans ce récit d’une aventure invraisemblable et commune, dans un tissu de rencontres mal motivées, de brusques reconnaissances, de prodiges obscurs et vagues ? Les sentimens sont vrais, mais ils ont quelque chose de banal. Les croyances du temps n’y sont pas décrites avec ces traits naïfs qui persuadent le lecteur et l’enlèvent au sien. Les chevaliers de Walpole sont comme ceux de Voltaire dans ses contes, ou de Sedaine dans ses opéras comiques, et le sujet mis en dialogue ferait un de ces mélodrames classiques qu’on aimait en France il y a quarante ans. Un chevalier qui revient de la croisade retrouve son château et son fief au pouvoir d’un usurpateur ; de bons moines prennent parti pour lui, des miracles lui viennent en aide, et le tyran finit par succomber. Nous demandons pardon à sir Walter Scott ; mais, en lisant un tel récit, il ne faut pas se rappeler un certain chevalier qui revint aussi de la croisade en de semblables circonstances, et qui s’appelait Ivanhoë, ou l’on s’expose à trouver l’inventeur du XVIIIe siècle un bien pauvre poète auprès du chroniqueur anglo-saxon que notre siècle a vu naître.

Cette fois encore pourtant l’idée de Walpole est bonne. Concevoir que le roman de chevalerie pouvait être dépouillé de ses formes conventionnelles pour devenir une peinture idéale et vraie de l’humanité d’un autre âge, c’était découvrir et marquer un but nouveau à l’imagination des conteurs, et, de même que dans ses retours vers l’architecture gothique il a réussi, non à la reproduire, mais à la faire comprendre, et plus tard mieux imiter, ainsi sa tentative dans le genre romanesque a dû suggérer aux artistes d’une autre époque des combinaisons nouvelles, et tout à la fois leur inspirer l’amour et leur révéler le secret du passé. Le mot du prédicateur : « Faites ce que je vous dis, ne faites pas ce que je fais, » est l’éternelle devise des esprits critiques qui se sont mêlés d’inventer.

Walpole était encore dans la primeur de son succès, lorsqu’il résolut d’exécuter ce voyage en France long-temps projeté. La chute de Grenville et les refus capricieux de Pitt venaient d’amener au pouvoir le général Conway avec le titre de secrétaire d’état, sous la direction du marquis de Rockingham. C’était une administration de jeunes whigs, où prévalaient un esprit bienveillant, un désir sincère de servir la nation et de lui plaire, enfin une bonne intention générale soutenue par le talent facile de Conway, mais destituée de l’autorité d’une grande expérience ou d’un grand caractère, un pouvoir enfin sans commandement. Walpole avait assisté son ami dans la formation laborieuse du cabinet, dont il espérait peu. Il s’attendait qu’il lui serait fait des offres qu’il était, dit-il, résolu à refuser. Conway, d’un caractère noble, mais léger, n’y songea pas, et Walpole ne crut pouvoir mieux lui témoigner sa froideur qu’en le quittant dans le pouvoir après l’avoir suivi dans l’opposition. Il partit pour Paris le 9 septembre 1765, et il y resta huit mois.

Un Français qui ouvre sa correspondance doit courir à ses lettres de Paris. Ce ne sont pourtant pas les meilleures. On y trouve quelques anecdotes piquantes, quelques appréciations justes, mais de l’incertitude et de l’incohérence dans les impressions. Il y a du parti-pris dans certains jugemens. Walpole est sévère dans l’ensemble, quoiqu’il loue beaucoup dans le détail. Passons-lui de dire que Paris est sale et ses rues étroites, de trouver, au souvenir de Windsor ou de Richmond, la campagne poudreuse, la végétation pauvre et la verdure un peu grise. Ayant cent fois tourné en ridicule les mœurs politiques de l’Angleterre, il est bien en droit de se moquer de nos querelles de parlement et de nos intrigues de cour, et l’on ne saurait se beaucoup fâcher quand il dit : « En tout, je ne voudrais pas n’être point venu ici, car, puisque je suis condamné à vivre en Angleterre, c’est un soulagement que d’avoir vu que les Français sont dix fois plus méprisables que nous. » Pardonnons ces traits d’une misanthropie caustique, où j’entrevois plus de prétention que de mauvaise humeur ; mais je voudrais qu’il jugeât la France avec plus d’esprit, c’est-à-dire qu’il pénétrât plus avant dans le secret de cette société singulière qui fut pendant un siècle le spectacle du monde, et qui lui préparait un autre siècle d’étonnement. Évidemment, il marche en France dans une certaine obscurité ; il le dit lui-même et il s’en prend à la langue, qu’il parlait malaisément. Avec toute l’intelligence possible, on ne comprend guère un pays, quand on y trouve la conversation difficile. Il se plaisait cependant à Paris ; on lui faisait bon accueil, et il y était sensible. Il s’y amusait, mais il n’était pas à son aise, amused, but not comfortable ; le monde le divertissait sans lui plaire.

Il n’aimait donc pas les philosophes ? va-t-on nous dire ; car, au XVIIIe siècle, c’était la question. Non, il ne les aimait pas. D’abord il croyait devoir à sa réputation d’élégance de détester les pédans, à ses prétentions aristocratiques de dénigrer la profession d’homme de lettres, à son expérience politique de mépriser la vanité qui régente l’univers sans l’avoir gouverné. Tout le monde ici est philosophe, dit-il, et il trouve qu’on y a perdu la gaieté et la bonne grâce en devenant lourd et vide, tranchant, disputeur, fanatique. Selon lui, la guerre est déclarée au papisme, avec tendance, pour un grand nombre, au renversement de la religion, et, pour un plus grand nombre encore, à la destruction du pouvoir royal. Il entend et lit des choses qu’on n’aurait osé prononcer du temps de Charles Ier


« Les Français affectent la philosophie, la littérature et la liberté de penser. La première ne m’a jamais dominé et ne me dominera jamais. Des deux autres je suis las dès long-temps. Le libre-penser, on le garde pour soi ; il n’est certainement pas fait pour la société. On règle une fois pour toutes sa manière de penser, ou bien l’on sait qu’elle ne peut être réglée, et quant aux autres, je ne vois pas pourquoi il y aurait moins de bigoterie à tenter des conversions contre que pour la religion. J’ai dîné aujourd’hui avec une douzaine de savans, et, quoique tous les domestiques fussent là pour le service, la conversation a été beaucoup moins retenue, même sur l’Ancien Testament, que je ne le souffrirais à ma table, en Angleterre, ne fut-ce en présence que d’un seul laquais. Quant à la littérature, elle est très amusante, lorsqu’on n’a pas autre chose à faire ; mais je trouve que dans la société, c’est une pédanterie fatigante que de la professer en s’y complaisant. Et d’ailleurs, dans ce pays-ci, on est bien sûr que c’est uniquement une mode d’un jour. Leur goût est en cela le pire du monde. Croirait-on que, lorsqu’ils lisent nos autours, Richardson et M. Hume soient leurs favoris ? Le dernier est traité ici avec une parfaite vénération. Son histoire, si falsifiée en beaucoup de points, si partiale en autant d’autres, si inégale dans ses différentes parties, est regardée comme le modèle des livres. »


Ce jugement est tout britannique, sensé, pratique et inconséquent.

On doit être impatient de savoir comment Walpole fit connaissance avec Mme Du Deffand, car enfin il est temps que le roman commence. Il préférait de beaucoup, à Paris, les femmes aux hommes. Il ne cache pas qu’elles le trouvaient aimable. Lady Hervey, une de ses meilleures amies, à qui il écrit beaucoup, lui avait donné une lettre pour Mme Geoffrin, dont il ne tarda pas à reconnaître le bon cœur et le bon esprit. Or Mme Geoffrin n’était pas bien avec Mme Du Deffand ; elle avait pris parti contre elle pour Mlle de Lespinasse et pour d’Alembert lors de leur rupture si connue. Aussi, la première fois que Walpole parle de celle qu’il devait sincèrement aimer, il dit :


« Toute femme ici a un ou deux auteurs plantés dans sa maison, et Dieu sait comme elle les arrose ! Le vieux président Hénault est la pagode chez Mme du Deffand, une vieille et aveugle débauchée d’esprit, chez qui j’ai soupé hier soir (5 octobre 1765). »


Trois mois après, il écrivait à lady Hervey :


« Vous rirez tant qu’il vous plaira avec lord Rolland de ma crainte d’être trouvé charmant. Cependant je ne nierai pas mon effroi, et assurément rien n’est si fort à redouter que d’avoir ses membres sur des béquilles et son intelligence en lisières. Le prince de Conti s’est moqué de moi l’autre jour à ce même sujet. Je me plaignais à la vieille aveugle charmante Mme Du Deffand de ce qu’elle me préférait M. Crawford. « Quoi ! dit le prince, est-ce qu’elle ne vous aime pas ? — Non, monsieur, lui dis-je, je ne lui plais pas plus que si elle m’avait vu. »

Peu après, en la comparant à Mme Geoffrin, qu’il trouve une femme extraordinaire et dont il peint avec un peu moins de bienveillance l’habile esprit de conduite, il ajoute :

« Sa grande ennemie. Mme Du Deffand, qui a été pendant un temps très court la maîtresse du régent, est maintenant fort vieille et tout-à-fait aveugle ; mais elle conserve tout, vivacité, esprit, mémoire, jugement, passions, agrément. Elle va à l’Opéra, aux spectacles, aux soupers et à Versailles ; elle donne à souper elle-même deux fois par semaine, se fait lire toutes les nouveautés, compose des chansons et des épigrammes nouvelles, et cela admirablement, et se souvient de tout ce qui s’est passé depuis ces quatre-vingts dernières années. Elle correspond avec Voltaire, dicte pour lui de charmantes lettres, le contredit, n’est dévote à lui ni à personne et se moque à la fois du clergé et des philosophes. Dans la dispute, et elle est sujette à y tomber, elle est très animée, et pourtant presque jamais elle n’a tort. Son jugement sur tous les sujets est aussi juste que possible ; sur toutes les questions de conduite, aussi fautif que possible, car elle est tout amour et toute haine, passionnée pour ses amis jusqu’à l’enthousiasme, encore en peine d’être aimée, non par des amans bien entendu, et ennemie violente, mais ouverte. Comme elle ne peut avoir d’amusement que la conversation, la moindre solitude et le moindre ennui lui est insupportable et la met à la discrétion de quelques êtres indignes qui mangent ses soupers, lorsqu’il n’y a personne d’un plus haut rang, qui devant elle se font des clignemens d’yeux et se moquent d’elle, gens qui la haïssent, parce qu’elle a dix fois plus d’esprit qu’eux, mais qui n’osent la haïr que parce qu’elle n’est pas riche. »


Voilà un portrait qui suppose tout au moins une bienveillance intelligente et qui se concilie avec un commencement d’amitié. Walpole l’écrivait trois mois avant de la quitter, et, dans ces trois mois, il faut croire qu’il apprécia de plus en plus cet esprit qui allait au sien, dont les idées pouvaient aisément se marier à ses idées, et surtout que. touché d’une compassion généreuse pour une pauvre femme livrée par ses infirmités à la merci de quelques amitiés parasites, il répondit par les soins d’un attachement désintéressé, par les conseils d’une raison indépendante, par le charme d’un entretien d’un tour nouveau, aux effusions spirituelles d’une ame qu’enchantaient à la fois le plaisir d’un succès inattendu et la douceur d’aimer encore. Lui-même, en la quittant, il se sentait les devoirs et les besoins de l’amitié ; il lui écrivait le premier et avant même d’être à Londres, sans négliger de lui recommander la discrétion, car il craignait jusqu’au ridicule d’être aimé. On s’en doute en lisant ce qu’elle lui répond :


« Je commence par vous assurer de ma prudence ; je ne soupçonne aucun motif désobligeant à la recommandation que vous m’en faites ; personne ne sera au fait de notre correspondance, et je suivrai exactement tout ce que vous me prescrirez… Vous êtes le meilleur des hommes et plein de si bonnes intentions qu’aucune de vos actions, qu’aucune de vos paroles ne peuvent jamais m’être suspectes. Si vous m’aviez fait plus tôt l’aveu de ce que vous pensez pour moi, j’aurais été plus calme et par conséquent plus réservée. Le désir d’obtenir et de pénétrer si l’on obtient donne une activité qui rend imprudente. Voilà mon histoire avec vous : joignez à cela que mon âge et que la confiance que j’ai de ne pas passer pour folle doit donner naturellement la sécurité d’être à l’abri du ridicule. Tout est dit sur cet article. Je veux être à mon aise et vous dire qu’on ne peut aimer plus tendrement que je ne vous aime, que je crois que l’on est récompensé tôt ou tard suivant ses mérites, et comme je crois avoir le cœur tendre et sincère, j’en recueille le prix à la fin de ma vie. »


On a dit que les lettres de Walpole à Mme Du Deffand n’avaient pas été conservées ; elles méritaient de l’être à en juger par les passages cités en note au bas de celles de sa correspondante. L’Anglais était inquiet de son style ; il craignait que son esprit ne perçât pas à travers son français. Peut-être aussi avait-il sur la conscience les ombrages et les rudesses dont il payait quelquefois le tendre dévouement qui aurait dû désarmer l’orgueil, ne fût-ce que par la pitié. Il aura désiré n’être pas jugé sur pièces, et ses éditeurs auront respecté ou partagé ses craintes. Nous doutons qu’ils aient eu raison. Cette réserve a pu lui nuire. Ses lettres françaises n’auraient pas déprécié son esprit, et elles auraient prouvé que, s’il eut dans ses rapports avec Mme Du Deffand les craintes puériles, les soupçons d’une vanité inquiète, et par suite la sécheresse et la dureté que les hommes portent même dans des affections plus vives et plus puissantes, il ne fut pas insensible au dévouement qu’il inspirait. Il aima Mme Du Deffand comme on pouvait l’aimer et comme il pouvait aimer. Il parle d’elle avec estime, avec respect, avec tendresse à ses autres amis. Il est fier de lui plaire et ne s’en défend pas. Sa correspondance avec elle fut toujours exacte et soigneuse ; il retourna quatre fois à Paris, et il ne cachait point que c’était pour elle. Il n’y revint plus lorsqu’il l’eut perdue. Il avait assurément à personnalité d’un vieux garçon et cet ombrageux sentiment d’un certain décorum qui appartient à son pays ; mais cela empêche-t-il d’être touché d’une affection vraie et d’y répondre sincèrement ? Il était insupportable, d’accord ; il n’était pas indifférent.

Tout le monde a lu les lettres de Mme Du Deffand. Walpole les comparait à celles de Mme de Sévigné, et, pour lui, ce n’était pas peu dire. En cela comme sous d’autres rapports, son admiration pour sa vieille amie nous semble excessive. La triste humeur, le fonds d’ennui, la défiance morose, surmontent la distinction de l’esprit même, et ôtent, non le piquant, mais le charme, à cette correspondance singulière qui, pour la valeur littéraire, rappellerait plutôt les lettres de Mme de Maintenon que les épîtres inimitables de Notre-Dame des Rochers, M", de Maintenon a, comme Mme Du Deffand, l’esprit juste, élégant, naturel, avec de grands préjugés. Mme de Maintenon était aussi ennuyée qu’elle, elle peignait l’ennui comme elle, mais elle n’aimait pas Louis XIV.

Au reste, Walpole faisait bien de remplir et d’animer sa vie par de nouvelles préoccupations. Le moment approchait où il allait dire adieu à la politique. En revenant en Angleterre, il trouva le ministère Rockingham sur son déclin. Ce cabinet avait essayé d’apaiser les colonies d’Amérique, dont les mécontentemens commençaient à devenir un danger, en défaisant l’œuvre de George Grenville et en rapportant l’acte du timbre. De bonne beure Walpole fut, à l’égard de l’Amérique, pour la politique modérée et conciliatrice ; mais il fallait du temps pour que cette politique triomphât, elle n’était pas même populaire, et, si le ministère l’avait suivie, on l’imputait autant à sa faiblesse qu’à sa générosité. L’opinion publique ne le prenait que comme l’avant-coureur de Pitt. Pitt en jugea de même, et il composa cette administration du duc de Crafton, dont j’ai essayé, dans ce recueil, de caractériser la singulière existence[3]. Conway y conserva sa place, autorisé tout à la fois et blâmé par ses anciens collègues, approuvé et soutenu par Walpole, qui redevint ministériel, et le nouveau lord du sceau privé, complétant la bizarrerie de sa conduite, en ce moment décisif où il pouvait coaliser sous sa direction suprême toutes les forces et toutes les gloires du parlement, échangea le nom de Pitt contre celui de comte de Chatham. Il ensevelit ainsi dans l’oisiveté d’une sinécure le talent de l’homme d’état, dans l’impuissance de la chambre des lords l’éloquence de l’orateur, et dans les loisirs des eaux de Bath et de la vie des champs les ennuis et les souvenirs d’un ministère qu’il abandonnait, pour ainsi dire, comme un enfant mal né.

La position de Conway fut souvent difficile dans cette nouvelle administration, qui, formée pour être plus libérale (je parle le langage de ces derniers temps), l’était moins que celle qu’elle avait remplacée ; et, comme il avait un grand défaut, l’irrésolution, il eut souvent besoin d’être encouragé et conseillé par Walpole, qui, sans cesser d’apprécier son caractère aimable et désintéressé, son esprit flexible et étendu, avait aperçu ce qui pouvait lui manquer en solidité, en énergie, en ascendant sur les hommes. Cette découverte, ses mécomptes personnels, et les difficultés qu’il eut à combattre dans les négociations ministérielles auxquelles il fut mêlé, achevèrent de lui rendre la vie des affaires importune, et, dans les derniers temps de la session, il écrivit au maire de King’s-Lynn, le bourg qui avait élu son père, puis son frère aîné, puis lui-même, avec une invariable fidélité, pour notifier sa résolution de quitter le parlement. Cette résolution, il l’accomplit l’année suivante (1768).

« Je ne crois pas, écrit-il à Montagu, que je m’en repente jamais. Que pourrais-je voir encore, sinon les fils et les petits-fils recommençant les mêmes fautes, rejouant le rôle que j’ai vu jouer aux pères et aux grands-pères ? Pourrais-je entendre une éloquence supérieure à celle de milord Chatham ? Y aurait-il jamais des talens égaux à ceux de Charles Townshend ? George Grenville cessera-t-il d’être le plus fatigant des hommes ?… »

L’année même où Walpole quitta la chambre des communes, il publia ses Doutes historiques sur la vie et le règne de Richard III. C’est là, ne lui en déplaise, un ouvrage où il a pris toutes les allures d’un écrivain de profession. Il n’avait pas une foi bien robuste dans l’histoire, comme tous les gens qui ont vu les affaires de près et qui la trouvent, à la prendre telle qu’elle a été écrite, insuffisante, incomplète, dirai-je le mot ? invraisemblable. L’idée lui était venue que le portrait de Richard III par les historiens pouvait bien être un caractère fabriqué par le préjugé et l’imagination. Quant aux événemens de sa vie, il lui semblait que, même avant Shakspeare, l’histoire en avait fait une tragédie. La plupart de ses crimes lui paraissaient peu probables, étant, suivant toutes les apparences, contraires à ses intérêts. En vertu de cette idée, qui n’est pas la meilleure du monde pour juger les hommes, car leur intérêt est moins puissant que leur nature, et il est subordonné à la portée de leur intelligence, Walpole entreprit de critiquer l’histoire du célèbre usurpateur, discutant avec beaucoup de sagacité et de méthode les témoignages de l’auteur de la chronique de Croyland et de sir Thomas More, qui sont les principaux accusateurs du duc de Gloucester au tribunal de la postérité. De cet examen, les crimes de Richard III sortent obscurs et douteux. Non-seulement Henri VI, non-seulement Clarence, non-seulement Hastings cessent d’être les victimes avérées d’une cruauté notoire, mais le meurtre même de ces jeunes enfans d’Édouard IV, tant lamenté, tant célébré par l’histoire, la poésie, la peinture, devient un récit hasardé, défiguré, que la malveillance et la pitié ont accueilli de concert, et que l’imagination a rendu populaire. On convient généralement que Walpole a mieux prouvé son talent que sa thèse ; il a médiocrement ébranlé la croyance des doctes et du public, et Richard III, pour l’histoire, est toujours le bossu que vous savez, le héros moqueur, audacieux, pervers que Shakspeare a fait revivre. L’ouvrage destiné à le réhabiliter n’en fut pas moins remarqué à sa naissance ; il est cité comme un modèle de ce genre de discussion. Il doit arrêter tout historien dans sa marche, pour le forcer à l’examen. À peine publié, il provoqua les objections d’érudits estimables auxquels il fallut bien répondre, et Walpole, touché au vif par les critiques, se livra vaillamment aux devoirs du métier. Il disputa, il répliqua, il rompit même avec la société des antiquaires, dont il était membre, parce qu’elle avait entendu ses adversaires. Ainsi complété par des dissertations polémiques, son livre est l’œuvre non d’un érudit, mais d’un écrivain qui saurait l’être, et l’on peut y étudier l’art de discuter sans ennui et de séparer l’exactitude de la pédanterie. Il a été plus d’une fois réimprimé, et il en existe une traduction attribuée à Louis XVI, qui certes était bien désintéressé dans la réhabilitation des tyrans.

Quand l’ouvrage parut, le bruit en vint jusqu’à Voltaire, qui aimait l’Angleterre et ne haïssait pas les paradoxes historiques. Il écrivit à l’auteur pour le lui demander, demande qui flatta et embarrassa Walpole. Il avait peu de goût pour Voltaire malgré sa prédilection pour les esprits élégans, et il abhorrait la domination littéraire. Il répondit pourtant d’assez bonne grâce ; mais, tout en lui adressant et en lui recommandant avec modestie ses Doutes historiques, il se crut obligé, par franchise ou fierté britannique, de lui confesser que, dans un autre ouvrage, il avait pris la liberté de défendre Shakspeare contre les critiques du plus bel esprit du siècle. En effet, dans la préface de la seconde édition du Château d’Otrante, il avait soutenu que l’union du sublime et du naïf ajoutait au pathétique dans les ouvrages d’imagination, osant ainsi combattre quelques idées hasardées avec légèreté dans le célèbre commentaire sur Corneille. Mme Du Deffand, à qui il communiqua sa lettre après l’avoir envoyée, s’effraya et prévit quelque orage du côté de Ferney. Elle trouvait imprudente l’offre faite à Voltaire de lui adresser cette dangereuse préface. Elle connaissait l’homme et le croyait incapable de pardonner un écrit où se lisait tout simplement cette phrase : « Voltaire est un génie, mais non de la grandeur de Shakspeare. » Walpole fut inflexible. Quoiqu’il aimât fort Marivaux et Crébillon fils, il sentait profondément Shakspeare. Médiocrement touché de la tragédie française, il la jugeait avec sévérité, mais avec goût. « Ce sont nos auteurs tragiques que j’aime, c’est- à-dire Shakspeare, qui est mille auteurs. » Ces mots sont d’une lettre en français à Mme Du Deffand, et il lui dit ailleurs : « Moi, je me ferais brûler pour la primauté de Shakspeare ; c’est le plus beau génie qu’ait jamais enfanté la nature. » Avec cette ardeur pour le martyre, il devait braver l’intolérance que Voltaire portait dans le culte de son propre génie ; mais les terreurs de Mme Du Deffand ne furent pas justifiées. Voltaire répondit avec politesse par une petite dissertation littéraire où il reproduit ses critiques accoutumées, et, trop heureux d’en être quitte à si bon marché, Walpole, au lieu de s’entêter, termina l’affaire en écrivant, dans une lettre pleine de complimens, qu’on doit excuser Shakspeare de ses fautes, parce qu’il n’existait pas de son temps un Voltaire pour lui apprendre à les éviter.

Il n’avait pas été aussi heureux avec Rousseau, avec lequel aussi il s’était fait une affaire. Dans son voyage à Paris, un soir, à souper chez Mme Geoffrin, il amusa la compagnie par quelques traits contre les singularités affectées de l’auteur d’Émile, alors intimement lié avec Hume, et il imagina de composer une lettre, au nom du roi de Prusse, pour engager Jean-Jacques à venir dans son royaume. La plaisanterie est assez froide. On ne peut guère en citer qu’une bonne phrase : « Si vous persistez à vous creuser l’esprit pour trouver de nouveaux malheurs. choisissez-les tels que vous voudrez ; je suis roi, je puis vous en procurer. » N’importe, la lettre fut montrée à Helvétius et au duc de Nivernais, elle courut Paris et mit son auteur à la mode. Lui-même il la transmit à Conway, et elle parut dans le London Chronicle, auquel, en arrivant peu après en Angleterre, Rousseau ne manqua pas d’adresser une réclamation solennelle. Au bout de six mois, il était, comme on sait, brouillé avec Hume, et il s’en prenait à lui de ce que la moqueuse lettre avait été écrite ou publiée. Hume invoqua le témoignage de Walpole, qui le lui donna avec une certaine hauteur. Sa réponse contient ces mots : « J’ai un profond mépris pour Rousseau, et suis parfaitement indifférent à ce que les literati de Paris pensent de cette affaire. » Son indifférence n’était pas telle que, la querelle de Hume et de Jean-Jacques ayant, contre son espérance, donné lieu à une polémique imprimée, il ne se plaignît au premier de ce qu’il avait publié tout cela, prononcé son nom, cité sa lettre. Il s’ensuivit une correspondance aigre-douce de laquelle il sortit brouillé avec Rousseau, Hume et d’Alembert, plus que jamais enragé contre les literati et les philosophes, expiant lui-même désagréablement l’importance fort littéraire qu’il attachait à ses amusemens de société, et accusé, en fin de compte, d’avoir abusé de sa situation élevée et indépendante pour se moquer d’un pauvre homme proscrit pour son génie, malheureux par son caractère, au moment même où il invoquait cette hospitalité britannique qui n’a manqué jamais aux exilés. « Je m’amuserai beaucoup, écrivait l’évêque Warburton, de voir un fou aussi séraphique que Rousseau (so seraphic a madman) attaquer un fat aussi insupportable que Walpole, et je pense qu’ils sont faits l’un pour l’autre. »

On devine comment les prétentions et les dédains de Walpole devaient le faire juger de cette secte écrivante dont il affectait si fort de se distinguer, et qu’il rudoyait et courtisait tour à tour. Il lui en coûta cher quelquefois, et c’est le lieu de raconter un événement un peu postérieur qui lui fit beaucoup de tort et assez de chagrin. Un autre Rousseau, un jeune poète alors inconnu, devenu le type de cette misère particulièrement cruelle que peut engendrer le triste assemblage de la pauvreté, de l’orgueil et du talent, Thomas Chatterton, écrivit en 1769 à Walpole, qui ignorait jusqu’à son nom, pour lui proposer des renseignemens sur quelques anciens peintres qu’il disait avoir découverts à Bristol, sa ville natale, et pour lui soumettre deux ou trois stances de Rowley, moine inconnu du XVe siècle, et dont les manuscrits s’étaient offerts à lui dans un coffre poudreux de l’église de Redcliffe. Il ajoutait qu’il avait dix-huit ans à peine, qu’il travaillait comme apprenti chez un homme de loi, et que cette profession lui était insupportable. Walpole crut que ce jeune homme, qu’il n’avait jamais vu, qu’il ne devait jamais voir, désirait une place. Il s’applaudit d’abord que Bristol eût produit des peintres et des poètes ignorés ; puis, averti déjà par la récente supercherie de Macpherson, dont il avait été dupe quelque temps, il conçut des doutes sur l’authenticité d’un chant composé en l’honneur de Richard Ier absent ou prisonnier. Il consulta Mason et Gray, qui les confirmèrent sans hésiter, et, dans une réponse encore bienveillante, il ne cacha point ses soupçons à son mystérieux correspondant. Celui-ci répliqua en affirmant de nouveau sa découverte et en redemandant sèchement ses fragmens. Walpole négligea de répondre ; il fit un voyage à Paris et trouva au retour une dernière lettre où la demande était renouvelée en termes blessans. Il renvoya les manuscrits sans répondre. Chatterton irrité ne lui pardonna pas ; il se vengea comme se venge un auteur offensé ; il introduisit dans quelque conte un érudit sceptique qu’il appela le baron d’Otrante ; puis, l’année d’après, il vint de Bristol à Londres, il écrivit, il s’agita, il languit, et enfin il s’empoisonna au mois d’août 1770. Walpole n’en avait plus entendu parler, et il ne songeait guère à l’incident qui le regardait, lorsque deux ans après il lut, dans une édition des Œuvres diverses de Chatterton, que le poêle était mort faute de secours, qu’il avait en vain imploré la générosité d’un grand personnage, et que l’insensibilité de Walpole était la cause de sa fin. L’atteinte était rude pour une ame irritable qui se sentait innocente. On renouvela le reproche de divers côtés ; les poètes n’avaient pas alors perdu l’habitude de mendier et de recevoir. En cela, ils étaient encore du XVIIe siècle, et l’orgueil des protecteurs attitrés pouvait se reprocher un abandon même involontaire. Walpole, offensé, fut obligé d’écrire aux journaux ; il multiplia d’importunes apologies. D’abord Rowley n’existait pas (et c’est, malgré de longues et vives controverses, l’opinion qui a décidément triomphé). il avait donc soupçonné qu’on le voulait prendre pour dupe. On ne devait pas encourager le mensonge. Puis Chatterton ne lui avait rien demandé ; il n’avait point parlé de son dénûment ; son talent ne pouvait se deviner par avance. Ce n’était d’ailleurs qu’après avoir quitté sa province, ce n’était qu’à Londres, environ deux ans après leur correspondance, qu’il avait conçu et accompli la pensée d’un suicide. Enfin il y avait absurdité à rendre Walpole responsable de la mort d’un inconnu. Son innocence, en effet, nous semble évidente, et l’on est aujourd’hui unanime pour l’absoudre ; mais il lui fallut se défendre à plusieurs reprises. Son esprit dédaigneux, son caractère ombrageux ne le faisaient pas aimer. Il était peu généreux envers les artistes ; il soutenait systématiquement que les auteurs ne doivent point avoir de patrons, et il se conduisait en conséquence. La mort de Chatterton fut donc exploitée contre lui. Au reste, ce suicide célèbre, qui ne peut être plaint qu’à la condition d’être blâmé, a de tout temps servi d’acte d’accusation contre la société. L’égoïsme règne assurément, et ni l’esprit ni le talent ne préservent toujours des rigueurs du sort et de la dureté des hommes ; cependant, même pour ne pas mourir de faim, il est bon d’avoir de l’esprit et du talent, et aucune supériorité n’est un malheur. Chatterton avait droit, je le veux, à toute sorte de sympathies, et méritait de devenir un personnage intéressant et romanesque ; mais Walpole ne pouvait s’en douter. La société non plus ne saurait découvrir le génie tant qu’il n’a rien dit. Faites-lui sommation par des chefs-d’œuvre, et puis vous vous plaindrez ensuite si elle ne répond pas.

Voltaire, Rousseau, Chatterton, auraient peut-être exercé sur l’aristocratique écrivain de bien autres vengeances, s’ils avaient su qu’il s’était rendu coupable de la plus hasardeuse des œuvres, d’une œuvre qui, soit par le genre, soit par le sujet, les aurait tous diversement excités et mis en disposition malveillante : Walpole avait fait une tragédie, une tragédie en cinq actes et en vers. Sit mihi fas audita loqui, telle en est l’épigraphe, et ce qu’il avait entendu, c’est que l’archevêque Tillotson avait reçu d’une grande dame, au lit de mort, ce tragique aveu : une passion monstrueuse, plus monstrueuse que celle de Phèdre, l’avait livrée à son propre fils, qui, ignorant son crime, était plus tard devenu innocemment amoureux de sa sœur naturelle, et l’avait épousée. Voilà le sujet qui se trouve, je crois, aussi dans les contes de la Reine de Navarre. Ces noires combinaisons de la passion et de la fatalité semblent, au premier abord, parfaitement dramatiques ; mais, à moins qu’elles ne soient consacrées, comme dans l’antiquité, par quelque tradition poétique et populaire, elles ont rarement les conditions que l’art véritable doit exiger des sujets auxquels il se consacre. Supposez qu’on inventât de nos jours l’aventure d’Œdipe et qu’on la mît au théâtre, elle ne serait pas supportable, et l’on peut remarquer que Shakspeare, qui a poussé si loin le pathétique et le terrible, n’a guère recours à ces horreurs compliquées qui attirent les imaginations faibles ou blasées. C’est le crime simple qu’il sait peindre ; ce sont les excès pour ainsi dire naturels des passions ordinaires, la haine, la jalousie, l’ambition, la vengeance. Ses grands coupables ne sont pas des curiosités ; et, si l’on ose parler ainsi, ce qu’ils ont fait pouvait arriver à tout le monde. En général, les chefs-d’œuvre de l’art se fondent sur une idée commune.

« C’est la mode, dit lord Byron, de déprécier Horace Walpole, d’abord parce qu’il était un nobleman (un grand seigneur), et secondement parce qu’il était un gentleman (un homme du monde) ; mais, pour ne rien dire de ses incomparables lettres, ni du Château d’Otrante, il est le dernier des Romains, l’auteur de la Mère mystérieuse, tragédie du premier ordre, qui n’est pas une langoureuse pièce d’amour. »

Il nous est impossible de souscrire à cet éloge, et peut-être les deux motifs que Byron prête à la sévérité expliqueraient-ils aussi son excessive bienveillance. Au reste, la mémoire de Walpole peut se consoler de notre froideur, ayant pour elle Byron et Scott. La pièce, à nos yeux, pèche par le fond et par la conduite : elle manque d’intérêt et d’action, et n’offre ni nouveauté ni profondeur dans les caractères ; mais le dialogue a beaucoup de mérite, le style nous semble précis, ferme, élevé. Il y a de beaux vers dans le genre sentencieux, d’heureuses pensées exprimées heureusement. Je ne sais si Walpole pouvait faire une tragédie, mais il pouvait l’écrire.

Quoique après sa tragédie il n’ait plus produit d’ouvrage un peu considérable, la littérature devint de plus en plus son occupation, ou du moins sa distraction favorite. Il réimprimait ses anciens écrits ; il les complétait, il les défendait. Il entretenait avec des écrivains, avec des antiquaires, une correspondance animée qui prouve l’activité et les ressources de son esprit. Ses lettres à Dalrymple, à Cole, et plus tard à Mason et à Pinckerton, ne sont pas les moins précieuses qu’il ait laissées. En 1771, il perdit Gray. Il était depuis quelques jours à Paris, lorsqu’il lut la nouvelle de sa mort dans un journal ; il écrivit aussitôt au révérend M. Cole :

« Je prie Dieu que vous me puissiez dire que la nouvelle n’est pas vraie, et pourtant il me faut rester quelques jours dans cette cruelle incertitude. Personne de ma connaissance n’est à Londres. Je ne sais à qui m’adresser, si ce n’est à vous. — Vainement, hélas ! je le crains ; trop de circonstances me disent que c’est vrai. Les détails sont précis. Un second papier arrivé par le même courrier ne contredit pas l’autre, et, ce qui est pire, je l’ai vu quatre ou cinq jours avant de partir. Il était allé à Kensington pour changer d’air ; il se plaignait d’une goutte vague ; il la sentait dans son estomac. Je le trouvais effectivement changé, et il avait mauvaise mine. Cependant je n’avais pas la moindre idée de danger. Je me suis élancé de mon fauteuil à la lecture de l’article ; un boulet de canon ne m’eût pas surpris d’avantage. Après le premier choc, la douleur est venue, et mes espérances sont trop faibles pour l’adoucir. Si personne n’a la charité de m’écrire, mon anxiété se prolongera jusqu’à la fin du mois… Si l’événement n’est que trop vrai, rendez-moi aussi, je vous prie, le triste service de me dire toutes les circonstances que vous savez de sa mort. Notre longue, bien longue amitié me rend cher tout ce qui le concerne. Quels écrits a-t-il laissés ? »

Cette perte l’attacha par des liens plus étroits à William Mason, le poète, qui était l’ami et le légataire de Gray, et qui fut chargé de revoir et de publier ses manuscrits. De là un commerce de lettres qui se prolongea jusqu’en 1784, la partie la plus littéraire peut-être de la correspondance de Walpole. Cette liaison finit cependant par une rupture. Le poète avait, sous l’influence de Walpole, adopté les idées de l’opposition. Il écrivait, sans se nommer, dans quelques journaux ; il publiait même des satires politiques, dont on croit que Walpole fournissait les idées. Celui-ci avait fini par le regarder comme à lui ; mais il advint qu’un jour Mason fit acte d’indépendance : il se sépara de son exigeant ami, en se montrant, vers 1784, avec M. Pitt, plus réformiste que lui, et contre M. Fox, plus attaché que lui à la prérogative royale. Ce désaccord mit un terme à l’amitié et à la correspondance. On voit que la politique ne perdait pas tous ses droits sur Walpole ; il continue d’en suivre les mouvemens avec une attention plus désintéressée qu’impartiale ; il écrit sur les affaires un peu à tout le monde, à Conway, à lord Hertford, à Montagu, mais surtout à sir Horace Mann, à qui il ne cessa jamais d’envoyer son journal. Le temps néanmoins en affaiblit un peu la vivacité, en amortit un peu la couleur : écrire pendant trente ou quarante ans à un ami absent, qu’on n’a vu que quelques mois dans toute sa vie, est une chose singulière ; l’intimité ne peut continuer d’être la même avec un homme qu’on ne connaît que de souvenir, qui a vieilli loin de vous, qui a changé sans vous, et qui reçoit en idées beaucoup plus qu’il ne donne. Cependant c’est bien pour la politique les lettres à sir Horace Mann qu’il faut placer les premières, comme pour la littérature, à l’époque où nous sommes arrivés, les lettres à Mason ; pour les choses de la vie du monde, les lettres à la comtesse d’Ossory. Cette nouvelle correspondante commence à paraître en 1769. On sait, par Junius, que le duc de Grafton n’était pas un mari fidèle ; il paraît qu’il en fut puni par le talion, et, après une rupture qui fit un peu d’éclat, sa femme, devenue libre par acte du parlement, épousa John Fitz-Patrick, comte de Upper-Ossory. C’était une personne dont l’esprit facile et piquant plaisait infiniment à Walpole. Il lui écrit avec beaucoup de liberté et d’envie d’être aimable, et, pendant plus de vingt-cinq ans, il l’amuse de ces causeries épistolaires qui nous donnent le mieux l’idée de sa vraie conversation ; il lui disait les choses qu’il ne pouvait dire à Mme Du Deffand, qui ne connaissait pas Londres, à Horace Mann, qui l’avait oublié.

Il ne devait pas d’ailleurs conserver long-temps la première. Au mois de septembre 1780, elle mourut en lui laissant ses papiers et son petit chien. Le tout fut transporté à Strawberry-Hill, et les manuscrits que Walpole a toujours soupçonnés de n’être pas intacts, quand on les lui remit, ont servi à compléter l’édition des lettres en 1810. Ce qui en reste a été acheté, par M. Dyce Sombre, à la vente du mobilier de Strawberry, et paraît contenir des choses qu’il serait curieux de publier, — un journal de Mme Du Deffand, par exemple. Quand Walpole la perdit, il ne l’avait pas vue depuis assez long-temps, mais il n’avait pas cessé de s’occuper d’elle. Leur correspondance ne s’était pas ralentie ; il lui avait dédié son édition des Mémoires de Grammont. Quand les mesures financières de l’abbé Terray menacèrent de la ruiner, il lui offrit le secours de sa fortune avec beaucoup de simplicité et d’insistance. Si on recherche avec soin la source des torts qu’il put avoir avec elle, et qui se réduisent à quelques paroles dures, on est conduit à les attribuer presque exclusivement, non à la crainte des salons, mais à celle de prêter à rire aux gens qui décachetaient les lettres de par le roi. Cette puérilité a perdu son cœur de réputation. Cependant le spectacle de l’Angleterre ne cessait pas d’être fort animé. Dès 1768, lord Chatham avait abandonné le ministère qu’il n’aurait jamais dû former. Bientôt le duc de Grafton quitta la partie, et lord North devint le chef de cette administration si opiniâtre, si imprévoyante, qui n’en devait pas moins durer douze ans, tout en prouvant que beaucoup de fermeté, d’application, de sang-froid et d’expérience peuvent faire un très mauvais gouvernement. C’est le temps des grandes scènes populaires. Wilkes continua d’agiter la Cité, dont Chatham redevint l’idole. Ses rares et théâtrales apparitions dans la chambre des lords étaient autant d’événemens, et son éloquence toujours pleine d’éclat et de véhémence, mais flottante au gré d’une imagination passionnée dans la liberté inconséquente d’une opposition violente et décousue, prêtait à ses derniers jours une grandeur pathétique où l’histoire de l’art trouve peut-être plus à admirer que l’histoire politique. En même temps, Burke se saisissait de l’attention du monde par la puissance de sa plume et de sa parole, et portait dans la discussion des affaires une richesse d’idées jusqu’alors inconnue. Il marchait au premier rang de ces whigs réformateurs, destinés à représenter un jour, après de laborieux efforts et de longs revers, le libéralisme dans le gouvernement. Sans les suivre en toutes choses, et quoiqu’il dût les abandonner plus tard, Walpole inclinait à l’opposition ; son esprit aimait la critique, et la critique, c’est de l’opposition ; il goûtait le talent, et le talent était du côté de l’opposition. Conway s’était retiré du pouvoir en demeurant fidèle aux principes d’une modération libérale. Enfin, sur la grande question de l’Amérique, Walpole n’avait jamais approuvé la politique inaugurée par Grenville, et qui, à travers huit ans de combats, alla expirer sur les remparts de Yorktown. George III ne connaissait que la force, et ni lui ni son gouvernement ne savait l’employer. Walpole, qui n’admirait ni la force ni la guerre, ne pouvait applaudir à une conduite qui, après avoir mis les armes aux mains de la métropole et de ses colonies, devait donner à la France l’occasion de les reprendre et de se venger de la paix de 1763. Quoique peu ami des réformes qui lui paraissaient introduire le puritanisme dans la politique, quoique ennemi des révolutions qu’il commençait à redouter et qui menaçaient de compromettre, en la dépassant, sa chère révolution de 1688, il applaudit ou du moins souscrivit à cette indépendance américaine, qui, semblable à la Cornélie des Gracques, devait être l’irréprochable et noble mère d’autres révolutions plus grandes, moins innocentes peut-être. Cette future transformation du monde, il en apercevait les signes précurseurs dans ses voyages en France, dont le dernier est de 1775. Il voyait venir un état social nouveau dont il ne se rendait pas compte, mais qu’a priori il n’aimait pas. La paix de 1783 fut le terme d’une grande période de l’histoire politique de l’Angleterre. À partir de cette époque, on sent comme un vent qui précède l’orage : ce sont les approches de la révolution française, Walpole, qui la pressent plutôt qu’il ne la prévoit, éprouve à l’aspect des affaires humaines, et même de celles de son pays, une sorte de malaise et d’inquiétude ; il blâme, il gronde, il s’attriste, il se décourage, il trouve que tout est changé, et, bien entendu, dégénéré. C’est l’âge des avortemens, dit-il quelquefois, car on le disait aussi de ce temps-là. Dans ses momens d’impartialité, il s’en prend à la vieillesse. Ses lettres sont remplies de réflexions chagrines, sans amertume toutefois, sur les changemens qui s’accomplissent autour de lui. Il n’est pas toujours bien assuré que ce soit le monde, et non pas lui, qui ait tort. Il a vu trop de choses ; il ne peut croire qu’il ait tant vécu. Il devient, par l’effet du temps, comme étranger dans son propre pays. Ce pays est-il en déclin ? le peuple anglais ne serait-il que les restes d’un grand peuple ? Et il répète souvent cette triste réflexion : « Le monde est une comédie pour l’homme qui pense, une tragédie pour l’homme qui sent. »

Ses découragemens cependant ne l’avaient pas empêché de se prendre d’un goût vif pour un jeune homme qui commençait, avec de tout autres espérances, une brillante carrière, et qui voyait sous un tout autre jour le monde et l’avenir. Le fils de lord Holland, Charles Fox, était entré à vingt ans au parlement (1768), avec un esprit plein de feu, avec un cœur franc et passionné, aimant à la fois et indistinctement tout ce qu’il est honorable, tout ce qu’il est naturel et tout ce qu’il est dangereux d’aimer, les affaires et les plaisirs, le monde, les lettres, la politique, la liberté, la gloire. Il menait une vie d’amusement, même de désordre, et discutait dans le parlement avec une solidité de dialectique qui rappelait son père, avec une chaleur presque aussi vive et plus naturelle que celle de lord Chatham. Walpole fut, à son début, frappé de ses grandes qualités ; il les déclarait surprenantes, il louait sa sincérité, il admirait son bon sens. Il le plaignait des fautes de sa jeunesse, mais il y trouvait une singularité de plus qui faisait encore ressortir ses talens. Il comparait ses dettes à celles de César, auxquelles le cardinal de Retz comparait les siennes.

« 1770. Le jeu d’Almack’s, qui a pris le pas sur celui de White’s, équivaut au déclin de notre empire ou de notre république, comme vous voudrez… Charles Fox brille également là et à la chambre des communes. Il a eu vingt et un ans il y a eu hier huit jours, et il est déjà un de nos meilleurs orateurs. Hier, il a été fait un des lords de l’amirauté. Nous ne sommes pas un grand siècle, mais sûrement nous tendons à quelque grande révolution. — 1772. Je suis allé l’autre jour à la chambre pour entendre Fox, contrairement à la résolution que j’avais prise de n’y jamais remettre le pied. Il est étrange combien la perte de l’habitude vous rend embarrassé : le cœur me battait comme si j’allais parler moi-même. Mon attente fut remplie. Le talent de Fox est étonnant à un âge si peu avancé et surtout sous l’influence d’une vie si désordonnée. Il arrivait de Newmarket, était resté à boire toute la nuit, et ne s’était pas couché. Comme de tels talens rendent risibles les règles de Cicéron pour faire un orateur ! Ses harangues si travaillées sont puériles auprès de la virile raison de cet enfant. — 1783. Son éloquence supérieure n’est pas sa première qualité. Toute sa conduite est mâle et empreinte d’un sens ferme, d’un sens commun de premier ordre, la plus utile de toutes les qualités. Bref il a ce qu’il faut, et avec cela fermeté, franchise, la plus parfaite bonne humeur…, une manière libérale d’agir qui est de mon goût ; c’est la simplicité de mon père… Je le crois la meilleure tête de l’Angleterre. »

En même temps, et comme en regard de Fox, s’élevait un autre orateur, plus jeune, rival déjà, pas encore adversaire. Impérieux comme son père, éloquent autant que lui peut-être, mais autrement que lui, capable, laborieux, sec et cassant comme son oncle, le second Pitt tenait à la fois de Chatham et de Grenville, et il devait, illustrant un nom déjà glorieux, offrir aux hommes d’état un nouveau sujet d’études : des fautes à éviter, des exemples à suivre, un modèle imposant et dangereux. Sa place est grande dans l’histoire de l’art de gouverner. Son mérite cependant n’était pas du goût de Walpole, et il a de la peine à lui rendre pleine justice. Par une de ces inconséquences qui se rencontrent souvent dans nos préférences, il appuie de ses sympathies le ministère hasardeux de Fox ; il fait comme Burke, destiné à devenir plus tard l’apôtre du torisme ; il approuve le jeune ministre dans ces plans d’organisation de l’Inde qui l’on fait accuser d’abandon de la prérogative royale, et ne voit pas sans une froideur assez malveillante Pitt, jusque-là au moins aussi réformiste que Fox, commencer à vingt-quatre ans cette administration célèbre qui devait, avec de courtes interruptions, se prolonger jusqu’à sa mort.

« 1781. Le jeune Pitt a encore hier déployé l’art oratoire paternel. L’autre jour, il a répondu à lord North, et l’a mis en pièces. Si Charles Fox était sensible à ces choses-là, on croirait qu’un tel rival, avec une réputation sans tache, devrait l’exciter. Eh quoi donc ! si un Pitt et un Fox allaient encore être rivaux ? — 1782. Il va être secrétaire d’état, et à vingt-deux ans ! Il y a là quelque gloire… Comme compétiteur de M. Fox, il n’est nullement un rival à son niveau. Juste comme leurs pères, M. Pitt a l’éclat du langage, M. Fox la solidité du sens et de si lumineuses facultés pour la montrer dans tout son jour, que la pure éloquence n’est qu’une pierre de Bristol auprès de ce diamant de raison… Quoique M. Pitt soit meilleur logicien que son père, il n’a ni la même fermeté ni la même persévérance.

« 1784, M. Pitt a bravé la majorité de la chambre des communes… C’est assurément un jeune homme extraordinaire ; mais est-ce un être surnaturel ? — 1785. Notre novice enfant de ministre s’est très témérairement et très imprudemment jeté dans une grande difficulté… Son ignorance et son inexpérience ne sont aucunement tempérées par sa vanité et son insolence… Il a certainement des talens parlementaires merveilleux, il n’a pas encore prouvé qu’il en eût d’autres. »

Mais l’histoire de Burke fut celle de Walpole ou du moins de son esprit ; elle fut l’histoire de beaucoup d’Anglais, ancien whigs, orangistes, ennemis de l’absolutisme, révolutionnaires de 1688 ; elle fut celle de Washington, de ce héros d’une révolution républicaine, qui ne put jamais se fier à la révolution française. Cet événement sans exemple, cette crise immense, dont le terme recule sans cesse dans un obscur et lointain avenir, répandit dès son origine dans le monde l’enthousiasme et l’effroi ; il inquiéta, il intimida, il blessa même des amis de la liberté. Walpole fut de ces derniers ; sa politique était très anglaise, c’est-à-dire que ses opinions libérales avaient un fondement historique ; il tenait à la liberté comme à une tradition nationale. La constitution de son pays lui était chère comme l’honneur de sa famille. La Grande-Bretagne est un état libre assurément, mais c’est un ancien régime, et cet esprit de rénovation totale, auquel nos pères étaient condamnés peut-être, aurait été et serait encore, en Angleterre, subversif de la liberté. Prescription et novation sont les deux élémens nécessaires de toute société bien conduite, et quand la nécessité force à exclure absolument l’un des deux du gouvernement, à le sacrifier du moins à l’autre, tout devient difficile, périlleux, long-temps instable, et la société court les aventures. Là où manque la tradition, il ne reste qu’une chose, le raisonnement, et c’est pour cela qu’il fallut à la révolution française s’appuyer sur la philosophie du XVIIIe siècle. Or celle-ci, on le sait, ennuyait Walpole ; peut-être choquait-elle plus son goût que sa raison, mais enfin elle le choquait ; le caractère qu’elle imprima, le langage qu’elle dicta à la révolution, le révoltèrent dès les premiers jours. Lorsque la scène devint sombre et sanglante, son aversion pour la guerre, qui lui avait à peine permis de tolérer la guerre de sept ans, son humanité, qui, même avant Fox et Wilberforce, lui avait inspiré de nobles vœux pour l’affranchissement des noirs, se soulevèrent ensemble à la vue de la France changée en lieu de supplice et de l’Europe devenue un vaste champ de bataille. L’admirateur de Montesquieu ne pouvait goûter l’application brutale des théories absolues de Rousseau, et il fut de ceux qui avaient reçu le fameux livre de Burke sur la révolution comme une œuvre de prophète. Une génération entière partagea et ces indignations et ces craintes. Burke écrivit pour elle, il contribua sans doute à répandre sur notre compte bien des jugemens dont la France doit appeler ; mais, après tout, elle ne peut ni s’étonner ni se plaindre si, en décrétant la terreur, elle l’a inspirée.

On peut trouver Walpole très inconséquent ; les Anglais le sont souvent, et c’est par là qu’ils sont politiques. Le nôtre vante la révolution de 1688, et il ne peut souffrir celle de 1789 ; il respecte peu les religions établies, prédit la fin du catholicisme, ne ménage ni Luther, ni Calvin, ni l’université d’Oxford, professe le déisme avec Gray et Mme Du Deffand, et puis il s’indigne des témérités religieuses de la nation française. Il se dit, ou peu s’en faut, républicain, ne regrette rien de ce qu’on a fait aux Stuarts, et puis il se lamente sur la chute de la monarchie de Versailles. Je signale ces contradictions, je ne les accuse pas. Tant que la France n’aura pas su les résoudre, elle n’a pas le droit de s’en plaindre.

Walpole septuagénaire et tory détourna ses yeux de la politique, il n’y jeta plus que de loin en loin un triste regard ; mais il consacra autant d’instans qu’il put à ses anciens goûts, dont aucun ne l’abandonna ; ses facultés, que ses infirmités respectèrent jusqu’au dernier jour, lui permirent de cultiver toujours les lettres, les arts, la société. La goutte même n’altérait ni son esprit ni son humeur, et lui interdisait rarement la vie du monde. Il avait cessé d’habiter dans Londres, la maison léguée par son père et dont le bail ou plutôt l’usufruit expira en 1770. Il s’était logé dans Berkeley-square, où il demeura jusqu’à sa mort. Il laissa dans Arlington-street une maison qu’une entrée de château-fort gothique fait quelquefois prendre pour la sienne, et qu’il avait bâtie pour une de ses amies, lady Pomfret ; mais son établissement à la ville n’eut jamais rien de remarquable. C’est à la campagne qu’il se livrait à ses penchans, qu’il jouissait de son luxe, qu’il recevait du monde et qu’il voulait être aimable. On a plus d’un récit de la vie qu’il menait à Strawberry-Hill. Pinckerton dans le Walpoliana, miss Hawkins dans ses Réminiscences, ont décrit sa personne, ses habitudes, ses manières, et Reynolds a fait son portrait en 1757. Nul homme ne peut être, si l’on veut, aussi bien connu, nulle existence ne serait plus facile à raconter jusque dans ses détails de chaque jour. Douze à quinze volumes de correspondance divulguent bien des secrets et nous apprennent jusqu’aux visites qu’il a faites ou reçues. Quand on parcourt les appartemens délabrés de sa villa tant prônée, il est facile de s’y représenter un gentilhomme mince et pâle, avec une physionomie intelligente, de beaux yeux noirs et vifs, un regard pénétrant, un sourire triste, un air de faiblesse maladive et même un peu féminine, des manières aisées, polies, distinguées, une démarche ralentie par la goutte, soigné dans sa mise, habillé de couleurs claires, la tête toujours nue, les cheveux sans poudre, du moins en été, et causant du matin au soir, d’une voix plus agréable que forte, sur tous les sujets qui permettent d’être spirituel. Délicat et sobre dans son régime un peu artificiel, il prolonge ses repas et ses soirées. Entouré de livres et de tableaux, de chefs-d’œuvre et de colifichets, des produits de l’Italie et de la Chine, de débris du moyen-âge et de toutes les raretés que Voltaire célèbre dans le Mondain, il devise avec complaisance sur la politique, sur les arts, sur les souvenirs de l’histoire et sur les médisances de la journée. Il conte des anecdotes, aiguise des pensées, hasarde des jeux de mots, et fait le plus grand charme des réunions choisies qu’attirent chez lui la renommée du lieu et celle de l’hôte. Il aime peu, mais il cherche beaucoup à plaire et donne à tous ses défauts un voile, à toutes ses qualités un relief, — la coquetterie.

Walpole vécut trop long-temps pour ne pas perdre beaucoup d’amis, Gray, Montagu, Cole, d’autres encore. Sir Horace Mann ne mourut qu’en 1786, sans l’avoir revu depuis quarante-cinq ans. Conway vieillit avec lui et ne lui fut enlevé qu’en 1795 ; il était feld-maréchal et avait depuis long-temps renoncé aux affaires publiques. Mais c’est surtout la société des femmes qui fut jusqu’au dernier moment le charme de la vie de Walpole. Leur présence animait son esprit ; il leur faisait les honneurs de sa retraite avec une politesse empressée et une galanterie quelque peu surannée. De toute sa famille, il n’avait aimé que ses nièces, qui étaient belles et distinguées. L’une d’elles, lady Waldegrave, qui s’éleva au rang de duchesse de Gloucester, est par lui dépeinte sous les couleurs les plus attrayantes. Il parle avec orgueil de ses vertus et de sa beauté. L’aimable femme de Conway, lady Ailesbury. partagea constamment, avec son mari, le tendre attachement qu’il continua à leur fille unique, mistress Damer, femme agréable, spirituelle, heureusement douée pour les arts et qui enrichit de ses dessins et de ses sculptures le musée de Strawberry. Lady Ossory animait la verve épistolaire de Walpole aux dépens de la société contemporaine. Miss Hannah More, connue par des ouvrages empreints d’un talent élevé et sérieux, s’adressait à un autre côté de son esprit, et il entretenait avec elle d’intéressantes relations. Il avait soixante et onze ans, lorsque le hasard mit sur son chemin et rapprocha de lui, d’une manière durable, les deux personnes qui devaient embellir ses derniers jours et rendre les plus grands services à sa mémoire.

« Je n’ai pas recueilli de récente anecdote dans nos champs, écrit-il le 11 octobre 1788 à lady Ossory ; mais j’ai fait, ce qui vaut beaucoup mieux pour moi, une précieuse acquisition, c’est la connaissance de deux demoiselles du nom de Berry, que j’ai rencontrées l’hiver dernier, et qui ont par hasard pris une maison ici avec leur père pour cette saison… Il les a conduites, il y a deux ou trois ans, en France, et elles en sont revenues les personnes de leur âge les plus instruites et les plus accomplies que j’aie vues. Elles sont extrêmement sensées, parfaitement naturelles, franches, sachant parler de tout. Rien d’aussi aisé et d’aussi agréable que leur entretien ; rien de plus à propos que leurs réponses et leurs observations. L’aînée, à ce que j’ai découvert par hasard, entend le latin, et par le français absolument comme une Française. La plus jeune dessine d’une manière charmante… Leur figure a tout ce qui plaît. Marie, la plus âgée, a un visage doux avec de beaux yeux noirs, qui s’animent quand elle parle, et la régularité de ses traits emprunte à sa pâleur quelque chose d’intéressant. Agnès, la cadette, a une physionomie agréable, intelligente, qu’on ne peut dire belle, mais presque… Le bon sens, l’instruction, la simplicité, la bonne grâce, caractérisent les Berrys… Je ne sais laquelle j’aime le mieux. »

Ce fut une singulière bonne fortune pour Walpole que de rencontrer ainsi à la campagne et tout près de lui une société telle qu’il l’aurait cherchée, telle qu’il l’aurait choisie. Lui-même il était pour elle une ressource précieuse. Ses livres, ses tableaux, son jardin, et mieux encore, ses souvenirs et sa conversation, tout devait intéresser deux jeunes personnes distinguées qui recevaient là, pour ainsi dire, la dernière éducation de leur esprit. Il s’habitua à les aimer comme sa vraie famille ; il leur consacra les soins d’une amitié délicate, empressée, charmée. On dit même qu’il comprit mieux alors les sentimens que Mme Du Deffand avait éprouvés pour lui, et, soit qu’il voulût assurer et relever la fortune d’une famille profondément intéressante, soit que la beauté et la jeunesse eussent produit sur son cœur une impression qu’il s’avouait à peine, il offrit à miss Mary Berry de prendre son nom. C’était lui proposer de devenir comtesse d’Orford, car, bien qu’il n’eût jamais voulu se faire recevoir à la chambre des lords, il avait hérité par la mort de son neveu, en 1791, du titre de son père et des restes de la fortune laissée à l’aîné de la famille ; mais il s’adressait à une ame élevée, sincère, et n’obtint qu’une tendre et pieuse reconnaissance que plus d’un demi-siècle n’a point affaiblie. Miss Mary Berry, qui n’a perdu sa sœur qu’il y a quelques mois, conserve, dans un âge très avancé, toutes les facultés d’un esprit rare. Aimée et vénérée de l’élite de la société anglaise, elle l’entretient encore de l’homme remarquable dont la renommée doit tant à ses soins.

Horace Walpole mourut le 2 mars 1797 ; il était donc dans sa quatre-vingtième année. Ses infirmités avaient, dans les derniers temps, altéré son humeur, mais non son esprit, et il écrivait encore, le 15 janvier, à lady Ossory :

« Vous m’affligez infiniment en montrant mes futiles billets, et je ne saurais concevoir qu’ils puissent amuser personne. Mon éducation à la vieille mode me pousse de temps en temps à répondre aux lettres que vous me faites l’honneur de m’écrire ; mais, en vérité, c’est bien contre mon gré, car il est rare que j’aie rien à dire d’intéressant. Je sors à peine de chez moi, et seulement pour aller dans quelques maisons particulières où je ne vois personne qui réellement sache la moindre chose, et ce que j’apprends me vient des journaux qui prennent leurs nouvelles dans les cafés ; ainsi je n’en crois ni n’en répète rien. À la maison, je ne vois qu’un petit nombre de vieilles bonnes âmes charitables, sauf à peu près quatre-vingts neveux ou nièces qu’on m’amène environ une fois l’an pour venir admirer le Mathusalem de la famille, et tout cela ne parle que de ses contemporains, qui ne m’intéressent pas plus que s’ils parlaient de leurs poupées ou de leurs balles et de leurs raquettes. Le résultat de tout cela, madame, ne doit-il pas faire de moi un correspondant bien amusant, et de pareilles lettres peuvent-elles valoir la peine d’être montrées ? Puis-je enfin avoir aucune vivacité d’esprit, étant si vieux et réduit à dicter ? — Oh ! ma chère bonne madame, dispensez-moi de cette tâche, et songez combien y doit ajouter la crainte qu’on ne montre mes lettres. Je vous en prie, ne m’envoyez plus de pareils lauriers ; je ne les désire pas plus que leurs feuilles, quand elles sont ornées de clinquant et plantées sur les gâteaux des rois étalés à Noël dans les boutiques de pâtissiers. Je me contenterai de quelques brins de romarin jetés après moi, quand le ministre de la paroisse rendra ma poussière à la poussière. Jusque-là, madame, agréez, etc. »

On trouvera sûrement que nous en avons trop dit d’un personnage qui n’est pas de premier ordre ; mais on ne pouvait, ce semble, intéresser qu’en arrivant aux détails. Quand le grand mérite d’un homme consiste dans ses goûts et ses idées, quand sa vie se compose des événemens de son esprit, il faut n’en point parler, ou pénétrer dans son intimité, et le faire, autant qu’on peut, causer avec le public. Horace Walpole méritait-il tant de soins ? Spectateur de la société anglaise pendant la plus grande partie du dernier siècle, mieux que personne il l’a fait connaître. Durant près de soixante ans, il l’a suivie dans ses affaires, comprise dans ses opinions, observée dans ses mœurs, dirigée dans ses goûts, laissant çà et là autour de lui des traces de l’influence de ses écrits, de ses entretiens et de ses exemples. Il n’est grand en rien, supérieur que dans ses lettres, mais il est lui-même en tout, et la distinction ne lui manque en aucune chose. Quand on aura dit qu’il était un peu sec, un peu dédaigneux, un peu difficile, quand on aura ajouté qu’il n’était pas exempt de prétention ni d’exigence, que sa nature délicate le rendait irritable et ôtait à son commerce le charme de l’abandon, la part du mal sera faite, et, franchement, dans ce qu’on appelle le monde, est-ce là un fardeau bien lourd à porter ? Doit-il être classé dans la mauvaise moitié ? Ses défauts peuvent-ils suffire à motiver la sévérité malheureusement très spirituelle de M. Macaulay ? il prend la peine de l’accabler dans un de ses plus piquans essais. « Walpole, dit-il, était tout affectation. » Et il développe ce texte avec une verve impitoyable. Cependant voici ce que lui disait Mme Du Deffand : « Votre désir de plaire ne vous porte à aucune affectation. » Sans doute on n’est pas obligé d’avoir pour Rodrigue les yeux de Chimène, mais pourtant les femmes d’esprit se connaissent en naturel, et ce n’est pas toujours se tromper sur quelqu’un que de l’aimer.

Les Anglais ne terminent pas une biographie sans parler de testament. Les lois et les mœurs du pays donnent pour eux un assez grand intérêt aux actes de dernière volonté. Les biens de famille de Walpole passèrent au fils de sa sœur, à lord Cholmondeley, dont le représentant actuel est encore, à l’heure qu’il est, propriétaire du domaine de Houghton. Strawberry-Hill fut légué à mistress Damer, et a passé, par substitution, je crois, aux héritiers de lady Waldegrave. Mais Walpole a laissé d’autres biens ; ce sont ses écrits. De ceux-là aussi, il a disposé par testament, et, grâce au ciel, cette partie d’héritage a été la mieux conservée. Long-temps avant sa mort, il avait projeté et commencé une édition de ses œuvres. Ne l’ayant pu continuer, il en commit le principal soin à M. Robert Berry, le père de ses jeunes amies, qui furent aussi ses légataires. L’aînée était éminemment propre à seconder et plus tard à remplacer son père dans le travail d’éditeur ; elle a publié pour son compte un Tableau comparatif des mœurs de la société en France et en Angleterre et quelques écrits moins considérables qui n’ont pas été moins remarqués. Les papiers de lord Orford ne pouvaient être mieux placés qu’en ses mains. Dès l’année 1798, il parut une édition en cinq volumes in-4o ; elle contient tous les ouvrages littéraires, petits ou grands, et quelques lettres choisies : le temps seul pouvait permettre la publication du reste. En 1810, miss Berry donna à la France et à l’Angleterre les lettres de Mme Du Deffand. Cette édition, plus complète qu’aucune de celles de Paris, car la censure française a prescrit d’inexplicables suppressions, laisse désirer les réponses de Walpole qu’on prétend perdues ou détruites, ce dont je m’obstine à douter. Depuis lors, des éditeurs habiles ont imprimé les lettres anglaises, dont les recueils partiels ont été réunis dans une collection générale en 1840. Dans le sixième et dernier volume, miss Berry a inséré, avec les lettres adressées à elle et à sa sœur, une préface vivement écrite, où elle défend son vieil ami contre les rigueurs de M. Macaulay ; mais cette collection générale est devenue incomplète, par la publication postérieure de la dernière série des lettres à sir Horace Mann, de celles à W. Mason, de celles à la comtesse d’Ossory. Il n’est guère probable qu’il reste encore beaucoup à publier, et le moment serait venu de refaire un recueil définitif qui, à son tour, mériterait d’être traduit.

Quant aux mémoires, ils se divisent en trois séries. La dernière écrite, publiée avec les lettres et qui contient les récits de plus vieille date, se compose des amusans souvenirs recueillis, en 1788, pour les deux miss Berry sous le titre de Réminiscences. C’est un tableau anecdotique de la cour de George Ieret même de celle de George II au commencement de son règne. L’esprit et le naturel recommandent ces récits, dont l’exactitude parfaite a été contestée pour quelques détails, mais qui ont au plus haut degré le genre de mérite littéraire permis à ces sortes d’ouvrages. On y reconnaît un digne éditeur des Mémoires de Grammont.

En 1822, il parut deux volumes in-4o sous ce titre : Mémoires des dix dernières années du règne de George II. Walpole y attachait un grand prix ; il les écrivait même avec un peu de mystère, il craignait presque qu’on ne vînt les saisir chez lui et lui en faire un crime d’état, d’après la maxime de Jeffries : Scribere est agere, et une fois il les enterra par précaution au pied d’un chêne de son jardin. Il les a laissés bien scellés dans une cassette que son petit-neveu, lord Waldegrave, ne devait ouvrir qu’à l’âge de vingt-cinq ans. Ce dépôt passa des mains de ce dernier dans celles de feu lord Holland, qui l’a livré au public. Après lord Holland, la seconde série des mémoires, conservée avec les mêmes soins et comprenant les vingt et une premières années du règne de George III, a été remise au duc de Grafton et publiée en 1845 par les soins de sir Denis Le Marchant.

Ces mémoires sont un livre piquant et un monument historique. L’auteur a écrit avec indépendance et, nous le croyons, avec sincérité. Il voit juste et il dit vrai toutes les fois que ses préventions personnelles ne le trompent pas. « Il a, dit-il, vécu en méprisant l’hypocrisie, et il écrit comme il a vécu. » Ailleurs encore il s’écrie : « Arrière, flatterie ! Dis la vérité, ma plume ! » Cependant toute la bonne volonté du monde ne supprime point la passion, et l’on ne peut citer Walpole comme un témoin impartial, mais comme un intelligent, un clairvoyant témoin et un écrivain vif et élégant. Ses jugemens et ses récits jettent une grande lumière sur des parties assez obscures de l’histoire politique de son pays, et il retrace d’une manière animée des scènes parlementaires que, faute de comptes-rendus officiels, on connaîtrait mal sans lui. Il aime les portraits, et ceux qu’il trace des deux rois, de son père, de Bolingbroke, de Pulteney, de Grenville, de Pelham, de Newcastle et de lord Chatham sont dignes des meilleurs peintres. Il s’occupe même quelquefois de la France, et donne sur l’histoire secrète de son gouvernement des détails assez étendus qu’il recueillait dans le salon de Mme Du Deffand et dans l’intimité de Mme de Choiseul ; mais le plus grand prix de ces mémoires, le voici pour nous comme pour lui : « Les débats d’une nation libre parvenue au faîte de sa gloire peuvent, dit-il, être dignes de l’attention des temps futurs. Nos descendans verront ce qu’étaient leurs ancêtres dans les armes et dans l’éloquence, de quelle liberté ils jouissaient dans la discussion de leurs intérêts. Fasse le ciel qu’ils ne lisent pas ces récits avec un soupir, les lisant dans l’ignorance et dans l’esclavage ! »


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la livraison du 1er  juillet.
  2. Rue de Londres près de la Tamise, que l’on cite, comme à Paris les halles, pour le langage violent et injurieux.
  3. Voyez Junius dans les livraisons de la Revue des 1er  et 15 décembre 1851.