Horace et ses traducteurs

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Horace et ses traducteurs
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 7 (p. 90-118).


HORACE


ET SES TRADUCTEURS


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I. Œuvres d’Horace, traduction nouvelle avec le texte latin, par M. Leconte de Lisle, 2 vol. ; Lemerre. — II. Horace, traduction en vers avec le texte latin, par M. le comte Siméon, 3 vol. ; Jouaust.


I.

Mme de Maintenon se plaignait de son monarque inamusable ; l’esprit humain est meilleur prince : plus il vieillit et moins son goût se montre difficile, les redites en aucun genre ne l’épouvantent. Nous hantons les théâtres, sachant d’avance de quoi il retourne ; ce qui s’invente et se publie n’offre à notre curiosité qu’une sorte d’intérêt relatif, car pour du nouveau il n’y en avait plus, hélas ! déjà du temps d’Auguste. Virgile, Horace, Ovide, empruntent à la Grèce, et leur art, si merveilleux qu’il soit, ne consiste déjà plus qu’à nationaliser dans Rome, à faire servir à l’instruction comme à l’agrément de la société contemporaine des idées et des formes librement conçues et créées d’original sous un ciel étranger. Térence copie Ménandre, Shakspeare dévalise les chroniqueurs barbares et les nouvellistes italiens ; puis vient Molière, qui prend son bien où il le trouve, chez le voisin Rabelais et chez l’étranger Tirso de Molina : pères nobles et raisonneurs, jaloux tuteurs et pupilles futées, jeunes dissipateurs et vieux avares, servantes effrontées, valets fripons le nez au vent, masques de fieffés coquins et de parasites, célèbres jadis sous les noms de Dave et de Parménon, et qui s’appelleront désormais Scapin, Mascarille et Sganarelle. Oui, certes, tout a été dit, mais il y a façon de tout redire, et même de reprendre à nouveau les chefs-d’œuvre. En veut-on un exemple ? Je citerai l’Amphytrion de Molière. Voilà une pièce, à coup sûr, des plus réussies qui se puissent voir ; l’action en est d’un tour habile, et vous y sentez à chaque scène la main d’un maître imperturbable à se gouverner à travers les incidens les plus risqués. Quant au style, c’est la perfection, jamais le vers libre n’atteignit à ce degré de consistance dans la souplesse et le négligé apparent. Il semble donc qu’en un pareil sujet vouloir s’aventurer après Molière serait la prétention d’un impertinent ou d’un fou. Eh bien ! le croirait-on ? un homme s’est rencontré de notre temps, qui n’a point reculé devant cette idée prodigieuse de refaire l’Amphytrion de Molière, et le plus beau de l’histoire, c’est que cette idée, au lieu de prêter au rire, prête à l’admiration. Il est vrai que le coupable s’appelait Henri de Kleist. En France, on le connaît trop peu ; c’était un génie, et bien au-dessus de Tieck, de Zacharias Werner, de tous les dramaturges de l’école. Au théâtre, il avait l’invention et le don si rare de savoir remuer à la fois une action, des personnages et des idées. Pour lui, toute passion, en tant qu’elle confine à l’idée fixe, est une maladie et veut être étudiée au double point de vue psychologique et pathologique. Étant donné par exemple le caractère le plus sain, le plus vaillant, son observation saisit aussitôt le côté sensible, vulnérable, et vous montre comment l’esprit le mieux constitué en arrive à perdre conscience de soi, à ne plus se dominer, comment dans un éclair d’hallucination et de somnambulisme un héros peut avoir peur et fuir lâchement devant la mort. Dans ses romans et ses nouvelles, même originalité ; avec cela, l’expression toujours nette et vibrante, une forme sans ornemens, une précision mathématique. Qu’on se figure un Mérimée romantique et dont le scepticisme serait par instans traversé d’éblouissemens surnaturels[1] ; mais le désespoir amer, implacable, ne tardait pas à le ressaisir. Ardent patriote, nos victoires l’avaient frappé d’incurable langueur ; en attendant l’heure du suicide, il écrivait la Bataille d’Hermann, pour exciter ses compatriotes à traiter Napoléon comme jadis le chef teuton avait traité Varus. Arrivons à l’Amphytrion :


Mon nom qu’incessamment toute la terre adore
Étouffe ici le bruit qui pouvait éclater ;


Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore.


Ainsi, au dénoûment de la comédie de Molière, le grand monarque Louis XIV, déguisé en olympien, s’évertue à dorer la pilule à son féal sujet le marquis de Montespan, époux de sa royale concubine. Impossible de se montrer plus magnanime et plus galamment persuasif ; Amphytrion néanmoins goûte peu l’apologue, nous le voyons froncer le sourcil aux gens de cour qui le complimentent et s’éloigner sans prononcer un mot, trait sublime de Molière, qui par là sauve la dignité de son héros et laisse à Sosie le soin de terminer gaîment la pièce :


Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.


Maintenant comment un poète s’y prendra-t-il pour renouveler le sujet ? Il ne changera rien à la donnée, — les personnages, l’action, resteront les mêmes ; seulement il y fera pénétrer l’idée mystique, du mysticisme en pleine comédie païenne ; mais c’est de la pure démence ! Ne préjugeons pas. Songez à l’un des plus divins mystères de la religion chrétienne. L’adultère ici n’est plus en cause ; Alcmène conçoit dans la pureté, le fruit de ses entrailles, Hercule, étant le fils non pas d’un homme, mais d’un dieu. Jupiter dépouille sa physionomie d’olympien, coureur de ruelles, pour revêtir l’idéal divin du panthéisme, et dans la scène des explications avec Alcmène c’est l’âme du monde qui parle par sa voix : « Et ne l’adores-tu pas dans l’univers, son œuvre immense ? Ne sens-tu pas autour de toi sa présence partout, dans la pourpre du soir glissant à travers le feuillage silencieux, dans le murmure de la source, dans la chanson d’amour du rossignol ? Est-ce en vain que la montagne qui se dresse vers le ciel, en vain que la cataracte qui gronde en se précipitant du haut des rocs, te parlent de lui ? Et lorsque le soleil éclate dans sa gloire, lorsque frémissans, ivres de joie, tous les êtres créés célèbrent sa puissance, ne descends-tu pas dans le sanctuaire intime de ton âme pour le bénir et le prier ? » Et plus loin, la glorifiant, il l’appelle sainte : « Vous êtes celle qu’une ceinture de diamans défend de toute approche, celle dont l’immortel qu’elle a reçu s’éloigne en la laissant immaculée et pure ! » Goethe disait : « C’est le mystère de la divine conception enté sur le mystère de l’amour, et il ne s’agit en effet de rien moins que d’une interprétation du mythe dans le sens de la révélation chrétienne. »

Nous venons de voir comment un poète de race sait d’un tour de main rajeunir son sujet ; d’autres nous enseigneront comment on le gâte. Qui ne connaît dans Horace la IXe ode du livre III : Donec gratus eram tibi, un petit chef-d’œuvre en vingt-quatre vers, dont Scaliger racontait qu’il aimerait mieux l’avoir composé que de posséder la couronne d’Aragon ? Ponsard imagine un beau jour de la traduire à la scène ; c’était son droit, qu’en a-t-il fait ? Une incolore paraphrase. « Quand on viole l’histoire, il faut lui faire un enfant, » s’écriait brutalement le vieux Dumas. Les chefs-d’œuvre du génie humain nous appartiennent et forment un fonds commun où nous pouvons puiser à notre gré, libre à chacun de s’en inspirer, de les transformer, à la condition qu’il apportera une idée. Meyerbeer avait entrepris de mettre en opéra Tartuffe, et nous connaissons de cette œuvre un morceau, — la scène du IVe acte entre Elmire, Tartuffe et Orgon, d’abord caché sous la table, — qui prouverait que, si l’auteur des Huguenots allait ainsi familièrement s’asseoir à la table de Molière, c’est qu’il avait en lui de quoi payer son écot ; mais toucher à l’un des plus rares bijoux de la poésie antique pour en faire bourgeoisement un lever de rideau, presqu’un vaudeville, quelle triste profanation !

Ce n’est pas un Alfred de Musset qui jamais eût donné dans un tel piège. Cette ode pourtant le tentait, l’attirait. Novalis veut que sous l’eau diamantine des pierres précieuses d’un écrin se dérobent d’invisibles démons guettant de là le cœur des femmes : certains vers, certaines mélodies, ont pour les âmes poétiques des fascinations de ce genre ; il ne vous suffit pas de les retourner au soleil, d’en admirer les facettes et le miroitement, vous en voudriez l’emplette et la possession. Il semble que, si vous y mettiez du vôtre, vous en jouiriez mieux, et vous voilà glissant sur la pente. Nombre de traductions exquises, faites par de vrais poètes, n’ont pas eu d’autre origine. Ne vous y fiez point trop cependant, et pensez à des imitations bien plutôt qu’à d’exactes versions serrant de près le texte. Je me représente Alfred de Musset venant de relire l’ode à Lydie ; tout à son ravissement, il ferme le livre, et de mémoire écrit ces vers, nés de sa rêverie et dictés par sa propre muse :


      Lorsque je t’avais pour amie,
   Quand nul garçon plus robuste que moi
N’enlaçait de ses bras ton épaule arrondie,
      Auprès de toi, blanche Lydie,
J’ai vécu plus joyeux et plus heureux qu’un roi.


Et cela pour dire ce que le texte exprime en quelques mots : « Tant que je sus te plaire et que nul amant préféré ne tint dans ses bras tes blanches épaules, je vivais plus heureux que le roi des Perses. » C’est trop et c’est aussi trop peu, car ce roi mis à la rime, ce roi tout court, abstrait, ne rend pas toute l’expression : le roi des Perses, le grand roi. Alfred de Musset, même en traduisant du latin, conserve son indépendance, son vers marche dans sa libre allure. Horace, écrivain condensé, distillant par gouttes d’or son élixir de poésie, ne saurait jamais être pour lui, comme pour La Fontaine, qu’un modèle d’occasion[2]. Ovide, à la longue, répondrait mieux à sa nature. Je cherche parmi les Latins et n’en trouve aucun qui me le rappelle davantage.


Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait vierge encor les larmes de sa mère
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux,


est un motif d’Ovide, et d’ailleurs que de rapprochemens : cette indolence aristocratique dans le faire et dans le maintien, ce goût de la beauté plastique, ces voyages à la recherche d’impressions d’art ! Rappelons-nous la tournée en Grèce avec le poète Macer, en Sicile ses curiosités de dilettante. Plus que Virgile, à qui sur tout le reste il est si inférieur, Ovide a le sens de la statuaire et de la peinture. Lorsqu’il chante le combat des centaures, il a présente devant les yeux la frise d’Alcamène. La Vénus Anadyomène, c’est par lui que nous la connaissons, par lui que nous savons qu’une copie de ce chef-d’œuvre ornait les appartemens d’Auguste. Doctus et operosus, dit-il pour caractériser Myron, idéaliste statuaire de la force et de la beauté masculines.


Vénus au fond des mers dormirait ignorée,
Si l’art d’Apelle, un jour, ne l’en eût retirée…


L’homme qui a pu écrire ce vers tout moderne n’avait pas un médiocre sentiment de la puissance créatrice attribuée à la sculpture, et quelle description plus charmante donner à la Vénus de Médicis ?


Ipsa Venus… Quoties velamina ponit,
Protegitur læva semireducta manu.


Ovide n’est pas seulement un poète, c’est en même temps un artiste, et voilà pourquoi je le compare à de Musset. L’auteur de Rolla, retrouvant partout ses souvenirs de Florence et de Venise, s’émeut à l’idée de Michel-Ange et de Raphaël, de Titien et de Véronèse, comme l’auteur des Métamorphoses à l’idée de Phidias, d’Apelles et de Myron ; les marbres, les peintures des pays qu’ils ont traversés fécondent leur inspiration, et se reflètent dans leur vers également pittoresque, fort et magistral sous son apparence relâchée.

Nul poète ne fut plus traduit qu’Horace, pour nous en tenir à la France ; il ne se passe guère d’année qui ne voie éclore une ou deux éditions nouvelles du maître favori. Latinistes de profession, journalistes, poètes, sorboniqueurs et gens du monde, c’est à qui se distinguera dans cet exercice. Connaître son Horace à fond, en pouvoir discourir à brûle-pourpoint et le citer à tout venant, est déjà, pour bien des esprits, une attitude ; mais l’avoir quelque peu traduit, voilà le suprême du goût et de la culture. Les magistrats de tout temps ont pratiqué chez nous cette religion. Un homme sérieux qui sacrifie aux muses n’en connaît même pas d’autre ; sous la restauration, un pair de France allant à la campagne n’eût point manqué de l’avoir en poche, Louis XVIII faisait de lui sa gourmandise, et le dégustait comme un de ces fins morceaux qu’il aimait à cuisiner entre amis. Dilettante moins forcené que Scaliger, Louis-Philippe n’eût peut-être pas échangé sa couronne contre la satisfaction d’avoir écrit la neuvième ode, mais il faisait également du lyrique romain un cas tout particulier, et c’est au cœur même du sénat de Napoléon III que le traducteur le plus récent scandait ses ïambes et ses hexamètres. Étrange fortune que celle de ce fils d’affranchi : après avoir vécu joyeusement parmi les plus grands seigneurs, il continue à se maintenir à travers les âges en toute faveur et tout crédit près des classes dirigeantes ; poète de bonne compagnie, tel est Horace ; qui sait si l’absence de passion que volontiers on lui reprocherait ne l’a pas énormément servi ? La passion gêne le goût, porte scandale ; la passion, c’est le diable, ou pour le moins le diable au corps, qu’elle parle un peu haut dans un livre, et le prélat aura des scrupules. Or, des scrupules, il faut se garder d’en éveiller ; les grandes clientèles ne s’acquièrent qu’à ce prix. Horace possède le secret de nous mettre, d’accord avec nous-mêmes, sa philosophie est le royaume des accommodemens, des transactions ; il a des indulgences pour toutes les petites perversités auxquelles sont enclins les plus honnêtes gens. On le traite en enfant gâté. Ses badinages libertins, ses impiétés, ne tirent pas à conséquence ; il s’écriera par exemple, en bafouant les rites sacrés des Juifs, qu’il ignore parfaitement ce que c’est que d’avoir une religion quelconque, et cette pointe de voltairianisme anticipé n’effarouchera personne. Il y a des choses que l’esprit humain prend bien en dépit du danger qu’elles comportent, d’autres qu’il prend mal en dépit du bien qu’elles renferment, d’autres qu’il ne prend pas du tout, et devant lesquelles, bonnes ou mauvaises, il passe sans regarder. Les vers d’Horace sont au premier rang des choses qui réussissent d’abord et qui réussissent ensuite par cela seul qu’elles ont réussi. Le moyen âge ne s’y est pourtant pas trompé. Tandis que son poète prend pour guide aux régions mystiques l’idéaliste et divin Virgile : Virgilio dolcissimo padre ! ses moines vilipendent Horace, l’appelant un pourceau d’Épicure, et fulminant contre ses lieux-communs de morale lubrique ; puis vient la réaction avec le XVIe siècle mythologique et artiste, — les Ronsard, les Belleau, tous les Cellinis de l’ode et de l’odelette, — comme avec le classique et sentencieux XVIIe siècle. Que serait Boileau sans Horace ? Il lui prend tout, moins la grâce légère et l’attrait piquant. L’art poétique des Latins se codifie à l’usage de notre Parnasse français, et nous faisons connaissance avec ce genre de satire aimable qui va s’inspirant, non plus des haines vigoureuses, mais de toute sorte de petits contre-temps de la vie ordinaire : un fâcheux qu’on rencontre et qui ne vous lâche plus, un mauvais dîner auquel on vous invite, un voyage de Rome à Brindes ; le poète satirique, qu’on se représente généralement comme un accusateur public, y dépose ses foudres et devient un simple humoriste. À la vérité, sous cet enjouement se retrouve parfois bien du sarcasme, la pièce sur la mort de Tigellius par exemple n’en a pas moins sa valeur satirique ; si ce n’est là du Juvénal, c’est de l’Aristophane, de la comédie excellente et de tous les temps :


Omnibus hoc vitium est cantoribus.


Aujourd’hui encore le portrait palpite d’actualité, et si frappante est la ressemblance que vous nommeriez tout de suite tel chanteur dont les vaniteuses incartades agaçaient naguère le public parisien. Qu’importe ce que pensent de lui les Tigellius, les Pantelius et les Démétrius ? Il n’en veut qu’à l’opinion des esprits cultivés, supérieurs : les Mécène, les Octave, les Virgile, les Messala, les Pollion, les Servius, à la bonne heure ! avec ceux-là du moins on n’en est pas réduit à n’avoir pour sujet de conversation que des comédiens et des danseurs ; l’entretien s’élève, on touche aux questions de philosophie et de morale. « Ô nuits, ô soupers des dieux ! la causerie commence non à propos des villas ou des maisons d’autrui, ni pour savoir si Lepos danse bien ou mal, mais nous dissertons de ce qu’il n’est point permis d’ignorer : est-ce dans les richesses ou dans la vertu que réside le bonheur ? est-ce l’intérêt ou l’honnêteté qui resserre les nœuds de l’amitié ? quelle est la nature, quel est le but du bien ? » La Grèce le tient, le possède tout entier, vous saisissez dans ces beaux vers comme un écho des banquets de la grande période athénienne, de ces symposions où siégeaient les Périclès, les Socrate, les Anaxagore, les Phidias, les Ichtinus, et que présidait Aspasie. « Pendant ce temps, mon voisin Servius trouve moyen de nous narrer de vieilles fables, et si quelqu’un vante l’opulence inquiète d’Arellius, il nous raconte l’histoire du rat de ville et du rat des champs :


Autrefois le rat de ville
Invita le rat des champs, etc. »


Un tableau de genre merveilleusement troussé, et qui se termine par un apologue qu’on dirait mis à l’adresse de notre La Fontaine, telle est la satire d’Horace. Elle ignore les emportemens, les virulences, et nous morigène en riant ; jamais le moindre apostolat, une ironie plaisante, le persiflage bon enfant d’un homme qui sait la vie et se connaît lui-même à fond, ce qui souvent lui donne une assez triste idée de ses semblables et l’empêche de dauber sur leurs vices comme ferait un Caton, un Asinius Pollion ou tel autre ayant les qualités morales de l’emploi. La scène avec Davus, où l’esclave, usant des privautés que lui donnent les saturnales, apostrophe et gourmande son maître, n’est point d’un simple lyrique ; j’ai nommé plus haut Aristophane, ce dialogue touche presqu’à Molière : « Je suis ton esclave, sans doute, mais toi, malheureux, tu obéis à d’autres et t’agites comme une figure de bois que des ficelles étrangères font mouvoir. Quand tu restes planté là comme une borne devant un tableau de Pausias, en quoi vaux-tu mieux que moi, lorsque le jarret en avant, ébahi, j’admire devant une boutique des images de combat tracées à la brique ou au charbon ? Davus est alors un drôle et un paresseux ; mais toi, chacun te prise comme un rare connaisseur. Je suis un vaurien quand je me laisse allécher par la fumée d’un fin gâteau, et mon dos paiera ma convoitise, — comme si ton intelligence et ta vertu te défendaient contre de pareilles tentations et t’empêchaient de te livrer à ces bombances qui te vaudront la gastrite, la goutte et l’hydropisie ! On bat l’esclave qui la nuit dérobe une grappe de raisin, mais celui-là n’a-t-il rien de servile qui vend son patrimoine pour satisfaire sa gloutonnerie ! » Quel que soit le sujet qu’il traite, Horace y conserve sa belle humeur, sa Némésis n’a jamais entendu siffler un serpent et ne connaît ni les flagellations vengeresses, ni les nocturnes épouvantes. Si vous n’aimez les désappointemens, défiez-vous de ses velléités fantastiques comme dans la pièce ou la sorcière Canidie est en jeu. Un grand fracas au premier plan et point d’horizon à la scène ; sur le devant toutes les horreurs de la nécromancie thessalienne, et pour fond au tableau une figure de Priape incongru. Autre part, c’est une anecdote qui finit par un calembour ; ce que c’est pourtant que d’envisager les choses à distance de siècles ! Un certain Persius ayant maille à partir devant le tribunal du préteur Brutus avec un nommé Rutilius Rex, — autant dire Rutilius Roi, — s’écrie de guerre lasse pour clore le débat : « Brutus, toi dont la race ne sait point ménager les rois, tâche donc d’étrangler celui-ci ! » — Et les scoliastes trouvent cela divin !


L’épigramme, plus libre en son tour plus borné,
N’est souvent qu’un bon mot de deux rimes orné.


Oui, mais quand il n’y a pas de rimes ? Et de pareils jeux d’esprit, dont on ne voudrait pas dans un couplet de vaudeville, font encore les délices d’honnêtes gens qui vous traitent de fantaisiste quand vous leur parlez de Novalis ou de Shelley[3] !

Pour bien juger les anciens, il faudrait pouvoir être à notre aise vis-à-vis d’eux comme nous le sommes vis-à-vis des modernes. Malheureusement cette liberté d’allure n’est point permise. Quand nous abordons pour la première fois Tacite et Cicéron, Horace et Virgile, nous ne les lisons pas, nous les expliquons sous l’influence d’un pédagogue imbu des mille superstitions du desservant qui vit de son autel, et lorsqu’ensuite, à la maturité de l’âge, il nous arrive de les reprendre ; c’est toujours avec un vieux fonds d’idées préconçues. Horace reste, dans les Odes, l’esthéticien parfait que nous montrent les Satires. Il a voyagé entre temps, connu, goûté les Grecs, sait par cœur tous les grands modèles : Alcée, Sapho, Anacréon, et les imite, non point en écolâtre et en dilettante, mais en maître, en Romain jaloux de donner à la lyre de son pays des qualités musicales et rhythmiques qui lui manquaient. En ce sens, nul n’a mieux réussi ; quelle besogne correcte et curieusement ouvragée que la sienne ! Il emprunte aux Grecs leur art sans rien abdiquer de son caractère national, et dans les difficultés qu’il s’impose pour naturaliser ses formes nouvelles, entre toujours la préoccupation de flatter l’oreille des Romains. Son expression garde invariablement l’empreinte d’excellente et solide latinité, et les atticismes dont s’émaille parfois la strophe dénotent le tact le plus fin du convenable et du permis, Horace est moins un poète qu’un artiste ; ce qui domine chez ce lyrique, c’est l’esthéticien, et ce qui prime l’esthéticien, c’est l’homme pratique. Il cultive la poésie à deux fins, joignant l’utile à l’agréable, selon un des préceptes de sa philosophie mondaine, et c’est ainsi que l’ode aura pour lui plus d’un emploi et qu’il la fera très habilement servir à payer ses dettes de reconnaissance envers les grands personnages qui l’honorent de leurs bienfaits. Ces sortes de panégyriques étaient, nous le savons, dans l’étiquette du temps, Horace pouvait s’y livrer sans mériter d’être accusé de platitude ; d’ailleurs, disent ses apologistes, « il aimait tant son indépendance ! » Certes, oui, il l’aimait et la préférait aux fonctions les plus enviées ! Une lettre d’Auguste, que Suétone nous a conservée, ne permet aucun doute à ce sujet. « Autrefois, écrit à Mécène le maître du monde, je pouvais suffire à ma correspondance avec mes amis, mais aujourd’hui que mes occupations et ma mauvaise santé m’en empêchent, je voudrais bien t’enlever notre Horace. Mon désir serait qu’il cessât de vivre chez toi en parasite et vint prendre place à ma table royale et me servir de secrétaire. » Horace n’avait nul goût pour cet emploi ; sa flânerie, son mode d’existence y répugnaient ; d’autre part il ne se sentait aucun souci de se brouiller avec un si puissant empereur, dont la colère l’aurait eu bientôt mis en disgrâce près de l’illustre et cher Mécène. Le péril fut conjuré, mais on peut supposer que telle ode, ici et là, décochée à propos, n’aida point médiocrement à la circonstance. Horace conserva donc la faveur du maître et se maintint à la cour en bonne posture, sans rien faire de ce qu’on lui demandait, ce qui est le comble de l’habileté. Loin d’en vouloir à son poète, Auguste ne perdait pas une occasion de lui envoyer une parole aimable : « Notre Septimius te dira quel bon souvenir je te garde, car c’est en sa présence même que j’ai parlé de toi. S’il a plu à ton orgueil de mépriser notre amitié, nous n’en prendrons pas de revanche. »

Souvent, chez Horace, le souffle est absent ; la pièce tourne court après avoir au début ouvert des ailes d’hippogriffe. Ce vers délicat, exquis, lorsque soigneusement vous l’écossez, ne vous laisse en somme qu’un précepte mesquin, mais que tout cela est dit avec grâce, et même quand l’image manque de vérité, quand le sentiment se dérobe et que le grand poète fait défaut, quel artiste ! En lisant certains romans contemporains, certaines impressions de voyage, étonné de vous laisser prendre à des choses si mal écrites, ne vous est-il jamais arrivé de vous demander : « Mais après tout qu’est-ce donc que le style ? Voici un ouvrage qui n’en a pas l’ombre, un ouvrage absolument sans littérature, et qui cependant m’intéresse et malgré moi force mon attention. » Rien de plus fréquent que ces sortes de repentirs succédant à quelque vulgaire lecture. Sans nul doute, vous avez été surpris, entraîné ; mais à ce livre, que vous venez de dévorer d’un trait, une fois que vous l’aurez fermé, vous n’y retournerez plus ; autant en emporte l’oubli. Le style seul a le charme qui dure, et c’est par son style qu’Horace est immortel. Ce bouquet exquis, comment le faire ensuite respirer aux autres ? Dans quel transparent et précieux cristal verser la rare essence ? De la prose ou du vers, quelle forme conviendra le mieux ? « Il est certain, écrit Voltaire, qu’on ne devrait traduire les poètes qu’en vers ; j’avoue qu’il n’y a qu’un grand poète qui soit capable d’un tel travail, et voilà ce que nous n’avons pas encore trouvé. Nous n’avons que quelques petits morceaux épars çà et là dans des recueils, mais ces essais nous font voir du moins qu’avec du temps, de la peine et du génie, on peut parmi nous traduire heureusement les poètes en vers. » Voltaire, s’il vivait de nos jours, remarquerait que nous sommes en Europe le seul pays qui n’ait point érigé cette théorie en pratique absolue. Les Italiens, les Anglais, les Allemands, ignorent ce que c’est que de traduire en prose les poètes, et cela va même si loin que, lorsque dans leurs études de critique une citation se présente, c’est toujours sous sa forme poétique et dans son rhythme originel : le sonnet de Pétrarque reste un sonnet, l’ode d’Horace reste une ode, et la plupart du temps la transformation s’opère sans dommage. Voltaire avait donc cent fois raison, seulement il a dit qu’il fallait à cette besogne un grand poète, et nous voyons le comte Siméon s’inscrire en faux contre cette opinion, qu’il traite de boutade, et protester dans la préface même d’une traduction en vers au nom des droits imprescriptibles de la médiocrité : « Sans doute nous pensons que le mieux est de traduire en vers les œuvres d’un poète, mais nous sommes loin d’admettre qu’il n’y ait qu’un grand poète qui soit capable d’un tel travail. Un grand poète ne l’entreprendra jamais ; peut-on supposer un Dante, un Arioste, un Corneille, un Racine, occupés durant de longues veilles à pâlir sur une expression souvent impossible à rendre ? Leur propre génie, leur inspiration personnelle, les excitent et les poussent ; ils ne peuvent condamner au néant les grandes et poétiques conceptions qui fermentent dans leur esprit. Non, jamais œuvre pareille ne sera accomplie par un grand poète, il laissera toujours à d’autres l’œuvre de la traduction. » J’avoue que le raisonnement me paraît singulier. Un grand poète, dit-on, n’entreprendrait jamais un tel travail ; quelle idée ! Goethe passe généralement pour un assez grand poète, et Schiller aussi, j’imagine ; nous ne sachions pas cependant que cette grandeur ait empêché l’un de traduire le Mahomet de Voltaire et l’autre de mettre en vers allemands la Phèdre de Racine. Marot traduisant les Psaumes, Corneille l’Imitation, ont dû pâlir plus d’une fois « sur une expression impossible à rendre, » et Racine, dans les chœurs d’Esther, et d’Athalie, oubliait son propre génie pour s’inspirer des Écritures. Les romantiques eurent à leur moment d’illustres états de service dans ce genre. Il est vrai qu’ils s’appelaient légion, mais parmi ces vaillans ouvriers occupés, qui avec Dante, qui avec Shakspeare, qui avec Goethe, se trouvait plus d’un maître capable de conceptions originales et n’en faisant pas moins à son poste œuvre excellente de traducteur. Il n’y a vraiment que notre cher pays pour voir de semblables classifications s’imposer aux gens ; partout ailleurs un poète est libre sur ses terres et s’y gouverne comme il lui plaît. Ici, nous distinguons mille variétés dans l’espèce, il y a les lyriques, les élégiaques, les mystiques, les bucoliques et les satiriques ; composer des odes, rimer des fables et des contes est un art, traduire Horace ou Virgile est une besogne « qui ne saurait être accomplie par un grand poète, » et, pour peu que vous conserviez quelques doutés à cet égard, on vous citera l’abbé Delille, qui borna son talent à traduire les anciens et les modernes.

Il n’importe, j’eusse aimé voir la muse d’un poète parlant la langue de ce temps-ci s’exercer sur Horace. M. Leconte de Lisle a préféré s’en tenir modestement à la prose, ce qui n’empêche pas sa traduction d’être une œuvre d’art. On y sent l’honnêteté, le ferme propos, l’exactitude, et d’un bout à l’autre la main d’un homme habile à rendre dans son mouvement et sa couleur le texte dont il a d’abord pénétré l’esprit. Peut-être cette forme est-elle par instans un peu sévère ; quant à moi, je ne m’en plains pas. Une bonne traduction ne saurait être absolument impersonnelle : on prête à son modèle, on y met du sien, là est le quid nimis inévitable, et mieux vaut, en pareil cas, pécher par la dignité que par la gaudriole. Évitons surtout de faire d’Horace une sorte de Désaugiers, membre du Caveau. Plût à Dieu que M. Leconte de Lisle n’eût point d’autre tort ! Le malheur veut qu’il s’entête dans une affectation qui semble inventée à plaisir pour l’agacement du lecteur. Qu’en traduisant Homère ou Hésiode on écrive Ephaïstos au lieu de Vulcain, Aphrodite au lieu de Vénus, Arès à la place de Mars, cela peut s’expliquer au besoin par certain sentiment d’ailleurs exagéré des restitutions historiques, bien que, tout le monde sachant que la nomenclature des dieux de la Grèce n’est point celle des dieux du Latium, il fût parfaitement inutile, sinon puéril, de venir tant appuyer sur ce sujet. Au point de vue de l’érudition, c’était ce qu’on appelle enfoncer une porte ouverte et taquiner toutes nos habitudes sans rien nous apprendre de nouveau ; mais lorsqu’il s’agit d’un poète latin, quelle raison d’être a cette fantaisie ? Écrire le Capitolium au lieu du Capitole, le Tiberis au lieu du Tibre, Roma au lieu de Rome, voyez un peu la belle avance ! C’est tout simplement se donner la satisfaction de manquer à la syntaxe des deux langues, car un substantif qui se décline ne comporte pas notre article, et pour être dans la vérité du système il faudrait dire, non pas comme vous dites : « Nous avons vu le Tiberis jaune, » mais « Nous avons vu Tiberim jaune. » — « Il aimait à vivre dans la débauche à Roma et en savant à Athénæ. » Je cueille au hasard cette phrase de la VIIe satire du livre II, et me demande ce que M. Leconte de Lisle penserait d’un de ses confrères qui, traduisant de l’anglais, écrirait : « Il aimait à vivre dans la débauche à London et en savant à Venice. » Et jugez maintenant de la contradiction, le même auteur qui s’ingénie à ne jamais prononcer que Mœcenas, Augustus, Virgilius, Horatius, intitule son livre « Œuvres d’Horace, » et nous annonce au dos du volume une prochaine édition des « œuvres de Virgile. » Le suprême de l’art serait de faire qu’une traduction eût l’air d’être le texte même du poète transporté de sa langue originelle dans celle de son interprète. M. Leconte de Lisle s’acharne au contraire à dérober cette illusion au lecteur, il contourne sa phrase à plaisir, recherche les mots inusités ; bref, il a son système, et c’est là le point critique d’un travail qui porte à maints endroits la forte marque du savoir et du talent. D’ailleurs, tous ces noms propres, empruntés au vieux langage du XVIe siècle, sont aujourd’hui trop entachés de ridicule ; qui les emploie a l’air de se moquer ; laissons donc Apollo, Juno et Cupido s’en aller du côté des cascades, et tenons-nous-en comme source à la langue d’André Chénier :


Dieu dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute,
Ô Smynthée Apollon, je périrai sans doute,
Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant…

Celui-là par exemple était fait pour traduire Horace. Si j’étais un fidèle, un dévot, je ne cesserais de regretter qu’un tel monument n’existe pas, et ce qui pousserait au comble mon désespoir, ce serait de penser que Paul-Louis Courier a pu mourir, lui, de même sans rien nous léguer de ce genre. Une traduction en vers d’André Chénier, une version en prose de Paul-Louis, quel double idéal ! L’excellent comte Siméon l’eût-il seulement entrevu, lui modeste à ce point qu’il se refusait à croire qu’une tâche à laquelle il se vouait avec tant de persévérance pût occuper des talens de premier ordre ? Si la patience était le génie, l’auteur de cette nouvelle traduction en vers aurait des droits au laurier de Delphes. Dix ans de sa vie, il s’y adonna tout entier, puis, son œuvre littéraire achevée, commencèrent les travaux de l’édition, car, pour mener à bout de telles entreprises, il faut deux conditions qui ne marchent pas toujours ensemble : le loisir et la fortune. « Vous êtes donc bien riche ? » Ce mot d’une Phryné du siècle à son galant de la veille réclamant un nouveau rendez-vous pour la nuit prochaine, la muse, trop souvent, hélas ! le répète à ses courtisans. Par bonheur, le comte Siméon était assez riche pour payer, non point sa propre gloire, — il avait pour cela trop d’esprit, — mais celle du poète de ses plus délicates prédilections. L’ouvrage, incessamment surveillé, s’imprimait par ses soins en toute magnificence ; deux volumes avaient paru, morceaux de choix, objets de luxe, lorsque brusquement la mort vint saisir cet honnête homme, qui s’en alla du moins avec la conscience d’avoir mis la dernière main à l’œuvre la plus chère de sa vie. Les satires, les épodes, les odes, il a tout versifié, tout annoté, multipliant les variantes jusqu’à ciseler en sonnet telle odelette déjà coulée en strophes ; « mais, ces odes variant de huit à vingt-quatre vers, il n’était pas toujours facile de les étendre ou de les resserrer dans les quatorze vers obligés du sonnet sans rien ajouter au texte du poète latin et sans rien en retrancher, il fallait quelquefois développer l’idée et quelquefois la rendre plus concise. » Sa poétique est celle de Delille, comme sa rhétorique est de Fontanes. Il paraphrase et périphrase, ralentit le mouvement, cherche sa rime. La muse d’Horace, pendant ce temps, file et gagne au pied ; il arrive pourtant, quelque peu essoufflé, mais toujours exact. Son vers, sans avoir grand éclat, se tient sur ses jambes ; ses rhythmes, insidieusement choisis pour laisser au traducteur un plus libre espace où se mouvoir, ont de la tournure et du nombre. Vous êtes en présence d’un bon esprit, familiarisé de longue date avec la tablature, et qui, très versé sur le sens, vous intéresserait encore par le sincère et profond amour de son sujet. C’est l’enthousiasme du vrai croyant, une admiration qui du poète s’étend à l’homme et ne fléchit pas même devant certaines défaillances de caractère sur lesquelles il eût mieux valu ne pas insister. « Horace a vécu à une époque troublée par les guerres civiles ; il s’était rangé d’abord parmi ceux qui pensaient défendre la liberté ; dès qu’avec son admirable bon sens il eut reconnu que l’ambition des uns et l’aveuglement des autres ne servaient qu’à entretenir les discordes civiles, il n’hésita pas à se soumettre au chef heureux qui rendait enfin le repos au pays : » tant il est vrai qu’en ce bas monde il n’y a que le point de vue qui compte, et qu’un siège au sénat sous le dernier empire était un merveilleux poste d’observation pour envisager favorablement diverses choses de l’antiquité romaine. « Celui qui rendit le pouvoir stable fut donc un politique habile, on oublie trop ce détail quand on attaque Auguste ; la saine raison d’Horace entrevit bientôt la vérité, ses plus belles poésies sont la glorification d’un pouvoir tutélaire. » Molière à tout cela répondrait ; — Vous êtes orfèvre, monsieur Josse ! — Le comte Siméon a tellement le besoin de louer tout chez Horace, qu’il lui fait un mérite de n’avoir nommé dans ses vers aucune des grandes dames de l’époque, attribuant à la réserve, au parfait bon goût, une omission nullement volontaire et que les mœurs de la société romaine lui commandaient. L’ancien monde n’admet au soleil, ne reconnaît que l’homme libre ; la femme demeure à l’écart, et c’est à qui ne soulèvera pas le voile dont elle s’enveloppe. Le théâtre, la poésie lyrique, professent à son égard un égal respect. Qui voyons-nous figurer dans les pièces de Ménandre, de Plaute, de Térence ? Des ballerines, des citharèdes, des aulétrides, un pur fretin d’esclaves et de courtisanes. Les temps ne sont point nés encore où les grandes dames accueilleront les dédicaces des poètes. Les noms d’une Livie, d’une Julie, ne se prononcent pas ainsi tout haut devant le public, et j’ai peine à comprendre qu’un homme si au fait de l’antiquité que l’était le comte Siméon s’étonne d’un détail de cette importance et le relève avec un tel feu.

Je n’aime pas les Allemands, ou, pour mieux dire, je ne les aime plus ; mais, quand je compare ces notices cursives aux études qui se publient à Berlin, à Leipzig, à celles de M. Karl Frenzel par exemple, il m’est bien difficile de me contenter des simples aperçus, même spirituels, et de ne pas donner la préférence au commentaire nourri de citations, et qui, ennemi des redites d’après Suétone, les sources faisant défaut, s’efforce de creuser les textes du poète pour en dégager l’information biographique.


II

La vie d’Horace n’a rien de romanesque ; telle qu’elle est pourtant, on y sent comme l’influence d’une divinité protectrice dont il s’intitule « l’enfant gâté. » Un jour qu’il jouait tout enfant, il s’égare loin du champ de son père, et le voilà, perdu dans la montagne, qui tombe accablé de fatigue sous un arbre et s’endort d’un profond sommeil. Nulle bête sauvage ne trouble son repos, des colombes seules arrivent qui le couvrent de verte ramée. Ne dirait-on pas un symbole ? et si c’est un symbole, de combien ne diffère-t-il pas de la louve dantesque rencontrée plus tard dans cette forêt obscure du moyen âge ? Il était né sous le consulat de Torquatus et Cotta, le 8 décembre de la soixante-cinquième année avant Jésus-Christ, à Venusia, vieille colonie militaire où son père possédait un petit bien. Enfant unique, il perdit sa mère de bonne heure, et ne parle dans ses vers que de son père, lequel avait consacré à l’élever sa modeste fortune, acquise dans le maniement des deniers publics, — il était percepteur et commissaire des ventes à l’enchère. Dédaignant l’institution locale, il amène son fils à Rome et le confie aux soins d’Orbilius, professeur en crédit près des plus hauts personnages du sénat. Horace se rendait à l’école accompagné d’un esclave qui portait ses livres, et ce fut là de ses premières classes un aristocratique souvenir qu’il se garda bien d’oublier par la suite. Tout ce que son caractère eut d’honnête, de viril, Horace le tenait de son père, un de ces hommes qui prêchent d’exemple et vous enseignent la vertu par leurs actes et non simplement par leurs discours. Quelle noble et vigoureuse nature ressort de ces portraits que le poète nous trace de lui dans les satires ! À cette période de corruption universelle, à ce déclin de la république, les hommes de vieille austérité, de tempérance, devenaient rares, et celui-ci nous rappelle un Caton.

Pour les sciences, l’éloquence, Athènes était encore alors la grande école ; Horace vint y compléter ses études et suivit les cours des rhéteurs à la mode, en compagnie des plus brillans coryphées de la jeune noblesse romaine. Parmi les relations qu’il sut lier à cette époque, plusieurs devaient survivre même aux orages de la guerre civile. Dans la Rome de César et d’Auguste, le grec était la langue des beaux esprits et du beau monde à peu près comme au dernier siècle notre langue française en Europe, et le génie du lyrique latin s’exerça d’abord à scander des vers grecs. La Grèce d’ailleurs lui rappelait la terre natale, cette Basse-Italie, possession jadis hellénique, couverte de cités et de temples, de jardins et de bois sacrés dont les échos se souvenaient des chants d’Homère et de Théocrite ; le meurtre de César interrompit ces paisibles travaux ; le monde romain trembla derechef sur sa base, tout ce que la grande cité avait de jeunes patriotes dans Athènes se leva sur-le-champ pour la république contre la monarchie menaçante, et courut se ranger autour de Brutus et de Cassius. Horace avait vingt-deux ans. Placé d’emblée à la tête d’une légion sur la recommandation de ses amis, il accompagna Brutus en Asie-Mineure. « De rudes temps m’arrachèrent à cet aimable lieu. » Il fallut quitter les bords de l’Ilissus et les murmurans platanes pour voler aux champs de Philippes. Déplorable fut ce premier pas ; en voyant les braves mordre la poussière, la peur le prend, il jette son bouclier, s’échappe, revient à Rome. Il était de sa personne trop obscur, et trop mince était la part qu’il avait prise à la guerre pour que la vengeance d’Octave et d’Antoine, les duumvirs, s’occupât de lui. Il vécut dans la grande ville sans être inquiété. Son père était mort, son patrimoine était devenu le butin des soldats, l’avenir s’annonçait triste et sombre ; ses yeux n’entrevoyaient que la misère. Plus l’aisance d’autrefois l’avait accoutumé au bien-être, plus il devait souffrir des âpres nécessités du présent et s’ingénier à trouver moyen d’en sortir. « Lorsqu’après Philippes je me retrouvai chez moi sain et sauf, mais fort démonté, écrit-il trente ans plus tard, la pauvreté me poussa à faire des vers ; mais aujourd’hui que je possède tout ce que mon cœur souhaite, je serais un grand fou de forger des strophes au lieu de me solacier en rêvassant sur mon lit de repos. » Poète par nécessité, les vers ne furent pourtant pas un gagne-pain pour Horace, il avait sauvé de l’héritage paternel quelques débris qui l’aidèrent à subvenir aux plus pressans besoins ; mais son talent fut la clé d’or qui lui ouvrit la porte des grands et par là le conduisit à la fortune. Le forum et la curie gardaient le silence, aux mouvemens de la vie politique avaient succédé les émotions de la vie littéraire ; Auguste allait au-devant de ces tendances nouvelles, faites pour occuper les esprits et dédommager la société romaine de la liberté perdue. La poésie grecque ne se sépare pas de l’activité nationale, elle prend part aux jeux du peuple comme à ses victoires, la poésie et l’art romain sont affaires de cour et de bel air ; quand la liberté voile son front et quitte Rome, les muses, dansant et chantant, y pénètrent.

Des quelques deniers qui lui restaient, Horace commença par s’acheter une place de scribe chez le questeur, nous dirions aujourd’hui de secrétaire au ministère des finances, et dans les loisirs de l’emploi composa des satires. À Lucilius, l’inventeur du genre, on reprochait sa rudesse de ton ; Juvénal plus tard aura les haines vigoureuses, l’hyperbole ; la satire d’Horace n’est qu’enjouement, esprit, abondance, grâce, ciselures et pur langage ! À d’autres les colères fameuses, le trait grandiose et burlesque à la fois ! il ne s’indigne ni ne s’effarouche, et se contente de nous peindre les agitations de la place publique, les jeux du cirque, le tumulte de la voie sacrée, le train quotidien de l’existence. Dans cet art, Horace n’a point d’égal. À peine en ouvrant le livre, au parfum qui se dégage vous reconnaissez le poète des gens de goût de tous les siècles, l’auteur favori des mondains sans enthousiasme. Odes, épîtres et satires respirent la même philosophie, aimable, ingénieuse, sensuelle. Les muses, jusque-là reléguées sur les hauteurs de l’Hélicon, il les fait descendre de la montagne et continuer leurs danses, il les attire à nous, les domestique, et sous ses doigts experts et délicats la lyre pour la première fois détend ses cordes.

Asinius Pollion, Varius, Virgile, qui l’avaient à l’instant adopté, ne tardèrent pas à le conduire chez Mécène. Horace avait alors vingt-sept ans ; petit, souffrant des yeux et d’un extérieur médiocre, ! ce ne fut point sans embarras qu’il aborda la présence de cet homme d’état, le dispensateur accoutumé des faveurs princières. L’entretien dura peu ; Horace raconta diverses aventures de sa vie, et Mécène répondit, selon son habitude, quelques mots mesurés et froids. Ensuite un certain temps s’écoula, comme si le confident d’Auguste eût au milieu de ses occupations oublié le poète ; puis au bout de neuf mois Mécène, un beau matin, se ravisa. Horace, mandé près de lui, accourut, et devint à dater de ce jour l’ami de la maison. Entre ces deux natures de poète courtisan et de courtisan grand seigneur, bien des affinités devaient exister ; toujours est-il qu’ils se lièrent étroitement et que cette amitié ne cessa qu’avec la vie. « Je t’aime plus que moi-même, » écrit quelque part Mécène au poète, et Horace lui répond : « Je ne veux pas que tu meures sans moi, où tu iras, jeté suivrai, car notre existence à tous les deux est indissolublement unie. » Assurance qui circule beaucoup en ce monde, mais dont il plut cette fois au destin de faire une vérité ! « Où tu iras, j’irai ! » Il voulait le suivre en Grèce, où Mécène devait accompagner Octave dans son ; expédition navale.


Ibis liburnis inter alta navium,
Arnica, propugnacula.


« Qu’adviendra-t-il de moi, à qui la vie est chère si tu vis, et lourde si tu meurs ? Poursuivrai-je, comme tu l’ordonnes, un repos qui ne m’est doux qu’avec toi, ou faut-il prendre part à cette guerre avec le courage qui convient aux hommes, braves ? » En dépit de ces belles paroles, il resta dans Rome néanmoins, attendant l’issue de la terrible lutte. Arrive la nouvelle des premiers succès, Horace s’en inspire pour composer la neuvième épode, qu’il adresse également à Mécène. Il rappelle à son ami le joyeux banquet par lequel ils célébrèrent quelques années auparavant la victoire décisive d’Octave sur Sextus Pompée, « ce fils de Neptune » qui menaçait, lui aussi, d’asservir la grande cité, et de tous ses vœux, hâte le jour où de plus belle avec Mécène et dans son haut palais de l’Esquilin, aux sons des flûtes et de la lyre, en buvant les meilleurs vins du cellier, il fêtera le nouveau triomphe de César ; mais le sort ne s’est pas encore prononcé, Octave n’a point encore écrasé son adversaire. Le dieu de la guerre tarde bien, Horace l’apostrophe : , Io triomphe ! Il se représente alors la bataille livrée et gagnée au moment même où il écrit ; César Octave n’a point de rival dans l’histoire : ni le vainqueur de Jugurtha, ni le destructeur de Carthage, ne lui sont comparables. Il voit l’ennemi en fuite, poursuivi sur terre et sur mer, troquant ses manteaux de pourpre contre des vêtemens de deuil, et pourtant, se dit-il, la nouvelle de l’heureux événement n’est point encore arrivée, la certitude irrécusable n’a point succédé tout à fait à l’espérance, une place reste aux soucis, à l’angoisse ; il tremble pour César. Cependant les rapports connus de tous sur la situation rassurent son courage, il se reprend à la gaîté, et termine par un joyeux appel au sommelier :


Curam metumque Cæsaris rerum juvat
        Dulci Lyæo solvere.


Ce chant, que les commentateurs s’obstinent à citer comme un hymne de gloire sur la journée d’Actium, contient, on l’a vu, bien des réserves. Ce n’est là qu’un de ces chaleureux épanchemens que durent provoquer chez les poètes, ainsi que chez tous les partisans d’Octave, les récits parvenus à Rome des premiers succès de terre et de mer. L’inquiétude, l’effroi, percent encore assez pour que le poète s’efforce de noyer dans le vin les fâcheuses pensées. Quand Horace écrivit ces vers, Antoine et ses légions étaient debout ; de là ces retours patriotiques sur l’abaissement du triumvir, émancipatus féminœ, de ce guerrier romain qui ne rougit pas de se placer sous les ordres d’eunuques orientaux, d’un Pothin et d’un Mardion, spadonibus servire rugosis potest. Il ne s’agit encore jusqu’ici que d’émouvoir dans Rome l’opinion publique en faveur d’Octave, de l’exciter contre Antoine et d’aviver les ressentimens de tout un peuple contre le général romain qui s’en va conduire une armée romaine sous le joug d’une sorcière égyptienne et de ses eunuques.

Autre chose est de l’ode XXXVII du livre I. Désormais plus d’hésitation ; la bataille est gagnée. Le fils du grand Tullius dépêché par Octave, le consul Marcus Cicéron en a publié la nouvelle devant le peuple assemblé et du haut de ces rostres où jadis Antoine, que la Némésis vengeresse vient d’atteindre, fit clouer la tête et la main du prince des orateurs. Ce victorieux Octave était vraiment un bien habile homme de choisir ainsi dans son messager un personnage dont le nom seul allait réveiller partout dans le peuple le souvenir d’attentats commis par le vaincu et contre le vieux forum romain et contre la littérature nationale. On sait comment plus tard le tout-puissant monarque se défendit dans ses mémoires d’avoir pris la moindre part à cet assassinat politique. Horace, en poète prudent, attendit, pour mettre au jour son chant de victoire, que la guerre fût complètement terminée. L’année suivante seulement et lorsque la mort d’Antoine et de Cléopâtre eut apposé le sceau définitif à la cause d’Octave, l’Alcée des bords du Tibre jeta son cri de délivrance au plein d’une atmosphère rassérénée et dégagée de tout ferment de guerre civile.


Fatale monstrum, quæ generosius
Perire quærens, noc muliebriter
Expavit ensem, nec latentes
Classe cita reparavit oras.


Comment nier l’honneur qui revient à Cléopâtre de ces strophes échappées à l’inspiration d’un ennemi, d’un poète étroitement lié avec l’intimité d’Octave et sachant mesurer ses paroles ? Nulle récrimination infamante, pas un mot de cette trahison tant reprochée envers Antoine, pas une allusion à ces prétendues tentatives de captation exercées sur le cœur et les sens du neveu de César, et dont les Dion Cassius et les Florus nous importunent. Il n’est pas jusqu’à ce fatale monstrum qui ne porte en soi l’idée d’une grandeur surnaturelle, l’idée d’une de ces puissances intermédiaires dont se servent les dieux pour l’accomplissement de leurs secrets et terribles desseins. Aux yeux d’Horace, ce monstre fatal est une grande reine préférant le trépas à la honte, et qui, tombée d’un trône qu’elle eût voulu encore élever plus haut, accepte fièrement sa déchéance et dérobe son noble corps au triomphe d’Octave, forçant ainsi le vainqueur à n’enchaîner que son image. Ces beaux vers honorent aussi bien le poète que Cléopâtre, et le ton libre et généreux de cette ode, la grandeur d’âme qu’elle respire du début à la fin, rachètent bien des défaillances.

S’il est vrai, comme on le répète, que l’existence soit un combat, l’instant de la liaison avec Mécène fixerait le point où s’arrête pour nous la vie d’Horace ; plus aucun événement digne d’intérêt ou de remarque. Il aime à fuir la ville et son tumulte ; Mécène lui donne un bien à la campagne. Non loin de Rome est Sabinum, vallée ombreuse, qu’une chaîne de monts boisés abrite du nord et du sud ; un ruisseau y bouillonne frais et limpide, la Digentia, chère aux baigneurs. Aux vergers abondent les fruits, les chênes séculaires répandent l’ombre ; sur les versans paissent les troupeaux. La plus haute de ces collines se couronne des ruines d’un temple, derrière lequel Horace, couché dans l’herbe, le coude appuyé sur un chapiteau, écrit cette charmante épître à Fuscus Aristius sur les félicités champêtres : « Je t’écris ceci près du temple ruiné de Vacuna, fâché que tu ne sois pas auprès de moi, et content de tout le reste. » À la maison de maître se reliaient cinq fermes exploitées par de bons tenanciers et qui donnaient au poète un revenu fort honorable. Là, dans ce petit Ferney, vivait Horace, moins fastueux, moins bruyant que Voltaire, à qui par maints côtés il ressemble tant[4], mais non moins tranquille et non moins libre. Meum Tibur ! Avez-vous jamais erré par la campagne de Rome à la recherche de ces paysages du passé ? Qu’en reste-t-il ? Rien, si vous vous attachez à des vestiges particuliers, tout, si votre regard sait animer les perspectives, sonder, peupler les horizons. La maison d’Horace a disparu, de ce qui fut jadis à Tivoli la villa de Mécène, vous n’en trouverez pas une pierre ; mais la nature est immortelle, et les dieux ne s’en vont pas. Les montagnes de la Sabine ont encore leurs teintes d’un bleu sombre, les monts Albins leur pourpre violacée, et parmi ces tombeaux, ces décombres, dont les lignes s’accusent en vigueur au déclin du jour, quelles figures plastiques, quelles formes ! Du fond de cet océan de solitude émergent des bas-reliefs vivans : paysannes superbes qu’on prendrait pour des canéphores coiffées de marbre avec leur mouchoir blanc carrément fixé sur leur tête, petits mendians noirs de soleil et de poussière, vrais bronzes du musée de Naples. Voulez-vous voir le dieu Pan, regardez ce pâtre enfoncé jusqu’au ventre dans les hautes herbes et qui, sa peau de chèvre sur le dos, les yeux brillans, la lèvre sarcastique, tourne vers vous sa face à barbe de bouc. Et ce robuste compagnon qui garde ses buffles à cheval et ne fait qu’un avec sa monture, tenez, suivez son mouvement, il se penche en avant comme pour fouiller l’horizon, sa tête alors couvre entièrement celle de l’animal, vous avez le centaure.

La ville importunait Horace, il détestait également et les bassesses dont les quémandeurs l’entouraient, et les flatteries que les grands personnages attendaient de lui. Il ne voulait qu’on le vit le matin faire antichambre chez Auguste ou chez Mécène. Bien avant de connaître Mécène, n’avait-il pas célébré le bonheur de celui qui, exempt des tortures de l’ambition, s’arrange de manière à me vivre que pour soi ? « Je parcours seul la ville et vais comme il me plaît, où il me plaît ; je m’informe de ce que coûtent les légumes, le miel ; le soir, je flâne par le cirque, le marché, j’écoute les devins, puis je rentre retrouver mon plat de pois chiches ou de lentilles ; ensuite je gagne mon lit sans me dire que j’aurai à me lever le lendemain pour aller servir aux autres de caution ; jusqu’à dix heures, je reste au lit, puis me lève après avoir lu ou écrit quelque chose soit pour mon agrément, soit pour m’instruire, et je vais à la promenade, à moins que je ne me frotte d’huile et ne fasse de la gymnastique jusqu’à ce que la chaleur et la fatigue me forcent à m’interrompre ; alors je laisse le champ et la paume pour le bain. » Il a beau dire à son Mécène qu’il ne le quitte que pour quelques jours ; une fois parti, la campagne d’abord, puis les eaux, on ne le revoit plus. Ses yeux étaient son grand chagrin ; à vingt-huit ans, lui-même se traite de chassieux. À ce mal se joignait une affection nerveuse qui rendit nécessaire l’emploi des bains sulfureux, et, le voyage à Baïa n’ayant point réussi, Antonius Musa prescrivit la cure d’eau froide. Cette irritabilité nerveuse le frappait par momens d’une sorte d’incapacité, d’ennuis sombres, et lui faisait préférer sa retraite à la fiévreuse activité de Rome et de la cour. Auguste, nous le savons, se posait volontiers en amateur des arts. Si ce n’était là un goût bien prononcé, c’était du moins une attitude. Sa politique étant de pousser la société romaine vers les distractions et les plaisirs de l’intelligence, il lui convenait de patronner publiquement les poètes et les artistes. Le général Lafayette raconte dans ses Mémoires une conversation où Napoléon, s’étant mis sur le chapitre d’Auguste, partit de bel enthousiasme jusqu’à le déclarer « le modèle d’un véritable grand homme, » élan d’ailleurs fort naturel et qui s’explique par les affinités mêmes des deux caractères. Chez l’un comme chez l’autre de ces despotes, l’aventurier était doublé d’un comédien, d’un virtuose passé maître dans l’art d’exploiter l’abaissement des hommes au profit de son ambition et de ses convoitises de pouvoir absolu ; mais le plus fort des deux fut Auguste, parce qu’il savait se contenir, se modérer.


Je suis maître de moi comme de l’univers.


Corneille a dit le mot. Cet avantage, Napoléon ne l’eut jamais. Il sortait de son rôle ou s’y laissait prendre au lieu de se tenir en dehors, au dessus, comme le fondateur de la monarchie romaine, dont le personnage ne se dément pas, et qui s’en va de ce monde en exhalant à ses amis avec son dernier souffle ce mot caractéristique de l’acteur parfait et satisfait : plaudite, cives.

Flatteur habile et mesuré, Horace, tout en se tenant à distance, eut bientôt gagné la faveur du maître. « Sais-tu, lui écrivait Auguste, que je t’en veux de ne m’adresser aucune de tes épîtres. Crains-tu donc que la postérité te reproche d’avoir été mon ami ? » À quoi le poète répondait par la fameuse épître sur la poésie grecque et romaine, mais sans abandonner sa chère solitude, ni consentir à se rapprocher davantage de l’empereur, qui le voulait absolument pour secrétaire. L’idée, régnait alors dans le monde romain que la monarchie était désormais la seule forme de gouvernement qui fût capable de sauver l’empire et la société. La république, ses discordes et ses guerres civiles avaient tellement fatigué les hommes, qu’Auguste, apportant le calme et la paix, leur apparaissait comme un dieu. Horace accepta de plein gré ce nouveau régime. L’ancien tribun des soldats à l’armée de Brutus tourna bride à ses opinions, de même qu’à Philippes il avait déserté le champ de bataille. Cela s’appelle obéir à l’impulsion, céder au courant des idées. Et puis comment voulez-vous qu’on déteste un tyran qui ne touche à vos biens que pour les augmenter, vous laisse aller et venir à votre guise, adore votre esprit et n’a pour votre personne que des égards et des prévenances ? Tout ce qu’on lui demande à cet heureux, c’est d’accorder sa lyre à certaines grandes occasions et de chanter le divin Auguste sur le mode triomphal. Nous avons vu l’ode sur Actium, d’autres fois il s’agira de célébrer le retour des jeux séculaires, la restauration des temples après une inondation du Tibre, ou de comparer au lion et à l’aigle de Jupiter Tibère et Drusus, fils adoptifs de l’empereur. À vrai dire, ces sortes de flatteries étaient alors la chose la plus simple. Virgile non plus ne s’y ménage pas. Il suffit qu’un Asinius Pollion devienne père pour que l’enfant soit aussitôt déclaré fils des dieux et doive ramener sur la terre l’âge d’or, saturnia regna, — ni plus ni moins. Pourquoi donc Horace se gênerait-il, et qui l’empêchera de se demander quelle divinité est venue, sous la forme humaine d’Auguste, venger le meurtre de César et donner la paix au monde ? Ces dithyrambes n’étonnaient personne ; l’hyperbole était dans l’air, Horace l’exploita et, comme on dirait familièrement aujourd’hui, s’en fit de bonnes rentes pour vivre et se tenir en joie à la campagne. L’ami de Mécène ne fut cependant point à titre égal l’ami d’Auguste, et laissa toujours entre lui et le souverain une ligne respectueuse de démarcation qu’il ne franchissait pas. Sa devise a traversé les âges : il suit discrètement « la voie du milieu. » Le calme dans le plaisir, le plaisir dans le calme, il ne connaît d’autre sagesse, et cette philosophie est de nos jours encore celle de tous ses dévots. À trente-cinq ans, il prenait du ventre et ne mourut qu’après avoir vu disparaître tous les poètes de la période : Quintilius Varus, Properce, Tibulle et Virgile.


III

L’âme de la poésie virgilienne, c’est l’idée de Rome, Rome puissance universelle, invincible, impérissable ; jamais son vers ne porte plus haut que lorsqu’il a ce sentiment à rendre :


Tu regere imperio populos, Romane, memento !


De même chez Horace la voix du passé parle encore, quoique moins spontanée, moins abondante et généreuse. Sous l’ironie et le scepticisme palpite l’émotion, l’idée de Rome a survécu, elle rayonne, éclate dans le Carmen seculare :


Alme sol, possis nihil urbe Roma
        Visere majus !


Les poètes qui suivront ne sont plus que de leur temps. Héroïsme, grandeur, ils oublient tout, ne chantent que leurs plaisirs et leurs débauches. Cette grande Rome, inhumaine, égoïste, ne pouvait que se démoraliser au contact de la culture hellénique. La Grèce asservie énerva Rome, et par ses arts, ses enchantemens, amena l’ère des césars. L’esclave avait des philtres, des voluptés, des magies, pour vaincre à son tour et changer en bêtes ses tyrans. Les extravagances ne se comptent plus, les jours, comme les nuits, ne forment qu’une suite de folies, d’horreurs : Cuncta undique atrocia aut pudenda confluunt. Le scandale est mis au concours, la monstruosité fait prime, c’est la frénésie de l’impossible. On ne s’habille que de soie, et la soie se vend littéralement au poids de l’or, on se baigne dans les essences les plus rares, on emploie aux plus vils usages les vases murrhins. Tantôt c’est une fantaisie qui passe par la tête de l’empereur de voir rassemblées sur un seul point dix mille belettes ; le lendemain, c’est 10,000 chats qu’il lui faut pour se distraire un quart d’heure. Et ces coqs vivans auxquels on arrache la crête, ces grives et ces paons dont on fouille la cervelle, ces perroquets et ces faisans qu’on décapite, histoire de rire ! À ces carnages d’animaux, à ces féroces lâchetés, se mêle un souci particulier d’avilir l’espèce humaine.

On invite ses parasites, on les affame, pour offrir ensuite à leur voracité des victuailles de cire et d’albâtre, ou bien, après les avoir gorgés de boisson et de viande on les fait transporter dans une salle close où, quelques heures plus tard, ils se réveillent au milieu d’une terrifiante compagnie d’ours, de tigres, de lions et de serpens à sonnettes. L’absurde, le bouffon le dispute au tragique, et la même journée qui se terminera par une illumination d’hommes brûlés vifs voit des agriculteurs fantaisistes arroser de vins exquis leurs arbres fruitiers et promener dans les pâturages des troupeaux de moutons et d’agneaux teints de pourpre. Un savant allemand, M. Martin Hertz, a écrit un livre sur cette espèce de pompadourisme antique[5]. J’y renvoie ceux de mes lecteurs qui seraient tentés de me reprocher mon goût du pittoresque et mes curiosités, je les renvoie surtout à la Messaline de M. Johannes Scherr. Toutes les décadences se ressemblent : le XVIIIe siècle, comme libertinage, n’a rien inventé, et quand le cardinal de Bernis et son digne compagnon Casanova mettaient leur gloire à suborner des religieuses, ils imitaient ces grands seigneurs de Rome qui ne recherchaient plus que des vestales, non par amour, ne profanons pas ce mot, mais par désœuvrement et pour flétrir, souiller quelque chose d’humain qui pouvait encore être resté pur. Flétries, perdues de vices, toutes l’étaient ; pas une de ces belles et superbes créatures qu’une immonde lèpre au dedans ne rongeât. Aux femmes d’autrefois, aux Virginie, aux Volumnie, aux Cornélie, aux Portia, comparez une Julie, une Livie, une Agrippine. La puissance, le luxe, les avaient affolées ; ce qu’elles voyaient au théâtre, ce que leur montraient la sculpture, la peinture, entraînait leurs imaginations, les poussait au délire des sens. « La vierge ploie ses membres aux danses ioniques ; dressée à l’impudeur dès sa tendre enfance et nubile à peine, elle rêve aux amours les plus éhontés ; bientôt, au repas, pendant que le mari vide sa coupe, elle guette de jeunes adultères, et sans même choisir celui à qui, les lumières éteintes et à l’écart, elle prodiguera furtivement les faveurs défendues. »

Ainsi parle Horace[6]. Et se récriant aussitôt, la rougeur au front, il poursuit : « Elle n’était pas née de tels parens, la jeunesse qui souilla la mer du sang punique, qui défit Pyrrhus et le grand Antiochus et le terrible Annibal. C’était la mâle race de soldats rustiques instruite à retourner la glèbe avec des houes sabines et sous la discipline d’une mère sévère ;… mais que n’altère pas le temps destructeur ? nos pères étaient pires que leurs aïeux, nous sommes plus mauvais que nos pères, et notre postérité vaudra moins encore ! »

Jouir discrètement, se tenir loin de l’embarras, de l’excitation des affaires, tel est, selon Horace, le terme suprême de notre existence. Sa théorie ne brille ni par la profondeur ni par l’élévation. Dans les choses de la vie comme dans l’art, c’est une abeille effleurant toutes fleurs et composant son miel de leur suc. Repos, loisirs, ébattemens, joyeusetés faciles, il n’y a que cela qui compte ; pourquoi changer de climats, qui de nous réussit à se fuir soi-même ? Célébrer les agrémens de la vie champêtre est un plaisir dont il ne se lasse point ; il chante les vieux arbres, la fontaine transparente, splendidior vitro, puis retourne aux plaisirs de la table, aux doux festins, à ces bons entretiens qui se prolongent bien avant dans une belle nuit d’été, quand la lune argenté les verts gazons où des nymphes court-vêtues que sa muse se complaît à décrire, les Phyllis, les Lydie, les Néère, dansent aux accords de la lyre les ballets de Vénus et des Grâces. Une grande fortune nous rend chagrins ; celui-là dort tranquille, exempt de crainte et de cupidité, qui voit l’humble salière paternelle briller sur la table étroite, et, parlant à Iccius, il s’écrie : « Dès que tu te trouves content, tous les trésors des rois n’ajouteraient rien à ton bien-être. » Horace ne dédaigne ni le vin ni l’amour ; il ne lui déplaît point de passer pour un gai compagnon qui s’entend à vider son verre comme à chiffonner les jolis minois. Au début de l’ode sur Actium, il dira même en viveur consommé, en suppôt de Bacchus : Nunc est bibendum ! Mais ce n’est là que fanatisme de commande ; sa beuverie n’a point de ces débordemens orgiaques, et le disciple d’Épicure, quand il obéit à sa nature, n’offense jamais les bienséances. Jouir de la vie, en jouir à fond ou la mépriser absolument, jusque vers la fin du second siècle de notre ère, c’est-à-dire jusqu’à l’avènement des idées chrétiennes et de la philosophie néoplatonicienne, il n’y eut guère d’autre manière de penser parmi les gens cultivés de la société romaine. Comment cela n’eût-il pas été dans un état social où tout dépendait du bon plaisir de l’empereur, et qui n’avait plus ni goût au travail, ni foi en un dieu, en un idéal quelconque ? Horace ne se sentait point né pour les âpres vertus du stoïcisme ; chez lui, l’individu comptait pour beaucoup, et sa principale étude fut d’en développer sur tous les points, d’en parfaire et d’en caresser l’harmonie. Sa reconnaissance, ses sympathies de cœur avaient beau l’attacher à Mécène, il n’en quittait pas davantage son coin de terre à la campagne pour venir, dans la Rome impériale, vivre à côté de son ami. Le commerce des grands le fatiguait, toutes relations suivies, même avec ses plus intimes, lui devenaient une incommodité. Son caractère susceptible, irritable, se prêtait difficilement aux exigences du monde ; il voulait bien écrire à ses amis, soit en vers, soit en prose, à la condition qu’ils le laisseraient vivre seul à sa guise. « Chacun pour soi et Jupiter pour tous ! » Les efforts de l’homme, son travail, le font sourire ; l’histoire à ses yeux est un chaos, bien fou qui cherche à l’éclaircir, des deux côtés sont la fourbe, le crime, l’envie et la haine.


Iliacos intra muros peccatur et extra.


Pour la république ou la monarchie, il ne s’échauffe non plus guère ; il chante aujourd’hui la mort glorieuse de Caton et demain les splendeurs d’Auguste. S’il préconise les vieux temps de Rome, les vieilles mœurs, s’il oppose à la simplicité, à la pauvreté d’un Cincinnatus, d’un Régulus, le luxe et la mollesse de leurs successeurs, il s’exhale toujours de son vers je ne sais quel indescriptible souffle d’ironie et de persiflage. Ce bon vieux temps, avec tout son héroïsme, a quelque chose qui l’épouvante ; il veut bien admirer cette grandeur, pourvu qu’on le dispense de l’imiter.

En dehors des petites misères auxquelles nul ici-bas ne parvient à se soustraire complètement, j’estime qu’Horace fut un homme heureux, un poète content de son sort et jouissant de sa gloire in petto. Aucun souci politique, point de procès ; en matière de religion, d’histoire, la plus parfaite indifférence ; Horace n’a rien d’un tragique ni d’un épique. Tel que l’admiration des beaux esprits le recommande, il traversera les siècles toujours relu, toujours cité, dégusté, savouré, mais n’aura jamais sa place parmi les grands, l’imagination lui manque. Horace n’invente ni ne crée, ses fables et sa forme sont d’emprunt, son vers, comme celui de Voltaire, côtoie la prose. Le spirituel, le délicat, l’art exquis d’assembler des rhythmes, lui tiennent lieu d’enthousiasme et de passion. Qui que nous soyons en ce monde, notre poésie est toujours plus ou moins faite à notre image, et le philosophe de l’aurea mediocritas ne saurait s’appeler Pindare ou Archiloque. Horace ne touche ni au sublime, ni à l’épouvante, ses plus terribles strophes ne vous effraient point ; les vers contre Melvius, contre l’empoisonneuse Canidie et la vieille femme amoureuse, sont au nombre de ses plus faibles pièces. Juvénal flagellant un Séjan, une Messaline, a bien d’autres colères, et les traits d’un Lucien ou d’un Voltaire sont enfiellés d’un poison plus acre et plus subtil. La satire d’Horace est une personne qui sait vivre, César peut l’inviter à sa table ; celle-là ne cache aucun poignard sous sa robe, ce qui ne l’empêchera pas de saisir tel ou tel au passage et de vous le draper d’importance. Je mets les odes sur la même ligne ; c’est de l’enthousiasme modéré. « Qui prétend imiter Pindare s’élance au-devant du sort d’Icare, il s’élève sur des ailes de cire, œuvre de Dédale, pour choir ensuite dans la mer. » L’allusion semble à sa propre adresse ; qu’il ait à célébrer les victoires d’Auguste, à glorifier Rome, l’essor lyrique fait défaut, le génie cède la place au talent habile à prodiguer les élégances, à substituer à l’émotion absente mille trésors de style et de réminiscences mythologiques. Voyez, dans l’ode contre Antoine et Cléopâtre, de quel manteau d’allégorie s’enveloppe sa colère. Tantôt Paris s’enfuyant avec Hélène aperçoit tout à coup Nérée qui, surgissant du milieu des flots, lui prédit la ruine d’Ilion, dont cet enlèvement criminel sera la cause, tantôt Junon, en plein Olympe, prend la parole pour célébrer le triomphe du peuple romain. On conçoit ce que ces sortes d’allégories devaient avoir d’électrisant pour les contemporains, et combien de beautés locales renfermaient ces odes, qui depuis se sont exhalées. Passer ainsi à tout instant du palais des dieux dans la maison d’Auguste n’était point jeu facile, il y fallait une grande dextérité. Là-dessus Horace est sans reproche, l’artiste est tel chez lui qu’au besoin il va vous faire du Pindare ou quelque chose qui sera du Pindare pour le vulgaire, mais où les yeux des clairvoyans surprendront la marque der fabrique ; je veux parler de ce trait humoristique dont Horace souligne ses plus fiers dithyrambes. Ainsi par exemple, lorsqu’il s’écrie : « J’ai construit un monument plus durable que l’airain, » et finit par enjoindre à la muse de couronner son front du laurier de Delphes, ces beaux vers nous paraissent d’abord n’exprimer que le juste sentiment que le poète a de lui-même ; mais prenez ensuite l’ode XXII du livre II, écoutez-le parler de sa métamorphose en oiseau, — aigle ou cygne, — et vous saisirez la fine pointe d’ironie. Il met dehors la vanité, et tout en même temps la plaisante avec une simplicité charmante et qu’il est impossible de ne pas admirer dans les vers de la XXe épître, adressée à son livre :


Odisti claves, et grata sigilla pudico ;
Paucis ostendi gemis, et communia laudas,
Non ita nutritus.


Ces épîtres, quelques-unes des satires, sont des morceaux de genre merveilleusement réussis ; il sait animer, dramatiser les moindres événemens, une invitation qu’il n’a pas acceptée, une lettre à laquelle il a négligé de répondre ; son dialogue avec Lydie, cette scène de deux amans qui ne se querellent que pour se réconcilier est un petit cadre divin, cela se respire comme une rose fraîche épanouie, et dans ses chansons à boire et ses chansons d’amour, dans ses lieds, quelles mélodies, quelles strophes ! Horace s’est calomnié, et ne fut jamais ce pourceau d’Épicure entrevu par les moines du moyen âge sur la foi du poète lui-même. On connaît la légende tracée en manière d’épilogue par un saint homme de bénédictin au dernier feuillet d’un manuscrit : « Ici se termine l’œuvre du divin Flaccus, le plus fameux ivrogne et débauché qui jamais ait existé. » Un Trimalcion, un coureur de filles, un sac-à-vin, lui, ce dilettante épuré, sans cesse occupé à tenir en juste équilibre les désirs, les appétits sensuels et les aspirations de l’intelligence !

On aime à se représenter la vie d’Horace comme un harmonieux composé de bien-être physique et moral. Il eut ses poétiques heures, ses jours charmans, pleins de soleil et pleins d’azur, où l’amour et l’amitié lui firent fête. Celui qui fut l’ami de Mécène, de Virgile et de Tibulle, qui posséda cette intelligence raffinée, ce sentiment délicat et profond des beautés de la nature, et qui toujours demeura fidèle à son goût pour la solitude, celui-là n’était point un homme ordinaire, et, s’il lui arriva de pécher, on peut lui pardonner ses erreurs. Il y a deux poètes chez Horace, l’un qui du front cherche à toucher les astres, l’autre qui modestement se meut sur le terrain de la réalité. Des deux, choisissez le second. Il nous présente ses amis, nous initie à ses occupations, nous entretient de ses joies, de ses peines ; la rencontre avec son fâcheux sur la voie sacrée, son voyage de Rome à Brindes, sont de la comédie et du roman modernes. « Déjà la nuit se préparait à couvrir la terre de ses ombres et à semer les étoiles dans le ciel ; dans le forum d’Appius, esclaves et bateliers s’interpellent. — Aborde ici, ohé ! tu en as embarqué trois cents, c’est bien assez ! — Pendant qu’on fait payer et qu’on attelle la mule, une heure entière se passe. Les vilains moucherons et les grenouilles de marais nous empêchent de dormir ; batelier et passager, ivres de mauvais vin, chantent à l’envi leur maîtresse absente. Enfin le passager fatigué commence à s’endormir, et l’autre, attachant à une pierre les traits de la mule, qu’il laisse paître, se couche sur le dos et ronfle. Le jour se levait déjà quand nous sentons que la barque n’avance pas ; un de nous dont la tête s’échauffe saute à terre, et d’une gaule de saule cingle la tête et les reins de la mule et du batelier. Nous ne débarquons qu’à la quatrième heure, et nous baignons nos visages et nos mains dans ton onde, ô Feronia ! »

En lisant cette scène, on pense à Cervantes ou à Molière ; on songe aussi à Téniers, dont le pinceau ne la reproduirait pas plus vivante. Horace, dans la peinture de ces petits tableaux réels, a toujours le mot qui porte ; ce qu’il dit n’est point seulement bien dit, c’est trouvé. Styliste incomparable, il écrit sa pensée au burin, et l’expression fixée devient proverbe et sera transmise d’âge en âge sans que le pur et solide métal s’en altère. Cueillir les roses du printemps, ne point redouter la mort, et, dans le rapide espace de la vie, savoir modérer ses espérances : douce philosophie, humaine et pratique sagesse dont il semble que les colombes de Vénus et les rossignols des bosquets de Colone lui mettent l’expression sur les lèvres ! « Entre l’espoir et le souci, la crainte et la colère, considère chacun de tes jours comme s’il était le dernier, l’heure qui viendra par surcroît, inespérée, sera la bienvenue. »


Grata superveniet quæ non sperabitur Hora.


Ainsi lu, relu, médité, commenté, appris par cœur, Horace est un maître sans égal, un poète que nous, barbares, nous comprenons comme le comprit, l’apprécia l’antiquité. Et cette admiration ne saurait périr tant que survivra en ce monde un groupe d’hommes intelligens et polis, de femmes cultivées, voulant jouir honnêtement de l’existence et, — loin de la politique et des questions irritantes du moment, — n’envisager les choses qu’au seul point de vue des lettres et de l’art.

Henri Blaze de Bury.
  1. C’est ainsi qu’il écrivait de Dresde, en parlant des pompes musicales de l’église catholique : « Jamais je ne me suis senti si profondément ému au plus intime de mon être ; notre culte, à nous autres, n’est rien, il ne s’adresse qu’à la froide raison, tandis que le catholicisme enflamme tous les sens. Au pied de l’autel, dévotement agenouillé, priait un brave homme et avec quelle ferveur ! le doute ne l’assiégeait pas ; il croyait. Un indicible besoin me possédait de m’humilier à son côté et de fondre en larmes. Hélas ! mon Dieu, un grain d’oubli, un seul, et je me serais fait catholique avec joie ! »
  2. Rapprochez de cette traduction l’imitation que La Fontaine a donnée de l’ode à Pyrrha :


    Dans cet antre secret tout parfumé de roses,
    Philis, que faisiez-vous avec ce beau garçon ?
    Il vous parlait, il sentait bon,
    Ne s’est-il pas passé quelques petites choses ?

  3. Le nom de Shelley sonne ici bien d’accord ; qui jamais mieux que lui pratiqua l’odi profanum vulgus et arceo ? Tout penseur est un solitaire, un isolé parmi la foule, a phantom among men, disait-il, s’enfuyant vers les hautes cimes, les glaciers pleins de précipices, chercher la liberté, la délivrance !
  4. Penser au Voltaire des poésies légères.
  5. Renaissance und Rococo in der römischen Litteratur, Berlin.
  6. Ode aux Romains, VI, liv. III.