Hors du Siècle (Albert Giraud)

La bibliothèque libre.
Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 111-114).


Hors du Siècle


  
Oh ! que n’ai-je vécu, l’esprit fier, l’âme forte,
Sous la neigeuse hermine ou le fauve camail,
Dans ces siècles vermeils dont la lumière morte
Allume encore en moi des splendeurs de vitrail !

Car le poète alors, en croupe sur les races,
Leur enfonçait son rêve à grands coups d’éperon,
Et sa bouche, à travers le fracas des cuirasses,
Y sonnait son espoir comme dans un clairon.


La Muse était la sœur auguste de l’Épée ;
Les strophes ressemblaient à de clairs escaliers
Où montaient, dans un faste et des feux d’épopée,
Des vers casqués d’argent comme des chevaliers.

Les poètes nimbaient la mémoire des princes ;
Plus d’un leur doit la pompe où sa majesté dort ;
L’empereur ébloui leur donnait des provinces
Et faisait à leur col flamber la Toison d’or.

Puis entre des soldats, des prêtres en étole,
Dans les flots d’un cortège écarlate de rois,
Il les menait cueillir la palme au Capitole,
Salués des drapeaux, des aigles et des croix !

Et le peuple, gardant au fond de ses prunelles
Leurs masques léonins parmi les encensoirs,
Contemplait longuement leurs ombres solennelles
Passer et repasser dans la braise des soirs.

Puisque je n’ai pu vivre en ces siècles magiques,
Puisque mes chers soleils pour d’autres yeux ont lui,
Je m’exile à jamais dans ces vers nostalgiques,
Et mon cœur n’attend rien des hommes d’aujourd’hui


La multitude abjecte est par moi détestée,
Pas un cri de ce temps ne franchira mon seuil ;
Et, pour m’ensevelir loin de la foule athée,
Je saurai me construire un monument d’orgueil.

Je travaillerai seul, en un silence austère,
Nourrissant mon esprit des vieilles vérités,
Et je m’endormirai, bouche pleine de terre,
Dans la pourpre des jours que j’ai ressuscités.

Et maintenant criez ! Faites vos choses viles !
D’autres hommes viendront : Ceci sera changé.
Vous aurez contre vous jusqu’au pavé des villes !
D’autres hommes viendront, et l’Art sera vengé !

Votre cité stupide aura ses funérailles :
Vous entendrez la voix lugubre des tocsins,
Les bombes éclater par dessus vos murailles,
Et votre dernier soir pleurer dans les buccins !

Vous entendrez encor la fanfare des sacres
S’envoler au devant d’un prince tout puissant ;
Vous reverrez encor le soleil des massacres
Rougir ses lèvres d’or dans les mares de sang !

 

Vous reverrez encor les joyaux séculaires
S’injecter de carnage au milieu des soudards,
Et passer en claquant sur les fronts populaires
L’essor vertigineux et fou des étendards !

Et ces rumeurs d’un jour, ces flammes éphémères,
Ces sabres, ces rubis, ces gloires s’en iront
Inspirer sourdement, dans le ventre des mères,
La haine de ce siècle aux enfants qui naîtront !