Humour et humoristes/Allais

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H. Simonis Empis (p. 77-92).


ALPHONSE ALLAIS[1].


Pour M. H. Ferrari.

Messieurs,

S’il est une joie bien douce pour un savant arrivé à la fin de sa carrière, c’est assurément de pouvoir encore, avant de mourir, reculer les limites du domaine inconnu de la Science. Ne croyez pas cependant que je vous entretienne aujourd’hui d’une invention nouvelle, d’une de ces découvertes, depuis si longtemps désirées et dont, avant de disparaître, notre génération voudrait magnifiquement embellir l’avenir. Je vais au contraire vous emmener avec moi loin dans le passé, et vous faire connaître un homme, qui fut extraordinaire, bien que jusqu’à présent, je ne sais quel caprice du destin nous ait caché son existence et ses œuvres.

Des travaux exécutés pour les conduites d’eau dans le jardin qui couvre l’emplacement où se trouvaient, il y a trois cents ans, comme l’indiquent les anciens plans de Paris, les rues Edouard Detaille, de Courcelles, et l’avenue de Villiers, ont mis au jour, entre autres choses, une cassette de fer forgé. J’aime, vous le savez, à mes heures perdues, m’occuper d’archéologie : comme j’habite tout près de ce jardin, la cassette me fut apportée. Elle contenait des documents du plus haut intérêt : fragments de livres, photographies, le tout admirablement conservé. Grâce à eux, j’ai pu, durant les loisirs que me laisse mon laboratoire, reconstituer la vie de l’inventeur le plus prodigieux peut-être des siècles écoulés.

Je possède son portrait : la figure est maigre, pâle, fatiguée, triste ; le corps, un peu voûté, dépasse la moyenne ; un mélancolique sourire flotte sur les lèvres. On devine un noble esprit qui, tout en consacrant sa vie aux travaux les plus ardus, ressentait une douleur profonde, à la pensée que jamais il n’arriverait à pénétrer les ultimes secrets de la Science.

Ses livres nous révèlent son nom : il s’appelait Alphonse Allais. À en juger par quelques articles de critique, il fut d’abord un écrivain de talent, qui amusa longtemps ses contemporains. Il avait commencé par fréquenter en un cabaret littéraire, à l’enseigne d’un chat noir, et tenu par un gentilhomme, Rodolphe Salis, qui y réunissait les esprits les plus joyeux et les plus bizarres de cette fin de siècle. Là il passait ses soirées à jouer des airs de trombone, pleins de fantaisie, en contant d’invraisemblables histoires, et tous, bourgeois et artistes, se tenaient autour de lui, bouche béante, pour l’entendre.

Admirable logicien, il déduisait d’un phénomène très naturel, d’un sentiment très simple, des conséquences rigoureuses, bien que tout à fait imprévues. Il régissait en maître absolu le royaume de l’absurde avec les lois de la raison, et, semblable à Spinoza, tenait pour réels tous les possibles ; mais, plus habile que le sévère philosophe, il parvenait à faire partager sa croyance, et ceux qui le lisaient admettaient comme vrais tous ses récits, même ceux qui n’offraient pas la moindre vraisemblance.

Il acquit ainsi de la célébrité : un grand journal quotidien se l’attacha comme collaborateur et les écrits du temps témoignent amplement du succès de ses contes. Un académicien d’alors, complètement ignoré aujourd’hui, lui reconnaissait un entrain extraordinaire dans la raillerie à froid, poussée avec une flegmatique persistance jusqu’aux sommets les plus élevés de la bouffonnerie. Francisque Sarcey, le fameux critique dont on vient de publier en cinquante-six volumes les feuilletons dramatiques, faillit mourir de rire pour avoir entendu un de ses calembours. Jules Lemaître lui-même, ce sage doublé d’un homme d’action, dont la parole à une heure cruelle sauva la France en hâtant la chute de l’enseignement dit classique et en transformant tous les Français en colons casqués de liège et vêtus de flanelle, Jules Lemaître lui-même se plaisait à se reposer de sa providentielle mission par d’aimables causeries avec A. Allais.

A. Allais, pourtant, comprit au bout de quelques années la vanité du rire, et combien il sied peu à la dignité humaine de n’être, durant toute une vie, qu’un acrobate de belles-lettres, même prestigieux. Peut-être traversa-t-il alors une de ces crises, qui bouleversent soudain une âme en lui montrant un but plus haut à atteindre, une crise semblable à celle de saint Augustin et de Pascal dont l’histoire nous a conservé le souvenir : je ne sais, et mes recherches ne m’autorisent à rien affirmer. J’aimerais à le croire cependant. Il vivait à une époque troublée ; l’empire allemand, fier de ses victoires, menaçait toujours la République française, en même temps que la Grande-Bretagne, ambitieuse et perfide, songeait à s’emparer de ses possessions coloniales. Pourquoi n’aurait-il pas résolu, frappé de l’inutilité de ses cabrioles, de contribuer, dans la mesure de ses moyens, au relèvement de sa patrie, tout au moins au maintien de son intégrité et à l’agrandissement de sa gloire ?

Quoi qu’il en soit, A. Allais se tourna vers la mathématique et la physique, et consacra les longues années qui lui restaient encore à vivre aux applications qui se peuvent faire des sciences, dans les branches de l’activité humaine. Aidé d’un ami, le captain Cap, ancien marin, esprit fantasque, mais très intelligent, semble-t-il, d’après les quelques pages où il nous est parlé de lui, il se tient au courant de toutes les découvertes, il en fait lui-même, et s’efforce de leur trouver aussitôt une utilisation pratique. Rédacteur, comme je vous l’ai dit, d’un grand journal, il communique deux fois par semaine au public le résultat de ses efforts, accueillant avec faveur toutes les idées qu’on lui soumet, correspondant avec tous les jeunes savants. Il apporta dans ces travaux, en même temps qu’une ardeur de néophyte, ses merveilleuses qualités de logicien, et l’admirable fécondité d’un génie jamais fatigué. Cependant, étonnant effet de l’habitude, il ne put jamais s’empêcher de garder quelque peu la forme fantaisiste qu’il avait adoptée pour ses contes. Ne nous en plaignons pas : il s’adressait à des lecteurs que le style abstrait des pures spéculations eût effrayé et éloigné.

J’arrive maintenant, messieurs, aux extraordinaires inventions dont A. Allais est l’auteur. Soyons honnêtes, rendons à César ce qui appartient à César, rendons à A. Allais la paternité de découvertes attribuées à autrui.

J’aborderai en premier lieu les perfectionnements militaires que lui durent nos ancêtres. Vous savez qu’à la fin du dix-neuvième siècle, alors que les armées permanentes existaient, officiers et savants se préoccupaient vivement de trouver, pour armer leurs troupes, un fusil sans rival. Le fusil Gras, le fusil Lebel, le fusil Mauser avaient été inventés : ils étaient d’un calibre très petit, mais toutes les recherches tendaient vers un calibre encore plus petit, afin de donner à la balle une force de pénétration plus grande. A. Allais y parvint : le premier, il proposa un modèle de fusil dont le calibre était de un millimètre ; c’est-à-dire qu’il remplaça simplement la balle par une véritable aiguille. Dans le chas de cette aiguille, il enfilait un solide fil de trois kilomètres de long, de telle sorte que l’aiguille traversant quinze ou vingt hommes, ces quinze ou vingt hommes se trouvaient enfilés du même coup. Le dernier homme traversé, l’aiguille se plaçait d’elle-même en travers, et voilà en quelques secondes des bataillons, des régiments entiers ficelés et empaquetés. Je ne vous rappellerai pas que munis de cette arme les Anglais conquirent toute l’Afrique centrale ; mais, étrange oubli, personne ne connaissait encore le créateur de ce redoutable engin de destruction.

Quelques mois plus tard, A. Allais proposait de remplacer les pigeons par des poissons pour le transport des dépêches, et de constituer des régiments de culs-de-jatte. Au siècle dernier des essais furent tentés qui eurent d’excellents résultats. Les poissons accomplirent admirablement leur office de postier. Quant aux culs-de-jatte, installés sur de petits véhicules automobiles, aux roues garnies de pneus, et mus par un gaz tout spécial créé par un chimiste du nom d’Armand Silvestre, ils rendirent les plus grands services, jusqu’au jour où le désarmement universel fut décrété et exécuté.

Le problème de la navigation aérienne intéressait aussi vivement A. Allais. Je ne vous parlerai pas d’une nonuplette allégée par un ballon, due à l’esprit fertile du captain Cap. Je crains — comme A. Allais lui-même — que le captain Cap ne se trompât sur la valeur de cette machine, à moins qu’il n’abusât de l’ingénuité de ses concitoyens. Mais une idée de notre savant, dont il n’y a encore eu aucune application, me semble merveilleuse. Aujourd’hui chacun de nous peut, soutenu par deux ailes légères d’aluminium, que met en action un petit moteur à pétrole, s’élever dans les airs. Bien avant nous A. Allais avait obtenu cette lévitation, en supprimant tout appareil. Une nuit, en mer, un steamer anglais coupa en deux le vaisseau qui le portait. A. Allais nagea quelques heures, puis perdit toute force et se laissa couler. Mais voyez comme il savait conserver dans les moments les plus critiques toute sa lucidité de logicien. Du talon de sa botte, il détacha de la coque du brick un bout de fer : il l’émietta dans ses mains — car il était doué d’une force herculéenne — et l’avala. Il empoigna ensuite une des touries naufragées d’acide sulfurique, et en but quelques gorgées. Or, messieurs, une loi connue de tous, c’est que le fer, l’eau et un acide, mis en contact, dégagent de l’hydrogène. A. Allais n’eut qu’à fermer la bouche : au bout de quelques secondes, gonflé du précieux gaz, il regagnait la surface des flots. Il avait cependant mal calculé la poussée des gaz — on ne saurait le lui reprocher, car le fond de la mer ne constitue pas un parfait cabinet d’études. Il fut donc enlevé dans les airs, au lieu de surnager. Ravi de cet incident imprévu, il parcourut ainsi quelques kilomètres : puis, au petit jour, fatigué d’une promenade déjà longue, il entr’ouvrit légèrement un coin des lèvres : un peu d’hydrogène s’évada, et bientôt, par des exhalaisons continues, il retombait doucement à terre. Il avait conquis véritablement le royaume du ciel. Il ne réussit pas d’ailleurs à tirer profit de cette inespérée victoire scientifique. Le gouvernement, incrédule comme toujours, lui refusa son appui, bien que les rapports si tendus de notre pays avec l’Angleterre lui fissent un devoir de prendre en considération une découverte qui, utilisée dans les combats navals, eût permis de châtier à jamais l’insolence de cette jalouse nation.

Rien, messieurs, ne laissait cette intelligence d’élite indifférente. Tout le passionnait. Ne vous êtes vous jamais demandé comment disparut cette fameuse Tour Eiffel, de trois cents mètres, qu’en un moment de folie les Parisiens élevèrent au cœur de leur ville ? À A. Allais revient l’honneur de l’avoir enlevée du Champ de Mars. Sur sa proposition, elle fut renversée, et plantée dans un terrain vague de la banlieue où des fouilles sans doute en remettraient au jour quelques débris. Toujours d’après ses plans, elle fut enveloppée d’une couche d’imperméable céramique. On obtint ainsi un ensemble parfaitement étanche. Des robinets établis dans le bas la remplirent d’eau. Cette eau devint rapidement ferrugineuse ; la municipalité la distribua gratuitement aux Parisiens anémiés. Par là s’explique enfin ce phénomène jusqu’alors incompréhensible : la subite vigueur des habitants de Paris vers l’an 1925.

J’aimerais encore à vous exposer le tour de force surprenant qu’il exécuta en transformant une vallée de la Nouvelle-Galle du Sud en un billard gigantesque, ou l’ingénieux expédient par lequel il écartait des théâtres tout danger d’incendie, ou son génial projet de prévenir toute tempête, en répandant dans l’océan assez d’huile pour le recouvrir de la très mince couche oléagineuse qui suffit à rendre les flots inoffensifs. Le temps me presse, hélas, et je veux, avant de terminer, accomplir une œuvre de justice.

Il y a cinquante ans, messieurs, un homme acquit une gloire universelle en soumettant à l’Académie des Sciences un système d’éclairage par les vers luisants. L’industrie s’en empara aussitôt et paya à celui qui s’en disait l’auteur des sommes considérables pour jouir de l’exclusive propriété.

Je ne sais si, plus heureux que nous, cet homme, dont vous devinez le nom, connut les livres de A. Allais : je voudrais ne pas le croire. Cependant A. Allais développa longuement cette idée, et le mémoire présenté à l’Académie il y a un demi-siècle me paraît terriblement inspiré des écrits de l’illustre mort.

Je détiens en effet, messieurs, deux articles dans lesquels A. Allais expose, avec force détails, ce procédé si curieux d’éclairage. Lui aussi, frappé des clartés dégagées par les vers luisants, avait songé à développer de plus en plus le foyer lumineux chez ces intéressants animaux par une culture prolongée. Il possédait au bord de la mer, près du Havre, un immense champ d’expérience, où il élevait et dressait des sujets, et il obtenait des effets lumineux d’une intensité si remarquable qu’il éclairait de cette seule manière ses appartements et ses jardins, les jours de grande fête.

Que décider, messieurs ? Faut-il formellement accuser celui dont je tais le nom, de n’être qu’un plagiaire, un voleur ? Les preuves sont-elles suffisantes, et la même idée ne peut-elle germer dans deux cerveaux différents ? Je crois ne pas aller trop loin en affirmant que tout l’honneur de cette invention revient à ce grand méconnu ; pardonnez-moi mon émotion. Je ne peux m’empêcher de m’affliger, à la pensée qu’il mourut peut-être dans la misère plus profonde, alors qu’il venait de faire une découverte qui l’eût illustré et enrichi, si elle avait été appliquée, en même temps qu’elle eût apporté à ses contemporains les avantages économiques les plus précieux.

Voilà, Messieurs, ce que je tenais à vous dire. J’ai peut-être abusé de votre patience ; je ne m’en repens pas, puisqu’il m’a été possible de restituer à un homme, jusqu’alors inconnu, la place qu’il mérite parmi les princes de la Science. Ah ! messieurs, nous ne saurions trop nous préoccuper du passé. Le temps oublieux laisse dans l’ombre bien des trésors : à nous, soucieux de toutes nos gloires, de les retrouver ; car s’il nous paraît noble de rendre, grâce à la science, l’avenir plus souriant, il n’est pas moins beau de pénétrer dans la nuit du passé, et, semblable au mineur qui vole à la terre ses richesses, de lui arracher les secrets qu’il cache si jalousement. C’est réaliser une œuvre utile et juste, et je mourrai heureux, si j’ai pu jeter en vos cœurs le désir de nous libérer dignement de la dette de reconnaissance infinie que nous avons contractée envers A. Allais, sans le savoir.

  1. Mémoire lu à l’Académie internationale des Sciences, en 2203, par M. Adolf. Petherheim, professeur de sciences appliquées au collège d’Europe et membre de l’Institut.