Lyriques grecs/Callimaque/Sur les bains de Pallas

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Sur les bains de Pallas
Traduction par Gabriel de La Porte du Theil.
Lyriques grecs, Texte établi par Ernest FalconnetLefèvre, Charpentier (p. 486-490).

II. SUR LES BAINS DE PALLAS.


Ministres des bains de Pallas, sortez toutes, sortez ; j’entends hennir les cavales sacrées, et la déesse paraît. Accourez, blondes filles des Pélasges, accourez. Jamais l’auguste Pallas, avant d’essuyer les flancs poudreux de ses coursiers, n’est entrée dans le bain ; pas même au jour où, revenant de combattre les fils insolents de la Terre, elle rapporta ses armes souillées de leur sang ; mais son premier soin, en dételant les chevaux de son char, fut d’essuyer l’écume épaissie sur leur bouche mutine et de laver leur sueur dans les flots.

Venez, jeunes Achéennes, j’entends crier les essieux, venez ; mais n’apportez point d’odeurs ni d’essences. Ministres des bains de Pallas, Minerve ne veut point de parfums composés. Ne lui présentez donc point d’odeurs ni d’essences, ni de miroirs. La grace est toujours dans ses yeux ; et même sur l’Ida, lorsque Pâris y jugea les déesses, elle ne consulta ni le métal resplendissant que recèle le sein des montagnes, ni les eaux transparentes du Simoïs. Junon l’imita ; Cypris seule, les yeux fixés sur l’airain réfléchissant, changea et rechangea souvent sa coiffure ; mais Pallas, qui, telle que les Jumeaux divins au bord de l’Eurotas, venait de parcourir cent fois le stade, n’employa d’autre parfum que le simple jus de ses olives chéries, et, pareille à la rose du matin, ou plutôt aux grains éclatants de la grenade, une vive rougeur colora son visage. Jeunes filles, ne lui présentez donc que le jus de l’olive : c’est le parfum de Castor, ainsi que d’Hercule. Offrez-lui des peignes d’or pour démêler ses beaux cheveux, pour en séparer les tresses luisantes.

Sors de ton temple, ô Minerve ! des vierges, troupe chère à ton cœur, des vierges descendues du grand Acestor[1] s’empressent autour de toi. Ô Minerve ! on porte aussi devant toi le bouclier de Diomède ; ainsi le veut l’antique usage établi par Eumède, ce pontife chéri de toi, qui, pour se dérober aux transports d’un peuple furieux, s’enfuit jadis sur le mont Créius avec ton image, et l’y cacha sous des roches escarpées qu’on a depuis ce temps honorées de ton nom.

Sors de ton temple, ô Pallas ! déesse au casque doré, déesse qui renverses les murailles, qui te plais au fracas des armes et des chars.

Argiens, gardez-vous en ce jour de plonger vos urnes dans le fleuve ; c’est aux fontaines seules à vous désaltérer. Esclaves, ne puisez aujourd’hui qu’aux sources de Physadée ou dans les eaux d’Amymone[2]. Si, du haut de ces coteaux fertiles, Inachus roule son onde argentée sur un lit d’or et de fleurs, c’est pour les bains de Pallas que ce dieu la réserve. Mais crains, ô Pélasge ! crains de jeter un regard même involontaire sur ta reine. Malheur à celui qui portera la vue sur les appas secrets de notre déesse tutélaire ; jamais ses yeux ne reverront Argos.

Ô puissante Minerve ! sors de ton temple. Vous cependant, jeunes filles, écoutez un récit que bien d’autres poëtes ont déjà consacré.

Il fut jadis à Thèbes une nymphe, mère de Tirésias, que Minerve préférait à toutes ses compagnes et dont jamais elle ne se séparait. Lors même qu’au travers des champs béotiens la déesse guidait ses coursiers vers l’antique Thespie, vers Haliarte, ou vers ces bocages odorants que le Coronéen lui a consacrés sur les bords du Curalion, toujours on voyait Chariclo assise à ses côtés sur son char. Jamais danses ou concerts ordonnés par d’autres ne plaisaient à Minerve. Préférence inutile ! À des pleurs éternels la nymphe était réservée.

Un jour, sur le sommet de l’Hélicon, au bord fleuri de l’Hippocrène, la déesse et sa nymphe, détachant leur ceinture, entraient dans le bain. Le silence du midi régnait dans les bois. Tirésias seul, Tirésias à peine encore à l’âge où un léger duvet vient ombrager le menton, errait avec ses chiens dans cet asile redoutable. Par une soif brûlante amené vers la fontaine, l’infortuné jeune homme y vit, sans le chercher, un spectacle interdit aux mortels. Minerve en fut irritée ; toutefois, plaignant son destin : « Ô toi, lui dit-elle, qui désormais ne jouiras plus de la vue, fils d’Euérée, quel funeste démon t’a conduit en ces lieux ? »

Elle dit : soudain une nuit épaisse couvrit les yeux de l’enfant ; il resta sans voix ; la douleur enchaîna ses mouvements, et l’étonnement lui coupa la parole. « Terrible Pallas, s’écria Chariclo, qu’avez-vous fait à mon fils !… Déesses, voilà donc votre amitié !… Vous avez privé mon fils de la lumière… Enfant déplorable, tu as vu les appas de Minerve, mais tu ne verras plus le soleil… Mère infortunée !… Mont que j’abandonne à jamais, fatal Hélicon, que tu vends cher à mon fils ses plaisirs ! Pour quelques faons, quelques daims qu’il a percés de ses traits, il lui en coûte les yeux. »

Ainsi Chariclo, semblable à la plaintive Philomèle, déplorait le destin de son fils, qu’elle embrassait et baignait de ses larmes. Minerve eut pitié de sa compagne et lui dit : « Nymphe, désavouez un discours que vous dicte la colère. Ce n’est point moi qui viens d’aveugler votre fils. Quelle douceur aurait pour Minerve le supplice d’un enfant innocent ? N’en accusez que la loi de l’antique Saturne, qui met au plus haut prix la vue d’un immortel, quand on le voit sans que lui-même y consente. Nymphe, l’arrêt est irrévocable, et tel est le sort que le fuseau des Parques réservait à votre fils dès l’instant qu’il est né. C’est à lui de supporter son destin. Ah ! combien d’holocaustes la fille de Cadmus et son Aristée voudront-ils un jour offrir aux dieux pour obtenir que leur fils, le jeune Actéon, ne perde que la vue ! En vain aura-t-il été le compagnon de l’auguste Artémis ; en vain aura-t-il cent fois avec elle poursuivi les hôtes des bois : rien ne garantira ses jours lorsque ses regards auront, quoique involontairement, surpris la déesse dans son bain. Mais soudain ses propres chiens dévoreront leur ancien maître, et sa mère, parcourant les forêts n’y retrouvera que les os dispersés de son fils. Combien de fois alors appellera-t-elle heureuse et fortunée celle dont le fils sur ces montagnes n’aura laissé que les yeux ! Sèche donc tes pleurs, ô ma compagne ! puisqu’en ta faveur je réserve encore à ton fils un don consolateur. Je veux que les Thébains révèrent en lui le plus grand et le plus renommé des prophètes. Il saura distinguer dans le vol des oiseaux les augures prospères, indifférents et sinistres. C’est de lui que les Béotiens, que Cadmus et les fameux Labdacides recevront mille oracles. Je lui donnerai un sceptre[3] dont la vertu divine guidera ses pas. Je reculerai dans les siècles les bornes de sa vie, et seul après sa mort, honoré du terrible dieu des enfers, il conservera chez les ombres son esprit fatidique. »

Elle dit, et fit un signe de tête, infaillible garant de ses promesses ; car à Minerve, seule d’entre ses filles, Jupiter a communiqué les attributs qui distinguent son pouvoir. Ministres des bains de Pallas, ce n’est point aux flancs d’une mère que Pallas fut conçue, c’est dans la tête de Jupiter. Jamais un signe de la tête de Jupiter ne fut démenti ; jamais un signe de la tête de Minerve ne sera sans effet.

Minerve revient à son temple. Volez au devant d’elle, jeunes filles ; et si la patrie vous est chère, offrez à la déesse vos prières, vos vœux et vos chants.

Salut, ô déesse ! protége les remparts d’Inachus, soit que tes coursiers t’éloignent ou te rapprochent de son temple, et conserve à jamais l’héritage de Danaüs.


  1. Acestor est un personnage inconnu dans la fable comme dans l’histoire, mais qui sans doute avait joué un rôle considérable dans sa patrie, puisqu’il y avait dans Argos une tribu qui portait son nom.
  2. Physadée et Amymone étaient filles de Danaüs et avaient laissé leur nom à deux fontaines de l’Argolide.
  3. On sait que la fable avait donné à Tirésias un bâton mystérieux avec lequel il conduisait ses pas aussi sûrement que s’il avait été doué de la vue.