Politique coloniale de l’Angleterre (Forcade)

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POLITIQUE COLONIALE
DE L’ANGLETERRE.

IV.
CONQUÊTE DU SCINDE.
— GUERRE CONTRE L’ÉTAT DE GWALIOR.

I. — Correspondence relative to Scinde, 1838-1843.
II. — Supplementary Correspondence relative to Scinde, presented to Parliament, 1844.
III. — Conquest of Scinde. Edinburgh Review, april, 1844.

La plus grande préoccupation de la France est, cette année, une affaire coloniale, l’affaire de Taïti. C’est une question qui commence, disait M. le ministre des affaires étrangères au mois de février ; comme elle n’est point terminée encore, il n’est peut-être pas sans intérêt de chercher à éclairer les difficultés qu’elle a soulevées par des exemples choisis dans la politique même de l’Angleterre. Ces difficultés se réduisent à deux : l’Angleterre pouvait-elle opposer des objections fondées à l’acte accompli par l’amiral Dupetit-Thouars ? Les griefs allégués par l’amiral contre la reine Pomaré avaient-ils une valeur confirmée par des précédens ? — Il est évident, en effet, que notre gouvernement ne peut contester à M. Dupetit-Thouars l’utilité pour la France de la possession des îles de la Société ; le reproche porterait en plein sur l’établissement du protectorat et l’occupation de l’archipel des Marquises, ordonnés par le ministère lui-même ; il n’est pas moins évident que personne en France ne s’efforcerait de prouver que M. Dupetit-Thouars a violé à l’égard de la reine Pomaré les principes de la justice politique, si les Anglais n’avaient pas cette manière de voir sur la conduite de l’amiral. Toutes les pages de l’histoire coloniale de l’Angleterre nous fourniraient des argumens pour justifier M. Dupetit-Thouars devant un tribunal anglais ; mais il n’est pas nécessaire de recourir au passé : nous n’avons besoin que d’examiner les évènemens qui se sont accomplis dans l’Inde, l’année dernière et cette année, pour mettre les Anglais au défi d’alléguer contre la déposition de la reine Pomaré des raisons qui ne seraient pas la condamnation écrasante de la politique qu’ils poursuivent aujourd’hui dans leur empire asiatique. Ils viennent de nous montrer à Gwalior quels motifs leur suffisent pour imposer leur protectorat à un état indépendant, et de nous faire voir dans le Scinde comment ils s’y prennent pour changer le protectorat en une domination entière, dès que leurs intérêts les y invitent. Qu’auraient-ils à répondre, si on se contentait de leur dire que nous nous faisons honneur de prendre des leçons à leur école ? Apparemment le crime, de notre part, ne consisterait pas à pratiquer dans des affaires relativement médiocres les principes de conduite qu’ils ont, eux, la bonne fortune de pouvoir appliquer à des intérêts grandioses.

Lorsque, à la suite de la révolution ministérielle qui a ramené sir Robert Peel et ses amis au pouvoir, lord Ellenborough prit le gouvernement de l’Inde, les Anglais voyaient se terminer par un épouvantable désastre la trouée téméraire qu’ils avaient faite dans l’Afghanistan : les évènemens de Caboul montrèrent par une expérience cruelle les périls auxquels s’exposait l’Angleterre en voulant porter son influence armée si loin de sa base ; personne alors ne parut plus frappé de cet enseignement que le nouveau gouverneur de l’Inde ; il condamna hautement dans une proclamation la politique de son prédécesseur, lord Auckland. C’est à peine s’il voulut consentir à tirer au moins vengeance des massacres de Caboul, et ce fut presque malgré lui que les généraux Nott et Pollock relevèrent le prestige des armes anglaises, en allant dicter encore une fois des lois aux Afghans dans leur capitale, avant d’abandonner leur funeste pays. Cependant, lorsque la retraite fut accomplie, une grande question restait à résoudre : où fallait-il fixer de ce côté la frontière de l’Inde anglaise ? Rentrerait-on dans les anciennes limites ? Se contenterait-on de la division naturelle marquée par les déserts qui séparent le Scinde de l’Hindostan, les nations mahométanes des peuples qui adorent Brahma et Boudha, les races tournées vers la Mecque des races tournées vers le Gange ? Mais le Scinde, situé aux portes de l’Afghanistan, est maître des bouches de l’Indus, c’est-à-dire d’une des grandes voies qui mènent de la Haute-Asie et de l’Asie centrale vers l’Inde anglaise. Abandonnerait-on une des clés les plus importantes de l’empire britannique ? Après être allé livrer dans les montagnes des Afghans une bataille désespérée à l’influence occulte de la Russie, laisserait-on maintenant ouvert ce cours de l’Indus qui, au sortir du Caboul, peut conduire si facilement le premier conquérant venu dans la mer de Bombay ? Après l’évacuation de l’Afghanistan, les anciennes limites ne suffisaient plus à l’Angleterre ; elle ne pouvait se replier en-deçà de l’Indus : l’intérêt de sa sûreté l’obligeait à adosser aux rives du grand fleuve les avant-postes de sa puissance. Lord Ellenborough le vit tout de suite ; il comprit qu’il avait besoin d’annexer le Scinde aux vastes possessions britanniques. Mais le Scinde était un pays gouverné par des souverains indépendans, que l’Angleterre venait de s’attacher par un protectorat récent, et envers lesquels elle s’était liée elle-même par des traités solennels. On va voir avec quelle délicatesse de conscience lord Ellenborough a opté entre la justice et un intérêt démontré de l’Angleterre.

Le Scinde, enclavé entre l’Afghanistan et le Pundjab au nord, le Beloutchistan à l’ouest, la mer et les possessions de la présidence de Bombay au sud, a souvent subi la suzeraineté des conquérans mogols, persans et afghans ; mais, depuis cent ans, il possédait un gouvernement local qui avait survécu à ces empires éphémères. Une chaîne de collines peu élevées sépare la riche vallée de l’Indus des régions pierreuses et stériles qui, sous le nom de Beloutchistan, s’étendent du côté opposé jusque près du golfe Persique ; les tribus pastorales et belliqueuses qui parcourent cette contrée avaient fait depuis plusieurs siècles de nombreuses émigrations dans le Scinde, lorsque, il y a environ cent ans, les clans qu’elles y avaient établis devinrent assez puissans pour asseoir leur suprématie sur tout le pays. Ce fut la tribu des Caloras qui assura la domination des Beloutchis sur les anciens habitans du Scinde, les Juttes ; elle fut elle-même supplantée, il y a cinquante ans, par une autre tribu beloutchi, celle des Talpours, qui régnait au moment de la conquête anglaise. Le gouvernement des Talpours était une sorte d’oligarchie patriarcale et féodale. Les chefs ou émirs se partageaient le pouvoir et les revenus ; ils plaçaient ordinairement à leur tête, sous le nom de reïs, le plus âgé d’entre eux, auquel ils accordaient une autorité supérieure pour juger leurs différends de famille et diriger leurs relations avec les étrangers. Des Beloutchis, dotés pour leur entretien d’assignations de terres, composaient la principale force militaire des émirs, autour desquels ils formaient des clans dévoués. Il y avait d’ailleurs deux grandes divisions territoriales : le Haut-Scinde, qui avoisine l’Afghanistan, et dont la capitale était Khyrpore ; le Bas-Scinde, dans lequel se trouvent les bouches de l’Indus, et dont Hyderabad était la principale ville. Ces deux divisions avaient chacune leur reïs ; mais la prépondérance de la cour d’Hyderabad était reconnue par les émirs de Khyrpore.

Jusqu’en 1836, la confédération des émirs n’avait eu avec les Anglais que les rapports d’une puissance complètement indépendante. Menacée à cette époque par le souverain du Pundjab, Runjet-Singh, elle noua avec le gouvernement de l’Inde des négociations qui furent conclues au mois d’avril 1838. Les émirs acceptaient la médiation des Anglais dans leurs différends avec Runjet-Singh, et ils permettaient la résidence d’un ministre britannique, accompagné d’une escorte convenable, à Hyderabad. Ce traité était signé depuis deux mois à peine, lorsque les Anglais l’annulèrent par les arrangemens qu’ils prirent avec le shah Soudja, dans l’intérêt de l’entreprise qu’ils méditaient sur l’Afghanistan. Ils firent revivre, au nom du chef imbécile qui servait de plastron à leur politique, de vieilles prétentions sur le Scinde, et, pour prix de leur médiation à l’égard du nouvel ennemi qu’ils créaient aux émirs, ils exigèrent des concessions nouvelles : ils leur demandèrent d’abord de racheter les prétendus droits de Soudja par une somme d’argent qui servit aux frais de l’expédition. La sûreté de l’armée qui allait marcher contre Caboul rendant nécessaire l’occupation militaire du Scinde, placé précisément entre l’Afghanistan et leur base d’opérations, les Anglais demandèrent encore aux émirs de leur permettre de former et d’occuper, tant que dureraient les hostilités, une chaîne de postes et de magasins depuis Kourachi, à l’embouchure de l’Indus, jusqu’au fameux passage du Bolan, sur la frontière de l’Afghanistan, de manière à relier par une grande ligne de communication militaire Bombay et la mer à la capitale des possessions qu’on allait conquérir pour le shah Soudja. Les émirs du Haut-Scinde se rendirent sans opposition à ces exigences : ceux du Bas-Scinde ne cédèrent que lorsque les armées de Bombay et du Bengale, traversant leur territoire, leur imposèrent dans un traité formel ces dures conditions.

Voici la nouvelle position que ce traité faisait au Scinde et aux émirs. La confédération des chefs était rompue : ils passaient sous le protectorat anglais ; aucun d’entre eux ne pouvait désormais négocier avec une puissance étrangère sans la participation de l’Angleterre. Les différends des émirs devaient être soumis à l’arbitrage du gouvernement de l’Inde. Le cours de l’Indus à travers le Bas-Scinde serait une route commerciale libre de tout péage de douane. Dans le Haut-Scinde, l’île et la forteresse de Bukkur étaient cédées aux Anglais, seulement pendant la durée de la guerre, et le cours de l’Indus n’était pas affranchi immédiatement des droits de douane. Cependant les émirs conservaient l’administration intérieure de leurs possessions ; ils avaient le droit de lever et d’employer à leur gré leurs revenus, de gouverner leurs sujets avec pleine souveraineté, d’entretenir autant de troupes qu’ils voudraient, et de « continuer à correspondre affectueusement avec leurs parens et leurs amis. » Quelque onéreux qu’ils dussent paraître à des chefs de tribus belliqueuses, habitués à se considérer comme complètement indépendans, les termes de ce traité furent cependant exactement observés par eux, au moment même où il semble que les désastres de Caboul leur offraient l’occasion et le moyen de secouer un importun vasselage.

L’attitude pacifique des émirs durant une crise si terrible a sans doute puissamment aidé le gouvernement britannique à tirer des Afghans la vengeance qui lui a paru nécessaire pour relever l’éclat des armes anglaises. Voici la reconnaissance qu’il leur en a témoignée.

Une seule chose pouvait justifier jusqu’à un certain point les procédés des Anglais à l’égard des émirs en 1839, c’était la grandeur des intérêts engagés dans l’entreprise de Caboul et la nécessité impérieuse d’assurer les communications de l’armée d’expédition avec Bombay. Les Anglais devaient déjà tenir compte aux émirs d’avoir compris cette nécessité et d’avoir respecté ces intérêts dans une circonstance où il leur eût été facile de leur porter des coups irréparables. Cependant à peine les armées victorieuses de Nott et de Pollock se furent-elles retirées du Caboul, que lord Ellenborough, sentant tout l’intérêt qu’il y a pour l’Angleterre à rester maîtresse de l’Indus, en annonce le dessein dans sa correspondance avec le résident de la compagnie à Hyderabad, tandis que, aux termes des traités, les Anglais devaient évacuer les postes que les émirs leur avaient cédés seulement pour les besoins de la guerre. Dans des lettres du 22 mai et du 4 juin 1842, le gouverneur-général manifeste l’intention de se procurer la cession perpétuelle des forteresses de Bukkur, de Sukkur et de Kourachi, avec les districts adjacens à ces places. Dès-lors, lord Ellenborough est exclusivement occupé à chercher dans la conduite des émirs des prétextes pour échapper aux conditions d’un traité qui avait été déjà, de la part de l’Angleterre, une première et énorme violence. Le résident anglais auprès des émirs, le major Outram, parle de quelques intrigues du premier ministre de l’émir Roustum, de Khyrpore, dans le Haut-Scinde ; ces intrigues ne lui paraissent mériter d’autre châtiment que le renvoi du ministre. Le gouverneur-général y voit une raison pour dépouiller l’émir d’une portion considérable de ses territoires. Bientôt le major Outram, qui doit à une longue résidence auprès des chefs du Scinde la connaissance de leurs mœurs et de leur caractère, et qui éprouve pour eux quelques sentimens de bienveillance et de justice, est rappelé, et la direction des affaires du Scinde est donnée au général sir Charles Napier, avec le commandement des forces militaires laissées dans le pays par l’armée de l’Afghanistan. L’esprit qui devra animer la conduite du général est indiqué dans une phrase des instructions qui lui sont remises par lord Ellenborough : « Il convient que vous soyez averti que si les émirs, ou l’un d’eux, agissent hostilement ou témoignent de desseins hostiles à l’égard de notre armée, c’est ma résolution arrêtée de ne jamais pardonner ce manque de fidélité et d’en tirer un châtiment qui puisse servir de leçon à tous les chefs de l’Inde. » Le major Outram et les membres de sa légation ne furent laissés dans leur résidence que le temps nécessaire pour rédiger une compilation de toutes les plaintes que les Anglais pouvaient avoir à former sur la conduite des émirs. Cette énumération curieuse parut démontrer suffisamment à sir Charles Napier les dispositions hostiles dont parlait le gouverneur-général. Il la soumit sur-le-champ à celui-ci, comme offrant, ce sont ses expressions, « un excellent prétexte pour employer la contrainte contre les émirs (a fair pretext to coerce the ameers). » Au reçu de cette compilation de griefs, qui porte dans les papiers relatifs au Scinde soumis au parlement le nom de return of complaints, lord Ellenborough, saisissant le bon prétexte au vol, répondit courrier par courrier à sir Charles Napier qu’il n’était arrêté encore que par un doute sur l’authenticité de certaines lettres interceptées qui auraient prouvé la trahison de deux émirs : si sir Charles Napier pouvait constater ce point de fait dans un sens favorable aux desseins anglais, le gouverneur-général se croyait autorisé à dicter à tous les membres de la famille des Talpours les conditions qu’il lui plairait. Ces conditions, lord Ellenborough les fit passer immédiatement au général sous forme de traités nouveaux et plus sévères qu’il devait imposer à tous les émirs, dans le cas où il croirait pouvoir déclarer coupables les deux d’entre eux auxquels les lettres de trahison étaient attribuées. Le général, voyant peser sur lui la responsabilité d’une décision aussi grave, hésita un instant. Il eut besoin d’être pressé de nouveau par lord Ellenborough. « Maintenant que vos forces sont rassemblées, lui écrivait celui-ci, je pense que vous ne devez plus mettre de délai à communiquer aux émirs la décision du gouvernement britannique au sujet de la révision de nos engagemens avec eux. » Sir Charles Napier ne différa plus en effet. Il fit traduire les traités révisés que lui avait envoyés le gouverneur-général, et au commencement de décembre 1842, de son quartier-général de Sukkur, il en envoya des copies à Khyrpore et à Hyderabad. Pendant ce temps, les chefs, émus des bruits qui leur annonçaient que de nouvelles exigences allaient peser sur eux, et alarmés des rassemblemens de troupes qui s’opéraient à Sukkur, commençaient à faire des préparatifs de défense ; ils envoyaient leurs familles dans le désert, approvisionnaient leurs forteresses, et appelaient autour de leurs drapeaux leurs feudataires beloutchis.

Disons tout de suite quelles étaient les conditions des traités revisés dont on offrait l’acceptation à ces malheureux émirs dans une alternative dont la dépossession complète était l’autre terme. Nous parlerons ensuite des griefs sur lesquels s’appuyait cette violence. Nous avons déjà dit que le traité de 1839 avait rompu la confédération des émirs ; il y avait été stipulé que l’Angleterre ne traiterait désormais qu’avec chaque émir individuellement, que chaque chef serait personnellement responsable de ses engagemens et de ses actes, que la famille des Talpours ne serait plus considérée comme formant une seule puissance, que toute solidarité politique serait donc brisée entre ses membres. Or, la première chose qui frappe dans les traités revisés, c’est la violation flagrante de cette stipulation expresse : les émirs sont enveloppés dans la même solidarité ; les innocens y paient les fautes de ceux que l’on déclare coupables, tout comme si le traité de 1839 n’avait pas détruit la responsabilité commune. D’après les traités revisés, la monnaie anglaise devait devenir la monnaie de cours du Scinde ; les Anglais pourraient couper du bois sur les bords de l’Indus pour le combustible nécessaire à leurs bateaux à vapeur, si les émirs ne leur en fournissaient pas les quantités requises ; les forteresses de Kourachi et Tatta dans le Scinde méridional, de Bukkur, Sukkur et Rori dans le Scinde du nord, chacune avec un arrondissement, étaient cédées à perpétuité aux Anglais. Pour comprendre la sévérité de ces conditions, il faut se souvenir qu’en Orient les cessions de territoire sont considérées comme des calamités beaucoup plus grandes que le paiement d’un tribut, que l’article relatif à la coupe des bois sur les bords de l’Indus atteignait les réserves de chasse de plusieurs émirs, lesquelles, comme ils le disaient eux-mêmes au négociateur du traité de 1839, sir Henry Pottinger, « leur étaient plus chères que leurs femmes et leurs enfans ; » il faut considérer enfin qu’enlever aux émirs le droit de battre monnaie, c’était ravir à cette famille de princes la dernière marque de leur souveraineté chérie. Et ces dures conditions, pour quel motif se croyait-on autorisé à les leur faire subir ? Parce qu’on leur reprochait d’avoir violé un traité antérieur qu’on leur avait imposé à la pointe de la baïonnette sans que l’on eût contre eux le moindre grief, et seulement pour les nécessités d’une politique qui ne les regardait en aucune manière, un traité d’ailleurs dont ils pouvaient reprocher avec bien plus de raison la violation à ce gouverneur-général qui, avant la fin de la guerre de l’Afghanistan, avait déjà résolu de ne pas se dessaisir des forteresses qu’on avait confiées à l’Angleterre sur la promesse formelle qu’elles seraient rendues après les hostilités.

Lors même que le premier traité conclu avec le Scinde n’eût pas eu d’autre cause et d’autre justification que l’expédition de Caboul ; lors même que lord Ellenborough, en censurant, dans la proclamation qui a inauguré son gouvernement, la politique de cette expédition, n’eût pas implicitement blâmé ce traité avec le Scinde qui n’en était que la conséquence ; lors même qu’il n’y aurait rien de choquant à voir un homme d’état se montrer si sévère pour des infractions sans résultat commises contre un traité dont il avait lui-même condamné l’unique cause comme une folie ; quand même, en un mot, la justice la plus stricte n’aurait pas commandé à lord Ellenborough quelque indulgence à l’égard des émirs du Scinde, voyons encore quels sont les griefs qui paraissent suffisans à un gouverneur anglais pour aggraver un protectorat ou le transformer au besoin en une prise de possession définitive.

Nous ne dépouillerons pas ici la longue et fastidieuse liste des griefs consignés dans le return of complaints : la plupart des plaintes des Anglais portent sur des infractions relatives à l’article du traité qui affranchissait de tout droit le commerce par l’Indus. Plusieurs de ces plaintes sont singulières : par exemple, on reproche à un émir de Khyrpore les mauvais traitemens qu’un de ses agens a fait subir au domestique d’un officier anglais, et, si l’on cherche les détails de ce fait, on apprend que ce domestique était un ancien serviteur de l’émir, accusé d’avoir soustrait 1,500 roupies, et que les mauvais traitemens ont consisté à « mettre de la boue sur sa porte. » Il est clair que ce n’est pas sur des faits de cette nature que lord Ellenborough établit la justification de sa conduite à l’égard des émirs. Les seuls griefs que le gouverneur-général lui-même donne pour sérieux sont les lettres qu’il accusait deux émirs d’avoir écrites à des chefs étrangers. « La justification du traité qui doit être imposé à l’émir Roustum de Khyrpore et à l’émir Noussir de Hyderabad repose, ce sont ses propres expressions, sur la supposition que les lettres que l’on dit avoir été adressées par l’émir Roustum au maharadjah Shere-Singh et par l’émir Noussir à Bibruk Bougti ont été réellement écrites par ces chefs. » Ces lettres, adressées l’une au souverain du Pundjab, l’autre à un chef des montagnes voisines du passage de Bolan, constituaient, suivant lord Ellenborough, une violation directe de l’article par lequel les Anglais, en s’arrogeant le protectorat du Scinde, avaient interdit aux émirs toute correspondance politique avec les puissances étrangères ; mais ces lettres n’ont abouti à aucun résultat : celle qu’on disait écrite par Roustum au maharadjah du Pundjab se rapportait à une négociation insignifiante ; celle qui aurait été envoyée par l’autre émir n’avait trait à aucun acte déterminé. D’ailleurs, les deux émirs accusés protestaient que ces lettres leur étaient faussement attribuées, que leurs sceaux avaient été contrefaits : ils en donnaient des raisons assez plausibles et offraient de le prouver, si on leur représentait ces lettres, ce que l’on s’est bien gardé de faire. Il faut ajouter que Roustum, l’émir le plus influent de la partie septentrionale du Scinde, et celui que les accusations compromettaient le plus, était un vieillard de plus de quatre-vingts ans. Rien n’a fléchi l’impitoyable lord Ellenborough. Après de tels actes, les Anglais osent-ils appeler injuste la sévérité de M. Dupetit-Thouars à l’égard de la reine Pomaré, qui écrit, elle, pour protester contre le protectorat français, non pas à un chef de bande, non pas au souverain illusoire d’un pays dévoré par l’anarchie comme le Pundjab, mais à la reine d’un puissant empire, à son amie Victoria ?

Ce fut le 6 décembre 1842 que les émirs connurent la teneur des nouveaux traités : ils avaient craint des conditions plus dures encore ; ils espérèrent obtenir, par une prompte soumission, quelque amendement aux plus rigoureuses, et ils commencèrent à licencier leurs troupes. Le malheureux émir Roustum résolut même d’aller trouver le général Napier, à Sukkur, pour se mettre entièrement à sa disposition. Le général, craignant de voir ses desseins dérangés par cet excès de confiance, lui conseilla de se rendre auprès d’Ali-Morad, frère même de Roustum, mais que les Anglais avaient détaché de la confédération, et auquel, pour en faire un docile instrument de leur politique, ils avaient promis la dignité de reïs du Scinde septentrional à la mort de Roustum, qui en était investi. Le vieux Roustum ne fut pas plus tôt entre les mains d’Ali-Morad, que celui-ci lui arracha par force l’abdication du turban, marque de la dignité de reïs. Le général Napier reconnut aussitôt cette qualité à Ali-Morad, et, lui attribuant même une domination absolue que les reïs n’avaient jamais exercée sur leurs collègues, il courut s’emparer en son nom des forteresses des autres émirs du Haut-Scinde.

Effrayés de ces violences, les émirs rappelèrent leurs Beloutchis ; Roustum s’échappa des mains d’Ali-Morad et s’enfuit dans le désert, d’où il alla rejoindre les autres chefs à Hyderabad. Le général Napier le poursuivit un instant : « Hier (je cite une lettre du général pour donner une idée, par ses propres expressions, de la cruauté de sa conduite à l’égard de l’émir), hier, écrivait-il le 7 janvier 1843, nous sommes arrivés si près de Roustum-Khan, qu’apprenant que le major Outram était avec moi, il lui a envoyé un message pour lui dire qu’il nous était parfaitement soumis. Le major Outram me demanda la permission d’aller vers lui. Nous étions convaincus tous deux qu’Ali-Morad l’avait effrayé ; il paraît qu’Ali-Morad a persuadé à ce vieillard que je veux l’emprisonner pour la vie. Les fatigues de sa fuite l’avaient entièrement épuisé. » Une longue résidence dans le Scinde, et les rapports de bienveillance qu’il avait toujours eus avec les émirs, avaient donné au major Outram la confiance de ces malheureux chefs. Le général Napier voulut se servir de son influence : il l’envoya à Hyderabad, où les émirs s’étaient rassemblés au milieu des Beloutchis. Un rayon d’espérance brilla sur les chefs lorsqu’ils virent, au mois de février 1843, arriver le major auprès d’eux ; mais leurs dernières illusions s’évanouirent bientôt : le major Outram ne leur apportait que cette alternative, l’acceptation pleine et entière du traité et la dispersion immédiate de leurs troupes, ou la guerre. Les émirs savaient bien qu’ils ne pouvaient opposer aux Anglais une résistance victorieuse ; ils dirent, tout en protestant contre les accusations dont ils étaient victimes, qu’ils étaient prêts à se résigner au traité ; mais quant à leurs soldats, ils n’en étaient plus maîtres ; ils déclarèrent qu’au point d’exaltation où les avait portés l’esprit national et religieux froissé par les procédés de sir Charles Napier, ils seraient impuissans à les disperser, si le général anglais ne faisait de son côté quelque chose pour satisfaire leurs patriotiques susceptibilités, et ils demandèrent que le turban fût rendu à Roustum. Cependant le général Napier marchait rapidement sur Hyderabad ; chaque nouvelle apportée des progrès de sa marche augmentait l’exaspération des Beloutchis. Les derniers momens de cette crise répandent un douloureux intérêt sur les infortunés émirs placés ainsi entre les violences des étrangers et l’indignation impatiente de leur peuple. Les dépêches du major Outram à sir Charles Napier peignent vivement leur anxiété. Le 12 février, le major écrivait au général : « Ces malheureux sont dans les plus grandes alarmes, en voyant vos troupes s’avancer vers Hyderabad ; ils espéraient que leur acceptation du traité vous ferait arrêter. Je crains, si vous allez au-delà d’Hallaur, que, poussés par la terreur, ils ne rassemblent leur populace pour se défendre eux et leurs familles, dans l’idée que nous sommes résolus à les détruire malgré leur soumission. » Deux jours après, il écrivait encore en conjurant le général de ne plus avancer : « Il me semble que les émirs sont maintenant exécrés par leurs soldats, qui leur reprochent ce qu’ils appellent une lâche soumission à un brigandage. Pour la première fois depuis que je réside dans le Scinde, j’ai été reçu hier par la multitude avec des manifestations significatives de haine contre les Anglais. Si nous n’avions été gardés par une nombreuse escorte conduite par quelques-uns des chefs beloutchis les plus influens, la populace en serait venue à des violences contre nous. Il est évident que les émirs ont fait tout leur possible pour nous protéger… Ils m’ont envoyé dire que les Beloutchis deviennent ingouvernables et refusent de leur obéir en aucune manière ; ils m’ont engagé par amitié à me retirer le plus tôt possible. » Malgré les dangers auxquels il s’exposait en prolongeant son séjour à Hyderabad, le major Outram différait toujours de partir, dans la crainte de fermer la porte à tout accommodement. Mais sir Charles Napier refusait de son côté toute mesure de conciliation ; à la demande de la réintégration de Roustum dans la dignité de reïs, il avait répondu par ces mots : « Il ne peut plus être question de la restitution du turban ; je n’y consentirais que sur un ordre exprès du gouverneur-général. » Enfin, le 15 février, jetant irrévocablement le fourreau de son épée, il écrivait au major Outram : « Je suis en pleine marche sur Hyderabad, et je ne ferai point de paix avec les émirs. Je les attaquerai dès que je rencontrerai leurs troupes. Qu’ils se dispensent de m’adresser des propositions ; il n’est plus temps : je ne recevrai pas leurs messagers. » Et, en effet, après deux actions éclatantes, les batailles de Meani et d’Hyderabad, où, une fois avec 2,500 hommes, une autre fois avec 5,000, il défit plus de 20,000 Beloutchis qui se battirent en désespérés, sir Charles Napier, vers la fin du mois de mars 1843, put, maître du Scinde, le déclarer à jamais réuni aux possessions britanniques dans l’Inde.

Il suffit de raconter de pareils faits pour les faire juger : il y a quelque intérêt à voir comment ils ont été appréciés en Angleterre par les chambres et par le gouvernement[1] ; mais avant d’en venir à cette partie de l’enseignement que nous voulons tirer de l’examen des derniers actes de la politique anglaise dans l’Inde, disons un mot de l’expédition contre les Mahrattes, qui vient de se terminer par la prise de Gwalior.

Il y a trois choses à considérer dans une entreprise des Anglais dans l’Inde : l’intérêt, le prétexte et les moyens ; l’intérêt qui détermine l’entreprise, le prétexte allégué pour la couvrir, les moyens employés pour la mener à fin. Les Anglais, et c’est ce qui fait la grandeur et l’étonnant succès de leur politique, ne se trompent jamais sur l’intérêt. Quant au prétexte, ils s’en soucient peu : plus l’intérêt est important, moins ils ont de répugnance à choisir de mauvais prétextes ; ils s’inquiètent moins encore de l’équité et de l’humanité des moyens, et c’est ce qui fait que leur politique est presque toujours aussi injuste qu’elle est heureuse, aussi impitoyable qu’elle est grande.

Nous ne doutons pas que lord Ellenborough n’eût d’excellentes raisons, au point de vue des intérêts britanniques, pour soumettre au protectorat anglais les Mahrattes qui obéissent au radjah de Gwalior. Les Mahrattes sont une race belliqueuse. L’état de Gwalior est voisin de la province anglaise de Bundelkund, où de sourds mécontentemens germent depuis plusieurs années et pouvaient recevoir de la part des Mahrattes, soit des provocations, soit un appui. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’en 1826, ces Mahrattes avaient eu pour chef un homme actif, remuant, habile, Doulat Rao Scindia, qui, avec une armée de quarante mille hommes commandés par des officiers français, avait long-temps lutté contre l’influence croissante de l’Angleterre. Enfin l’état de Gwalior possédait un magnifique parc d’artillerie qui pouvait devenir un jour un arsenal redoutable contre la domination anglaise.

Quant au prétexte dont lord Ellenborough s’est servi pour intervenir dans les affaires de Gwalior, on en a rarement vu qui portât un défi aussi insolent que celui-là au sens commun et à l’équité. Scindia avait eu pour héritier un fils adoptif qui est mort l’année dernière, et dont le gouvernement inhabile et dissipé avait provoqué de grands désordres. Ce prince, mort lui-même sans enfans, a laissé ses droits à sa veuve, jeune fille de douze ans, laquelle, conformément aux lois indiennes, les a transmis à un de ses parens âgé de neuf ans, qu’elle a adopté. C’était donc à une reine de douze ans et à un souverain de neuf, à deux enfans, que lord Ellenborough avait affaire. Il a prétendu d’abord que les Anglais étaient engagés par traité à fournir au radjah de Gwalior des troupes pour sa défense, et que le même traité obligeait le radjah à entretenir ces troupes à ses frais. Jamais ce prétendu engagement n’avait été rempli sous les prédécesseurs du radjah actuel. Cet engagement n’existait même pas. Lord Ellenborough ne pouvait invoquer d’autre traité que celui qui avait été conclu par Scindia avec les Anglais en 1803. Or, quoique vaincu et dépouillé d’une partie de ses provinces, Scindia, à cette époque même, avait refusé péremptoirement de laisser entrer un seul soldat anglais dans ses états. Il avait consenti uniquement à ce que six bataillons fussent placés aussi près de sa frontière que le gouvernement britannique le voudrait. Lord Ellenborough prétendait encore qu’il existait depuis quelque temps dans Gwalior une conspiration contre le souverain régnant et contre l’alliance de l’Angleterre. Le ministre de ce prince aurait été à la tête de cette conspiration ; ce qui le prouvait clairement, au dire de lord Ellenborough, c’est qu’il empêchait le radjah de profiter de la brigade anglaise qui lui était offerte, qu’on le pressait même d’accepter. Le ministre et le prince persistant à nier qu’aucun traité obligeât leur pays à entretenir cette brigade, le gouverneur-général, ne pouvant plus douter de la trahison du ministre, prépara sa grande expédition contre Gwalior.

Une fois entré avec son armée dans les états du maharadjah, lord Ellenborough changea de langage, et montra le fond de sa pensée : il signifia aux Mahrattes, déjà émus par son attitude agressive, des prétentions nouvelles qu’il savait ne pouvoir être admises sans une résistance opiniâtre par ce peuple fier et belliqueux. Il exigea que l’armée de Gwalior fût refondue et placée sous le commandement d’officiers anglais, et que le parc de trois cents canons qui était la force et l’orgueil du pays lui fût livré. En apprenant ces exigences, les chefs mahrattes empêchèrent la princesse douairière et le radjah de se rendre au camp de lord Ellenborough et se préparèrent à combattre. C’était ce que voulait le gouverneur-général. Il en vint à bout après les deux sanglantes batailles de Maharajpour et de Punniar. Les Anglais ont occupé Gwalior : le radjah vaincu a subi un nouveau traité qui réduit son autorité à l’administration purement civile. Son ancienne armée a été licenciée ; de nouvelles troupes s’organisent en ce moment sur le modèle de celles de la compagnie et sous le commandement d’officiers anglais. Enfin l’autorité ministérielle doit avoir été confiée à un oncle du dernier radjah, qui s’était toujours montré dévoué aux intérêts britanniques, et voilà de quelle manière, en 1844, un nouveau protectorat anglais a été établi dans l’Inde.

Comment de pareils actes sont-ils jugés en Angleterre ? Les prétextes allégués, les moyens employés, sont toujours blâmés par quelques voix généreuses, lorsque ces moyens et ces prétextes bafouent trop effrontément l’équité. Mon Dieu ! qui a flétri avec une éloquence plus noblement indignée les premiers agrandissemens de la puissance anglaise dans l’Inde que Burke, Sheridan, Wyndham, Fox, Pitt, qui, pendant vingt ans, ont fulminé contre Warren Hastings de si véhémentes verrines ? Ce qui s’est passé à propos des conquêtes de cet homme, qui avait autant de génie qu’il avait peu de principes et de scrupules, se reproduit à chaque fait nouveau, seulement avec moins de pompe et de sérieux. Les philanthropes et les rhéteurs envoient quelques reproches énergiques à la politique perfide ou cruelle des gouverneurs de l’Inde ; les hommes pratiques ne se prononcent pas sur les moyens : ils se bornent à dire qu’on ne peut juger la politique indienne avec les idées européennes. La loyauté anglaise se tenant pour satisfaite des vertueuses apostrophes de quelques lords ou de quelques commoners, la puissance britannique jouit, en toute tranquillité de conscience, des résultats bien ou mal acquis, et les actes même le plus énergiquement, le plus universellement réprouvés par la conscience publique, ne sont jamais désavoués[2].

C’est précisément ce qui est arrivé pour les évènemens du Scinde, soumis cette année, au mois de février, à l’appréciation de la chambre des communes. Lord Ashley, l’avocat sincère et dévoué de toutes les infortunes, a défendu avec chaleur la cause des malheureux émirs dépouillés et emprisonnés par sir Charles Napier : il a tracé un tableau plein de franchise, et coloré par une honnête indignation, des procédés de la politique anglaise à l’égard des émirs. Il a rappelé que les émirs avaient toujours témoigné aux Anglais, avant l’expédition de Caboul, l’hospitalité la plus généreuse et la plus cordiale, hospitalité qu’avait éprouvée pour son compte l’illustre et infortuné Alexandre Burnes. Il a montré le gouvernement britannique liant des relations avec le Scinde et y établissant son protectorat, — sans y être provoqué par aucun procédé hostile des émirs, sans avoir aucun tort à leur reprocher, — seulement en vue d’un des intérêts impérieux de sa politique : s’engageant formellement à rendre les places fortes qu’il s’était fait ouvrir, aussitôt l’expédition de l’Afghanistan terminée ; puis, à la fin de cette guerre, méditant d’éluder sa promesse. « Après la conduite pleine de confiance des émirs, disait lord Ashley, et après des secours si grands et si indispensables prêtés par eux à l’empire britannique, je crois être témoin de leur effroi, de leur terreur, de leur dégoût, lorsqu’ils virent arriver cette grandis et verbosa epistola : « Le gouverneur-général (lord Ellenborough écrivant au major Outram) me charge de vous informer qu’il compte continuer l’occupation de Kourachi ; le gouverneur-général se propose aussi de continuer à occuper l’île de Bukkur. » Maintenant, s’est écrié lord Ashley, je le demande à la chambre, y avait-il un degré de défiance, y avait-il une forme de défense, y avait-il quelques moyens, dans les limites de la morale, que les émirs n’eussent, après cette lettre, le droit d’employer pour se défendre eux-mêmes contre une agression si manifeste et si peu scrupuleuse, et pour s’efforcer de conserver ce qui leur restait encore de leur territoire ? » Lord Ashley a été applaudi par une nombreuse portion de la chambre, lorsqu’il a prononcé ces paroles ; les applaudissemens l’ont encore interrompu, lorsque, parlant de la manière dont le procès des émirs a été instruit par sir Charles Napier, qui, suivant son heureuse expression, ne cherchait contre les émirs que de bons prétextes, il a rappelé qu’en somme on ne les a condamnés que sur deux lettres dont ils niaient l’authenticité, et que, malgré leur demande et contre tout principe de justice, on a refusé de leur représenter. Enfin, pour prononcer contre la conduite du gouverneur-général et de sir Charles Napier dans toute cette affaire une condamnation irrévocable, il n’avait qu’à lire à la chambre, et c’est ce qu’il n’a pas manqué de faire, une lettre écrite par l’officier qui avait conclu en 1839 le traité du protectorat avec les émirs, sir Henry Pottinger, aujourd’hui plénipotentiaire du gouvernement anglais en Chine : « Votre lettre a fait revivre dans ma mémoire les jours heureux et joyeux que j’ai passés dans le Scinde, et en la lisant j’ai plus profondément déploré la déchéance de mes vieux amis les émirs. J’ai dit et je dirai toujours dans toutes les circonstances, en tout lieu, devant qui que ce soit, toutes les fois que l’on fera allusion à notre conduite à leur égard, que c’est un des actes les plus pervers et les plus honteux qui aient jamais souillé les annales de notre empire dans l’Inde. Aucune explication, aucun raisonnement ne pourra enlever la tache qu’elle a laissée à notre bonne foi et à notre honneur, et comme je suis au fait plus qu’aucun homme vivant des évènemens et des mesures passées qui se rapportent à ce pays sacrifié, je me crois le droit d’exprimer mon opinion et mes sentimens à ce sujet. » Personne, dans la chambre des communes, ne pouvait réfuter cet arrêt : tout le monde aussi plaignit le sort des émirs ; mais la plupart des membres furent de l’avis de sir Robert Peel : « Vous pouvez émettre toutes les propositions qu’il vous plaira, disait le froid baronnet, sur la convenance qu’il y a à observer dans notre politique indienne les règles et les principes observés entre les états européens, vous pouvez voter des actes du parlement qui interdisent au gouverneur-général d’étendre ses territoires par la conquête ; mais je crains que partout où la civilisation et le raffinement se mettent en contact avec la barbarie, une loi supérieure n’empêche l’application des règles pratiquées à l’égard des nations plus avancées. » Lord John Russell a protesté légèrement contre cette morale un peu aisée ; mais d’accord avec sir Robert Peel sur le fond des choses, il s’en est remis à la discrétion du gouvernement, qui venait de s’engager à pourvoir avec libéralité à l’entretien des émirs dépossédés. Soixante-huit membres seulement ont voté pour la motion de lord Ashley, qui a été repoussée par 202 voix.

Ce n’est pas tout. Sir Robert Peel n’a pas même voulu laisser la conduite de sir Charles Napier sous le poids des reproches de lord Ashley, et huit jours après, le 12 février, il a proposé à la chambre des communes de décerner publiquement au conquérant du Scinde et à son armée des éloges sur leur belle conduite militaire dans les batailles de Meani et d’Hyderabad. Le premier ministre anglais, se servant, en cette occasion, d’un détour semblable à celui qui devait être employé à la fin de février, à la tribune française, dans le but tout contraire de désavouer notre agent à Taïti, a commencé le discours qu’il a prononcé pour développer sa proposition, en déclarant qu’il n’entendait nullement impliquer dans le vote qu’il demandait à la chambre l’approbation de la politique du gouvernement de l’Inde, politique qu’il se disait d’ailleurs prêt à défendre complètement, si l’on voulait fixer un jour pour la discuter. Sir Robert Peel s’étendit avec emphase sur les brillantes qualités militaires déployées par le général Napier ; il énuméra ses anciens faits d’armes pendant les campagnes d’Espagne, dont son frère, officier également distingué, a écrit une histoire très estimée ; il rappela aussi les exploits d’un autre parent du général, le commodore Napier, celui qui a bombardé Beyrouth et dirigé les hostilités contre Méhémet-Ali en 1840, et qui siége aujourd’hui à la chambre des communes. Lord John Russell, lord Palmerston, vinrent joindre leurs voix à celle de sir Robert Peel dans cette déclamation élogieuse, et la chambre entière, sauf neuf membres, vota en effet au général qui a étendu les frontières de l’Asie anglaise au-delà de l’Indus, en dépossédant les émirs, l’expression de la gratitude nationale.

Certes, il ne peut entrer dans notre pensée d’établir un rapprochement sérieux entre les mesures accomplies par les agens anglais dans le Scinde et celles que l’amiral Dupetit-Thouars a cru devoir prendre à Taïti. Dans le Scinde, le protectorat n’avait été imposé que dans un intérêt purement anglais, uniquement parce que l’Angleterre avait besoin, pour aller à Caboul, de la route de l’Indus, sans que les émirs eussent appelé sur eux, par aucun tort, un état de choses qui les dépouillait de la partie la plus précieuse de leur autorité. À Taïti, nous avons été obligés, nous, d’imposer le protectorat afin de défendre les intérêts, la fortune et la vie de nos compatriotes. Dans le Scinde, pour changer le protectorat en occupation complète, on impute à deux émirs (dont on fait expier la faute à dix-huit autres qui n’y avaient pas d’ailleurs la moindre part) deux lettres écrites, l’une à un chef de bandes, l’autre au souverain impuissant d’un état déchiré par mille dissensions, et encore les prétendus auteurs de ces lettres les désavouent et mettent leurs accusateurs au défi de prouver qu’elles ont été écrites par eux. À Taïti, la reine, ostensiblement dominée par une influence étrangère, proteste contre notre protectorat dans une lettre adressée à la reine d’Angleterre dont elle invoque la bonne amitié. Nous le demandons, lors même que la conduite de l’amiral Dupetit-Thouars serait aussi peu justifiable que celle de sir Charles Napier, serait-ce bien à ceux qui votent des remerciemens à ce général de refuser à notre amiral le bénéfice de la morale élastique promulguée, sinon inventée par sir Robert Peel au profit de la civilisation en contact avec la barbarie ?

Les Anglais se montrent très reconnaissans (en paroles, à la vérité) des témoignages publics de sympathie et de considération que leur donnent plusieurs de nos hommes d’état. Être admirés par nous ne leur déplaît pas, mais c’est à condition que nous ne pousserons pas la logique de l’admiration jusqu’à vouloir les imiter. Ils se trouvent fort laids dans leur portrait, de si loin que nous prenions réellement leur ressemblance. Il paraît donc que la seule manière de s’entendre cordialement avec eux, c’est de réaliser de tout point dans nos actes la contre-partie de leur politique hardie, énergique et persévérante. Après tout, il est naturel que des Français demandent à notre gouvernement une admiration plus conséquente de l’Angleterre ; mais les Anglais, même les mieux intentionnés, quelle raison ont-ils de souhaiter que nous soyons aussi intelligens et aussi fermes dans la conduite de nos intérêts qu’ils sont vigilans et habiles dans le maniement de leurs affaires ?


E. FORCADE.
  1. Pour terminer l’exposé des procédés des Anglais à l’égard des émirs, il nous resterait à parler du traitement qui a été infligé à ces chefs après leur défaite. Dépouillés de leurs trésors, ils ont été, au nombre de vingt, transportés à Bombay, où on les a emprisonnés. Parmi ces malheureuses victimes, il y avait des vieillards, comme Roustum, âgé de quatre-vingt-cinq ans, des jeunes gens de moins de dix-huit ans, comme les fils de l’émir Noussir, qui avaient été remis par leur père aux soins de l’Angleterre avec de touchantes expressions de confiance, enfin des chefs qui n’avaient pris aucune part aux dernières complications politiques, et d’autres qui étaient restés les constans alliés de la politique anglaise. On sait combien les Anglais se sont récriés contre l’amiral Dupetit-Thouars pour avoir appelé Pomaré, après sa déposition, Mme Pomaré dans la suscription d’une lettre. Or, voici dans quels termes le général Napier répondait à quelques plaintes des princes déchus, devenus ses prisonniers ; il écrivait le 18 mars 1843 aux émirs d’Hyderabad : « Je suis fort surpris des mensonges que vous débitez. Je ne supporterai pas plus long-temps cette conduite, et si vous venez encore m’importuner avec des faussetés grossières, ainsi que vous l’avez fait dans vos deux lettres, je vous jetterai en prison, comme vous le méritez. Vous êtes prisonniers, et quoique je ne veuille pas vous tuer comme vous avez ordonné à votre peuple de tuer les Anglais, je vous mettrai aux fers dans un navire. Shere-Mahomet est un homme très faible, qui travaille à sa perte, et vous préparerez la vôtre, si vous ne vous soumettez pas plus tranquillement au sort que votre folie a appelé sur vous. Je ne répondrai plus à vos lettres : elles ne sont que la répétition de grossiers mensonges que je ne veux pas tolérer. »
  2. Il ne faudrait pas prendre pour un désaveu politique le rappel de lord Ellenborough, que sir Robert Peel a annoncé à la chambre des communes dans la séance de vendredi dernier. Le Scinde ne sera pas rendu aux émirs ; les canons des Mahrattes ne leur seront pas restitués. D’ailleurs ce n’est pas le ministère qui rappelle lord Ellenborough ; sa destitution a été prononcée, malgré le cabinet, par les directeurs de la compagnie. La charte de la compagnie des Indes donne, en effet, aux directeurs le droit de révoquer les gouverneurs-généraux. C’est la première fois de ce siècle que ce droit est exercé. Les griefs de la compagnie contre lord Ellenborough ne portent pas sur les actes politiques que nous discutons ici, puisqu’au contraire elle les a solennellement approuvés par des témoignages de gratitude votés à sir Charles Napier et à l’armée du Scinde. Lord Ellenborough a mécontenté la compagnie par son administration intérieure, qui paraît avoir soulevé contre lui tous les fonctionnaires de l’Inde. On dit que son rappel a été décidé au reçu d’une dépêche où il répondait sur le ton d’un altier dédain aux représentations des directeurs.