Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/I/Nonchalance

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Nonchalance. CVIII.


ON la repreſente par vne Femme écheuelée, malveſtuë, & couchée par terre, où elle dort, appuyée ſur l’vn de ſes bras, & tient de l’autre main vn Horloge renuerſé.

Ses cheueux épars, ſon pauure équipae, & ſon aſſoupiſſement, font voir, Qu’vne perſonne nonchalante rampe toûjours, & que ſa faineantiſe deplaiſt à tout le monde.

Quant à l’Horloge qu’elle tient de trauers, & dont le ſable ne peut couler, cela denote le temps perdu ; A quoy l’on peut adjouſter vne tortuë, qui ſe traine ſur ſa robe, pour vne marque de ce que le pareſſeux eſt ſi tardif & ſi peſant, que comme dit l’Arioſte,

Il ne peut ny marcher, ny ſe tenir debout,
Et de crainte d’agir il ſe couche par tout.


D’autres la peignent aſſiſe, auec vne mine triſte, la teſte panchée, les mains dan ſon ſein, & les bras croiſez. Que s’il en faut croire Pierius, les Egyptiens la repreſentoient ainſi, afin de faire connoiſtre, que l’homme eſtoit inhabile à toutes ſortes de bonnes actions, depuis que par vne vie laſche il ſe declaroit ennemy du trauail. Auſſi eſt-il vray, que l’Oiſiueté ou la Nonchalance eſt vne peſte ſi dangereuſe, qu’où elle ſe rencontre, là n’eſclatte aucun rayon d’eſprit ; là n’eſt conceuë la moindre penſée de gloire, & là finalement ne ſe remarque, ny trace de Vertu, ny ombre d’Immortalité. On peut donc bien dire, Que les ames oiſiues n’ont point de vie, non plus que ces eaux mareſcageuſes, qui à force de croupir ſe corrompent & deuiennent puantes ; & que toutes leurs actions ne ſont que pures folies, comme s’eſcrie le plus ſage de tous les hommes. En effet, la faineantiſe eſtant la racine & la ſource de tous les maux de la vie, il s’en peut tirer cette conſequence, qu’elle eſt plus pernicieuſe que le vice meſme, à le prendre en general. Cette verité ne peut eſtre miſe en doute, ſi l’on ſçait conſiderer, qu’encore que le vice ſoit comme naturel à pluſieurs, il n’eſt pourtant pas contraire à la nature de l’homme, les mauuaiſes inclinations duquel ſont comme des rejettons que pouſſe au dehors vn meſlange d’humeurs contraires & mal reglées : Mais quant à la faineantiſe, c’eſt vne contagion fatale à l’humaine nature, de qui elle eſt mortelle ennemie : car eſtant certain que l’Action & la Contemplation sont naturelles à l’homme, c’eſt aſſeurément contre ſa nature, quand il aduient qu’il ne s’adonne ny à l’vn ni à l’autre. Ainſi d’autant plus que ſont odieuſes & deteſtables les choſes contre nature, d’autant plus auſſi doit eſtre fuye l’oiſiueté pluſtoſt que le vice, pource qu’elle deſtruit entierement la raiſon, le ſens, la generoſité, la courtoiſie, & les autres qualitez, qui mettent l’homme eſt eſtime.

Or ce n’eſt pas ſeulement au corps naturel à qui elle en veut, mais encore au Politique ; Eſtant bien certain que cette peſte ne deſtruit pas moins les grands que les petits, & qu’elle ruine auſſit-toſt les maiſons des Princes, que les eſtats particuliers : car, comme dit Catulle,

Elle perd les grands Rois, elle gaſte les Villes,
Et ſeme le poiſon des diſcordes ciuiles.

Ce fut auſſi pour empeſcher les maux qu’elle cauſe d’ordinaire, que durant le regne d’Amazis il fut ordonné, Que châque Citoyen euſt à comparoiſtre tous les ans deuant ſon Iuge, pour luy declarer ſur peine de la vie, quelle eſtoit ſa profeſſion, & à quoy il employoit le temps. Solon en fit de meſme, lors qu’ayant appris des peuples d’Egypte vne loy ſemblable, il l’impoſa depuis aux Atheniens ; & voulut en outre qu’il fut permis à chacun d’accuſer en iugement les pareſſeux & les faineants, comme des perſonnes indignes de viure. Ce qui fut encore pratiqué dans Rome, où pas vn des Citoyens n’oſoit paroiſtre en public, s’il ne portoit ſur luy des enſeignes de ſa profeſſion, ou de meſtier dont il ſouloit gagner ſa vie.

Que ſi dans les Republiques bien policées on teſmoignoit tant de ſoin & de vigilance à bannir l’Oiſiueté, cela ne ſe faiſoit ſans doute que pour oſter les effets d’vne ſi mauuaiſe cauſe, & par conſequent pour deſraciner les vices du monde.

Ces conſiderations ſont aſſez fortes, à mon aduis, pour nous obliger à fuyr le vice de Nonchalance, & à l’auoir d’autant 1. de Anim. plus en horreur, qu’il eſt veritable, comme le remarque Ariſtote, qu’il n’y a rien d’oiſif en la Nature. Cela ſe preuue par l’exemple des choſes d’icy bas, qui ont toutes leur trauail & leur taſche à faire. Les Anges meſme n’en ſont pas exempts : car ils s’occupent perpetuellement à ſeruir Dieu, comme font les Cieux à rouler ſans ceſſe : les Aſtres à communiquer leurs influences, & les Elemens à les receuoir, pour en produire diuers effets. En vn mot, il n’eſt rien dans le monde qui ne s’employe à quelque choſe, comme les Oyſeaux à voler, les Poiſſons à nager, les Quadrupedes à courir, les Reptiles à ramper, & les plantes à ſe renouueler. Nous deuons donc bien les imiter, nous qui ſommes creatures raiſonnables, & ne neous laſſer iamais de faire des œuures vitles. Que ſi nous trauaillons nonchalamment à noſtre ſalut, ſouuenons-nous que la punition Saint Matthieu, 07 s’en enſuiura toſt ou tard, & que Tout Arbre qui ne porte point de bon fruict, ſera couppé & ietté au feu.