Iconologie (Cesare Ripa, 1643)/I/Origine d’Amour

La bibliothèque libre.


Origine d’amovr. CXIII.


LA naiſſance de cette paſſion eſt icy repreſentée fort à propos par vne ieune Beauté, qui tient d’vne main vn Miroir rond, qu’elle oppoſe aux rayons du Soleil, dont la reflexion allume vn flambeau qu’elle porte en l’autre main ; & au deſſous du Miroir ſe void vn Rouleau, où ſont eſcrites ces paroles, Sic in corde facit Amor incendivm, qui ſignifient,

C’eſt ainſi que l’Amour s’allume dans mon cœur.

Bien que pluſieurs s’eſtudient de prouuer par diuers exemples, que l’Amour ne s’engendre pas ſeulement de la veuë, mais encore de l’oüye ; pource, diſent-ils, qu’ils n’eſt pas incompatible, que cette paſſion ne ſe communique par les oreilles, comme par les yeux, qu’on peut appeller les deux feneſtres de l’Ame ; Ie ſuis neantmoins pour l’vn pluſtoſt que pour l’autre : car il me ſemble que pour charmant que ſoit vn recit des beautez de quelque Dame, il n’eſt pas poſſible qu’il y faſſe vne auſſi forte impreſſion, que celle qu’y s’y fait d’ordinaire, quand nos yeux en ſont les teſmoins & les Iuges. Ie veux que l’oüye nous porte à aymer ; il ne s’enſuit pas pourtant qu’elle ſoit vn ſujet d’amour ; car elle ne fait ſeulement que frapper l’imagination des merueilles qu’on raconte d’vne belle choſe, au lieu que la veuë nous en confirme effectiuement la creance. Il ſeroit bien difficile de contredire cette verité, quand il n’y en auroit point d’autre preuue que celle qu’en donne le docte Ficin en ſon dixieſme diſcours ſur le Banquet de Platon. C’eſt là qu’il monſtre, que la maladie amoureuſe procede de la mutuelle rencontre des yeux ; & là meſme qu’il en donne pluſieurs belles raiſons, où ie vous renuoye pour n’eſtre ennuyeux.

Or cette rencontre d’où vient l’Amour, ne ſe peut mieux figurer que par celle du Soleil & du Miroir, oppoſez l’vn à l’autre ; Où il eſt à remarquer, que ce Miroir rond & tranſparent, dont il eſt icy queſtion, eſt de la nature de ceux que deſcrit Plutarque en la vie de Numa Pompilius, ſecond Roy des Romains, où il dit, Que les Vierges Veſtales en ſouloient vſer, pour recouurer le feu du Ciel, quand celuy qu’elles gardoient ſur terre venoit à s’eſteindre. Archimede, à ce que l’on dit, en fut inuenteur, & s’en ſeruit heureuſement contre les Romains au ſiege de Syracuſe, ville de ſa naiſſance : En quoy l’imita depuis auecque pareil ſuccez, le Mathematicien Proculus, qui ſelon Zonare, par le moyen de ces glaces enflammées, bruſla l’armée nauale de Vatilianus, qui s’eſtoit reuolté contre l’Empereur Anaſtaſe.

L’on peut donc bien dire, pour expliquer cette Figure, que comme des rayons du Miroir, qui ſont les creatures de l’Art, oppoſez à ceux du Soleil, s’allume vn flambeau ; Ainſi par la rencontre de nos yeux, vrays miroirs de la Nature, auec ceux d’vne Beauté, ou d’vn Aſtre animé qui leur darde ſa lumiere, la flamme d’Amour s’allume en nos cœurs. Que ſi nous voulons ſçauoir au vray, comment cela ſe peut faire, nous n’auons Orat. 4. cap. 7. qu’à lire Ficin, qui nous l’apprendra. Les eſprits, dit-il, qui par la chaleur du cœur, s’engendrent du plus pur ſang, ſont touſiours tels en nous que l’humeur qui s’en exhale. Or comme cette vapeur de ſang, qu’on appelle eſprit, qui en eſt formé, eſt telle que le ſang meſme ; auſſi enuoye-t’elle au dehors des rayons qui luy reſſemblent, & qui paſſent par les Lib. 8. cap. 23. yeux, comme par des feneſtres de verre. Cælius Rhodiginus nous aſſeure le meſme, quand il dit, Qu’à l’imitation du Soleil, qui eſt le cœur du monde, où il fait ſon tour, & luy communique ſa lumiere, noſtre cœur par vn perpetuel mouuement agitant le ſang qui eſt prés de luy, eſpand par ſon moyen les eſprits dans tous les corps. C’eſt par ces meſmes eſprits encore qu’il darde des eſtincelles & des rayons ſur tous les membres, principalement par les yeux ; Car l’eſprit eſtant leger de ſoy, ce luy eſt vne choſe facile de s’eſleuer aux parties du corps les plus hautes, ioint que ſa lumiere eſclatte bien plus abondamment par les yeux : La raiſon eſt, pource qu’ils ont l’auantage d’eſtre tranſparens, vaporeux, reſplendiſſans, & pleins d’eſtincelles. Cela eſtant, il ne faut pas s’eſtonner, ſi les yeux de deux perſonnes qui ſe regadent fixement, s’entrebleſſent par les rayons qu’ils ſe décochent. Ainſi par des effets merueilleux, ces traits aigus & remplis de flammes percent & bruſlent en meſme temps les cœurs des miſerables Amants. Cette doctrine eſt tirée de Platon, qui veut que les bleſſures d’Amour ſoient certains rayons extremement ſubtils, dardez au cœur, qui eſt le ſiege d’vn ſang tres-doux & tres-chaud, ſi bien que les yeux de l’objet aimé s’ouurant vn paſſage en ceux de l’Amant, penetrent dans le profond de ſon cœur.

Voila le raiſonnement du diuin Philoſophe, aſſez conforme à l’opinion de l’ancien Poëte Muſée, qui le premier de tous met dans les yeux la ſource d’Amour, d’où il dit que print naiſſance celle que Leandre auoit pour Hero.

En effet les beaux yeux ont des flammes volantes,
Ou pluſtoſt des eſclairs pleins de feux & de dards ;
Qui font ſentir au cœur les ardeurs violentes
____Des amoureux regards.

De cette verité demeurent d’accord auecque Muſée, tous les autres Poëtes qui ont eſcrit de l’Amour en diuerſes langues ; Tellement qu’il ne me ſeroit pas difficile, de me preualoir de leur authorité, ſi ie l’auois entrepris : Mais au lieu de m’amuſer aux preuues d’vne choſe, qui en a ſi peu beſoin, & que les hommes apprennent à leur dommage ; il eſt bien plus à propos que ie leur conſeille de fermer les yeux, que de les ouurir pour des objets qui les peuuent perdre. Qu’ils ſe ſouviennent tant ſeulement, Que la beauté de la pomme, ſi toſt que noſtre premiere Merre l’euſt veuë, attira la commune ruine du genre humain, Qu’on n’euſt iamais veu les eaux du Ciel ſe déborder ſur la terre, & faire vn Deluge vniuersel, ſi les laſciuetez de l’œil n’en euſſent eſté la cauſe : Que ny Themnata la belle Philiſtine, ny la fameuſe Dalila, n’euſſent peu vaincre Sanſon, que l’on croyait inuincible, s’il ne les eût trop fixement regardées ; Que pour auoir veu la belle Berzabée dans le bain le plus ſage Roy de ſon temps ſe peruertit ; Et que dans les yeux de Cleopatre s’alluma l’Amour que Marc-Anthoine euſt pour elle ; Amour s’alluma l’Amour que Marc-Anthoine euſt pour elle ; Amour contagieuſe & fatale à ce malheureux Amant, autant qu’elle fut glorieuſe & profitable au victorieux Auguſte. A tous ces exemples i’en pourrois ioindre quantité d’autres, ſi ie n’auois fait deſſein d’expliquer ſuccinctement ces figures, pluſtoſt que de m’arreſter à de longs raiſonnemens.