Idée générale de la Révolution au dix-neuvième siècle/Cinquième Étude

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CINQUIÈME ÉTUDE.




liquidation sociale.




Les précédentes études, tant sur l’état de la Société contemporaine que sur les réformes que cet état suggère, nous ont appris plusieurs choses qu’il est bon de rappeler ici d’une manière sommaire :

1. La chute de la monarchie de Juillet et la proclamation de la République ont été le signal d’une Révolution sociale.

2. Cette Révolution, d’abord incomprise, s’est peu à peu définie, déterminée et posée, sous l’influence même de la Réaction qui se manifesta contre elle dès les premiers jours du Gouvernement provisoire.

3. Elle consiste, cette Révolution, à substituer le régime économique ou industriel au régime gouvernemental, féodal et militaire ; de la même manière que celui-ci, par une révolution antérieure, s’était substitué au régime théocratique ou sacerdotal.

4. Par régime industriel, nous entendons, non point une forme de gouvernement où les hommes adonnés aux travaux de l’agriculture et de l’industrie, entrepreneurs, propriétaires, ouvriers, deviendraient à leur tour caste dominante, comme furent jadis la noblesse et le clergé ; mais une constitution de la société ayant pour base, à la place de la hiérarchie des pouvoirs politiques, l’organisation des forces économiques.

5. Et pour exprimer que cette organisation doit résulter de la nature des choses, n’avoir rien d’arbitraire, trouver sa loi dans la pratique établie, nous avons dit qu’il ne s’agissait, pour y parvenir, que d’une chose : Changer le cours des choses, la tendance de la société.

Passant alors à l’examen des idées principales qui s’offrent comme principes de direction, et servent de drapeaux aux partis, nous avons reconnu :

6. Que le principe d’association, invoqué par la plupart des écoles, principe essentiellement stérile, n’est ni une force industrielle ni une loi de l’économie ; que ce serait plutôt du gouvernement et de l’obéissance, deux termes qu’exclut la Révolution.

7. Que le principe politique, reproduit récemment sous les noms de législation directe, gouvernement direct, etc., n’est qu’une fausse application du principe d’autorité, dont le siége est dans la famille, mais qui ne peut s’étendre légitimement à la commune et à la nation.

En même temps nous avons constaté :

8. Qu’à l’idée sociétaire tendait à se substituer peu à peu, dans les associations ouvrières, un principe nouveau, la réciprocité, dans lequel nous avons vu à la fois une force économique et une loi.

9. Qu’à l’idée de gouvernement s’opposait, dans la tradition politique elle-même, l’idée de contrat, seul lien moral que puissent accepter des êtres égaux et libres.

Ainsi nous connaissons de la Révolution les parties essentielles :

Sa cause : l’anarchie économique qu’a laissée après elle la Révolution de 1789.

Son motif : une misère progressive, systématique, dont le gouvernement se trouve bon gré, mal gré, le promoteur et le soutien.

Son principe organique : la réciprocité, en style juridique, le contrat.

Son but : la garantie du travail et du salaire, et par là l’augmentation indéfinie de la richesse et de la liberté.

Ses partis, que nous divisons en deux catégories : les écoles socialistes, qui invoquent le principe d’Association ; les fractions démocratiques, qui se rattachent encore au principe de la centralisation et de l’État.

Enfin ses adversaires : les partisans du statu quo capitaliste, théologique, agioteur, gouvernemental, tous ceux enfin qui vivent moins du travail que des préjugés et du privilége.

Déduire le principe organisateur de la Révolution, l’idée à la fois économique et juridique de la réciprocité et du contrat, en tenant compte des difficultés et oppositions que cette déduction doit rencontrer soit de la part des sectes, partis, coteries révolutionnaires, soit du côté des défenseurs du statu quo et réacteurs ; exposer, par le raisonnement, cet ensemble de réformes et d’institutions nouvelles, où le travail trouve sa garantie, la propriété sa mesure, le commerce sa balance, et le gouvernement son congé : c’est raconter, au point de vue intellectuel, l’histoire de la Révolution.

Ce que je vais faire, de même que ce que j’ai fait déjà, n’est donc ni prophétie, ni excitation, ni appel. On sait trop aujourd’hui que n’appartenant à aucun parti, repoussant toutes les écoles, je n’ai pas de public à qui je puisse adresser des instructions et des ordres du jour. Je dis ce qui est, conséquemment ce qui sera : je n’ai de raison d’écrire que la vérité qui me frappe, et le désir d’éclairer sur leur situation mes compatriotes et mes contemporains.

Comment et dans quel ordre se poseront les questions ? Combien durera l’élaboration révolutionnaire ? Tout finira-t-il par une nuit du 4 août, ou par une suite de victoires de la révolution sur la contre-révolution ? Quelles transactions seront faites ? Quels délais, quels ajournements accordés ? Quelles modifications aux principes les partis, les sectes et les amours-propres feront-ils prévaloir ? Quels épisodes, parlementaires, administratifs, électoraux, militaires, viendront animer, embellir cette épopée ? — Je l’ignore ; je ne sais absolument rien de ces choses. Encore une fois, je ne suis pas plus un diseur de bonne aventure, qu’un homme de parti ou de secte. Je tire, d’après le présent, les conséquences générales de l’avenir : ce sont quelques feuillets du livre de la Destinée que je jette aux vents. Cela sera, voilà ce que je puis dire, parce que c’est écrit, et que nous ne pouvons pas l’empêcher. Mais de quelle manière cela se fera, je ne le saurais prévoir, attendu que nous en sommes parfaitement les maîtres, et que sur ce point notre libre arbitre est juge en dernier ressort.

Je supplie donc mes lecteurs de ne pas juger tout à fait de mes sentiments d’homme, d’après mes convictions d’historien. Plus d’une fois il m’arrivera de soutenir, au point de vue de la nécessité des choses, telle mesure sur laquelle, si je n’écoutais que mon cœur, je transigerais peut-être : scission pour moi douloureuse, mais dont le public me saura gré, s’il préfère le logicien inflexible qui l’instruit, à l’écrivain élégant et sentimental qui le flatte.

D’après les préliminaires que nous venons d’établir, nous avons donc en ce moment à faire trois choses :

1o Arrêter net la tendance désorganisatrice que nous a léguée l’ancienne révolution, et procéder, à l’aide du nouveau principe, à la liquidation des intérêts établis. — C’est ainsi qu’en usa l’Assemblée constituante dans la nuit du 4 août 1789 ;

2o Organiser, toujours à l’aide du nouveau principe, les forces économiques, et donner la constitution de la propriété ;

3o Fondre, immerger et faire disparaître le système politique ou gouvernemental dans le système économique, en réduisant, simplifiant, décentralisant, supprimant l’un après l’autre tous les rouages de cette grande machine qui a nom le Gouvernement ou l’État.

Telles sont les questions que nous allons traiter dans cette étude et les deux suivantes. Dans un autre ouvrage, reprenant de plus haut la pratique révolutionnaire, nous tâcherons d’en dégager l’idée supérieure, notamment en ce qui concerne les idées religieuses, la morale, la philosophie, la littérature et les arts, et nous dirons le dernier mot de la révolution actuelle.

Je suppose qu’en 1852 le Peuple, convoqué pour élire ses représentants, avant d’aller aux urnes se consulte lui-même ; qu’il rédige, comme en 89, le cahier de ses vœux, et charge ses mandataires d’en procurer l’exécution ; qu’il leur dise :

Je veux la révolution pacifique ; mais je la veux prompte, décisive, complète. Je veux qu’à ce régime d’oppression et de misère, succède un régime de bien-être et de liberté ; qu’à une constitution de pouvoirs politiques soit substituée une organisation des forces économiques ; que l’homme et le citoyen, au lieu de tenir à la société par aucun lien de subordination et d’obéissance, ne soit lié que par son libre contrat. Je veux enfin qu’à la réalisation de mes désirs vous fassiez servir les institutions mêmes que je vous charge d’abolir et les principes de droit que vous aurez à compléter, de telle sorte que la société nouvelle apparaisse comme le développement spontané, naturel et nécessaire de l’ancienne, et que la Révolution, tout en abrogeant le vieil ordre de choses, en soit cependant le progrès.

Je suppose, dis-je, que le peuple, une fois éclairé sur ses vrais intérêts, déclare sa volonté, non pas de réformer le gouvernement, mais de révolutionner la société : dans ce cas, sans préjudice d’un meilleur plan, sans que je prétende que la marche ici indiquée ait rien d’absolu et ne puisse recevoir toutes sortes de modifications, voici comment je conçois que les Représentants du peuple pourraient accomplir leur mandat.

Je prends mon point d’attache sur une question que l’on trouvera peut-être fastidieuse, la Banque d’escompte : je tâcherai, en supprimant tout détail technique, toute discussion de théorie, de la présenter sous un jour nouveau et plus intéressant.


1. Banque nationale.


Deux producteurs ont le droit de se promettre et garantir réciproquement la vente ou l’échange de leurs produits respectifs, en convenant de la chose et du prix (art. 1589 et 1703 du Code civil).

La même promesse de vente ou d’échange réciproque, sous les mêmes conditions légales, peut exister entre un nombre illimité de producteurs : ce sera le même contrat, répété un nombre illimité de fois.

Les citoyens français ont donc le droit de s’entendre, et au besoin donc se cotiser, pour la fondation de boulangeries, boucheries, épiceries, etc., qui leur garantissent la vente et l’échange à prix réduit, et en bonne qualité, du pain, de la viande, de tous les objets de consommation, que l’anarchie mercantile leur livre à faux poids, faux titre, et prix exorbitant. C’est dans ce but que s’est fondée la Ménagère, société d’assurance mutuelle pour le juste prix et l’échange véridique des produits.

Par la même raison lesdits citoyens ont le droit de fonder, pour leur commun avantage, une Banque, au capital qu’il leur plaira, dans le but d’obtenir à bas prix le numéraire indispensable à leurs transactions, et même de faire concurrence aux Banques particulières et privilégiées. En traitant entre eux pour cet objet, ils ne feraient qu’user du droit qui leur est garanti par le principe de la liberté du commerce et les articles 1589 et 1703 du Code civil, qui en sont l’interprétation.

Ainsi une Banque d’escompte peut être l’objet d’un établissement public, et pour fonder cet établissement il n’est besoin ni d’association, ni de fraternité, ni de solidarité, ni d’intervention de l’État : il ne faut qu’une promesse réciproque de vente ou échange, en un mot un simple contrat.

Ceci posé, je dis que non-seulement une Banque d’escompte peut être l’objet d’un établissement public, mais qu’il y a nécessité que cela soit : voici mes preuves.

1o La Banque de France a été fondée, avec privilége du Gouvernement, par une compagnie d’actionnaires, au capital de 90 millions. Le numéraire actuellement enfoui dans ses caves, s’élève à 600 millions, environ. Or, ce numéraire qui s’est accumulé dans les caves de la Banque, par suite de la substitution du papier au métal dans la circulation générale, est, pour les cinq sixièmes, la propriété des citoyens. Donc la Banque, par la nature de son mécanisme, qui consiste à la faire jouir de capitaux qui ne lui appartiennent pas, doit être un établissement public.

2o Une autre cause de cette accumulation de numéraire est le privilége gratuit, que la Banque de France a obtenu de l’État, d’émettre des billets en guise des écus dont elle est dépositaire. Or, comme tout privilége est une propriété publique, la Banque de France, en vertu de son privilége même, tend à devenir un établissement public.

3o Le privilége d’émettre des billets de banque, et de remplacer peu à peu dans la circulation les espèces par du papier, a pour résultat immédiat, d’un côté, de faire jouir les actionnaires de la Banque d’un intérêt qui n’est pas celui de leurs capitaux ; d’autre part, d’entretenir le prix de l’argent à un taux élevé, au grand profit de la classe des banquiers et prêteurs, mais au grand détriment des producteurs, fabricants, commerçants, consommateurs de toute nature, qui font emploi de numéraire. — Cette jouissance et cette surélévation, effet du désir qu’a eu de tout temps le Pouvoir d’être agréable à la classe capitaliste et riche, sont injustes ; elles ne peuvent être éternelles : donc la Banque, par l’illégitimité de ses bénéfices, est condamnée à devenir un établissement public.

Je propose donc en premier lieu, pour obéir aux indications que fournit la pratique financière, que les Représentants du peuple, porteurs des cahiers de leurs départements, utilisant la qualité que leur donne la Constitution politique de 1848, rendent un décret, par lequel la Banque de France serait déclarée, non pas propriété de l’État, je dirai pourquoi tout à l’heure, mais établissement d’utilité publique, et la liquidation de la compagnie ordonnée.

Ce n’est pas tout.

La Banque de France, devenant établissement d’utilité publique, ayant pour capitalistes ses propres clients, n’aurait d’intérêts à servir à personne. D’abord, l’axiome de droit, Res sua nulli servit, y est contraire. Ensuite, le bien général, qui veut que l’argent, comme la viande, le vin et les autres marchandises, soit donné au meilleur marché possible, s’y opposerait. Tous les commerçants et industriels le reconnaissent : c’est la cherté de l’argent et des capitaux qui entretient la misère dans notre pays, et qui fait notre infériorité vis-à-vis de l’Angleterre.

L’intérêt de l’argent, à la Banque actuelle, est 4 : ce qui veut dire, 5, 6, 7, 8 et 9 chez les autres banquiers, qui, presque seuls, ont la faculté d’escompter à la Banque.

Or, cet intérêt appartenant au public, le public serait maître de le réduire, à volonté, à 3, 2, 1, 1/2 et 1/4 p. %, suivant qu’il trouverait plus d’avantage à tirer de la Banque un gros revenu, ou à faire ses affaires à meilleur compte.

Qu’on entre dans cette voie de réduction, pour si peu que ce soit, qu’on la parcoure avec la lenteur qu’on voudra : le plus ou le moins de célérité ne fait rien à la chose. Mais je dis qu’alors la tendance sociale, en ce qui concerne l’escompte et le prix de l’argent, sur tout le territoire de la République, sera immédiatement, ipso facto, changée, et que ce simple changement aura fait passer le Pays du statu quo capitaliste et gouvernemental, à l’état révolutionnaire.

Eh bien ! est-ce quelque chose de si effrayant qu’une révolution ?

Que si à présent l’on me demande à quel chiffre je pense, en mon particulier, que doive être poussée tout d’abord la réduction de l’intérêt, je n’hésite point à répondre : au chiffre rigoureusement nécessaire pour couvrir les frais d’administration et d’usure des métaux, soit 1/2 ou 1/4 p. % ; et tel est le second article que je propose d’ajouter au décret.

Je ne discuterai point ici les raisons de ce sentiment, qui m’a été longtemps personnel. Je les ai données ailleurs. Quant à présent, je ne m’occupe ni d’économie politique, ni de finance, ni de morale ; je fais purement et simplement de la révolution. C’est pourquoi, tout en prenant la liberté d’exprimer à l’avance mon opinion en ce qui touche la pratique, j’insiste principalement sur le principe. Le jour où vous aurez décrété la démocratisation de la Banque et la réduction de l’intérêt, ce jour-là vous serez entré dans la voie révolutionnaire.

Toutefois, je ne puis me dispenser de toucher en passant une considération essentielle. Si je désire ne payer aucun intérêt à la Banque, c’est que l’intérêt est à mes yeux une pratique gouvernementale, féodale, dont nous ne parviendrions jamais à nous délivrer, si la Banque du Pays devenait une Banque d’État. Pendant longtemps le Socialisme n’a rêvé que Banque d’État, Crédit de l’État, revenus et bénéfices de l’État ; ce qui voulait dire : consécration démocratique et sociale du principe spoliateur ; exploitation du travailleur au nom, à l’exemple et sous le patronage de la République. Mettez la Banque du peuple aux mains du Gouvernement : et sous prétexte de ménager à l’État les produits de l’escompte en compensation d’autres impôts, on créera à la charge du Peuple de nouvelles sinécures, de gros traitements, des gaspillages inconnus ; on favorisera de nouveau l’usure, le parasitisme et le privilége. Non, non, je ne veux pas de l’État, même pour serviteur ; je repousse le Gouvernement, même direct ; je ne vois dans toutes ces inventions que des prétextes au parasitisme et des retraites pour les fainéants.

Tel serait mon premier acte révolutionnaire, celui par lequel je procéderais à la liquidation de la société.

Qu’y trouvez-vous d’injuste et de violent ? Vous paraît-il empreint de despotisme, ou marqué au coin de la liberté ? N’y reconnaissez-vous pas l’expression du principe organique, la réciprocité, le contrat ? Les commerçants, fabricants, industriels, agriculteurs, etc., auront-ils à s’en plaindre ? Une fois le décret rendu par l’Assemblée nationale, — car pourquoi ne me servirais-je pas pour changer les choses des choses mêmes ? — l’institution fondée, le conseil d’administration élu, qu’est-ce que la Banque du peuple pourrait avoir de commun avec le Gouvernement ? Et quant à cette fameuse centralisation dont on paraît si fier et si jaloux, celle qu’aurait créée, entre toutes les communes, industries et corporations, l’égalité du taux de l’intérêt, à 3, à 2, à 1, ou 1/2 p. %, ne vous semble-t-elle pas supérieure à celle qui résulterait, dans le même ordre d’intérêts, de la haute prépondérance de la Banque centrale, présidée par le ministre des finances, sur tous les travaux agricoles et industriels ? Sachez-le donc, politiques de routine, la vraie centralisation, ce n’est pas la hiérarchie des fonctionnaires, c’est l’égalité des garanties et des moyens.


2. Dette de l’État.


J’ai dit, en faisant la critique générale du Gouvernement, que si le contrat pouvait résoudre une seule question d’intérêt entre deux individus, il pouvait résoudre de même toutes celles qui surgissent entre des millions : d’où il suit que le problème de l’ordre dans la société est des millions de fois plus aisé à attaquer par voie de transaction que par voie d’autorité. C’est ce que j’espère porter dans cette étude et celles qui suivront, jusqu’au dernier degré d’évidence. Le premier problème, celui de l’échange et de la circulation, résolu, tous les autres vont se résoudre.

La dette publique, flottante et consolidée, est d’environ 6 milliards. Les intérêts, d’après le budget de 1851, sont de 270 millions.

À cette rente de 270 millions est attachée une autre rente qui, sous le nom d’amortissement, a pour but d’éteindre chaque année, par le rachat, une partie de la rente perpétuelle. Cet amortissement est de 74 millions.

Dire comment cet amortissement, toujours porté au budget, toujours fourni par le contribuable, n’amortit jamais rien ; comment il passe tout entier dans les excédants de dépense ; comment la dette s’accroît sans cesse, est une question qui n’entre pas dans mon plan. Tout ce que je cherche, pour le moment, c’est le moyen de rembourser la dette.

Enfin, à ces 344 millions d’intérêts et amortissement, ajoutez 56 millions de pensions et retraites, dont, par exception, le Gouvernement fait jouir, aux frais du Pays, après vingt-cinq, trente ans de service, ses fonctionnaires : vous aurez le total des redevances de l’État, en dehors de tout service, 400 millions.

Or, de cela seul que l’État, en se faisant emprunteur, a fondé une caisse d’amortissement, qui a pour but avoué de le libérer, il s’ensuit déjà qu’il y a tendance et désir de l’État à s’exonérer ; je dis plus, l’État a droit, droit naturel, inhérent à sa qualité de débiteur, et moyennant remboursement, de poursuivre son exonération.

Les intérêts de la dette sont constitués aux taux de 5, 4 ½, 4 et 3 p. %. — Cela prouve encore que, selon les circonstances, l’État, comme tous les emprunteurs, subit des conditions plus ou moins onéreuses, et que s’il trouvait la possibilité d’emprunter à un taux inférieur, il aurait la faculté d’en user.

En effet, qui dit rente perpétuelle, dit dette non exigible par le créancier, mais remboursable à volonté par le débiteur : les praticiens de la finance reconnaissent généralement que telle est la condition de l’État vis-à-vis des rentiers.

Si donc, par le premier décret que nous avons fait rendre aux Représentants de 1852, le crédit était organisé démocratiquement par toute la République, et l’intérêt de l’argent à la Banque nationale réduit de 4 à 3 p. % : par suite de cette concurrence faite aux banquiers, il y aurait affluence de capitaux à la Bourse et demande de placements sur l’État, qui serait maître alors de remplacer une partie de ses rentes à 5, 4 ½ et 4 p. % par des rentes à 3 ; c’est ce qu’on appelle une conversion. Si l’intérêt à la Banque était réduit à 1/2 ou 1/4 p. %, la facilité du remboursement croîtrait pour l’État dans une proportion analogue. Au bout d’un certain temps, il aurait converti toute la dette, diminué la rente annuelle de sept huitièmes ; ou pour mieux dire, la rente à recevoir devenant insignifiante pour les titulaires, et la demande de remboursement se faisant par eux-mêmes, l’État aurait à servir, non plus des intérêts, mais des annuités. La force des choses, indépendamment de toute sollicitation de l’État, amènerait cette situation.

Il s’agit maintenant, au lieu d’attendre le mouvement, d’aller au-devant de lui, de le provoquer, de faire servir à l’acquittement rapide et définitif des dettes de l’État toute la faculté que lui assure son droit, toute la puissance que lui fournit l’institution d’une Banque nationale.

J’observe d’abord, comme je l’ai fait tout à l’heure, que, quelque parti qu’on choisisse, qu’on se résigne à attendre les effets de la réduction de l’intérêt à l’escompte, offres de capitaux, demandes d’inscriptions, etc., ou qu’on prenne l’initiative des conversions, la tendance du Budget, conséquemment celle du Pays, en ce qui concerne cette partie de l’organisme politique, aura été changée ; et qu’une fois en train de payer nos dettes au lieu de les aggraver continuellement, nous serons dans la voie révolutionnaire. La différence de rapidité dans la marche à suivre, le quantum des réductions à opérer, ne touche pas au principe ; et c’est le principe, c’est la tendance qu’il faut surtout considérer.

Voulez-vous augmenter vos dettes ? c’est de la Réaction. En ce cas, point de Banque nationale, point de réduction de l’intérêt. Liberté entière à l’agiotage, concession à perpétuité du privilége de la Banque de France, consolidation périodique de la dette flottante, emprunts de l’État à 25, 30, 40 au-dessous du pair, etc.

Voulez-vous, au contraire, diminuer vos dettes ? c’est de la Révolution. Alors, vous n’avez qu’un moyen, c’est d’enlever aux capitaux particuliers l’industrie de l’escompte, et de fixer partout l’intérêt du commerce à 1/2 ou 1/4 p. %. Par cette mesure les capitaux affluent à la Bourse : vous convertissez et amortissez jusqu’à extinction.

Entre la Réaction et la Révolution, voilà toute la différence !

Or, puisque j’ai commencé de donner mon opinion, je dirai qu’à mon avis la meilleure marche à suivre, la plus sûre, la plus équitable, c’est de faire pour la Dette comme pour la Banque, d’anéantir d’un seul coup l’intérêt. Je veux dire qu’à partir du jour du décret, les intérêts, que l’on continuerait de payer, comme devant, aux porteurs d’inscriptions, leur seraient comptés en déduction du principal, à titre d’annuités, ledit principal fixé, quel que fût l’état de la Bourse, au pair, et la différence du cours au pair devant tenir lieu de prime pour le délai du remboursement.

Oh ! je sais bien que les rentiers, les joueurs de Bourse, toute la séquelle financière, crieront à la spoliation, parce que l’État, au lieu d’opérer sur le principal, comme cela se fait tous les jours à la Bourse, opérerait sur l’intérêt. Admirez la morale bancocratique ! La spéculation agioteuse, qui exagère ou atténue le capital inscrit, la valeur réelle, en conservant le même intérêt, est chose légitime : le décret du Souverain au contraire, qui, suivant l’impulsion de la Banque, annulerait l’intérêt, la valeur instable, abusive, en restituant intégralement le Capital, serait vol ! Et ces gens-là se disent économistes, moralistes, jurisconsultes, hommes d’État ! il y en a même qui se font passer pour chrétiens ! Soit. J’ai trop longtemps disputé avec cette canaille : j’en demande pardon à l’Humanité. Ils sont les plus forts ! prenons patience. Il y a des retours aux choses d’ici-bas…

Je m’adresse aux hommes de bon sens et de bonne foi. Si, par le cours naturel des choses, par la loi du marché, l’intérêt de l’argent tombait généralement en France à 3 p. %, il n’y a personne qui ne trouvât qu’une conversion du 5, du 4 ½ et du 4 en 3 fût chose parfaitement légitime. Pourquoi donc cesserait-elle de l’être si, par un acte de la volonté souveraine, par un progrès de la raison publique et une transaction entre tous les intérêts, le principe créditez-vous les uns les autres, qui n’est aujourd’hui que de conseil, devenait le premier article du pacte social ? si, en vertu de cette loi du Pays, dont on voit poindre déjà la première lueur dans les associations pour le bon marché, le prix du numéraire tombait au niveau des frais d’administration de la Banque ? Toutes les affaires étant subordonnées au mouvement de l’escompte public, quelle iniquité y aurait-il à ce que la réciprocité fût exigée des créanciers de l’État ? Et parce que la dette aurait été contractée avant la loi, s’ensuivrait-il que le capital prêté dût en être affranchi ? Ne suffirait-il pas, pour que la non-rétroactivité fût observée à son égard, que la loi ne s’étendît pas aux termes antérieurs et ne frappât que ceux à échoir postérieurement ?

Ce que la Société fait pour tous, elle a droit de l’attendre de chacun ; la même remise dont elle fait jouir les citoyens sur leurs escomptes, elle doit en profiter à son tour sur les intérêts qu’elle paye. La première est la mesure de la seconde : telle est la loi de la Réciprocité, la loi du Contrat, hors de laquelle il n’est que misère et servitude pour le producteur.

Or, dites-moi, pour accomplir cette importante réforme, payer les dettes de l’État, faire défense à tous ministres, à l’avenir, de contracter au nom du Pays aucun emprunt, attendu que sous le nouveau régime cette pratique de la vieille finance sera complétement abandonnée ; supprimer toutes pensions, retraites, etc., parce que c’est aux départements, communes, corporations, associations, etc., de prendre soin de leurs invalides, comme de récompenser et décorer leurs serviteurs ; décharger, en un mot, l’Administration centrale de cette énorme gestion du Grand-Livre, de l’Amortissement, de la Dette flottante, des caisses d’Épargnes, de la distribution des croix, rubans, retraites et pensions : faut-il remanier dix fois encore notre constitution politique ? nous épuiser pendant cinquante ans en bacchanales parlementaires ? recommencer la tragi-comédie de 91, 93, 95, 99, 1804, pour finir par 1814, 1830 et 1848 ? user jusqu’à la Nation, avec ces billevesées de Législation directe, Gouvernement direct, et autres, qu’enfante tous les jours le cerveau malade des chefs de partis et d’écoles ?…

Le Peuple, en immense majorité, ne sait pas même qu’il a des dettes. Il ignore ce que c’est qu’amortissement, consolidation, conversion, annuités ; il serait étrangement scandalisé si on lui disait ce que c’est qu’un Emprunt à 55, 70 ou 75. Il se passera peut-être un demi-siècle avant qu’il soit en état de comprendre ce fait, d’histoire élémentaire, que de 1789 à 1852, les choses ont été arrangées de telle façon dans le Gouvernement, qu’à la seconde de ces époques, après avoir balayé les dettes de l’ancien régime, le Peuple avait à payer de nouveau chaque année, sous les noms de Dette publique, Amortissement, Emprunts, Pensions, Retraites, une somme de plus de 400 millions de francs, en remplacement des anciens droits féodaux qu’il croyait abolis !

Et c’est ce peuple, ignorant de tout ce qui l’intéresse, qu’on entretient de souveraineté, de législation, de gouvernement ! Pour amuser son esprit et le détourner de la Révolution, on lui parle politique et fraternité ! Plaisants révolutionnaires, qui prennent toujours, comme disait un ancien, la fève blanche pour la rouge, et ne sont occupés qu’à éluder, dissimuler, enterrer les questions essentielles. En vérité, s’ils eussent vécu en 89, ils auraient sauvé, par leur prudence, la monarchie et la féodalité. Ils n’auraient pas permis qu’on parlât au Peuple, ni du Déficit, ni du Livre rouge, ni du Pacte de famine, ni de la Dîme, ni des Droits féodaux, ni des Biens du clergé, ni des millions de misères qui rendaient la Révolution nécessaire. Ils auraient prêché l’Association et l’État serviteur ! N’est-ce pas ainsi qu’ils en ont usé après février ? Qui donc s’occupait de la Révolution dans le Gouvernement provisoire ? qui s’inquiétait d’une liquidation à l’Hôtel-de-Ville ? qui y songeait au Luxembourg ? qui, dans la Montagne, oserait articuler cette forte parole ?…

Ne comptons plus sur les hommes : la Révolution, au dix-neuvième siècle, sera l’œuvre de la Fatalité. Fatalité ! ayez pitié de nous.


3. Dettes hypothécaires : Obligations simples.


La dette publique arrêtée, liquidée, il faut arrêter aussi et liquider les dettes des citoyens.

Les dettes des particuliers sont de deux sortes : hypothécaires, quand elles ont été contractées à long terme, et qu’elles reposent sur un gage immobilier ou hypothèque ; chirographaires, quand elles n’ont pour garantie qu’un simple billet.

Joignons-y les actions de commandite, dont l’intérêt se distingue généralement du bénéfice, et se porte chaque année au débit des sociétés.

Les intérêts payés pour ces deux espèces de dettes peuvent être évalués à 1,200 millions : la totalité de la dette publique, évaluée en capital au denier vingt, ne serait donc que le tiers de la dette privée.

Or, il en est de celle-ci comme de l’autre : non-seulement elle a le désir de décroître, elle cherche à réduire ses intérêts. Les projets présentés sous la Constituante par les propriétaires les plus honorables, tels que MM. Flandin, Pougeard et autres, qui, sous ce rapport, firent preuve d’esprit révolutionnaire, n’avaient d’autre but, sous le titre d’Organisation du crédit foncier, que de fournir à l’agriculture, à la propriété, à l’industrie, l’argent à bas prix, et de les délivrer petit à petit de l’usure. L’amélioration dont ces très-honnêtes et très-modérés républicains espéraient faire jouir leurs commettants par leur réforme, n’était pas moindre de 6 p. % en moyenne, sur la totalité des intérêts. Au lieu de 9 p. % que l’argent coûte à la propriété, les Banques de crédit foncier n’auraient exigé que 3. C’était faire en une certaine mesure ce que je propose par la liquidation de la Banque de France de faire pour le tout ; c’était, du plus au moins, entrer dans la Révolution. Personne n’avisa cependant qu’une telle institution eût été la spoliation des anciens prêteurs. Les critiques se bornèrent à soutenir qu’on n’y aurait pas confiance, que le papier de crédit serait sujet à dépréciation, etc. Je n’ai point à approuver ni désapprouver les divers modes d’exécution qui furent tour à tour présentés et rejetés. Je me borne à constater que la pensée était éminemment révolutionnaire, et que c’est surtout parce qu’elle était révolutionnaire qu’elle fut écartée. La corporation des exploiteurs de numéraire trouva que l’intérêt à 9 p. % valait mieux pour elle que l’intérêt à 3, que le privilége était bon pour le privilégié, que la Banque agricole menait droit au socialisme, etc. Qui tient tient, badin qui demande, dit le proverbe. Ceux qui voulaient rogner les ongles à l’usure n’étant pas en majorité dans la Constituante, furent battus, et avec raison. Puisque, dans nos mœurs gouvernementales, la justice est primée par la politique, et la vérité par le scrutin, ce qui a été fait a été bien fait : nous n’avons pas droit de nous plaindre.

Toutefois, il est permis d’y revenir. Un simple changement de majorité peut faire changer la loi : c’est dans cette prévision que je publie ce programme.

L’honorabilité de la réforme hypothécaire, je veux dire de la réduction de l’intérêt des prêts sous seing-privé et sur hypothèque, ainsi mise hors de cause, la question est de savoir, 1o à quel taux sera fixé l’intérêt ; 2o en quel délai le nouveau régime sera, partout, substitué à l’ancien.

Quelque système que l’on adopte, et sur le taux de l’intérêt, et sur les conditions du prêt, et sur la forme du papier, et sur le chiffre des émissions, il est clair qu’une fois engagée dans cette route, la tendance de la société, en ce qui concerne les prêts et les dettes, aura changé ; de rétrograde qu’elle est en ce moment par la difficulté du crédit et l’élévation de l’intérêt, elle sera devenue, par la facilité du prêt et la modération du prix, révolutionnaire. Le plus ou le moins de vivacité qu’on donnera au mouvement ne fera rien à sa nature : que vous partiez de Paris pour Dunkerque par le chemin de fer ou par le roulage, vous n’en tournez pas moins le dos à Bayonne.

Supposez que la Banque hypothécaire de MM. Flandin, Pougeard, etc., à 3 p. %, existe : au bout de quelque temps, par ses émissions, cette banque sera devenue la régulatrice de l’hypothèque, et généralement de l’intérêt, qui s’abaissera de toutes parts à mesure que s’étendra l’influence de l’institution.

Supposez encore que cette Banque borne ses émissions, c’est-à-dire la quotité de ses crédits, à 500 millions par an : le total des dettes, publiques, communales et privées, étant par hypothèse de 25 milliards, en moins de cinquante ans le roulement de la Banque aura entièrement absorbé cette masse, à moins que les prêteurs actuels ne maintiennent leurs titres par la prolongation des échéances et la réduction volontaire de leurs intérêts.

D’après ce calcul, la révolution du crédit, dans la mesure de 9 à 3 p. %, s’accomplirait en un demi-siècle.

Préférez-vous, au contraire, continuer l’ancien régime et le fortifier encore ? Le moyen est simple. Ne faites rien ; repoussez, comme a fait la majorité de la Constituante, tous les projets relatifs au crédit. Les dettes s’accumulant toujours, le Pays sera écrasé, la propriété ruinée, le travail dompté ; la Nation avec l’État s’enfoncera dans l’esclavage, jusqu’à ce qu’elle en sorte par le moyen ordinaire, la banqueroute.

Ainsi, point de milieu entre la Réaction et la Révolution. Mais la Réaction est mathématiquement impossible : nous ne sommes pas libres de ne pas nous révolutionner, nous n’avons de choix que pour la vitesse. Je préfère, quant à moi, la locomotive.

Mon avis est donc d’en user pour la dette privée comme nous avons fait pour la dette publique et pour la Banque ; c’est-à-dire de franchir d’un bond la carrière, et de toucher borne sans faire de station dans les auberges. À cette fin, sans nous préoccuper de gouvernement, de constitution, prorogation, révision, ni d’association, nous procéderons par mesure générale, et puisque l’État, bien que déjà entamé par notre précédent projet, est encore le grand ressort de la société, nous nous servirons de l’État.

« Par décret de l’Assemblée Nationale,

» Vu les décrets antérieurs qui fixent le taux des escomptes à la Banque et les intérêts de la dette publique à 1/2 p. %,

» Les intérêts de toutes créances, hypothécaires, chirographaires, actions de commandite, sont fixés au même taux.

» Les remboursements ne pourront être exigés que par annuités.

» L’annuité, pour toutes les sommes au-dessous de 2,000 fr., sera de 10 p. % ; pour les sommes au-dessus de 2,000 fr., 5 p. %.

» Pour faciliter le remboursement des créances et suppléer à la fonction des anciens prêteurs, une division des bureaux de la Banque nationale d’escompte deviendra Banque foncière : le maximum de ses avances sera, par année, de 500 millions. »

Qui donc se plaindra d’une réforme logique, bienfaisante, dans son universalité comme dans son radicalisme ? Les prêteurs ? Ils ne sont pas un sur mille. Mais, si peu nombreux qu’ils soient, il faut les entendre : ce n’est pas notre force qui fait notre droit.

À coup sûr, celui qui prête à 6, 8 et 9, ne se plaindra jamais que le paysan le vole, parce qu’il lui préfère un autre prêteur qui fait crédit à 3 : sur ce point, les capitalistes ne feront pas d’objections. Mais voici ce qu’ils diront aux hypothéqués et à l’État :

Vous pouvez réduire l’intérêt, et même généraliser la réduction, si, par une affluence subite de capitaux ou une combinaison financière, vous trouvez un crédit au-dessous du taux actuel. Mais ce que vous n’avez pas le droit de faire, c’est d’ajourner le remboursement. Vous violeriez la foi des contrats. Ou rendez-nous, sur-le-champ, nos capitaux ; ou subissez l’intérêt. Voilà le dilemme.

Et comme la totalité des dettes, non compris celles des communes et de l’État, s’élève peut-être à 18 milliards, tandis qu’il existe tout au plus un milliard de numéraire dans la circulation, il est clair que le remboursement est impossible. Nous sommes pris.

J’étais à Lyon en 1846-47, employé dans une maison de commission et de transports par eau. La maison avait des marchés à l’année, avec un grand nombre d’expéditeurs et réceptionnaires du Midi et de l’Est. Les prix de voiture, fixés à forfait, comprenaient les droits de navigation, tant sur les canaux que sur les fleuves. Une ordonnance de dégrèvement en faveur des céréales étant survenue, le montant des droits de navigation fut intégralement déduit des lettres de voiture : ce furent les clients, non les voituriers, qui profitèrent de la remise. Le contraire aurait eu lieu, si le ministre, au lieu de diminuer les droits, les avait augmentés. Dans les deux cas, il y avait force majeure, provenant du fait du prince, et qui, se passant hors des prévisions du contrat, devait se liquider indépendamment du contrat.

Appliquons cette règle.

Si, par un événement imprévu, résultant de l’amélioration de la place et de l’intervention de l’autorité, le taux légal de l’intérêt est abaissé à 3, 2, 1 ou 1/2 p. %, il est clair qu’à l’instant même tous les intérêts stipulés dans les contrats antérieurement écrits, doivent être réduits proportionnellement. Le prix de l’argent est, comme le prix du transport et de toute marchandise, composé d’éléments divers, dont la multiplication produit la hausse, dont l’absence doit par conséquent amener la baisse. Jusqu’ici la parité est exacte.

Mais le créancier, qui n’a plus d’intérêt au crédit, exige le remboursement : c’est-à-dire qu’il profite de la rareté du numéraire pour éluder la loi et maintenir ses intérêts. La mauvaise foi est flagrante : toutefois le prétexte est spécieux ; il faut y répondre.

Sur quoi repose le commerce de l’argent ? sur la rareté même de l’argent. Si la quantité d’or et d’argent était dix fois, vingt fois plus forte, la valeur de ces métaux serait dix fois, vingt fois moindre : par conséquent l’intérêt dix fois, vingt fois plus faible. On finirait même par ne faire pas plus d’état de l’argent et de l’or que du fer et du cuivre : ils ne seraient plus réputés instruments d’échange. On les vendrait, on les achèterait comme le fer et le cuivre ; on ne les prêterait plus à intérêt. La rareté du numéraire est donc essentielle à la nature de sa fonction.

Mais cette rareté n’en est pas moins un mal, puisqu’en dernière analyse c’est toujours de cette rareté que se plaignent l’agriculture, le commerce et l’industrie : en sorte que, par une contradiction singulière, le travail et l’échange sont condamnés à souffrir de la rareté d’une marchandise qui leur est nécessaire, et qui ne peut pas ne pas être rare.

Or, les citoyens par leur accord, ou l’État qui jusqu’à nouvel ordre les représente, ont trouvé moyen de faire que l’argent, sans devenir moins rare, par conséquent sans rien perdre de sa valeur, ne mette plus en souffrance leurs intérêts, ne soit plus une gêne au commerce et au travail ; ce moyen, c’est d’en centraliser la circulation et d’en rendre le prêt réciproque.

N’est-il pas évident, après cela, que se prévaloir de la rareté du numéraire pour exiger un remboursement impossible, ou à défaut un intérêt illégal, c’est argumenter du fait même dont le législateur a voulu annihiler la maligne influence, et poser comme principe ce qui est précisément en question, mieux que cela, ce qui a été jugé ?

Vous nous réclamez dix-huit milliards d’espèces, pouvons-nous dire aux capitalistes ; comment donc se fait-il qu’il en existe à peine deux ? Comment, avec deux milliards d’écus, êtes-vous parvenus à vous rendre nos créanciers pour dix-huit ? C’est, direz-vous, par le roulement du numéraire et le renouvellement des prêts. C’est donc aussi par le roulement du numéraire et le renouvellement des annuités que nous nous acquitterons envers vous. Vous avez pris temps pour prêter, nous prendrons temps pour rembourser. N’êtes-vous pas déjà bien heureux, en perdant l’intérêt, de conserver les valeurs ?

Mais le raisonnement n’y fera rien. L’aigle défend son aire, le lion son antre, le pourceau son auge : le capital ne lâchera pas son intérêt. Et nous, pauvres patients, nous sommes ignorants, désarmés, divisés ; il n’est pas un de nous, lorsqu’une veine le pousse à la révolution, qui ne soit retenu par une autre dans la résistance !

En 89, la chose était claire au moins : d’un côté la noblesse, le clergé, la couronne ; de l’autre le Tiers-État, formant à lui seul les quatre-vingt dix-neuf centièmes de la nation. Aujourd’hui les intérêts sont divisés, compliqués à l’infini ; le même individu peut résumer en sa personne dix intérêts, dix opinions contradictoires. La République de février, en s’engageant dans ce fourré, a été comme le dragon à plusieurs têtes : elle est restée dans la haie. Plus elle fait d’efforts, plus elle s’embarrasse. Il n’y a qu’un moyen d’en finir : c’est de mettre le feu au buisson.


4. Propriété immobilière : Bâtiments.


Quelles que soient mes conclusions personnelles, quelque radicalisme que je professe dans mes propositions, on remarquera cependant que toujours je pars d’un principe généralement admis, d’une pratique suivie, d’une tendance reconnue, d’un désir exprimé par les personnages les plus honorables ; de plus, que je procède constamment par voie de conséquence directe, en supposant le progrès aussi lent, aussi imperceptible qu’on voudra. Autre chose est pour moi la révolution, et autre chose l’exécution. La première est certaine, invinciblement engagée ; quant à la seconde, si je crois prudent et utile de lui donner la plus vive accélération, je ne verrais pas pour cela un adversaire dans un homme qui ne serait pas tout à fait de mon sentiment.

Abordons cette grande question de la propriété, source de prétentions si intolérables et de craintes si ridicules. La Révolution a deux choses à faire sur la propriété, sa liquidation et sa reconstitution. Je m’occuperai d’abord de la liquidation, et je commence par les bâtiments.

Si, par les mesures plus haut indiquées, la propriété bâtie était purgée de ses hypothèques ; si les propriétaires et entrepreneurs trouvaient, les uns pour les maisons qu’ils veulent faire bâtir, les autres pour l’achat de leurs matériaux, le capital à bas prix : il s’ensuivrait, d’abord, que les frais de construction diminueraient considérablement ; que les vieilles bâtisses pourraient, avec avantage et avec peu de dépense, se réparer ; et par contre-coup, qu’une certaine baisse se ferait sentir dans le prix des logements.

D’autre part, les capitaux ne trouvant plus à se placer avec le même avantage dans les fonds publics et les banques, les capitalistes seraient conduits à rechercher le placement en immeubles, notamment dans les maisons, toujours plus productives que la terre. Il y aurait donc, de ce côté-là aussi, surcroît de concurrence ; l’offre des logements tendrait à surpasser la demande, le prix de location descendrait encore.

Il descendrait d’autant plus que la réduction de l’intérêt perçu à la Banque et payé aux créanciers de l’État serait plus forte ; et si, comme je le propose, l’intérêt de l’argent était de suite fixé à zéro, le revenu du capital engagé dans les maisons devrait, au bout d’un certain temps, descendre également à zéro.

Alors le prix des logements ne se composant plus que de ces trois choses : l’amortissement du capital dépensé dans la construction, l’entretien du bâtiment, et l’impôt, le contrat de loyer cesserait d’être un prêt à usage pour devenir une vente de l’entrepreneur du bâtiment au domicilié.

Alors, enfin, la spéculation ne recherchant plus les maisons comme lieu de placement, mais comme objet d’industrie, le rapport entièrement civil que nous a transmis le droit romain, de propriétaire à locataire, disparaîtrait pour faire place à un rapport purement commercial ; entre le bailleur de logement et le preneur, il y aurait la même relation, par conséquent la même loi, la même juridiction, qu’entre l’expéditeur d’un colis et le réceptionnaire. En deux mots, le bail à loyer, dépouillant son caractère féodal, serait devenu Acte de commerce.

C’est toujours la loi du contrat et de la réciprocité qui nous régit, à l’exclusion de toute réminiscence gouvernementale.

Maintenant est-il vrai que l’abaissement du prix des loyers, en tant qu’il a pour cause le bas prix des capitaux et des services, est un signe d’augmentation de richesse et de bien-être pour le peuple ?

Est-il vrai que la Société aspire naturellement à cette réduction, et qu’elle n’est frustrée de son désir que par l’anarchie économique où l’a plongée l’ancienne Révolution ?

Est-il vrai, enfin, que depuis trois ans l’idée d’organiser le bon marché des logements s’est produite d’une manière officielle, notamment à l’occasion des Cités ouvrières, dont le premier souscripteur a été M. le Président de la République ?

Si ces faits sont indéniables, légitimes, dignes en tout des vœux du gouvernement et du peuple, il en résulte que la société aspire à changer la constitution de la propriété bâtie, et que si, dès le lendemain de février, elle avait su se placer dans cette direction, si l’impulsion donnée d’en haut avait pu ou su se continuer, nous serions aujourd’hui, quant à ce qui regarde les logements, en pleine voie révolutionnaire. S’il y a eu recul dans l’opinion à cet égard, la cause en est tout à la fois à l’acharnement avec lequel les factotons de M. Louis Bonaparte ont combattu toute idée d’amélioration, au défaut d’intelligence et d’énergie du parti républicain, à la misère et à l’ignorance des classes travailleuses.

Le mouvement, au lieu de se propager en réduction sur les loyers, s’est donc continué en baisse sur les immeubles : ce sont les propriétaires qui ont pâti. Tandis que le prix de loyer demeurait à peu près fixe, la propriété a perdu 50, 60 et 80 p. %. La révolution aurait soutenu la propriété ; la réaction, par ses fureurs, lui a fait subir une dépréciation irréparable.

Ceci compris, supposons que la ville de Paris, reprenant en sous-œuvre le projet abandonné des Cités ouvrières, ouvre la campagne contre la cherté des logements ; achète, aux prix les plus bas, les maisons en vente ; traite, pour leur réparation et entretien, avec des compagnies d’ouvriers en bâtiment ; puis loue ces maisons, d’après les lois de la concurrence et de l’égal échange. Dans un temps donné, la ville de Paris sera propriétaire de la majorité des maisons qui la composent ; elle aura pour locataires tous ses citoyens.

Ici, comme toujours, la tendance est avérée et significative, le droit incontestable. Si depuis la prise de la Bastille, la ville de Paris avait consacré à cette acquisition les sommes qu’elle a dépensées en fêtes publiques, au couronnement des rois et à la naissance des princes, elle aurait amorti déjà pour quelques centaines de millions de propriétés. Que le pays soit donc juge ; qu’il décide en combien d’années il entend révolutionner cette première catégorie de propriétés : ce qu’il aura résolu, je le tiendrai pour sagement résolu, et d’avance je l’accepte.

Qu’il me soit permis, en attendant, de formuler un projet.

Le droit de propriété, si respectable dans sa cause, quand cette cause n’est autre que le travail, est devenu, à Paris et dans la plupart des villes, un instrument de spéculation abusive et immorale sur le logement des citoyens. On punit comme un délit, quelquefois comme un crime, l’agiotage sur le pain et les denrées de première nécessité : est-ce donc un acte plus licite de spéculer sur l’habitation du peuple ? Nos consciences, égoïstes, paresseuses, aveugles, surtout en ce qui touche le gain, n’ont pas encore saisi cette parité : raison de plus pour que la Révolution la dénonce. Si la trompette du dernier jugement retentissait à nos oreilles, qui de nous, au moment suprême, refuserait de faire sa confession ? Faisons-la donc ; car, je vous le jure, la dernière heure approche pour la vieille prostituée. Il est trop tard pour parler de purgatoire, de pénitence graduelle, de réforme progressive. L’Éternité vous attend ; plus de milieu entre le ciel et l’enfer : il faut franchir le pas.

Je propose d’opérer la liquidation des loyers dans les mêmes conditions que celle de la Banque, de la Dette publique, des Dettes et Obligations privées.

« À dater du jour du décret qui sera rendu par les futurs représentants, tout payement fait à titre de loyer sera porté en à-compte de la propriété, celle-ci estimée au vingtuple du prix de location.

» Tout acquittement de terme vaudra au locataire part proportionnelle et indivise dans la maison par lui habitée, et dans la totalité des constructions exploitées à loyer, et servant à la demeure des citoyens.

» La propriété ainsi remboursée passera à fur et mesure au droit de l’administration communale, qui, par le fait du remboursement, prendra hypothèque et privilége de premier ordre, au nom de la masse des locataires, et leur garantira à tous, à perpétuité, le domicile, au prix de revient du bâtiment.

» Les communes pourront traiter de gré à gré avec les propriétaires, pour la liquidation et le remboursement immédiat des propriétés louées.

» Dans ce cas, et afin de faire jouir la génération présente de la réduction des prix de loyer, lesdites communes pourront opérer immédiatement une diminution sur le loyer des maisons pour lesquelles elles auront traité, de manière que l’amortissement en soit opéré seulement en trente ans.

» Pour les réparations, l’agencement et l’entretien des édifices, comme pour les constructions nouvelles, les communes traiteront avec les Compagnies maçonnes ou associations d’ouvriers en bâtiment, d’après les principes et les règles du nouveau contrat social.

» Les propriétaires, occupant seuls leurs propres maisons, en conserveront la propriété aussi longtemps qu’ils le jugeront utile à leurs intérêts. »

Que le Pays entre dans cette phase, et le salut du peuple est assuré. Une garantie plus forte que toutes les lois, toutes les combinaisons électorales, toutes les sanctions populaires, assure à jamais le logement aux travailleurs, et rend impossible le retour de la spéculation locative. Il n’y faut plus ni gouvernement, ni législation, ni codes ; il suffit d’un pacte entre les citoyens, dont l’exécution sera confiée à la commune : ce que ne feront jamais ni dictateurs ni rois, le producteur, par une simple transaction, est logé.


5. Propriété foncière.


C’est par la terre que l’exploitation de l’homme a commencé ; c’est dans la terre qu’elle a posé ses solides fondements. La terre est encore la forteresse du capitalisme moderne, comme elle fut la citadelle de la féodalité et de l’antique patriciat. C’est la terre enfin, qui rend à l’autorité, au principe gouvernemental, une force toujours nouvelle, chaque fois que l’Hercule populaire a renversé le géant.

Maintenant la place d’armes, attaquée sur tous les points, privée de ses fortins, va tomber devant nous comme tombèrent, au bruit des trompettes de Josué, les murailles de Jéricho. La machine qui doit enfoncer les remparts est trouvée : ce n’est pas moi qui en suis l’inventeur ; c’est la propriété elle-même.

Tout le monde a entendu parler des banques de crédit foncier, en usage depuis longtemps déjà parmi les propriétaires de Pologne, d’Écosse, de Prusse, et dont les propriétaires et agriculteurs français réclament avec tant d’instance l’introduction dans notre pays. Dans un précédent article, parlant de la liquidation des dettes hypothécaires, j’ai eu l’occasion de rappeler les tentatives faites à l’Assemblée nationale par quelques honorables conservateurs, pour doter la France de cette bienfaisante institution. J’ai montré, à ce propos, comment la banque foncière pouvait devenir un instrument de révolution à l’égard des dettes et usures ; je vais montrer comment elle peut l’être encore, vis-à-vis de la propriété.

Le caractère spécial de la banque foncière, après le bas prix et la facilité de son crédit, c’est le remboursement par annuités.

Supposons que les propriétaires, n’attendant plus rien de l’initiative du gouvernement, suivent l’exemple des associations ouvrières, et, prenant en main leurs propres affaires, s’entendent pour fonder, par souscription ou garantie mutuelle, une Banque.

Supposons que dans cet établissement de crédit, le chiffre des émissions soit fixé au maximum de 400 millions par année, jusqu’à concurrence d’un capital de 2 milliards, et l’annuité fixée au vingtième, payable d’avance, plus un intérêt léger en sus.

On comprend qu’avec le secours de cette banque, la propriété, qui emprunte au taux moyen de 9 p. %, peut opérer chaque année la conversion de 400 millions de ses hypothèques, c’est-à-dire, rembourser 400 millions à 9, par une inscription d’annuité de 5 ½, 6 ou 7 p. %.

Au bout de cinq ans, le capital de deux milliards aura été épuisé : mais la banque, avec ses recouvrements d’annuités et les retenues qu’elle fait sur les crédits, se trouvera avoir en caisse, du produit de ses opérations, une somme de 400 millions, plus ou moins, qu’elle replacera à nouveau. Le mouvement se continuera donc, de telle sorte qu’au bout de vingt ans la propriété foncière aura converti quatre fois 2 milliards, soit 8 milliards d’hypothèques : en trente ans elle sera délivrée des usuriers.

Encore une fois, je n’entends patroner ici aucun des projets de banque foncière qui ont pu se produire. Je crois possible d’organiser une pareille institution, et je raisonne sur cette donnée, qui est pour moi plus qu’une hypothèse.

Or, rien de plus aisé que d’appliquer au rachat de la propriété foncière le mécanisme de ce crédit, dans lequel on a l’habitude de ne voir qu’un préservatif contre l’usure et un instrument de conversion des hypothèques.

En moyenne, le revenu du capital terre est 3 p. %. Quand on dit que la terre rapporte 2, 3, 4 ou 5 p. %, cela signifie que, les frais du travail payés (il faut que le fermier, métayer ou esclave vive), le surplus, tel quel, en autres termes la part du maître, est censé représenter le vingtième, le vingt-cinquième, le tren- tième ou le quarantième de la valeur totale du fonds.

Ainsi, trente-quatre années de fermage à 3 p. %, ou quarante années à 2 ½, couvrent la valeur de la propriété.

Le paysan, fermier ou métayer, pourrait donc rembourser la terre qu’il cultive en vingt-cinq, trente, trente-quatre ou quarante années, si le propriétaire voulait traiter à cette condition ; il la rembourserait même en vingt, dix-huit et quinze ans, s’il pouvait l’acheter sous la loi de l’annuité. Qui donc alors empêche le paysan de devenir partout maître du sol et de s’affranchir du fermage ?

Ce qui l’en empêche, c’est que le propriétaire exige d’être payé comptant, et qu’à défaut de comptant, il loue la terre, c’est-à-dire qu’il s’en fait payer à perpétuité.

S’il est ainsi, dira-t-on, pourquoi le paysan ne s’adresse-t-il pas au notaire ?

Ah ! c’est que le prêt d’argent, sur hypothèques et par main de notaire, se comporte exactement comme le fermage. L’intérêt stipulé pour cette espèce de prêt ne sert nullement à l’éteindre, et il est plus fort encore que celui qu’on paye pour le sol. Le paysan se trouve ainsi enfermé dans un cercle : il faut qu’il cultive éternellement sans posséder jamais. S’il emprunte, c’est un second maître qu’il se donne : double intérêt, double esclavage. Pas moyen de se tirer de là ; il faudrait le secours d’une fée.

Eh bien ! cette fée existe ; il ne tient qu’à nous d’éprouver la vertu de sa baguette : c’est la Banque foncière.

Un jeune paysan, entrant en ménage, désire acheter un fonds : ce fonds vaut 15,000 francs.

Supposons que ce paysan, avec la dot de sa femme, un coin d’héritage, quelques économies, puisse faire le tiers de la somme, la Banque foncière, sur un gage de 15,000 francs, n’hésitera pas à en prêter 10,000, remboursables, comme il a été dit, par annuités.

Ce sera donc comme si, pour devenir propriétaire d’une propriété de 10,000 francs, le cultivateur n’avait qu’à en payer la rente pendant quinze, vingt ou trente années. Cette fois, le fermage n’est plus perpétuel ; il s’impute annuellement sur le prix de la chose ; il vaut titre de propriété. Et comme le prix de l’immeuble ne peut pas s’élever indéfiniment, puisqu’il n’est autre chose que la capitalisation au vingtuple, trentuple ou quarantuple, de la partie du produit qui excède les frais de labourage, il est évident que la propriété ne pourra plus fuir le paysan. Avec la Banque foncière le fermier est dégagé ; c’est le propriétaire qui est pris. Comprenez-vous, maintenant, pourquoi les conservateurs de la Constituante n’ont pas voulu du crédit foncier ?…

Ainsi, ce que nous appelons fermage, reste de la tyrannie quiritaire et de l’usurpation féodale, ne tient qu’à un fil, l’organisation d’une Banque, réclamée par la propriété elle-même. Il est démontré que la terre tend à revenir aux mains qui la cultivent, et que son affermage, comme le loyer des maisons, comme l’intérêt hypothécaire, n’est qu’une spéculation abusive, qui accuse le désordre et l’anomalie du régime économique.

Quelles que soient les conditions de cette Banque, qui existera le jour que le voudront ceux qui en ont besoin ; à quelque taux qu’elle fixe son courtage ; si modérées que soient ses émissions, on pourra calculer en combien d’années le sol sera délivré du parasitisme qui l’épuise en étranglant le cultivateur.

Et le sol, une fois purgé par la machine révolutionnaire, l’agriculture redevenue franche et libre, l’exploitation féodale ne pourra jamais se rétablir. Que la propriété se vende alors, s’achète, circule, qu’elle se divise ou s’agglomère, qu’elle aille où elle voudra ; dès lors qu’elle ne traînera plus le boulet de l’antique servage, elle aura perdu ses vices essentiels ; elle sera transfigurée. Ce ne sera plus la même chose. Appelons-la cependant toujours de son ancien nom, si doux au cœur de l’homme, si agréable à l’oreille du paysan, la Propriété.

Que demandé-je à cette heure ? qu’on crée immédiatement une Banque foncière ? Ce serait quelque chose, sans doute. Mais pourquoi ne ferions-nous pas d’une enjambée tout le chemin que la Banque foncière mettra peut-être un siècle à parcourir ?

Notre tendance, c’est notre loi ; et, bien qu’il n’y ait jamais solution de continuité entre les idées, bien que l’esprit sache toujours, au besoin, insérer entre une idée et une autre idée autant de moyens termes qu’il veut, la Société se plaît quelquefois aux vastes équations, aux grands sauts. Quoi de plus puéril que de faire des tiers, des quarts, des dixièmes, des vingtièmes de révolution ? Le capital n’a-t-il pas assez joui ? Est-il si honorable, si généreux, si pur, que nous lui devions encore le sacrifice de cinquante années de pots-de-vin ? Nous sommes dans la ligne du progrès ; la pratique universelle plaide pour nous. Qu’attendrions-nous davantage ? En avant ! et au pas de course sur la rente de la terre.

Je propose de décréter :

« Tout payement de redevance pour l’exploitation d’un immeuble acquerra au fermier une part de propriété dans l’immeuble, et lui vaudra hypothèque.

» La propriété, intégralement remboursée, relèvera immédiatement de la commune, laquelle succédera à l’ancien propriétaire, et partagera avec le fermier la nue-propriété et le produit net.

» Les communes pourront traiter de gré à gré avec les propriétaires qui le désireront, pour le rachat des rentes et le remboursement immédiat des propriétés.

» Dans ce cas il sera pourvu, à la diligence des communes, à l’installation des cultivateurs et à la délimitation des possessions, en ayant soin de compenser autant que possible l’étendue superficiaire avec la qualité du fonds, et de proportionner la redevance au produit.

» Aussitôt que la propriété foncière aura été intégralement remboursée, toutes les communes de la République devront s’entendre pour égaliser entre elles les différences de qualité des terrains, ainsi que les accidents de culture. La part de redevance à laquelle elles ont droit sur les fractions de leurs territoires respectifs, servira à cette compensation et assurance générale.

» À partir de la même époque, les anciens propriétaires qui, faisant valoir par eux-mêmes leurs propriétés, auront conservé leur titre, seront assimilés aux nouveaux, soumis à la même redevance et investis des mêmes droits, de manière que le hasard des localités et des successions ne favorise personne, et que les conditions de culture soient pour tous égales.

» L’impôt foncier sera aboli.

» La police agricole est dévolue aux conseils municipaux. »

Je n’ai pas besoin, je pense, de montrer par un commentaire que ce projet, complément nécessaire des autres, n’est encore qu’une application en grand de l’idée de contrat ; que l’autorité centrale n’y figure un moment que pour la promulgation de la volonté populaire, que je suppose déjà exprimée dans les cahiers des électeurs ; et qu’une fois la réforme opérée, la main du pouvoir disparaît à jamais des affaires de l’agriculture et de la propriété. De telles redites deviendraient à la longue fatigantes. Je crois plus utile en ce moment de présenter à l’appui de mon projet quelques considérations d’urgence.

Dans un grand nombre de départements, l’attention des habitants des campagnes s’est éveillée sur les conséquences probables de la Révolution de février, relativement à la propriété agraire. Ils ont compris que cette Révolution devait mettre fin à leur déshérence et leur procurer, non-seulement la vente de leurs denrées, non-seulement l’argent à bas prix, mais encore, mais surtout, la propriété.

Une des idées qui, sous ce rapport, ont obtenu faveur chez les paysans, c’est le Droit du cultivateur à la plus-value de la propriété qu’il cultive.

Un immeuble valant 40,000 francs est livré à bail à un laboureur, moyennant le prix de 1,200 francs, soit à 3 p. %.

Au bout de dix ans cet immeuble, sous la direction intelligente du fermier, a gagné 50 p. % de valeur : au lieu de 40,000 francs, il en vaut 60. Or, non-seulement cette plus-value, qui est l’œuvre exclusive du fermier, ne lui profite en rien, mais le propriétaire, l’oisif, arrive, qui, le bail expiré, porte le prix d’amodiation à 1,800 francs. Le laboureur a créé 20,000 fr. pour autrui ; bien plus, en augmentant de moitié la fortune du maître, il a augmenté proportionnellement sa propre charge ; il a donné la verge, comme l’on dit, pour se faire fouetter.

Cette injustice a été comprise du paysan ; et plutôt que de n’en pas obtenir réparation, il brisera tôt ou tard gouvernement et propriété, comme en 89 il brûla les chartriers. On peut désormais s’y attendre. D’un autre côté, quelques propriétaires ont également senti la nécessité de faire jouir enfin le travail de ses propres œuvres ; ils sont allés au-devant des désirs de leurs fermiers, et ont commencé spontanément cette œuvre de réparation. Le Droit à la plus-value est un des premiers que le législateur devra reconnaître, au moins en principe, à peine de révolte et peut-être d’une jacquerie.

Quant à moi, je ne crois point que, dans le système de nos lois et l’état des propriétés, une pareille innovation soit praticable, et je doute que l’espoir des paysans triomphe des difficultés et des complications sans nombre de la matière. Je suis le premier à reconnaître la légitimité du droit à la plus-value, mais autre chose est de reconnaître le droit, et autre chose de faire droit ; et celui-ci est incompatible avec toutes les lois, traditions et usages qui régissent la propriété. Il ne faudrait pas moins qu’une refonte complète, avec suppressions, additions, modifications, presque à chaque phrase et à chaque mot, des deuxième et troisième livres du Code civil, dix-sept cent soixante-six articles à reviser, discuter, approfondir, abroger, remplacer, développer, plus de travail que n’en pourrait faire l’Assemblée nationale en dix ans.

Tout ce qui concerne la distinction des biens, le droit d’accession, l’usufruit, les servitudes, successions, contrats, prescriptions, hypothèques, devra être raccordé avec le droit à la plus-value et remanié de fond en comble. Quelque bonne volonté qu’y mettent les représentants, quelques lumières qu’ils y apportent, je doute qu’ils parviennent à faire une loi qui satisfasse leurs commettants et leur amour-propre. Une loi qui dégage, qui consacre et qui règle, dans toutes les circonstances, le droit à la plus-value et les conséquences qu’il traîne après lui, est tout simplement une loi impossible. C’est ici un de ces cas où le Droit, malgré son évidence, échappe aux définitions du législateur.

Le droit à la plus-value a encore un autre défaut bien plus grave, c’est de manquer de logique et d’audace.

De même que la propriété n’augmente de valeur que par le travail du fermier, de même elle ne conserve sa valeur acquise que par ce même travail. Une propriété abandonnée ou mal soignée perd et se détériore, autant que dans le cas contraire elle profite et s’embellit. Conserver une propriété, c’est encore la créer, car c’est la refaire tous les jours, à fur et mesure qu’elle périclite. Si donc il est juste de reconnaître au fermier une part dans la plus-value que par son travail il ajoute à la propriété, il est également juste de lui reconnaître une autre part pour son entretien. Après avoir reconnu le droit à la plus-value, il faudra reconnaître le droit de conservation. Qui fera ce nouveau règlement ? qui saura le faire entrer dans la législation, le faire cadrer avec le Code ?…

Remuer de pareilles questions, c’est jeter la sonde dans des abîmes. Le droit à la plus-value, si cher au cœur du paysan, avoué par la loyauté d’un grand nombre de propriétaires, est impraticable, parce qu’il manque de généralité et de profondeur, en un mot, parce qu’il n’est point assez radical. Il en est de lui comme du Droit au travail, dont personne, à la Constituante, ne contestait la justice, mais dont la codification est également impossible. Le Droit au travail, le Droit à la vie, le Droit à l’amour, le Droit au bonheur, toutes ces formules, capables à un instant donné de remuer les masses, sont entièrement dépourvues de raison pratique. Si elles trahissent dans le peuple un besoin respectable, elles accusent encore plus l’incompétence de leurs auteurs.

Allons-nous dire, à cette heure, au paysan, comme nous avons dit en 1848 à l’ouvrier, qu’il n’y a rien à faire ; que le droit à la plus-value, de même que le droit au travail et tous les droits évangéliques, est une belle chose, sans doute, mais parfaitement irréalisable ; que le monde a toujours été comme cela, et qu’il ira toujours de même ; que la Providence a fait les uns propriétaires et les autres fermiers, comme elle a créé des chênes et des aubépines, et tous ces lieux communs de morale malthusienne cent fois réfutés ? La confidence pourrait être mal reçue, et il est permis de douter que les paysans, pas plus que les ouvriers, en prennent leur parti. Avant peu il faudra une solution ; sinon, prenez garde !… Je vois venir l’expropriation universelle, sans utilité publique, et sans indemnité préalable.


Je termine ici cette étude, laissant à mes lecteurs le soin de la poursuivre dans ses détails, et me contenterai d’avoir touché les points généraux.

Une liquidation générale est le préliminaire obligé de toute révolution. Après soixante années d’anarchie mercantile et économique, une seconde nuit du 4 août est indispensable. Nous sommes encore maîtres de procéder avec toute la prudence, toute la modération qui sera jugée utile ; plus tard, notre destinée pourrait ne plus dépendre de notre libre arbitre.

J’ai depuis longtemps prouvé que tout, dans les aspirations du Pays, dans les idées qui ont cours parmi les capitalistes et propriétaires comme parmi les paysans et les ouvriers, conduit fatalement à cette liquidation : associations pour le bon marché des produits, entassement du numéraire à la Banque, comptoirs d’escompte, papier de crédit, banque foncière, cités ouvrières, droit à la plus-value, etc., etc. J’ai fait l’analyse et la déduction de ces idées, et j’ai trouvé partout au fond le principe de la réciprocité et du contrat, nulle part celui du gouvernement. J’ai montré enfin comment la liquidation pouvait, sur chaque point donné, s’opérer avec telle rapidité qu’on voudrait ; et si je me suis déclaré pour la forme la plus expéditive et la plus prompte, ce n’est point, comme on pourrait croire, par amour des opinions extrêmes, mais parce que je suis convaincu que ce mode est de tous le plus sage, le plus juste, le plus conservateur, le plus avantageux à tous les intéressés, débiteurs, créanciers, rentiers, locataires, fermiers et propriétaires.

Moi, chercher les opinions extrêmes ! Eh ! croyez-vous donc qu’au delà de l’idée toute de conciliation que je préfère et que je propose, il n’y en ait pas de plus radicale et de plus sommaire ? Avez-vous oublié ce mot du grand Frédéric au meunier Sans-Souci :


Sais-tu que sans payer je pourrais bien le prendre ?


Entre le remboursement par annuités et la confiscation, il peut exister bien des moyens termes. Que la contre-révolution poursuive le cours de ses exploits : et avant un an peut-être le prolétariat demandera aux riches, à titre de réparations et indemnités, quart, tiers, moitié de leurs propriétés, dans quelques années le tout. Et le prolétariat, est plus fort que le grand Frédéric. Alors, ce ne sera plus le Droit au travail, ni le Droit à la plus-value qu’invoqueront les paysans et les ouvriers : ce sera le Droit de la guerre et des représailles. Qu’aura-t-on à répondre ?