Idées de La Mothe Le Vayer/Édition Garnier

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IDÉES
DE LA MOTHE LE VAYER
vers 1751[1].

I.

Si les hommes étaient raisonnables, ils auraient une religion capable de faire du bien et incapable de faire du mal.

II.

Quelle est la religion dangereuse ? N’est-ce pas évidemment celle qui, établissant des dogmes incompréhensibles, donne nécessairement aux hommes l’envie d’expliquer ces dogmes chacun à sa manière, excite nécessairement les disputes, les haines, les guerres civiles ?

III.

N’est-ce pas celle qui, se disant indépendante des souverains et des magistrats, est nécessairement aux prises avec les magistrats et les souverains ?

IV.

N’est-ce pas celle qui, se choisissant un chef hors de l’État, est nécessairement dans une guerre publique ou secrète avec l’État ?

V.

N’est-ce pas celle qui, ayant fait couler le sang humain pendant plusieurs siècles, peut le faire couler encore ?

VI.

N’est-ce pas celle qui, ayant été enrichie par l’imbécillité des peuples, est nécessairement portée à conserver ses richesses, par la force si elle peut, et par la fraude si la force lui manque ?

VII.

Quelle est la religion qui peut faire du bien sans pouvoir faire du mal ? N’est-ce pas l’adoration de l’Être suprême sans aucun dogme métaphysique ? celle qui serait à la portée de tous les hommes ; celle qui, dégagée de toute superstition, éloignée de toute imposture, se contenterait de rendre à Dieu des actions de grâces solennelles sans prétendre entrer dans les secrets de Dieu ?

VIII.

Ne serait-ce pas celle qui dirait : Soyons justes, sans dire : Haïssons, poursuivons d’honnêtes gens qui ne croient pas que Dieu est du pain, que Dieu est du vin, que Dieu a deux natures et deux volontés, que Dieu est trois, que ses mystères sont sept, que ses ordres sont dix, qu’il est né d’une femme, que cette femme est pucelle, qu’il est mort, qu’il déteste le genre humain au point de brûler à jamais toutes les générations, excepté les moines et ceux qui croient aux moines ?

IX.

Ne serait-ce pas celle qui dirait : « Dieu étant juste, il récompensera l’homme de bien, et il punira le méchant » ; qui s’en tiendrait à cette croyance raisonnable et utile, et qui ne prêcherait jamais que la morale ?

X.

Quand on a le malheur de trouver dans un État une religion qui a toujours combattu contre l’État, en s’incorporant à lui ; qui est fondée sur un amas de superstitions accumulées de siècle en siècle ; qui a pour soldats des fanatiques distingués en plusieurs régiments, noirs, blancs, gris ou minimes, cent fois mieux payés que les soldats qui versent leur sang pour la patrie ; quand une telle religion a souvent insulté le trône au nom de Dieu, a dépouillé les citoyens de leurs biens au nom de Dieu, a intimidé les sages et perverti les faibles, que faut-il faire ?

XI.

Ne faut-il pas alors en user avec elle comme un médecin habile traite une maladie chronique ? Il ne prétend pas la guérir d’abord ; il risquerait de jeter son malade dans une crise mortelle. Il attaque le mal par degrés ; il diminue les symptômes. Le malade ne retrouve pas une santé parfaite, mais il vit dans un état tolérable à l’aide d’un régime sage. C’est ainsi que la maladie de la superstition est traitée aujourd’hui en Angleterre et dans tout le Nord par de très-grands princes, par leurs ministres, et par les premiers de la nation.

XII.

Il serait aussi utile qu’aisé d’abolir toutes les taxes honteuses qu’on paye à l’évêque de Rome sous différents noms, et qui ne sont en effet qu’une simonie déguisée. Ce serait à la fois conserver l’argent qui sort du royaume, briser une chaîne ignominieuse, et affermir l’autorité du gouvernement[2].

Rien ne serait plus avantageux et plus facile que de diminuer le nombre inutile et dangereux des couvents, et d’appliquer à la récompense des services le revenu de l’oisiveté.

Les confréries, les pénitents blancs ou noirs, les fausses reliques, qui sont innombrables, peuvent être proscrites avec le temps, sans le moindre danger.

À mesure qu’une nation devient plus éclairée, on lui ôte les aliments de son ancienne sottise.

Une ville qui aurait pris les armes autrefois pour les reliques de saint Pancrace rira demain de cet objet de son culte.

On gouverne les hommes par l’opinion régnante, et l’opinion change quand la lumière s’étend.

Plus la police se perfectionne, moins on a besoin de pratiques religieuses.

Plus les superstitions sont méprisées, plus la véritable religion s’établit dans tous les esprits.

Moins on respecte les inventions humaines, et plus Dieu est adoré.

FIN DES IDÉES DE LA MOTHE LE VAYER.
  1. Ce sont les éditeurs de Kehl qui ont mis cette date, qu’ils donnent toutefois comme incertaine. Je n’ai rien qui la confirme, ni qui la combatte. La plus ancienne édition que je connaisse est celle qui fait partie du Recueil nécessaire, un volume in-8o, daté de 1765, mais que je crois de 1767. Ces Idées on été réimprimées dans le tome VII, daté de 1768, des Nouveaux Mélanges philosophiques, historiques et critiques. François La Mothe Le Vayer, né en 1588, mort en 1672, sous le nom de qui Voltaire mit ces Idées, a placé dans le Catalogue des écrivains, en tête du Siècle de Louis XIV, tome XIV ; et encore dans la septième des Lettres à Son Altesse monseigneur le prince de **. (B.)
  2. Cet usage de demander à l’évêque de Rome, tantôt la confirmation d’un évêque de Lyon ou de Chartres, tantôt la permission d’épouser sa belle-sœur ou sa nièce, est contraire à la discipline ecclésiastique des premiers siècles de l’Église. Acheter ces permissions, c’est simplicité ou faiblesse ; les vendre, c’est autre chose. Avec les sommes que nous envoyons chaque année à Rome, on établirait par tout le royaume des maisons pour les enfants trouvés, ce qui, chaque année, sauverait la vie à plusieurs milliers de ces infortunés. (K.)