Imitations de Plotin (S. Basile)/Lettre sur la vie monastique

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Imitations de Plotin par S. Basile : Lettre sur la Vie monastique


SAINT BASILE.
LETTRE SUR LA VIE MONASTIQUE[1].

Il faut nous efforcer d’avoir l’esprit en repos. « Quand l’œil promène continuellement son regard autour de lui, qu’il le porte d’un côté et de l’autre, qu’il l’élève ou l’abaisse, il ne peut voir clairement son objet ; il faut qu’il le fixe sur cet objet pour en avoir une perception nette. De même, s’il est distrait par les mille soucis du monde, l’esprit humain ne saurait avoir une intuition claire de la vérité. » Si l’on n’est pas encore engagé dans les liens du mariage, on est troublé par des passions impérieuses, des désirs effrénés, de folles amours. Si l’on est enchaîné par le mariage, on est en proie à d’autres tourments ; si l’on n’a point d’enfants, on en désire ; quand on en a, on est exposé aux soucis de la paternité ; on est obligé de veiller sur son épouse, de prendre soin de sa maison, de donner ses ordres à ses esclaves ; on éprouve des pertes dans les marchés que l’on fait ; on a des discussions avec ses voisins, ou bien des procès devant les tribunaux ; on est exposé aux hasards du commerce, aux fatigues de l’agriculture. Chaque jour qui arrive amène quelque trouble. La nuit même, on est encore agité des soucis dont on a été préoccupé pendant le jour, et l’esprit est sujet aux mêmes illusions.

Il n’y a qu’un seul moyen de fuir toutes ces peines, c’est de se séparer du monde[2]. » Se séparer du monde, ce n’est pas s’en éloigner matériellement, mais c’est détacher l’âme de toutes affections qui l’unissent au corps[3] : » c’est n’avoir ni cité, ni maison, ne posséder rien en propre, n’avoir pas de liaisons d’amitié, pas de biens, pas de choses nécessaires à la vie, pas d’affaires ; ne point s’occuper de marchés, ignorer les sciences humaines, mais avoir le cœur prêt à recevoir les impressions qui lui viennent de l’enseignement divin[4]. Or la vraie préparation du cœur, c’est l’oubli des préjugés qui viennent de mauvaises habitudes. « On ne saurait écrire sur la cire sans avoir au préalable effacé les caractères qu’elle porte[5] ; de même on ne saurait graver dans son âme les préceptes divins sans en avoir fait disparaître les préjugés nés de mauvaises habitudes. »

Pour atteindre ce but, rien n’est plus utile que la solitude. Elle calme nos passions et elle donne a la raison le loisir de les extirper complètement de l’âme. De même que les bêtes féroces sont faciles

à vaincre une fois qu’on les a adoucies ; de même la concupiscence, la colère, la crainte, le chagrin, ces monstres qui infectent l’âme de leur poison, une fois que le repos les a adoucis et que la contrainte ne les irrite plus, sont plus facilement vaincus par la raison. Il faut donc habiter un lieu où, comme ici, l’on soit affranchi du commerce des hommes, afin que rien d’extérieur ne vienne interrompre les exercices religieux. Or l’exercice de la piété nourrit l’âme de pensées divines. Qu’y a-t-il de plus heureux que d’imiter sur la terre le chœur des anges ? Quand le jour se lève, on se met à prier et l’on honore le Créateur par ses hymnes et ses prières ; puis, quand le soleil brille de tout son éclat et qu’on se met à l’ouvrage, on mêle la prière à son travail et on l’assaisonne en quelque sorte par des hymnes : car les hymnes fournissent à l’âme des consolations qui lui procurent un état tranquille et plein de douceur.

Ainsi, le commencement de la purification de l’âme, c’est le calme, dans lequel notre langue ne parle pas des choses humaines, nos yeux ne considèrent pas les attraits et les proportions des corps, nos oreilles n’amollissent pas notre âme en écoutant des chants voluptueux ou des plaisanteries dont le charme est ce qu’il y a de plus dangereux pour elle. « En effet, l’âme qui n’est pas distraite par les objets extérieurs rentre en elle-même ; puis, par la connaissance d’elle-même, elle s’élève à la conception de Dieu. Illuminée par sa splendeur, elle arrive à oublier la nature elle-même. » L’âme alors ne s’inquiète plus ni de la nourriture ni des vêtements, mais, devenue étrangère aux soucis terrestres, elle applique toute son ardeur à acquérir les biens éternels. Ce qui l’occupe, c’est de pratiquer la tempérance, le courage, la justice, la prudence et les autres vertus qui, se rattachant à ces quatre espèces, règlent tous les actes de l’homme vertueux[6]. (Saint Basile, Lettre II ; t. III, p. 71-72, éd. Garnier.)


PLOTIN.
DU BIEN ET DE L’UN.

« De même que, pour les autres objets, on ne saurait découvrir celui que l’on cherche si l’on pense à un autre, et que l’on ne doit rien ajouter d’étranger à l’objet que l’on pense si l’on veut s’identifier avec lui ; de même ici, il faut être bien convaincu qu’il est impossible à celui qui a dans l’âme quelque image étrangère de concevoir Dieu, tant que cette image distrait son attention. »

Il est également impossible que l’âme, au moment où elle est attentive et attachée à d’autres choses, prenne la forme de ce qui leur est contraire. « De même encore que l’on dit de la matière qu’elle doit être elle-même privée de toute qualité pour être susceptible de recevoir toutes les formes ; de même, et à plus forte raison encore, l’âme doit-elle être dégagée de toute forme, si elle veut que rien en elle ne l’empêche d’être remplie et illuminée par la nature première [le Bien]. »

Ainsi, après s’être affranchie de toutes les choses extérieures, « l’âme se tournera entièrement vers ce qu’il y a de plus intime en elle ; elle ne se laissera détourner par aucun des objets qui

l’entourent ; elle ignorera toutes choses, d’abord par l’effet même de l’état dans lequel elle se trouvera, ensuite par l’absence de toute conception de formes ; elle ne saura même pas qu’elle s’applique à la contemplation de l’Un, qu’elle lui est unie ; puis, après être suffisamment demeurée avec lui, elle viendra révéler aux autres, si elle le peut, ce commerce céleste. » (Enn. VI, liv. IX, § 7 ; t. III, p. 552-553.)

  1. Voy. l’Avertissement, p. 622. Nous mettons entre guillemets toutes les phrases de saint Basile et de Plotin qui se correspondent.
  2. « Puisque le mal règne ici-bas et domine inévitablement en ce monde, et puisque l’âme veut fuir le mal, il faut fuir d’ici-bas. » (Plotin, Enn. I, liv. II, § 1 ; t. I, p. 51.)
  3. Voy. ci-dessus p. 648 (2).
  4. « Il faut donc nous hâter de sortir d’ici-bas, nous détacher autant que nous le pouvons du corps auquel nous avons le chagrin d’être encore enchaînés, faire nos efforts pour embrasser Dieu par tout notre être, sans laisser en nous aucune partie qui ne soit en contact avec lui. » (Plotin, Enn. VI, liv. IX, § 9 ; t. III, p. 560.)
  5. La comparaison de la cire remplace ici celle de la matière qui se trouve dans Plotin, mais la pensée est évidemment identique.
  6. Voy. Plotin, Enn. I, liv. II.