Impressions d’Afrique/Chapitre IV

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A. Lemerre (p. 82-104).

IV


Obéissant aux commandements de Rao, toute la portion de foule noire massée sur la droite fit demi-tour et recula de quelques pas afin de contempler de face le théâtre des Incomparables.

Aussitôt notre groupe se rapprocha pour mieux voir Talou, qui venait de paraître en scène suivi de Carmichaël, jeune Marseillais dont le banal costume brun formait contraste avec l’extravagante toilette impériale.

À l’aide d’une voix de fausset qui en copiant le timbre féminin se trouvait en rapport avec sa robe et sa perruque, Talou exécuta l’Aubade de Dariccelli, morceau à vocalises des plus périlleux.

Carmichaël, sa musique à la main, soufflait mesure par mesure l’air accompagné du texte français, et l’empereur, fidèle écho de son guide, faisait entendre maintes roulades qui, après quelques minutes d’efforts, aboutirent, dans le registre suraigu, à une note finale assez pure.


La romance terminée, chanteur et souffleur vinrent se mêler au public, pendant que l’historien Juillard, leur succédant sur les planches, s’installait vers notre gauche à sa table de conférencier, chargée de différentes notes qu’il se mit à feuilleter.

Durant vingt minutes, le merveilleux orateur nous tint sous le charme de son élocution captivante, avec un rapide exposé qui, plein de clarté spirituellement évocatrice, prenait pour sujet l’histoire des Électeurs de Brandebourg.

Parfois il tendait la main vers l’une des effigies fixées à la toile de fond, attirant notre attention sur tel trait caractéristique ou sur telle expression de visage que ses paroles venaient de mentionner.

Pour finir, il se résuma par une brillante période synthétique, et, en se retirant, nous laissa sous une impression d’éblouissement due à la coloration imagée de sa verve étincelante.


Aussitôt l’ichtyologiste Martignon s’avança jusqu’au milieu de la scène, tenant à deux mains un aquarium d’une parfaite transparence, dans lequel évoluait doucement certain poisson blanchâtre de forme étrange.

En quelques mots le savant naturaliste nous présenta la Raie Esturgeonnée, spécimen encore inconnu que lui avait procuré la veille un sondage heureux opéré en pleine mer.

Le poisson que nous avions sous les yeux était le produit d’un croisement de races ; seuls des œufs de raie fécondés par un esturgeon pouvaient engendrer les doubles particularités nettement caractérisées que réunissait à lui seul le phénomène de l’aquarium.


Pendant que Martignon s’éloignait lentement, couvant sans cesse des yeux l’hybride remarquable découvert par lui, Tancrède Boucharessas, père des cinq enfants dont nous avions admiré l’adresse, faisait une entrée impressionnante en poussant lui-même sur le devant de la scène un volumineux instrument à roulettes.

À la fois cul-de-jatte et manchot des deux bras, Tancrède, sanglé dans un costume de Bohémien, se mouvait très alertement en sautillant sur ses tronçons de cuisses. Il grimpa sans aucune aide sur une plate-forme basse située au milieu du meuble qu’il venait de charrier, et, tournant ainsi le dos au public, trouva juste à hauteur de sa bouche une large flûte de Pan qui, cintrée autour de son menton, comprenait un ensemble vertical de tuyaux régulièrement étagés par en dessous du plus grand au plus petit. Vers la droite, un gros accordéon présentait, à l’extrémité de son soufflet, une épaisse courroie de cuir dont la boucle s’adaptait exactement au biceps incomplet dépassant de dix centimètres à peine l’épaule du petit homme. De l’autre côté, un triangle suspendu par un fil était prêt à vibrer sous les battements d’une tige de fer fixée d’avance, par de solides attaches, au moignon gauche de l’exécutant.

Après s’être mis en bonne posture, Tancrède, donnant à lui seul l’illusion d’un orchestre, attaqua vigoureusement une brillante ouverture.

Sa tête oscillait sans cesse avec rapidité pour permettre à ses lèvres de trouver sur la flûte les notes de la mélodie, tandis que ses deux biceps travaillaient à la fois, ― l’un faisant alterner l’accord parfait et l’accord de neuvième en agitant dans les deux sens le soufflet de l’accordéon, ― l’autre abaissant au moment voulu, sur la base du triangle, la tige de fer pareille à un battant de cloche.

À droite, vue de profil et formant une des faces latérales du meuble, une grosse caisse à mailloche mécanique avait pour pendant, du côté gauche, une paire de cymbales fixée à l’extrémité de deux solides supports de cuivre. Sans cesse, au moyen d’un saut habile qui ne remuait que ses épaules en laissant sa tête indépendante, Tancrède mettait en mouvement une planchette à ressort sur laquelle il se tenait debout ; sous le poids de son corps retombant lourdement, la mince surface mobile actionnait en même temps la mailloche et la paire de cymbales dont le frottement assourdissant se confondait avec le coup sonore de la grosse caisse.

L’ouverture magistrale, aux nuances fines et variées, se termina par un presto plein d’allure, durant lequel les cuisses tronquées du phénomène, rebondissant à chaque temps sur la planchette, rythmaient une vertigineuse mélodie accompagnée fortissimo par la basse vibrante de l’accordéon jointe aux multiples tintements du triangle.

Après l’accord final, le petit homme, toujours vif, quitta son poste pour disparaître dans la coulisse, pendant que deux de ses fils, Hector et Tommy, venus pour débarrasser la scène, emportaient sans retard l’instrument, ainsi que la table et la chaise du conférencier.


Cette besogne achevée, un artiste s’avança sur les planches, correctement vêtu d’un habit noir et tenant un chapeau claque dans ses mains gantées de blanc. C’était Ludovic, le fameux chanteur à voix quadruple, dont la bouche attira vite tous les regards par ses dimensions colossales.

Avec un joli timbre de ténor, Ludovic, doucement, commença le célèbre canon de Frère Jacques ; mais, seule, l’extrémité gauche de sa bouche était en mouvement et prononçait les paroles connues, tandis que le restant de l’énorme goufire se maintenait immobile et fermé.

Au moment où, après les premières notes, les mots : « Dormez-vous » résonnaient à la tierce supérieure, une seconde division buccale attaqua « Frère Jacques » en partant de la tonique ; Ludovic, grâce à de longues années de travail, était parvenu à scinder ses lèvres et sa langue en portions indépendantes les unes des autres et à pouvoir sans peine articuler en même temps plusieurs parties enchevêtrées, différant par l’air et par les paroles ; actuellement la moitié gauche remuait tout entière en découvrant les dents, sans entraîner dans ses ondulations la région droite demeurée close et impassible.

Mais une troisième fraction labiale entra bientôt dans le chœur en copiant exactement ses devancières, pendant ce temps la deuxième voix entonnait : « Dormez-vous », égayée par la première, qui introduisait un élément nouveau dans l’ensemble en scandant « Sonnez les matines » sur un rythme alerte et argentin.

Une quatrième fois les mots : « Frère Jacques » se firent entendre, prononcés maintenant par l’extrémité droite, qui venait de rompre son inaction pour compléter le quatuor ; la première voix terminait alors le canon par les syllabes : « Dig, ding, dong », servant de base à « Sonnez les matines » et à « Dormez-vous », nuancés par les deux voix intermédiaires.

L’œil fixe, la paupière dilatée, Ludovic avait besoin d’une tension d’esprit continuelle pour accomplir sans erreur ce tour de force inimitable. La première voix avait repris l’air à son début, et les compartiments buccaux, mus différemment, se partageaient le texte du canon, dont les quatre fragments exécutés simultanément s’amalgamaient à ravir.

Ludovic peu à peu accentua son timbre, pour commencer un vigoureux crescendo qui donnait l’illusion d’un groupe lointain se rapprochant à pas rapides.

Il y eut un fortissimo de quelques mesures durant lequel, évoluant toujours en cycle perpétuel d’une case labiale vers l’autre, les quatre motifs, bruyants et sonores, s’épanouirent avec puissance dans un mouvement légèrement accéléré.

Puis, le calme s’établissant de nouveau, la troupe imaginaire parut s’éloigner et se perdre au détour d’un chemin ; les dernières notes se réduisirent à un faible murmure, et Ludovic, épuisé par un terrible effort mental, sortit en s’épongeant le front.


Après un entr’acte d’une minute, on vit paraître Philippo, présenté par Jenn, son inséparable barnum.

Une simple tête quinquagénaire, posée sur un large disque rouge et maintenue par une armature en fer qui l’empêchait de tomber, tel était Philippo ; une barbe courte et hirsute ajoutait à la laideur du visage, amusant et sympathique à force d’intelligente drôlerie.

Jenn, tenant à deux mains le disque uni, sorte de table ronde dépourvue de pied, montrait au public cette tête sans corps, qui se mit à bavarder joyeusement avec la plus originale faconde.

La mâchoire inférieure, très saillante, provoquait à chaque mot un jet de postillons qui, s’échappant en gerbe de la bouche, retombaient en avant à une certaine distance.

Ici l’on ne pouvait admettre aucun des subterfuges employés pour le classique décapité parlant ; nul système de glaces n’existait sous la table, que Jenn maniait au hasard sans précautions suspectes. Le barnum, d’ailleurs, marcha jusqu’au bord de l’estrade et tendit la plate-forme ronde au premier spectateur désireux de la prendre.

Skarioffszky s’avança de quelques pas et reçut Philippo, qui dès lors, passant de main en main, fit, avec chacun, une brève conversation imprévue et spirituelle ; certains tenaient la table à bout de bras, pour éviter le mieux possible les innombrables postillons lancés par la bouche du phénomène, dont les étonnantes reparties suscitaient parmi nous de continuels éclats de rire.

Après une tournée complète Philippo revint à son point de départ et fut rendu à Jenn resté debout sur la scène.

Aussitôt le barnum poussa un ressort secret qui ouvrit, ainsi qu’une boîte prodigieusement plate, la table rouge formée en réalité de deux parties reliées par une fine charnière.

Le disque inférieur s’abaissa de profil en plan vertical, pendant que, soutenue par Jenn, la rondelle qui tout à l’heure jouait le rôle de couvercle supportait toujours horizontalement la figure barbue.

En dessous pendait maintenant, recouvert du classique maillot couleur chair, un minuscule corps humain qui, grâce à une atrophie absolue, avait pu tenir jusqu’alors dans l’étroite cachette de la table creuse, épaisse au plus de trois centimètres.

Cette vision soudaine complétait la personne de Philippo, nain loquace qui, montrant une tête normalement développée, vivait en parfaite santé malgré l’exiguïté de son impressionnante anatomie.

Continuant à parler en crachant, l’étonnant bavard agitait de tous côtés ses membres de marionnette, comme pour donner libre cours à sa gaîté pleine d’inlassable exubérance.

Bientôt, prenant Philippo par la nuque après avoir écarté l’armature de fer mobile sur plusieurs charnières à cran d’arrêt, le barnum, avec sa main gauche, abaissa le disque supérieur, dont l’ouverture livra facilement passage au corps impondérable habillé de rose.

L’agile brimborion, dont la tête, plus grosse que celle de Jenn, égalait en hauteur le restant de l’individu, mit soudain à profit l’indépendance récente de ses mouvements pour se gratter furieusement la barbe sans interrompre son verbiage humide.

Au moment où Jenn l’emportait dans la coulisse, il se prit allègrement un pied dans chaque main et disparut en gigotant, pendant qu’un dernier lazzi envoyait au loin maintes gouttes de son abondante salive.



Aussitôt le Breton Lelgoualch, vêtu du costume légendaire de sa province, s’avança en saluant avec son chapeau rond, tandis que le plancher de la scène résonnait sous les chocs de sa jambe de bois.

Dans sa main gauche il tenait un os évidé, nettement percé de trous comme une flûte.

Avec un fort accent de Bretagne, le nouveau venu, récitant un boniment tout fait, nous donna sur lui-même les détails suivants.

À dix-huit ans, Lelgoualch, exerçant le métier de pêcheur, longeait chaque jour avec sa petite barque les côtes voisines de Paimpol, sa ville natale.

Possesseur d’un biniou, le jeune homme passait pour le meilleur joueur de la contrée. Chaque dimanche on se réunissait sur la place publique pour l’entendre exécuter, avec un charme tout personnel, une foule d’airs bretons formant dans sa mémoire une réserve inépuisable.

Un jour, à la fête de Paimpol, en grimpant vers le sommet d’un mât de cocagne, Lelgoualch tomba de haut sur le sol et se fractura la cuisse. Honteux de sa maladresse dont tout le village était témoin, il se releva et recommença son ascension, qu’il réussit à la force des poignets. Puis il rentra chez lui tant bien que mal, mettant toujours son point d’honneur à cacher ses souffrances.

Quand, après une trop longue attente, il fit enfin mander un médecin, le mal, terriblement développé, avait amené la gangrène à sa suite.

L’amputation fut jugée nécessaire.

Lelgoualch, averti, envisagea la situation avec courage et, ne songeant qu’à en tirer le meilleur parti, pria simplement l’opérateur de lui garder son tibia, dont il comptait faire un usage mystérieux.

On agit selon son désir, et certain jour le pauvre amputé, orné d’une jambe de bois toute neuve, se rendit chez un luthier auquel il remit, avec des instructions précises, un paquet soigneusement enveloppé.

Un mois après, Lelgoualch reçut dans un écrin noir, doublé de velours, l’os de sa jambe transformé en flûte étrangement sonore.

Le jeune Breton apprit vite le doigté nouveau et commença une carrière lucrative en jouant les airs de son pays dans les cafés-concerts et dans les cirques ; la bizarrerie de l’instrument, dont la provenance était chaque fois expliquée, attirait la foule des curieux et faisait partout croître la recette.

L’amputation remontait à plus de vingt ans déjà, et depuis lors la résonance de la flûte s’était sans cesse améliorée, comme celle d’un violon qui se bonifie avec le temps.

En terminant son récit, Lelgoualch porta son tibia jusqu’à ses lèvres et se mit à jouer une mélodie bretonne remplie de lente mélancolie. Les sons purs et veloutés ne ressemblaient à rien de connu ; le timbre, à la fois chaud et cristallin, d’une limpidité inexprimable, convenait merveilleusement au charme particulier de l’air calme et chantant, dont les contours évocateurs transportaient la pensée en pleine Armorique.

Plusieurs refrains, joyeux ou patriotiques, amoureux ou dansants, suivirent cette première romance, gardant tous une grande unité d’où se dégageait une intense couleur locale.

Après une douce complainte finale, Lelgoualch se retira d’un pas alerte, en frappant de nouveau le plancher avec sa jambe de bois.


L’écuyer Urbain fit alors son apparition, en veste bleue, culotte de peau et bottes à revers, conduisant un magnifique cheval noir plein de sang et de vigueur. Un élégant licou ornait seul la tête de l’animal, dont la bouche ne subissait aucune entrave.

Urbain fit quelques pas sur la scène et plaça de face le splendide coursier, qu’il présenta sous le nom de Romulus, appelé en argot de cirque le cheval à platine.

Sur une demande formulée par l’écuyer, réclamant de l’assistance un vocable quelconque, Juillard lança le mot « Équateur ».

Aussitôt, répétant lentement une par une les syllabes qu’Urbain lui soufflait à haute voix, le cheval prononça distinctement « É… qua… teur… ».

La langue de l’animal, au lieu d’être carrée comme celle de ses pareils, affectait la forme pointue d’une platine humaine. Cette particularité, remarquée par hasard, avait décidé Urbain à tenter l’éducation de Romulus, qui, tel qu’un perroquet, s’était habitué, en deux ans de travail, à reproduire nettement n’importe quel son.

L’écuyer recommença l’expérience, demandant maintenant aux spectateurs des phrases complètes que Romulus redisait avec lui. Bientôt, se passant de souffleur, le cheval avec faconde débita son répertoire entier, comprenant maints proverbes, fragments de fables, jurons et lieux communs, récités au hasard sans aucune trace d’intelligence ni de compréhension.

À la fin de ce discours abracadabrant, Urbain emmena Romulus, qui murmurait encore de vagues réflexions.


L’homme et le cheval furent remplacés par Whirligig, qui, svelte et léger avec son costume de clown et sa face enfarinée, portait isolément par le bord, à l’aide de ses deux mains et de ses dents, trois profonds paniers finement tressés, qu’il déposa sur la scène.

Singeant habilement l’accent anglais, il se présenta comme un chançard venant de réaliser certain gros bénéfice à deux jeux différents.

En même temps il montrait les paniers, remplis respectivement de sous, de dominos et de cartes à jouer bleu foncé.

Prenant d’abord la corbeille au billon qu’il transporta vers la droite, Whirligig, en puisant à pleines mains la monnaie de cuivre, édifia sur le bord de l’estrade une curieuse construction adossée à la paroi.

Gros et petits sous s’empilaient vite sous les doigts exercés du clown, qui semblait rompu à l’exercice entrepris. On distingua bientôt la base d’un donjon féodal, percé d’une large porte dont la partie supérieure manquait encore.

Sans prendre un instant de repos, l’agile ouvrier continua son travail accompagné d’un tintement métallique plein de sonore gaîté. Par places, d’étroites meurtrières étaient ménagées dans la paroi arrondie qui s’élevait à vue d’œil.

Parvenu au niveau marqué par le sommet de la porte, Whirligig sortit de sa manche une longue tige mince et plate, dont la couleur brune pouvait se confondre avec la teinte crasseuse des sous. Cette poutre résistante, posée comme un pont sur les deux montants de la baie, permit au clown de continuer son œuvre sur un appui solide et complet.

Les pièces s’entassèrent encore en abondance, et, quand le panier fut vide, Whirligig désigna d’un geste orgueilleux une haute tour artistement crénelée, semblant faire partie de quelque vieille façade dont un coin seul apparaissait comme un décor.

Avec une foule de dominos pris à brassées dans le second panier, le clown voulut construire ensuite, à l’extrémité droite de la scène, une sorte de mur en équilibre.

Les rectangles uniformes, placés sur une seule épaisseur, se superposaient symétriquement, présentant maints revers noirs mélangés de faces blanches plus ou moins mouchetées.

Bientôt un large pan, dressé suivant une verticale absolument parfaite, montra, sur un fond blanc, la silhouette noire d’un prêtre en longue soutane, coiffé du chapeau traditionnel ; tantôt couchés, tantôt debout selon le besoin des contours, les dominos, enfantant seuls le dessin par l’habile alternance de leurs côtés, semblaient soudés ensemble par leurs bords étroits, grâce à la précision apportée dans le travail.

Whirligig, continuant ainsi sans mortier ni truelle, acheva en quelques minutes un mur long de trois mètres, qui, s’éloignant vers le fond de la scène dans une direction légèrement oblique, engendrait un bloc rigoureusement homogène. Le premier sujet se répétait sur l’étendue entière de la mosaïque, et l’on voyait maintenant tout un délilé de vicaires semblant marcher par petits groupes vers un but inconnu.

S’approchant du troisième panier, le clown prit, en la dépliant, une grande pièce de drap noir, qui, par deux coins respectivement pourvus d’un anneau, fut aisément suspendue à deux crochets plantés d’avance dans la toile de fond et dans le mur gauche de la scène.

La tenture noire, tombant jusqu’au plancher, formait ainsi un large pan coupé auquel aboutissait, en partant de la tour monnayée, l’axe du mur de dominos.

Fraîchement exposée à l’air par la manœuvre de Whirligig, la face visible du drap était recouverte d’un enduit humide, sorte de glu neuve et brillante.

Le clown se campa gracieusement devant cette vaste cible, contre laquelle il se mit à lancer, avec une adresse merveilleuse, les cartes à jouer qu’il sortait par poignées de sa réserve.

Chaque léger projectile, tournant sur lui-même, venait infailliblement coller son dos bleu à la tenture et demeurait prisonnier sur l’enduit tenace ; l’opérateur paraissait faire une réussite en alignant symétriquement ses cartes, qui, noires ou rouges, fortes ou faibles, voisinaient au hasard sans distinction de valeur ni de catégorie.

Avant peu, carreaux, trèfles, piques et cœurs, se succédant en raies droites, ébauchèrent sur le fond noir la configuration d’un toit ; puis ce fut une façade complète percée de quelques fenêtres et d’une large porte, sur le seuil de laquelle Whirligig dessina soigneusement, avec un jeu entier, la silhouette d’un ecclésiastique en chapeau, qui, descendant de sa demeure, semblait accueillir le groupe de collègues dirigés vers lui.

La réussite terminée, le clown se tourna pour donner en ces termes l’explication de ses trois chefs-d’œuvre : « Une confrérie de Révérences sortant de la tour d’un vieux cloître pour rendre visite au curé dans sa cure. »

Ensuite, toujours leste et léger, il plia la tenture noire avec toutes les cartes qu’elle contenait et démolit en quelques secondes le mur évocateur et la tour brune.

Tout fut bientôt réintégré dans les solides paniers, avec lesquels Whirligig s’éclipsa comme un lutin.


Au bout d’un moment le ténor belge Cuijper parut en scène, serré dans une étroite redingote.

Il tenait dans ses doigts un fragile instrument de métal, qu’il offrit le mieux possible aux regards de l’assistance en le faisant tourner lentement pour exposer alternativement toutes ses faces.

C’était une pratique semblable, en un peu plus grand, à ces jouets nasillards qui servent à copier la voix de Polichinelle.

Cuijper nous conta brièvement l’histoire de cette babiole, qui, inventée par lui, avait pu, en centuplant sa voix, ébranler jusque dans ses fondations le théâtre de la Monnaie à Bruxelles.

Chacun de nous se souvenait du bruit fait par les journaux autour de la Pratique de Cuijper, que nul facteur d’instruments n’avait su imiter.

Le ténor gardait jalousement certain secret qui, touchant la composition du métal et la forme de maintes circonvallations, donnait au précieux bibelot de fabuleuses qualités de résonance.

Craignant de multiplier les chances de vol et d’indiscrétions, Cuijper s’était limité à la fabrication d’un seul spécimen, objet de sa constante surveillance ; nous fixions donc en ce moment la pratique même qui, pendant toute une saison, lui avait servi à chanter les premiers rôles sur la scène de la Monnaie.

En achevant ces explications préliminaires, Cuijper annonça le grand air de Gorloès et mit la pratique à sa bouche.

Soudain une voix surhumaine, qui, semblait-il, devait s’entendre à plusieurs lieues à la ronde, sortit de son gosier en faisant tressaillir tous les auditeurs.

Cette force colossale ne nuisait en rien au charme du timbre, et la pratique mystérieuse, cause de cet incroyable épanouissement, éclaircissait, au lieu de la dénaturer, l’élégante prononciation des paroles.

Évitant tout effort, Cuijper, comme en se jouant, révolutionnait les couches d’air, sans que jamais aucune intonation criarde ne vînt troubler la pureté de ses sons, qui rappelaient à la fois la souplesse de la harpe et la puissance de l’orgue.

À lui seul il remplissait l’espace mieux qu’un chœur immense ; ses forte auraient couvert les grondements du tonnerre, et ses piano conservaient une ampleur formidable, tout en donnant l’impression d’un léger murmure.

La note finale, prise en douceur, puis enflée avec art et quittée en pleine apogée, provoqua dans la foule un sentiment de stupeur qui dura jusqu’au départ de Cuijper, dont les doigts, de nouveau, maniaient l’étrange pratique.


Un frisson de curiosité ranima l’assistance à l’entrée de la grande tragédienne italienne Adinolfa, vêtue d’une simple robe noire qui accentuait la tristesse fatale de sa physionomie assombrie elle-même par de beaux yeux de velours et par une opulente chevelure brune.

Après une courte annonce, Adinolfa se mit à déclamer en italien des vers du Tasse amples et sonores ; ses traits exprimaient une douleur intense, et certains éclats de sa voix touchaient presque au sanglot ; elle tordait ses mains avec angoisse, et toute sa personne vibrait douloureusement, ivre d’exaltation et de désespoir.

Bientôt de vraies larmes jaillirent de ses yeux, prouvant la troublante sincérité de son prodigieux émoi.

Parfois elle s’agenouillait, courbant la tête sous le poids de son chagrin, pour se relever ensuite, les doigts joints et tendus vers le ciel, auquel semblaient s’adresser avec ferveur ses accents déchirants.

Ses cils ruisselaient sans cesse, tandis que, soutenues par sa mimique impressionnante, les stances du Tasse résonnaient âprement, dites sur un ton sauvage et empoignant, propre à évoquer la pire torture morale.

Sur un dernier vers emphatique, dont chaque syllabe fut hurlée isolément d’une voix enrouée par l’effort, la géniale tragédienne s’en alla d’un pas lent, tenant sa tête à deux mains, non sans répandre jusqu’à la fin ses pleurs limpides et abondants.

Aussitôt deux rideaux de damas rouge, tirés par une main inconnue, partirent simultanément des côtés extrêmes de la scène vide, qu’ils masquèrent parfaitement en se rejoignant au point médian.