Impressions d’Afrique/Chapitre XX

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A. Lemerre (p. 412-418).

XX


Le lendemain de sa victoire, l’empereur nous envoya Sirdah chargée d’une mission complexe.

Talou, qui aux fonctions de souverain joignait celles de chef religieux, devait se sacrer lui-même roi du Drelchkaff, titre auquel son dernier succès lui donnait droit.

Or le monarque prétendait rehausser l’éclat de l’insigne proclamation en la faisant coïncider avec le gala des Incomparables.

Voulant impressionner ses sujets, il nous demandait en outre de lui indiquer quelque tradition grandiose en usage chez les blancs.

Juillard parla aussitôt de la sainte ampoule et s’offrit pour fournir d’avance tous les détails nécessaires sur la façon d’administrer l’huile consacrée. En même temps, Chènevillot résolut d’ériger un petit autel sur le côté nord de la place des Trophées.

Cette première question tranchée, Sirdah continua l’énoncé de ses requêtes.

Yaour IX n’ayant aucun parent issu d’Yaour Ier, sa mort marquait l’extinction définitive de sa race.

Pour embellir la cérémonie du sacre et affirmer les droits incontestables des Talou, l’empereur désirait exposer une sorte de pièce généalogique sur laquelle, après avoir pris Souann pour point de départ, on soulignerait de façon saisissante l’anéantissement de la branche rivale.

Très orgueilleux de son origine européenne, l’empereur tenait à voir figurer sur le document projeté l’antique portrait qui, pieusement transmis de père en fils dans la lignée des Talou, représentait les deux sœurs espagnoles épouses de Souann.

Juillard se chargea volontiers d’établir cet acte dynastique, appelé à orner l’autel déjà construit dans la pensée de Chènevillot.

En dehors de ces divers détails, une curieuse figuration devait être fournie par le cadavre même du malheureux Yaour.

La lance avec laquelle l’empereur avait frappé le roi défunt portait à sa pointe, comme beaucoup d’armes ponukéléiennes, un poison très violent qui, en déterminant la mort infaillible, possédait en outre l’étrange propriété d’empêcher pendant quelque temps toute putréfaction des tissus.

Le corps de l’illustre vaincu pourrait donc, même après une attente durable, être placé pour la solennité sous le caoutchouc caduc jadis dédié à la race des Yaour.

D’après l’empereur, cette humiliation imposée à la plante maudite réclamait, par contraste, une décoration glorieuse du palmier semé plus tard par Talou IV.

L’ouvrier peintre Toresse fut choisi pour composer un écriteau commémoratif rappelant la restauration déjà lointaine, dont la date coïncidait exactement avec la genèse de l’arbre.

Sirdah nous apprit en même temps que le jour du sacre serait marqué par le supplice de tous les coupables, dont Rao deviendrait l’exécuteur.

Gaïz-dûh, qui à sa demande d’une splendide récompense n’avait obtenu de l’empereur que cette seule réponse : « Tu es un traître, et tu seras puni comme un traître », devait avoir la tête coupée avec un tranchant de hache fait en un bois spécial aussi résistant que le fer et propre à éviter toute effusion de sang.

Mossem aurait la plante des pieds brûlée au moyen d’un fer rouge, qui graverait un à un les caractères mensongers tracés jadis par lui-même sur l’acte mortuaire de Sirdah.

Rul périrait sous la piqûre des longues épingles d’or qui depuis tant d’années ornaient sa chevelure ; les pointes perceraient sa chair à travers les œillets du corset rouge, maintenant réduit à l’état de loque par un trop long usage.

Pour Djizmé, l’empereur, dont l’imagination était à bout de ressources, nous demandait l’indication de quelque supplice en usage dans nos pays. Chènevillot eut alors une pensée qui, en évitant toute souffrance à la condamnée, avait en outre l’avantage de reculer sa mort à une date peut-être lointaine. Parmi ses fournitures, l’architecte possédait un paratonnerre du plus récent modèle, qu’il destinait au château du baron Ballesteros. Il était facile, au prochain orage suffisamment direct, de mettre Djizmé en contact avec le fil conducteur de l’appareil et de la faire ainsi électrocuter par les nuages. Or le mauvais temps était rare à Éjur, et quelque événement imprévu, capable de délivrer l’infortunée, pouvait fort bien précéder le premier éclat de foudre à venir.

L’industrieux Naïr devait avoir la vie sauve à cause des pièges si utiles qu’il fabriquait en vue de détruire les moustiques. Mais, pour l’auteur du billet illustré adressé à Djizmé, la simple captivité exempte de tourments constituant, paraît-il, un châtiment trop doux, Talou désirait voir s’élever, au bord de la place des Trophées, une sorte de socle sur lequel serait fixé le collet tendu certain soir par Séil-kor. Voué à une immobilité continuelle et trouvant à peine la place de s’étendre pour sommeiller, Naïr, le pied pris dans la boucle qui une fois déja lui avait été fatale, travaillerait sans relâche à la confection de ses délicats engins. Pour ajouter le supplice moral à l’énervante contrainte physique, le chapeau melon, le gant de Suède et la lettre à vignettes, véritables instruments de sa ridicule mésaventure, seraient placés sans cesse à portée de sa vue.

Afin de rendre plus complète la figuration du sacre, Talou réclamait encore une prison, d’où les condamnés, preuves vivantes de son pouvoir absolu, assisteraient à son triomphe.

Après l’exposé de ces sinistres nouvelles, Sirdah nous fit part d’un événement heureux également fixé pour le jour du gala. Il s’agissait de sa propre guérison effectuée par le sorcier Bachkou, qui maintenant était soumis à l’autorité de Talou. Dans son impatience, l’empereur avait voulu conduire sa fille à l’habile opérateur le soir même de la bataille du Tez. Mais Sirdah s’était refusée à recouvrer la vue en une journée souillée par tant de sang répandu. Elle préférait garder cette joie supplémentaire pour la date du sacre, déjà signalée par l’éclatante glorification de son père.

Quelques mots concernant les Montalescot terminèrent le mandat de Sirdah.

Aux yeux de l’empereur, Louise avait mérité le châtiment suprême par le seul fait de sa liaison amoureuse avec l’ennemi mortel dont tout souvenir devait disparaître. Talou allait même jusqu’à englober l’inoffensif Norbert dans la haine que lui inspirait tout ce qui, de près ou de loin, avait connu la faveur d’Yaour. Mais Sirdah, fort à propos, avait piqué la curiosité de son père par l’exposé de la grande découverte qui hantait la jeune femme ; désireux de voir fonctionner l’appareil projeté, Talou s’était promis de surseoir au jugement de l’étudiante, qui pouvait librement poursuivre son labeur.


Huit jours suffirent à Chènevillot pour exécuter ses nouveaux travaux.

Au nord de la place des Trophées s’élevait un petit autel précédé de plusieurs marches ; en face, sur le côté sud, s’étendait une prison destinée aux condamnés, et, non loin du théâtre des Incomparables, on voyait se dresser, muni de tous les accessoires demandés, un socle en bois sur lequel Naïr fut immédiatement installé.

Particulièrement séduit par l’idée de faire périr Djizmé sous une étincelle céleste, Talou avait pleinement approuvé le projet de Chènevillot. Mise au courant du genre de supplice qu’on lui réservait, la malheureuse avait obtenu de l’empereur deux suprêmes faveurs : celle de mourir sur la natte blanche aux multiples dessins que son amant lui avait jadis offerte, et celle de porter à son cou, au moment fatal, une carte à triple lunaison qui, en évoquant ses jours de brillantes réceptions, lui rappellerait au milieu de sa détresse son temps de splendeur toute-puissante.

Chènevillot s’était servi de la natte en question pour tapisser un appareil d’électrocution que la foudre seule devait actionner.