Impressions de France/03

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IMPRESSIONS DE FRANCE

III.[1]
LES HAUTES CHUTES — LA HOUILLE BLANCHE

Grenoble est une capitale. La salle du parlement dauphinois, au Palais de justice, dit encore ce qu’étaient ces anciens Allobroges. Elle est construite, le long de l’Isère, face à la forteresse, les fenêtres ouvertes sur la montagne. Le plafond en bois sculpté, les panneaux des lambris, le drap bleu pâle de la tenture s’harmonisent dans un luxe riche et sobre. Au plafond, les deux groupes de femmes adossées et la couronne des enfans qui dansent au milieu, sont d’un relief et d’une vie extraordinaires. Mais le motif s’apaise, au fur et à mesure qu’il descend vers la grande table couverte, comme les murs, d’une tenture de drap bleu pâle. Tout autour, les vieux fauteuils à haut dossier sont rangés, comme si on délibérait encore sur la garde de la frontière, dans cette enceinte où siégea si longtemps la gravité de la province.

Dans l’autre aile du Palais, les boiseries de l’ancienne salle basse de la Cour des Comptes témoignent aussi de la grandeur passée. Un Allemand, Paul Jude, de passage dans ces contrées, les a sculptées, au début du XVIe siècle. C’est un merveilleux fouillis de rinceaux, de rosaces, de branchages, de feuillages, où éclate et s’épanouit tout ce qu’il y a de vigoureux et de précieux à la fois dans la flore des Alpes françaises. Pas un arbre des forêts, pas une fleurette des prairies qui n’ait ici son histoire, et sur ce mur d’entrelacs, dont chaque panneau couvre les armoires des archives féodales, sont inscrites et peintes les armes des comtés qui relevaient du Dauphiné : France-Dauphine, Vienne, Valentinois, Clermont, Montbel, La Tour-du-Pin, Béranger, Sassenage, Monteynard, Saint-Paul-Trois-Châteaux et la cité de Vienne, avec sa belle devise, Vienna Civitas Sancta. Il n’y a rien de plus noble.

Grenoble est une ville militaire. Elle inscrit sur ses fastes le nom d’un grand général, Lesdiguières, et le plus beau nom de soldat français, Bayard. Lesdiguières est le véritable type de l’Allobroge, gardien des passes, toujours en montée et en descente, d’Italie en France et de France en Italie, maître chez lui de par le roi, mais ayant toujours sa volonté et son idée à lui, brave et fin, souple et résistant, la tête bonne, le pied sûr, âpre au gain, plein de prudence et de sens, ne jouant que pour gagner et ne se battant que pour vaincre. Comme tous les montagnards, comme tous les gardiens des frontières, il resta fidèle, avant tout, à la cause nationale, et cet esprit réfléchi quitta sa religion pour ne pas quitter son roi. Bayard, lui, est le fidèle parmi les fidèles. Il ne fut rien que soldat ; il ne sut rien que servir ; il ne fit rien que se battre et mourir. Ce n’est ni un grand capitaine, ni un administrateur, ni même un chef, c’est un homme qui donne sa vie entière pour le salut et la grandeur des gens « dont il est. » Son nom définit le caractère du soldat par la vertu maîtresse : l’abnégation. Qu’il ait fait chevalier le roi François Ier, qu’il ait été blessé à Brescia, qu’il ait eu sa fameuse rencontre avec le connétable de Bourbon, coin me le veut la légende, plus forte que l’histoire, qu’il soit mort en combattant, tout cela, il le fallait pour que le type fût complet. On n’effacera jamais, dans ce pays, le souvenir et la portée symbolique d’une physionomie comme celle du bon et grave chevalier dauphinois.

Arrêtons-nous sur le quai, le des tourné à la citadelle qui garde l’entrée de la ville et dont les ombrages répandent sur le parapet blanc leur fraîcheur profonde. La rivière coule et bondit sous les cinq ponts, entraînant, dans son déroulement hâtif, le tumulte froid des eaux de la montagne. En haut, surplombant comme un obstacle, c’est la Bastille. Elle écrase la ville. Ses jardins, ses murs, ses tours, ses redans, l’ensemble de ses ouvrages à la Vauban s’étagent sur la colline et soutiennent la belle terrasse qui a le regard au loin sur la vallée. C’est là que veillait la prudence des Dauphins et l’autorité des rois. C’est là que Stendhal promenait ses premiers rêves ambitieux ; c’est de là, et non de Verrières, que Julien Sorel est parti, fils des montagnes, qui devait se perdre au labyrinthe des villes. De là, on domine cette porte de Bonne où l’Empereur manqua d’être étouffé, au retour de l’île d’Elbe, par le flot populaire qui se précipitait sur lui.

La masse énorme de terre soulevée autour de Grenoble, dans l’immense cirque qui l’environne, fait à la ville un gigantesque rempart bleu. Montons. La liane des chemins court sur la montagne et rattache les unes aux autres les pentes et les vallées qui, de partout, descendent vers la ville. Au flanc des coteaux, la vigne monte ; la verdure invite aux haltes fraîches ; les champs s’étalent en damiers sombres ou dorés ; les murs blancs des villas et les toits de tuile rient parmi les vergers. Le sommet est si près ; on le toucherait du doigt. Au détour du chemin, quelque forte fille aux yeux clairs nous tendra un verre de l’eau, claire comme ses yeux, qui partout court et bruit. Montons.

La rampe est rude en plein soleil. Une brume lumineuse couvre la vallée. Le chemin cuit le visage. La poussière dessèche la gorge. Le gazon brûlé glisse sous le pied. Voici la diligence, chargée en l’air, vide au dedans. Tout souffle et souffre. Les fronts s’essuient. Le cocher excite ses chevaux de la voix et du fouet. L’attelage à cinq, avec la mule au milieu, tire sur les rênes, les naseaux en sang, et hisse lentement la lourde machine qui geint sur ses essieux.

Il faut mouler encore pour trouver l’ombre des arbres, la futaie, la fraîcheur des noyers, et, enfin, plus haut, la sombre cathédrale des mélèzes et des sapins. Bientôt ils règnent ! Les troncs, comme des cierges luisans, se pressent et se dressent vers le ciel qu’obscurcit le haché de leur feuillage menu. La chute des aiguilles fait le sol roux. Les buissons sont clairsemés d’abord, et puis disparaissent. L’herbe même devient rare ; il ne reste plus que la mousse. Sur le tapis fané, le soleil jette des plaques de lumière qui éclairent, par endroits, la nef silencieuse.

Le silence est vaste. On est très loin. La solitude est lourde à l’homme. Les poumons halettent et respirent de l’angoisse. Plus d’oiseaux. L’oreille voudrait entendre… Voici qu’un bruit lui vient. Ce n’est pas la hache du bûcheron ; ce n’est pas la chute du caillou roulant sous le pied du mulet ; ce n’est pas la course des troncs dévalant de la montagne. Le bruit grandit. Il ne cesse plus. Il ronfle. Il prend l’oreille et il ne la quittera pas : c’est le chant continu des eaux qui tombent éternellement et qui viennent raconter à la plaine le mystère des sommets.

Que de sentiers perdus dans la forêt ! Que de lacets ! Que de détours ! Combien de fois l’énergie est séduite et déçue par une clairière vaine, par un sommet qui fuit ! Il faut monter encore.

Enfin la forêt est franchie. Le grand ciel bleu s’ouvre et son dais immense est tout près. Il est soutenu par les parois des rochers dont la muraille rouge, à pic, flamboie dans le soleil. Mais, sous le pied, s’étend le tapis délicieux des verdures alpestres. Charme frais des altitudes herbagères ! Grâces fugitives et promptes de l’été sans printemps, luxe inattendu et somptueux de ces jardins sauvages qu’un souffle tiède fait naître et qu’un souffle froid va détruire, immense solitude verte qu’aucune ombre ne voile, où pas un arbre ne pousse et qui déroule la tenture des prairies aux plis lourds, de montagnes en montagnes, de mamelons en mamelons, de vallées en vallées, pareille à elle-même, douce à l’œil, douce au pied, mais perfide, car la neige à peine fondue trempe toujours le sol, une brume incessante monte vers le ciel en légers nuages blancs et l’air fraîchit, tandis que dans le soir humide tinte la cloche fêlée du bétail qui marche quelque part et qu’on ne voit pas !

Il faut monter encore. Soudain la végétation cesse. C’est la roche terne ou sanglante, le granit où brille le mica, où rougit le fer. La carcasse terrestre se montre à nu. Maintenant, c’est le volcan éteint ; ce sont les ruines du vieil arrachement originel ; ce sont les flancs lépreux et rocailleux du creuset où la terre bouillonna. Le métal en fusion reste pendu aux parois. Le sol fendu et le rictus des crevasses racontent les hautes températures des anciens âges ; et, s’élevant de pans en pans, de murailles en murailles, l’œil court sur les bords de la marmite infernale où les rocs sont penchés. Au fond, une vapeur lumineuse luit comme une aurore inférieure ; les nuages, éclairés d’en bas, flambent et font un gouffre de fumées rouges qui traînent et s’épaississent en montant lentement vers le ciel. Toute la vallée est en feu. La roche sévère la contient ; la cuve démesurée, qui reçoit l’apport tumultueux des cascades, bouillonne tandis que le soleil y plonge comme un tison ardent.

Mais, tout près, dans un pan de ciel vert, apparaît l’ourlet blanc et bleu des glaciers. Leur collerette pare d’une grâce suprême l’épaule abrupte des rocs. Il faut monter encore et atteindre là-haut avant que le soir n’ait caressé, de son dernier rayon, le dernier sommet.

Ce sont, maintenant, les neiges éternelles. Le linceul blanc est étendu là, pour toujours. Il suffit de quatre kilomètres en hauteur pour éteindre la vie sur la terre.

Au loin, sur des sommets et des dômes qui s’enfoncent et moutonnent vers l’horizon, rien que l’étendue blanche. Le soir survenu ajoute à l’effroi de la vie disparue. Plus rien que le blanc. Chute de la neige pendant les mois d’hiver, silence sur silence, ouate sur ouate, blanc sur blanc. Tout se crispe, se resserre, se durcit, et la glace s’amassant, s’enfonçant et s’épaississant sans cesse pousse, par son poids, dans les joints, dans les plis, dans les profondeurs, son lit de granit vert sur les lits de granit noirs et rouges que le feu a déposés jadis.

Dans les nuits claires, au-dessus des plaines blanches, la lune roule, promenant sa lumière et son ombre de mer en mer, de vague en vague. Elle ne voit rien que son image courant, à sa suite, au faite des glaciers. La terre, au-dessous d’elle, est comme une autre lune, aussi triste et aussi désolée qu’elle-même et qui, dans le silence de l’espace, reflète sa course vagabonde.

Mais, dans les nuits sans astre, l’étendue alpestre, sans fin et sans vie, n’a même plus, pour l’animer, le jeu de la lumière et de l’ombre. Le sommet perd son terne reflet. Il s’éteint ; il demeure. Au-dessus de lui, le gouffre du ciel est ouvert, et, si les nuages s’assemblent, rien ne distingue leur masse confuse de la masse qui les soutient.

Cependant les mois tournent et le soleil s’est ranimé. Un souffle a passé sur la terre. Et voilà qu’ici même, dans le grand silence, à l’aube d’une nuit moins longue, des bruits sourds ont retenti : des craquemens profonds, des soupirs, des plaintes. On dirait que le linceul voudrait se soulever… Dans la joie universelle du printemps, l’émotion a gagné même ce monde désolé. Les pleurs commencent à couler, goutte à goutte : les larmes des sommets, des glaciers et des moraines. Partout les fronts perlent, les rides se creusent et l’eau, de partout, coule et fond dans la plaine. C’est un gémissement, un sanglot, mais si bon et si doux. Eaux des torrens, eaux des lacs dont l’œil bleu regarde le ciel, eaux des cascades, eaux des chutes, eaux des sources qui cheminent mystérieusement sous la terre, eaux des infiltrations, eaux des fontaines, eaux claires et bruyantes jaillissant sous le soleil, eaux des rivières qui portent la fertilité dans les plaines, de toutes parts les eaux s’échappent et se précipitent des sommets. La naïade verte, la naïade des monts est délivrée, et elle emplit les montagnes et les vallées de ses cris de joie et de ses bondissemens.

Pendant des mois et des mois, c’est un ruissellement universel, et, d’en bas, l’homme attend. Combien de temps a-t-il assisté, impuissant et terrifié, à la chute immense et inutile de toute l’énergie que les longs hivers ont accumulée sur la montagne. Que faire de cette force inutilement gaspillée ? Chaque année, le problème se posait et toujours il restait insoluble. La nymphe capricieuse et redoutable, on osait l’aborder, quand elle était plus bas, dans le vallon, déjà lente, souriante et apaisée. Mais ici, sur la montagne, alors qu’elle se précipite et s’évade, comment approcher de son galop furieux ? et, pourtant, le chant éternel de la cascade attire. Il emplit l’oreille ; il ne la quitte pas. Il dit la force accumulée, la force perdue. Plus la chute est haute, plus la force est grande. Comment la capter ? Dans les nuits bercées du vent, bien des insomnies ont dû monter vers les réserves d’énergie qui s’entassent là-haut. La neige tombe et la neige fond. L’eau bondit et l’eau s’écoule. Entre les deux phénomènes, la force s’amasse et se dissipe… L’homme des plaines est plus heureux. Ces eaux, qui viennent d’ici, il les dompte, leur impose le joug, et, joyeux, il fait tourner son moulin.

Pourquoi ne pas essayer, nous aussi. Cette eau si rebelle, pourquoi ne pas la bâillonner dès sa naissance ? Osons seulement.


Un homme a osé. Un jour, il a commandé des conduites destinées à capter les eaux d’une chute de 200 mètres. Cela parut, a tout le monde, une folie. On en riait : « Ses tuyaux crèveront, ses turbines se briseront. Le mieux serait de l’enfermer. » Cependant il tint bon, et, malgré mille déboires, il réussit.

Cet homme vivait dans la montagne, près de Grenoble. Papetier, fils de papetier, instruit, imaginatif, ardent, il voyait, au-delà de son succès, non pas seulement la fortune, mais une sorte de révolution économique et un grand bienfait. Grenoble et le Dauphiné, autour de lui, lui fournissaient de nobles exemples. Dans la paix, l’énergie de la province se tourne vers les inventions pacifiques. C’est ici que Jouvin, par une heureuse modification dans le tannage, a donné une plus-value énorme à la peau des chèvres, filles de la montagne, développant ainsi, sur la terre natale, une industrie jusqu’ici sans rivale. C’est ici que Vicat, abordant, sous une face bien différente, le problème de la montagne, lui arracha les principes du ciment artificiel et reproduisit, sous la main de l’homme, les phénomènes de l’âge tertiaire qui ont créé la pierre à bâtir. C’était encore le problème de la montagne qui se posait devant l’ingénieur papetier, M. Bergès. Il l’a résolu ; et, maintenant, l’homme de la montagne fait comme celui de la plaine : il fait tourner son moulin. M. Bergès l’heureux et tenace initiateur de l’utilisation des hautes chutes, a été en même temps, si je ne me trompe, le poète qui a baptisé la nouvelle force industrielle : il l’a appelée d’un nom définitif : la Houille blanche.

Dans une courte note, publiée en 1889, à l’occasion de l’Exposition, le mot était employé et l’importance de la révolution économique qui déjà s’opérait est exprimée en quelques lignes : « La Houille blanche. De la houille blanche, dans tout cela, il n’y en a pas ; ce n’est évidemment qu’une métaphore. Mais j’ai voulu employer ce mot pour frapper l’imagination et signaler avec vivacité que les montagnes et les glaciers peuvent, étant exploités en forces motrices, être, pour leur région et pour l’Etat, des richesses aussi précieuses que la houille des profondeurs. L’utilisation du ruisseau de Lancey que j’ai commencée, il y a vingt ans, et que je poursuis sur une hauteur de 2 000 mètres, en est une preuve expérimentale. »

Cette idée de la mise en valeur des forces énormes et sans cesse renouvelées, que la montagne accumule, est si simple, elle sort si naturellement de la pratique antérieure du moulin à eau, qu’il faut expliquer pourquoi on a si longtemps tardé à la réaliser. En effet, dans l’innovation de M. Bergès, il n’y a pas, à proprement parler, invention. Ce n’est rien autre chose qu’une adaptation adroite et hardie de principes antérieurement connus et un perfectionnement d’organismes mécaniques antérieurement employés.

Depuis que l’industrie existe, elle connaît le moulin à eau, celui que le débit d’un cours d’eau actionne par le poids de la nappe glissant sur les aubes d’une roue. Dans le cours des siècles, il s’est produit un perfectionnement considérable qui est parfaitement décrit dans l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot : c’est la turbine. Frappée par l’eau tombant d’une certaine hauteur et mise en mouvement, non seulement par le poids de l’eau, mais par la poussée de la chute, elle réalise la totalité de la force qu’elle reçoit.

Tout le principe de l’utilisation des hautes chu les se trouvait, au fond, dans ce mécanisme rudimentaire : utilisation, non seulement du poids de l’eau, mais de la force de la chute. Pourtant, on n’osait aborder la solution pratique du problème. Pourquoi ? Parce qu’on craignait de ne pas pouvoir construire des tuyaux ou des conduites assez résistantes pour précipiter les eaux des hauteurs en leur conservant leur force de chute ; parce qu’on craignait que l’appareil délicat des turbines ne fut comme foudroyé par de pareils coups. Il fallait, probablement, que les grands progrès de la métallurgie fussent accomplis, que l’habitude des fontes très résistantes fût entrée dans l’industrie courante ; il fallait l’assurance que l’habitude des grands mécanismes modernes donne à l’ingénieur pour que celui-ci abordât sans crainte le problème de l’utilisation des hautes chutes. M. Aristide Bergès était sorti de l’Ecole centrale. La métallurgie et la mécanique modernes lui étaient familières. Il put envisager le problème dans toute sa simplicité, et ce fut par la rencontre logique et, pour ainsi dire, naturelle, des données scientifiques et des données pratiques dans un cerveau bien organisé et heureusement imaginatif qu’il le résolut.

Il ne dégagea pas la solution satisfaisante du premier coup. L’histoire de son usine serait l’histoire de ses tâtonnemens et de ses continuels perfectionnemens. L’outillage qu’il employa, dès 1869, paraîtrait, aujourd’hui, bien rudimentaire. On voit encore, épars autour de l’usine, les grossiers tuyaux de fonte dont on se servit pour capter la première chute : ils ont un aspect barbare et antédiluvien. On croyait que les conduites ne résisteraient pas à la pression intérieure, à la pression de l’air extérieur, qu’elles crèveraient ou s’aplatiraient. Certes, on eut des mécomptes. Mais, aujourd’hui, la tôle d’acier rivée, ajustée et goudronnée résiste admirablement et se plie à tous les usages. La conduite moderne est le souple véhicule de la forêt ; hydraulique, soit que les tuyaux, atteignant jusqu’à la dimension de trois mètres de diamètre, emportent des rivières tout entières, soit qu’ils se réduisent à n’être que de minces filets distribuant l’énergie sur l’établi de l’ouvrier.

On retrouva des difficultés analogues et on dut procéder de même, par tâtonnement, pour la mise au point de l’ensemble de l’outillage auquel on demandait de si nouveaux et si puissans efforts. La question des turbines est tout un poème : la question du robinet qui jette l’eau sur la turbine, de la languette qui en modère la distribution, du régulateur qui la contient, tous ces détails techniques sont l’objet d’une continuelle attention, d’une amélioration constante. Dans tous les ordres d’idées, l’application aux minuties touche souvent au génie.

Il y a eu et il y a encore des malfaçons et des méfaits. L’eau incompressible n’est pas une servante commode. Peut-on voir un accident plus terrible que celui d’une turbine qui, pour employer l’expression consacrée, s’affole ? Fouettée par une force de plusieurs centaines de chevaux, l’effrayante toupie se met à tourner avec une vitesse croissante, poussant un cri pareil à celui de la sirène et qui devient bientôt une effroyable clameur. Le son est de plus en plus aigu. La vitesse s’accélère. Enfin, au dernier état de tension, la turbine éclate comme un obus. L’explosion se produit en une gerbe de métal dont les débris énormes se dispersent, volent à travers l’atelier, crèvent la muraille, se précipitent au dehors, traversent l’espace et n’épuisent leur élan que dans la destruction.

L’usine de Lancey, telle qu’elle subsiste à l’heure présente, est comme l’image de la lutte énergique et complexe soutenue depuis si longtemps. Ce n’est pas le tranquille et noble atelier hydraulique qui se voit partout, maintenant, au pied des montagnes, à l’issue des vallées, aux portes des villes et dont l’aspect cossu annonce les gros capitaux confians et la spéculation stable. Tout au contraire, sa figure tourmentée révèle les longs efforts, les tâtonnemens, les tourmens et le succès lentement disputé. Elle est nichée au creux des rochers où coule et bondit le ruisseau de Lancey. A ses pieds, s’étend la jolie vallée du Grésivaudan ; mais elle la regarde à peine, ayant la face tournée vers la montagne. D’ailleurs, la vallée elle-même s’est mise en marche vers l’usine et les villages quittent la rive gauche, pour venir sur la rive droite, chercher le travail et le profit.

Ses murs noirs, ses cloisons ouvertes et pantelantes, ses bâtimens provisoires et toujours en construction, ses toits de schiste, le bruit des eaux qui jaillissent de tous côtés, un je ne sais quoi de téméraire et de ruineux indique la ténacité et le mouvement constant de la volonté et de l’intelligence à la poursuite du mieux. Elle parait, elle-même, un morceau de montagne, un éboulement, un arrachement.

Mais le calme et la sécurité) vous gagnent, si on pénètre à l’intérieur et, plus encore, si on suit, jusque dans la montagne, l’élégante organisation de l’amenée d’eau. Dans l’intérieur de l’usine, l’eau coule de toutes parts. Elle est visiblement aimée, familière, caressée, comme de ces fauves domptés dont on oublie les fureurs latentes. La fraîcheur pénétrante remplace, ici, la poussière, la fumée et la crasse des usines à houille noire. L’eau court tout le long des cloisons et parle partout. Le chaut de la montagne nous poursuit jusqu’ici. La nymphe se cache, mais on respire sa grâce et on l’entend.

Allons la chercher là-haut. L’industrie de M. Bergès a procédé par trois bonds successifs. Son premier élan l’a élevée à deux cents mètres. À cette hauteur, elle a capté, au pied de la montagne, la première chute qui alimente la papeterie initiale, celle sur laquelle s’est appuyée toute l’entreprise. Elle fonctionne toujours. Si l’outillage s’est amélioré et si la production s’est accrue, elle n’a ni à se déplacer, ni à se transformer radicalement : le principe est le même. C’est le moulin primitif, qui pouvait employer, au début, une force de quelques douzaines de chevaux. Seulement, aujourd’hui, elle dispose de 3 000 à 4 000 chevaux-vapeur travaillant vingt-quatre heures par jour et trois cent soixante-cinq jours par an. Cela, pour avoir compris qu’il y avait un autre parti à tirer d’un ruisseau de 500 à 1 000 litres de débit à la seconde, que celui qu’en obtenait, paresseusement, le meunier à la chanson.

Au second élan, on a capté une autre chute : celle-là de 500 mètres, à La Gorge (750 mètres d’altitude). L’atelier se transformait alors et il devenait un dépôt de force hydraulique, accumulateur et distributeur à la fois, un réceptacle d’énergies, mis à la disposition de l’usine d’abord, puis du voisinage. Dans l’usine, cet appoint considérable de force donnait la permanence et la sécurité du travail. En effet, la véritable difficulté à vaincre, l’obstacle à surmonter, pour toute entreprise fondée sur l’emploi de la force hydraulique, c’est l’irrégularité du service et les interruptions trop fréquentes. Même le meunier de la plaine est obligé de ménager ses ressources : le débit change, du soir au matin. Il ouvre ses vannes ; il les ferme, inquiet d’une gelée ou d’une pluie. Si le temps sec se prolonge, il ne chante plus, le meunier : tout chôme. Ses heures se perdent et ses frais courent. Aussi, il a demandé à la vapeur de l’aider dans ces temps de crise. Il a introduit l’ennemi dans son atelier ; mais celui-ci, ayant pris un pied, en a bientôt pris quatre. La vapeur est chère, c’est vrai ; mais c’est une servante docile. Elle travaille quand on veut, marche et s’arrête quand on veut. Elle offre la permanence et la sécurité. Les vannes ont même fini par être délaissées : sur le ruisseau négligé, souvent elles pourrissent inutiles.

Combien celle difficulté est plus grande quand il s’agit de l’eau de la montagne, violente, intermittente et capricieuse ! Selon que, là-haut, la température presse l’éponge ou l’emplit, l’eau coule ou s’arrête, et le débit varie sans cesse, non seulement au cours de l’année avec les grands chômages de l’hiver, novembre, décembre, janvier, février, mars ; mais, aussi, de semaine en semaine et de jour en jour, selon que le temps est bon ou mauvais, sec ou pluvieux.

Pour éviter les longs chômages, la main-d’œuvre inutilisée, la perte sur les frais généraux, l’incertitude dans la livraison et tous les inconvéniens du travail intermittent, que faire ? Le principe introduit, désormais, dans toute l’industrie hydraulique est le suivant : travailler sur l’amenée d’eau minima, mais disposer d’un maximum que l’on emploie, le cas échéant, pour entretenir le minimum, et dont on dispose, en temps ordinaire, soit pour faire des approvisionnemens, soit pour activer une industrie qui supporte le chômage. Ce superflu est tenu à la disposition de l’usine dans des réservoirs ou chambres à eau de rendement constant qui permettent d’assurer au moteur principal un débit régulier et certain.

Tel fut à Lancey, puisque c’est Lancey qui nous sert d’exemple, le principal résultat obtenu par l’adjonction de la chute de 500 mètres : régularité et sécurité dans le travail. Maintenant que l’usine bat son plein, elle fabrique toutes ses matières premières ; elle débite le sapin, enlève les nœuds ; elle broie les bûches, elle réduit la pâte à papier, elle en fait, dans les sous-sols, des approvisionnemens énormes qui permettent de travailler dans les mois des basses eaux ; elle blanchit le papier ; elle l’achève, le roule, le plie et l’envoie à l’atelier de transport. Elle produit ainsi, par jour, jusqu’à 30 000 kilogrammes de papier fini, et cela en travaillant régulièrement d’un bout de l’année à l’autre.

Mais la force énorme dont elle dispose est loin d’être employée ; et, c’est ici que se branche tout un système d’industries annexes, qui, d’ailleurs, presque partout, oui remplacé le vieux moulin primitif et sont devenues des industries principales. Ces industries annexes n’utilisent pas la force directement : elles la transforment et l’appliquent à des usages nouveaux et à des adaptations dont la portée est véritablement incalculable. Expliquons-nous.

Les diverses énergies vibrant dans le monde, et notamment la chaleur, la lumière, l’électricité, sont, au fond, identiques. Une chute qui tombe développe une certaine quantité de kilogrammètres qui peuvent se transformer en calorique ou en fluide électrique. Disposant d’un superflu de force considérable, M. Bergès put l’employer à divers usages qui étaient à sa portée : par exemple, dans la papeterie, blanchit électrolytiquement la pâte à papier ; il produisit du carbure de calcium ; tout cela, dans l’intérieur de l’usine.

Mais, transportant sa force au loin, il lit plus. Il donna des locations de force dans le voisinage ; il produisit le courant nécessaire à un puissant éclairage de tous les environs et notamment de la vallée, du Grésivaudan entre Brignolle et Grenoble. Et, enfin, il prit ses dispositions pour actionner les machines électriques destinées à desservir des voies de traction importantes, les tramways de Chapareillan et de la Chartreuse. Soit, en tout, une production de force de trois à quatre mille chevaux de vingt-quatre heures et de trois cent soixante-cinq jours par an. Voilà ce qu’est devenu le moulin primitif et ce que produit le ruisseau inconnu, quelquefois nuisible, qui coulait sous l’aisselle de la montagne de Belledonne.

Ce n’est pas tout. Les 4 000 chevaux ne suffisent plus. Là-haut, dans la montagne, dix fois plus haut que la chute primitive, quatre fois plus haut que la chute de 500 mètres, à 1 900 mètres et 2 000 mètres d’altitude, sur les sommets de Belledonne, se trouvent les réservoirs de grandes forces : ce sont les glaciers de la Combe et de Freydane. C’est là qu’il faudrait aller et M. Bergès a conçu le vaste et hardi projet de l’aire, de ces deux grands lacs qui sont à proximité des glaciers, les chambres à eau qui alimenteraient son usine et son dépôt de forces avec une régularité et une puissance extraordinaires. Alors, les 10 ou 15 chevaux primitifs, qui sont devenus 500, qui sont devenus 3 000 à 4 000, deviendraient 10 000 chevaux au minimum. Les plans sont faits. Tout un système de canalisation, de conduites, de voies d’adduction est déjà en construction. Au lac Blanc, un tunnel de 400 mètres de long est commencé pour aller en crever le fond à 21 mètres au-dessus de son niveau actuel et permettre d’y prendre, à volonté, les 1 100 000 mètres cubes d’eau qu’il contient. Au lac Crozet, un tunnel, qui a été terminé en 1897, permet de le vider à 27 mètres au-dessous de son niveau habituel, et un petit barrage, en travers de la brèche par laquelle s’écoulaient ses eaux, les surélève à cinq mètres au-dessus de ce même niveau. Le tunnel a été fait sans difficulté. Il a pourtant 240 mètres de long et traverse des roches fort dures. L’accès des vannes à toute époque de l’hiver a été possible et leur manœuvre, malgré l’altitude des régions où elles sont établies, n’a donné lieu à aucun ennui.

Ainsi, c’est fait ; la montagne est domptée. La grande surface de 15 millions de mètres carrés que ses hauts sommets présentent au ciel et qui reçoivent, nuit et jour, l’eau et la neige qui tombent suivant la saison, ces 15 millions de mètres carrés sont maintenant un évier ou un entonnoir qui ramasse ces eaux et par lequel elles s’écoulent, selon que le gardien de la chambre d’eau, — solitaire dans son poste, — ouvre ou ferme son robinet. Les glaciers font partie de l’outillage de l’usine. Ils congèlent l’eau et la conservent pour le temps opportun. Ce sont d’immenses éponges qui s’emplissent l’hiver et se vident quand l’été vient. Les lacs sont de grands tonneaux, ou mieux de grandes cuves. On les attaque par-dessous et on leur applique une bonde par laquelle on les vide régulièrement sur les turbines. Les sombres nuits sans lune, sur les sommets sont les ouvrières aveugles qui tissent, en silence, dans les longs hivers, le fil des forces naturelles que l’industrie humaine dévidera lentement sur son rouet de fer.

J’ai pris comme type l’usine de M. Bergès, à Lancey. Je ne crois pas, en effet, qu’on puisse contester à celui-ci l’honneur d’avoir été le premier ingénieur qui ait eu la hardiesse d’utiliser les hautes chutes. D’autre part, les transformations et les agrandissemens de l’usine sont un schéma complet du progrès accompli dans l’emploi des forces hydrauliques. M. Bergès est, incontestablement, l’inventeur du nom et de la théorie si féconde de la houille blanche ; non moins que ses aménagemens, qui remontent à 1869, la note si substantielle qu’il a publiée, en 1889, fait date en la matière. Enfin, M. Bergès, esprit hardi, inventif, imaginatif si l’on veut, n’a jamais cessé de poursuivre, avec une inlassable ténacité, le développement de l’idée-mère à laquelle il attribue la portée d’une révolution économique formidable. Ce n’est pas seulement un ingénieur habile, ou un industriel entreprenant : c’est un apôtre.

Mais, ceci dit, il faut reconnaître que les progrès accomplis depuis quarante ans sont dus à la collaboration de toute une équipe d’hommes ingénieux ou hardis qui se sont appliqués à l’étude théorique ou à la solution pratique de ce passionnant problème ; ils sont dus surtout à la collaboration de toute la région montagneuse qui se rattache au grand massif alpestre : Dauphiné, Savoie, Suisse, Italie. A l’heure présente, dans cette région, toutes les eaux sont captées ou retenues. Un récent travail de M. Tavernier évalue la puissance moyenne totale des usines réglementées ou en voie de réglementation, rien qu’en France, à 230 000 chevaux. Ce ne serait, d’ailleurs, qu’un vingtième de la force brute, plus ou moins utilisable, qui est évaluée à 3 millions de chevaux.

Sur tout le massif du Dauphiné et par tout le massif alpestre, face et revers, on trouve des usines considérables installées dans tous les coins et les recoins d’un pays qui, il y a quelques années, vivait misérablement. Maintenant, il se transforme à vue d’œil. Les villages s’enrichissent, les cabanes deviennent maisons ; les moindres villages sont éclairés à la lumière électrique ; partout, les poteaux qui supportent les fils transporteurs de la force sont plantés ; les tramways électriques courent le long des vallées et abordent maintenant la montagne. Il en est ainsi tout le long du Grésivaudan, à Lancey, à Pontcharra, à Chapareillan. Les usines de la Volta Lyonnaise sont installées à Moutiers, celle du Venthon, à Albertville ; la vallée de l’Arc alimente l’usine d’Epierre, celle de la Chambre, celle de Calypso près Saint-Michel, celle de Saint-Michel, la magnifique usine d’électro-métallurgie française de la Praz. La Romanche actionne les usines de Séchilienne, la belle papeterie de M. Devilaine à Rioupéroux, les soudières électrolytiques, l’usine de la Société électro-chimique, à Livet, La vallée du Drac voit s’installer l’usine de la Société des forces motrices de Grenoble, celle de la Société grenobloise de Force et Lumière. Autour de Chambéry, c’est l’usine de Chailles, celles de la vallée de l’Arve et, notamment, la belle et originale usine de chlorate de potasse installée à Chedde par M. Georges Bergès, fils de M. Bergès de Lancey, l’usine du Giffre, enfin les papeteries de Cran, près d’Annecy.

Et ce n’est ici qu’un tableau très rapide et très incomplet de ce qu’une seule région a pu faire en quelques années. Le Dauphiné et le Lyonnais, réduits pour ainsi dire à leurs propres forces, ont apporté les capitaux, et déployé l’esprit d’initiative nécessaires pour mettre en valeur les richesses hydrauliques exceptionnelles de la contrée. Toute cette région, agissant sur elle-même et par elle-même, au milieu de l’indifférence, ou, pour être plus exact, dans l’ignorance où l’on est de ses efforts, persévère et ne compte que sur sa tenace volonté. Elle s’est heurtée à bien des préjugés, à bien des résistances, à des obstacles presque insurmontables comme ceux que présentait la vétusté de nos codes et de nos règlemens administratifs[2].

Pour réaliser la captation des grandes chutes, il faut des canalisations fort longues. Ces canalisations doivent passer sur des propriétés morcelées. Autant de propriétaires, autant de traités. Ce sont des discussions interminables, des prétentions impossibles, des entêtemens irréductibles. La routine et la politique s’en mêlent : c’est tout dire. Puis, il faut traiter avec les communes, avec l’administration des ponts et chaussées départementaux et nationaux et avec celle des eaux et forêts, pour la traversée des bois, des routes, des canaux ou rivières. « Ce n’est pas tout ; le ruisseau sera privé de ses eaux sur un parcours souvent très grand ; les riverains réclament alors, celui-ci un arrosage dont il n’a jamais joui et qu’il ne peut même pratiquer, l’autre un droit d’usine pour une construction informe, ancien moulin tombé en ruine depuis un siècle et plus, l’autre allègue, tout simplement, son désir de voir l’eau passer chez lui ; heureux encore si quelque propriétaire ne bâtit pas une roue d’enfant pour invoquer la priorité d’une usine existante et rendre tout détournement d’eau impossible. Si l’on songe qu’une seule de ces négociations n’aboutissant pas, qu’un seul passage refusé, qu’une seule riveraineté non accordée peut rendre impossible la réalisation du travail, il y a de quoi faire réfléchir et éloigner les bonnes volontés. »

Les histoires que l’on raconte dans le pays sont homériques. Toutes les rivalités et toutes les jalousies locales sont en éveil. Toutes les convoitises sont à l’affût. La spéculation s’en mêle naturellement, et par-dessus tout, les hautaines et imperturbables lenteurs administratives. Une des régions les plus avantageuses pour l’exploitation des chutes est la partie de la Savoie comme sous le nom de « zone réservée. » Depuis des mois, depuis des années, ou se demande, dans les bureaux des ministères, si on laissera s’installer, dans cette région, des usines qui bénéficient d’une sorte de franchise en matière de douanes et il est question de frapper ces établissemens d’un droit de tant par tête d’ouvrier pour compenser le bénéfice que celui-ci trouve dans une région où la nourriture est un peu moins chère que dans les cantons voisins. Le transport de la force représente un déplacement de richesse. L’octroi se demande à son tour comment il pourrait saisir cette valeur et selon quel tarif il peut frapper le fluide électrique qui court le long des fils, au passage de la frontière… Voilà maintenant les alpinistes qui s’en mêlent, et il se forme des ligues pour protester contre l’installation des tuyaux, sous prétexte que cela gâte le paysage.

Mais ce sont là les petites misères de la vie humaine. Il n’en reste pas moins qu’une des plus actives et des plus nobles contrées de la France, peuplée de ces montagnards que l’on classe parmi les « communautaires retardataires, » a su créer et développer, sans secours étranger, une magnifique industrie née du sol et dont l’avenir est immense. Les fils de la montagne ont emprunté à la montagne la force qu’elle dépensait inutilement. C’est parmi les rochers affreux, dans les solitudes glacées, au point où la vie se distingue à peine de la mort, qu’ils ont arraché à la mort une nouvelle source de vie. Ce n’est pas l’agrément du climat qui les a aidés ; ici ; c’est sa rigueur. Ce n’est pas la « douce France » qui s’est laissé vivre, comme un le lui reproche à satiété ; c’est la France l’or le qui a livré la bataille et emporté le succès. Ce vaillant Dauphiné a créé une industrie nouvelle, autochtone, indépendante, qui n’a rien demandé, jusqu’ici, qu’à l’activité de la province, à ses ressources propres et à son génie.

Reconnaître ce qu’ont fait, en cette matière, le Dauphiné et la Savoie, ce n’est nullement diminuer ce qui appartient aux pays voisins, et notamment à l’industrieuse Suisse. L’Italie, l’Allemagne, l’Autriche sont, entrées dans les mêmes voies. Partout, on capte et on utilise les hautes chutes. A Genève, depuis 1885, fonctionnait la magnifique machine hydraulique, qui, disposant de la chute admirable (non pas haute, mais basse) du lac, distribuait la forces motrice dans la ville tout entière et actionnait, à la fois, la grande usine et le modeste atelier de l’ouvrier. Celle distribution de force se faisait, d’ailleurs, directement et sans transformation électrique. Mais Genève ne s’en est pas tenue là. La ville vient d’installer, dans un faubourg, une seconde usine qui utilise la chute du Rhône et qui traite le lac comme un immense réservoir dont l’approvisionnement permet de créer des industries alimentées par une force ; telle que les plus difficiles problèmes industriels pourront être aisément abordés. A la tête du service des eaux, est placé un ingénieur qui est un puissant esprit et un véritables créateur, M. Turrettini. Tout ce qu’il touche, il le marque de son empreinte, et c’est lui qui a fourni les avant-projets de l’utilisation des chutes du Niagara, que l’on nous donne, maintenant, comme une invention américaine et qui n’est ni plus ni moins que la conception dauphinoise et suisse de l’utilisation des hautes chutes.

L’industrie nouvelle quitte la montagne. D’ores et déjà, elle descend dans la plaine. La rivière rapide l’emporte sur ses flots. Lyon est la première grande ville française qui ait, à son tour, utilisé les chutes. Lyon a 500 000 habitans. Son industrie emploie 60 000 chevaux-vapeur. Quelle révolution si cette force lui était fournie par le cours violent du Rhône qui la traverse ou par la ceinture de montagnes qui l’environne ! La grande usine de Jonage s’est fondée ; quand elle aura atteint tout son effet, elle pourra distribuer à Lyon 15 000 chevaux-vapeur, c’est-à-dire le quart de la consommation annuelle. Si cette entreprise atteint les résultats que se sont promis ses fondateurs, une des grandes villes industrielles du monde empruntera sa force motrice, non plus à la houille notre seulement, mais, en grande partie, à la houille blanche.


La « houille blanche » battra-t-elle la houille noire ? Voilà maintenant la question.

L’abaissement sur le prix de revient du cheval-an est considérable, on pourrait dire énorme. Il faut distinguer, évidemment, entre les conditions de l’installation, le plus ou moins de continuité du travail, la nature de l’industrie. Mais, tout compte fait, il résulte des travaux de M. Blondel et de M. Tavernier et des renseignemens que j’ai recueillis sur place que, si on compare le prix de revient de la force prise à l’usine hydraulique sur l’arbre de la turbine avec le prix de revient de la force à vapeur moyenne, cette comparaison est très en faveur de la force hydraulique. J’emprunterai encore au rapport de M. Tavernier la conclusion qu’il tire de cette constatation : « Un abaissement de prix si formidable et, grâce au transport à distance, si universel, de la force continue doit provoquer une véritable révolution économique. »

L’expérience a permis de reconnaître d’autres avantages provenant de l’emploi de la houille blanche. La main-d’œuvre n’est plus nécessairement agglomérée dans des centres industriels urbains ; elle est à la fois moins chère et plus satisfaite. La mine de houille notre s’épuise, tandis que la houille blanche, la neige des sommets, se renouvelle chaque année. Au fur et à mesure que la mine de charbon est exploitée, les difficultés d’extraction sont de plus en plus grandes ; le prix de la houille notre ira probablement sans cesse en augmentant. Pour la houille blanche, le temps ne peut qu’améliorer les conditions de l’exploitation, en perfectionnant sans cesse l’outillage.

Quant à la puissance de production des hautes chutes, elle est, pour ainsi dire, inépuisable. On a vu que le ruisseau de Lancey fournit, à lui seul, une force réalisée ou immédiatement réalisable de 10 000 chevaux-vapeur, force renouvelable d’année en année, à travail plein, pendant trois cent soixante-cinq jours par an. Or, l’aire de pente de ce ruisseau ne comprend guère que 44 kilomètres carrés. En attendant une statistique complète qui est commencée, mais qui n’a pu encore être menée à bonne fin, on évalue les ressources hydrauliques de la région alpestre, à une force brute de 5 millions de chevaux. M. Bergès affirme que la France, pays favorisé, il est vrai, en raison de la vaste étendue de ses altitudes et du grand nombre de ses lentes déclivités, pourrait contenir une force utilisable de 10 millions de chevaux-vapeur. Or, actuellement, la France industrielle (usines à vapeur, chemins de fer, navigation maritime et fluviale) n’utilise que 6 300 000 chevaux-vapeur. La mise en valeur des hautes chutes doublerait donc facilement la force motrice mise à la disposition de l’industrie française.

Mais, puisque de premières applications se sont produites, quels résultats ont-elles donnés ?

Trois sortes d’industries se sont, d’ores et déjà, établies sur le principe ; de l’utilisation des bautes chutes. Le premier type n’est rien que le développement et le perfectionnement du moulin et de la papeterie. Il ne recueille, en somme, d’autres avantages que ceux qui résultent du bénéfice direct sur le prix de revient. Les usines se sont agrandies ; elles prospèrent ; mais ce progrès ne peut avoir, à aucun point de vue, le caractère d’une révolu-lion économique.

On a obtenu des résultats bien supérieurs en appliquant à l’industrie de la houille blanche une autre découverte tout à fait différente, celle du transport de la force à distance par le moyen de câbles électriques. Ces deux découvertes sont distinctes l’une de l’autre ; mais leur union a été un coup de maître. La bouille blanche donne la force avec prodigalité : comment l’utiliser tout entière ? Or, la force transformée en électricité court sur le câble et se transporte au loin. Ainsi, l’énergie condensée dans la montagne rayonne et répand son bienfait dans les vallées, dans les plaines, dans les contrées de population déjà agglomérée.

Par des transformateurs puissans, « m applique la force électrique à l’éclairage et à la traction mécanique dans le rayon où cette force peut être utilement distribuée. Les vallées des Alpes, du Dauphiné, de la Suisse, sont, maintenant, piquées des mille points lumineux de la lumière électrique. Les tramways les sillonnent de toutes parts et desservent les villes et les moindres villages ; demain, les grandes voies ferrées, les grandes lignes de chemins de fer iront puiser, dans ces réservoirs, les forces naturelles qui permettront à la circulation la plus hardie et la plus imprévue d’aborder, sans difficulté, l’obstacle qui paraissait invincible : les hautes cimes seront battues par les hautes chutes. Un serviteur nouveau et souple comme le fluide électrique pénètre dans le dernier ravin des vallées ; il les fouille, les éclaire, les prépare pour un nouveau progrès de la conquête humaine.

Mais ce bienfait est encore restreint. Le champ où il s’exerce a pour limite la distance où s’arrête le transport de la force électrique ; c’est-à-dire, dans les circonstances actuelles, un rayon d’action de 60 à 80 kilomètres, — rayon qui s’accroît, tous les jours. Au-delà de cette portée, le fluide électrique s’échappe : il y a fuite et déperdition, ou bien il faut que les câbles soient d’une grosseur telle qu’il ne peut être question de les employer. Toute industrie qui suppose le transport électrique de la force est donc, jusqu’à nouvel ordre, serve de la montagne. Elle n’est libérée que jusqu’à une certaine distance de 40 à 50 kilomètres. Elle ne peut aller au-delà ; elle a un fil à la patte.

Or, un troisième procédé industriel, qui n’est qu’une autre application des principes qui viennent d’être développés, prend, à l’heure qu’il est, un grand essor : l’électrolyse. Le mot dit très bien ce qu’il veut dire : « Je délie par l’électricité. » La force hydraulique, soit qu’elle se transforme en fluide électrique, soit qu’on obtienne par elle des températures extraordinairement hautes et maniables, produit des résultats industriels véritablement imprévus. La chaleur du foyer de houille ne se règle pas ; tandis que la force du courant électrique, étant à la fois instantanée et continue, agit, cesse ou dure au gré d’un bouton que l’on pousse. En outre, il ne peut être question de produire avec la houille les températures que l’on obtient avec l’énergie hydraulique.

Aussi, les industries nouvelles qui ont besoin, avant tout, de ces deux élémens : puissance et docilité du fluide ou du calorique sont venues s’établir là où la force des hautes chutes leur fournissait l’énergie avec une abondance extraordinaire et à bas prix. Les usines qui fabriquent la soude, le carbure de calcium, l’aluminium sont dans ce cas. Elles se multiplient. Elles ajoutent leur prospérité récente à celle que l’utilisation des hautes chutes a développée dans ces vallées. Leur avenir est illimité ; elles ont, sans peine, aboli toute concurrence.

Et c’est ici, dans ces ateliers nouveaux, que les drames les plus poignans de la science moderne se déroulent sous nos yeux. L’homme manie, maintenant, des outils redoutables qui lui permettent d’enfoncer sa volonté, comme un coin, dans les dernières retraites de la nature.

Par l’électrochimie et par l’électrométallurgie, tantôt il décompose les phénomènes qui se sont produits à la surface de la nébuleuse primitive et il dissout les minerais qui ont capté l’énergie errante à la surface des choses dans les temps très anciens, tantôt, au contraire, il reproduit ces phénomènes. Il accumule les énergies électriques et les emmagasine dans les détonans, comme le chlorate de potasse qui emprunte à la force des hautes chutes l’étincelle qui fera exploser la pointe d’une allumette.

Pour obtenir le carbure de calcium, matière première de l’acétylène, l’électrolyse recourt à des températures qui atteignent 3 500 et 4 000 degrés. La galette de carbure de calcium obtenue par la combinaison de la chaux et du charbon à cette température, quand elle est arrachée du four par les griffes d’acier qui fondent en In touchant, luit et éclaire, en plein jour, comme un soleil.

Je ne puis me lasser de contempler celle extraordinaire rencontre des faits antiques et de la science moderne. La vie est ressaisie à ses origines. Les phénomènes atmosphériques, dus à la chaleur solaire, prolongent, en quelque sorte, la création à la surface de la terre : ils l’enveloppent d’une ceinture d’énergie qui s’écoule sans cesse sur elle. Les pentes de la montagne sont les gradins par où cette force glisse des sommets dans les plaines. Mais l’homme intervient. Fils du soleil, il a emmagasiné dans son cerveau, par les lentes ascensions de l’être animé se perfectionnant lui-même, des énergies vitales extrêmement puissantes Son intelligence s’empare des données naturelles et les modifie. Il supprime la pente, précipite l’énergie, la capte et l’emploie. Ainsi, il devient l’agent d’une création nouvelle. Il rompt la trame du destin et il accroît le champ des forces naturelles, en les asservissant.

L’aluminium est obtenu par l’électrolyse à une température de sept à huit cents degrés. Parmi ces industries diverses et si pleines d’avenir, c’est sur celle-ci que paraît compter, surtout, l’imagination hardie de M. Bergès : « La houille noire, dit-il, réduit le minerai de ; fer qui a fait notre civilisation et notre siècle, mais elle ne peut rien sur l’aluminium, tandis que la houille blanche ou la force hydraulique, par l’électricité, réduit l’alumine et nous donne l’aluminium qui donnera son nom au siècle nouveau, s’il arrive à un bon marché suffisant. Ce métal léger comme le verre, résistant comme le fer et inoxydable comme l’argent, est certainement le métal de l’avenir ; il réduira des deux tiers nos poids morts alourdissans, remaniera tous nos véhicules et nos outils de guerre, et nous ouvrira la navigation aérienne du plus lourd que l’air. Or, l’électricité seule nous donne, dès aujourd’hui, l’aluminium à un bon marché que l’amortissement gradué des immenses forces motrices nécessaires augmentera indéfiniment. Les Pyrénées et les Alpes ont pour cela toute la houille blanche nécessaire, et n’est-il pas juste que les montagnes qui, depuis l’origine du monde habitable, engraissent les plaines, bénéficient à leur tour de leurs propres richesses ? »

Voilà le cri du montagnard.

C’est sur ce cri que je voudrais finir. Il ferait dépendre le futur progrès industriel de l’exploitation de la houille blanche. Mais tout le monde ne partage pas cet enthousiasme. M. Bergès a rencontré ses contradicteurs et ses incrédules. L’industrie nouvelle, qui a pris d’abord un superbe élan, subit visiblement, à l’heure présente, un temps d’arrêt. Ce n’est, comme on dit, qu’un tassement. Cependant, les objections qui se sont produites ne sont pas toutes à dédaigner.

L’industrie humaine ne repose pas uniquement sur la force motrice. Ce n’est qu’un des élémens du travail qui donne le produit et le profit. Les autres élémens sont la matière première, la main-d’œuvre, le débouché, sans compter le génie directeur qui met en branle toute la machine. S’il s’agit d’exploitations où la force motrice est l’élément dominant, il ne fait pas doute qu’elles ont avantage à venir s’installer dans les régions où on la trouve à bas prix. Mais les industries où la force motrice ne joue qu’un rôle secondaire n’ont pas le même intérêt. Jusqu’ici, il en est bien peu (sauf celles qui sont fondées sur l’électrolyse) qui se soient déplacées pour aller vers la montagne. Ni la métallurgie, ni la filature, ni le tissage n’ont fait ce pèlerinage. Le feront-elles ? Sauf, peut-être, la métallurgie, c’est peu probable.

Est-il même désirable qu’elles le fassent ? La perte de toute une organisation séculaire ne trouverait probablement qu’une compensation insuffisante dans le bénéfice obtenu sur le prix de revient de la force, et de grandes régions prospères se trouveraient ruinées. L’infériorité de la houille blanche, il faut bien le dire, c’est qu’elle ne se déplace pas. On a pu agrandir son rayon d’action par le transport électrique ; mais on ne l’a pas libérée. Fille de la montagne, elle ne peut vivre loin d’elle, elle tire sur sa chaîne ; mais la chaîne est encore rivée.

La brisera-t-elle ? voilà, enfin, la vraie question. Si cette question doit avoir une solution, elle ne la trouvera, évidemment, que dans un dernier progrès : l’invention ou, plutôt, le perfectionnement des accumulateurs transportables. Le jour où ce progrès suprême sera accompli, le jour où l’on aura rendu pratique l’accumulateur portatif, le jour où l’on aura mis la force en bouteille, alors vive la houille blanche et vivent les glaciers ! Rien ne leur résistera ; ils seront les maîtres du monde.

Et, alors, les pays à plateaux surélevés, les pays alpestres se substitueront à ceux qui, pendant un siècle, ont si largement profité des richesses houillères que la nature leur avait prodiguées. L’énergie renouvelée, chaque hiver, à la surface de la terre par la chute des neiges, aura raison de celle que les végétations anciennes ont accumulée dans ses lianes. Ce jour-là, — mais ce jour-là seulement, — le glacier l’emportera sur la mine, et la houille notre sera définitivement vaincue par la Houille blanche.


G. HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue des 15 février et 1er mars.
  2. La question des distributions d’énergies, au point de vue législatif et administratif, a été soumise, pour la première fois, au Parlement français, par un projet déposé, le 11 juillet 1807, par M. Turrel, alors ministre des Travaux publics. Elle a été étudiée depuis, dans un remarquable rapport fait par M. Guillain, au nom de la commission spéciale (8 février 1898), et dans un autre rapport de M. Berthelot (4 juillet 1900). Un nouveau projet de loi a été déposé par MM. Baudin, ministre des Travaux publics, et J. Dupuy, ministre de l’Agriculture, le 6 juillet 1900. Les choses en sont là.