Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais/02

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Impressions de voyage et d’art, souvenirs du Bourbonnais
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 565-588).
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IMPRESSIONS
DE VOYAGE ET D'ART

II.
SOUVENIRS DU BOURBONNAIS


I. — MOULINS. — L’EGLISE DE NOTRE-DAME. — LES VERRIERES.

En faisant route de Nevers à Moulins, je me suis rappelé que c’était près de cette dernière ville que Laurence Sterne, voyageant en France, rencontra par deux fois la pauvre Maria avec son chalumeau, sa petite chèvre et son chien Sylvio. On dit qu’il y a des musiciens orientaux dont l’oreille est si fine qu’elle parvient à surprendre des demi-quarts de ton ; tel Sterne en cette histoire, toute pareille à une élégie chuchotée, qui fait courir à travers les pages du Tristram Shandy et du Voyage sentimental un si délicieux frisson de sensibilité. Rarement le fin petit-maître a joué plus subtilement sur les plus menues cordes du cœur. Quel art de tout raconter sans rien dire ! Avec quelle discrétion il fait monter à nos yeux cette larme que nous y surprenons sans l’avoir sentie venir ! Comme il éveille notre compassion en tapinois, et avec quelle adresse il se dérobe après l’avoir éveillée ! Tout n’est pas précisément pur et sain dans, ces charmantes pages, car là où passe Sterne l’équivoque se faufile dextrement. Quoique la raison de Maria soit égarée, elle est femme, et jolie femme, et Sterne s’arrête trop longuement à la contempler pour que l’admiration de cette beauté ne dispute pas son cœur au sentiment de la charité ; cependant comme ces émotions d’une sensualité naissante glissent et se dissimulent prestement sous les émotions de la pitié ! — Vraiment, me dis-je, pendant que le repasse en souvenir toutes les délicatesses de cet épisode, je ne sais trop ce que je vais voir en Bourbonnais, et quelles surprises me réserve cette province ; mais combien ne donnerais-je pas de ruines, de débris, voire de monumens intacts, pour reconnaître les paysages où se sont passées les diverses scènes de cette aventure, le talus gazonné sur lequel Maria était assise à la première rencontre, l’endroit de la route poudreuse d’où Sterne s’élança de sa voiture aux accens du chalumeau de la jeune fille, l’arbre qui servit d’abri à la seconde rencontre, le ruisseau dans lequel Maria, voulut tremper avant de le lui rendre le mouchoir dont il s’était servi pour essuyer ses larmes et celles qu’il avait versées lui-même ! Il y a par là dans ces environs de Moulins, un tout petit coin de terre où a été rendu le plus sérieux et le plus vrai jugement qui ait été porté sur Sterne, et cela par la pantomime d’une pauvre insensée ! « Je m’assis sur le banc de gazon aux côtés de Maria ; elle me regarda, puis regarda sa chèvre ; puis me regarda encore, et puis encore sa chèvre, et ainsi de suite alternativement. — Bon, Maria, lui dis-je doucement, quelle ressemblance trouvez-vous entre nous deux ? » Quelle ressemblance ? il y en avait plus d’une vraiment : caprice, sensualité, agilité, pétulance, esprit de gambades, éclairs de folie, amour enragé des sentiers étroits et des routes perdues, passion perverse pour les escarpemens, sûreté de marche sur les pentes dangereuses, tranquillité à la pointe des abîmes, tous ces caractères, Sterne les avait en commun avec la chèvre de Maria. L’innocente avait reconnu d’instinct l’âme la plus légère et la plus fragile que le génie se soit jamais choisie pour habitation. Certes il serait intéressant de pouvoir déterminer avec exactitude l’endroit même où ce remarquable jugement muet a été rendu ; mais, comme cette découverte est impossible, qu’il suffise à notre amour-propre patriotique de savoir que c’est ici qu’il a été rendu, et que le juge fut une petite paysanne folle du Bourbonnais.

Les touristes négligent d’ordinaire Moulins, peut-être un peu sur la foi de leurs guides ; c’est en vain que j’ai cherché la raison de cette indifférence ou de cette défaveur. Quoique cette ville soit relativement fort moderne, elle contient plus de souvenirs intéressans que n’en contiennent la plupart des villes françaises de pareille importance, même lorsqu’elles peuvent se vanter d’une origine plus ancienne. La physionomie en est originale sans ambition, la parure en est élégante sans prétention d’aucune sorte à la coquetterie ou à la mode, et j’en ai trouvé le séjour agréable et délassant. La physionomie de cette ville est, dis-je, originale ; en effet, cherchant à la faire comprendre avec exactitude, je ne trouve d’autre analogie que l’image d’une cascade qui tombe en une seule chute, et réunit ses eaux dans un même bassin. Le plateau qui mène du chemin de fer à l’église Notre-Dame, voilà la nappe d’eau supérieure ; de ce point, la ville, rencontrant une pente rapide, semble comme se précipiter pour retrouver au plus vite un terrain égal, voilà la chute ; la vaste place du marché et le quartier qui se dirige au pont de l’Allier, voilà le bassin inférieur. De beaux édifices qui n’ont jamais beaucoup fait parler d’eux et qui méritaient mieux que leur célébrité modeste, une préfecture fort cossue, hôtel du dernier siècle, un débris charmant du somptueux palais des ducs de Bourbon, une ravissante cathédrale restée inachevée, dernier legs de l’art gothique agonisant à la jeune renaissance, un vieux beffroi, une remarquable église moderne, qui fait le plus grand honneur à son architecte, le regrettable M. Lassus, l’ancien couvent de la Visitation de Mme de Chantal et de Félicia Orsini, duchesse de Montmorency, distribués et semés comme des points lumineux sur toute l’étendue de ce plan légèrement bizarre, n’en laissent aucune partie entièrement sans intérêt. N’y eût-il d’ailleurs à Moulins aucun de ces monumens qu’il vaudrait encore la peine de s’y arrêter, rien que pour se donner le plaisir d’une promenade sous l’avenue de vieux platanes qui mène du chemin de fer à l’entrée de la ville.

Le Bourbonnais, pour le dire en passant, est vraiment la patrie des beaux platanes : il faut croire qu’à une époque précédente une mode en l’honneur de ces arbres superbes a sévi parmi les diverses édilités de la province, car je les rencontre en tous lieux. A Vichy, ils forment une promenade du plus majestueux aspect ; à Cusset, ils donnent à l’entrée de la petite ville un air de respectable sévérité ; mais les plus beaux sont ceux qui forment la longue avenue de Moulins. Ces arbres au tronc robuste et bien pris, lisse et sans nœuds ni rugosités d’aucune sorte, qui, semblant dédaigner comme une mièvrerie populacière le charme et les caprices de la végétation, relèguent tout à leur sommet leur verdure pour s’en faire une hautaine couronne, pareils sous la robe blanche aux reflets verts de leur écorce à une rangée de sénateurs vénérables, vous introduisent dans la ville avec une gravité singulière. Quand on a suivi cette longue avenue, on se trouve tout prédisposé aux sentimens sérieux qui conviennent au visiteur des choses d’autrefois, — petit, mais intéressant résultat moral qu’on ne saurait demander à aucune autre variété d’arbres. Le marronnier en effet, avec la richesse de son feuillage et de ses grappes épaisses de fleurs, concentrant exclusivement la pensée sur des idées de luxe et de faste, convient surtout aux avenues des grands parcs, des jardins royaux et des villas seigneuriales. Le peuplier, à la mélancolie et à l’élégance agrestes, forme, il est vrai, d’admirables avenues ; mais ces avenues accompagnent mieux le départ qu’elles ne saluent l’arrivée du voyageur, et lui sont une escorte plus naturelle pour rentrer dans la pleine campagne que pour descendre dans une cité. Seul, le platane aux formes sans rusticité, à la parure noble et simple à la fois, arbre plein de tenue et de sévère maintien, est un introducteur légitime à la vie urbaine, dont il est comme un symbole et dont il semble porter la livrée. Il est tellement fait pour les villes, que, placé en rase campagne, à l’entrée ou sur la place d’un petit village, il perd à peu près tout son prix. J’en rencontre en maint endroit du Bourbonnais, mais ils ont l’air comme égarés au milieu du paysage, et les agrestes peupliers, mieux en harmonie avec la nature ambiante, reprennent sur eux tous leurs avantages.

What a good inn at Moulins ! Quelle bonne auberge à Moulins ! s’écrie Tristram Shandy à la fin du chapitre où il raconte son entrevue avec la pauvre Maria. Quelle respectable auberge à Moulins ! dirai-je à mon tour en prenant la permission de légèrement varier l’interjection. En montant l’escalier, je me heurte contre un grand cadre accroché à la porte du salon d’honneur. Ce cadre renferme un placard où sont consignés des préceptes d’excellente morale qui mériteraient de former un appendice au décalogue ; les coins sont ornés de dessins à la plume ayant pour but de recommander la pratique de la vertu. On y voit par exemple un personnage à mine farouche, orné d’une barbe digne de servir de parure à l’anarchiste le plus consciencieusement scélérat, qui se précipite avec fureur sur une autre personne de mine fort honnête et dont le menton est glabre comme l’innocence elle-même. Tout en haut, l’œil grand ouvert du souverain juge regarde avec une tranquillité menaçante ; au-dessous se lit cette sentence en belles lettres moulées : Dieu te voit et t’entend. Comme la morale est en tous lieux bien placée, je ne m’étonne pas plus de rencontrer des préceptes de vertu dans une auberge de pays chrétien que je ne m’étonnerais de rencontrer les versets du Coran sur les murailles d’un caravansérail d’Orient, et loin de trouver l’idée excentrique, je regrette que l’aubergiste n’ait pas plus d’imitateurs parmi ses confrères. La morale, dis-je, est en tous lieux bien placée ; j’ajoute que la recommandation en est peut-être plus légitime dans une auberge que partout ailleurs. Il n’est pas hors de propos de rappeler à tous ces hôtes inconnus, qu’on n’avait jamais vus hier et qu’on ne verra plus demain, que, dans le cas où ils voudraient profiter de leur rapide passage pour commettre quelque vilaine action, leur incognito ne pourrait les protéger contre la vigilance de l’éternelle justice. C’est en outre un conseil que l’hôtelier se donne à lui-même de ne pas abuser de la situation des voyageurs pour trop attenter à leur bourse, et une recommandation aux serviteurs de ne pas ramasser et serrer si soigneusement les objets qui traînent qu’ils ne puissent être retrouvés qu’après le départ des légitimes possesseurs. Ce placard de morale, ce pensez-y bien en abrégé affiché contre la muraille est un de ces menus détails qui, comme le bénitier ou le crucifix qu’on rencontre mainte fois au chevet de son lit, dans les auberges du Poitou et du Limousin, avertissent le voyageur de l’esprit du pays dans lequel il est entré. Quel que soit l’esprit du Bourbonnais en général, je répondrais qu’à Moulins au moins les habitudes de dévotion dominent. Nombre d’autres petits faits viennent, pendant mes promenades, s’ajouter à ce premier détail pour en confirmer le témoignage. Par exemple j’entre dans la cathédrale de Notre-Dame, et le remarque que le très joli saint-sépulcre qui est ingénieusement placé sous l’ombre du chœur comme une grotte sous l’ombre d’un rocher est littéralement jonché de fleurs ; des fleurs aux pieds et sur le corps du Christ, des fleurs autour du sépulcre, des couronnes non-seulement à la Vierge et aux saintes femmes, mais au bon Nicodème et au bon Joseph d’Arimathie. Même remarque à l’abbaye de Souvigny, où dort la mémoire des anciens ducs de Bourbon. La saison n’y fait rien ; j’ai vu Notre-Dame de Moulins à toutes les époques de l’année, ce saint-sépulcre est toujours orné de fleurs, même lorsqu’il n’y en a plus dans la nature. Quant à l’église elle-même, à toute heure du jour elle est animée d’un pieux mouvement par le va-et-vient des fidèles, et il m’a toujours fallu en sortir sans y avoir goûté le plaisir de m’y promener solitaire.

Cette église si bien hantée est la plus ancienne de Moulins, et cependant elle ne remonte pas plus haut que les dernières années du XVe siècle. Avant cette époque, Moulins n’avait jamais eu d’église, et les habitans étaient obligés d’aller chercher le service divin. à un quart de lieue de là au prieuré d’Yseure ; ce fait dit assez combien lents furent les progrès de cette ville, qui fut à l’origine un rendez-vous de chasse des ducs de Bourbon. Enfin vers les dernières années du XVe siècle, Jean II de Bourbon jeta les fondemens d’une collégiale, Pierre de Beaujeu et sa femme Anne, l’illustre et digne fille de Louis XI, la tutrice de Charles VIII, la continuèrent, mais alors la fortune en arrêta l’achèvement. À ce moment, le vent changea subitement pour la maison de Bourbon. Longtemps réduite à un rôle restreint et secondaire, sans perspective royale, quoique par son origine elle fût en réalité plus rapprochée du sang de saint Louis que la maison régnante, elle avait concentré ses ambitions dans ses propres domaines, qu’elle avait sagement agrandis par de politiques mariages avec les maisons voisines du Forez, du Beaujolais, de l’Auvergne. Tout à coup les événemens, soulevant son robuste vaisseau, le portèrent à une hauteur prodigieuse. Charles VIII et Louis XII étant morts sans enfans, et toutes les branches de la maison de Valois étant réduites à une seule, la maison de Bourbon se trouva singulièrement rapprochée du trône, et alors commença pour elle une destinée qui n’est pas sans analogie avec celle qu’avait eue au siècle précédent la maison de Bourgogne, mais qui eut un dénoûment plus heureux. Il ne faut pas demander si cet énorme agrandissement de rôle entraîna quelque négligence pour les petites affaires du Bourbonnais. Les ducs eurent dès lors bien d’autres soucis que l’achèvement de la collégiale de Moulins, et leur conversion au protestantisme n’était point faite pour leur rappeler les intérêts des temples catholiques. D’ailleurs, à partir de François Ier ils résidèrent peu dans leurs domaines héréditaires ; ballottés qu’ils sont par les hasards de la guerre et les nécessités de la politique, on les rencontre en tous lieux excepté en Bourbonnais, où on ne les voit venir que de loin en loin pour célébrer quelque fête de mariage ou faire quelque rapide apparition qui ressemble à une visite de bon souvenir. Les habitans de Moulins, privés par les événemens de la tutelle de leurs ducs, se trouvèrent donc réduits à leurs propres ressources pour achever leur collégiale ; mais, soit que ces ressources fussent trop petites, soit qu’il y eût dans leur caractère une certaine lenteur et une tendance à l’apathie, il ne semble pas qu’ils aient jamais songé sérieusement à terminer cet édifice. Et voilà comment la cathédrale de Moulins se trouve composée simplement d’une abside, d’un chœur et de deux travées de nef.

Elle n’a pas besoin d’être plus complète pour être charmante ; seulement elle n’est que charmante. Produit d’un art à son agonie et qui dès longtemps a dit ce qu’il avait d’essentiel à dire, il ne faut lui demander ni la sublimité, ni le caractère mystique des églises de la belle période gothique ; mais à défaut de sublimité elle a l’attrait, et à défaut de hauteur religieuse il y circule un souffle de tout aimable piété. Coucher de soleil gothique, elle est éclairée par un crépuscule lumineux et doux qui est en parfaite harmonie avec ce brillant déclin. Ce détail vaut d’être remarqué, car à partir de Nevers on commence à entrer dans la région des églises sombres, et plus on approche de l’Auvergne, plus ce caractère s’accentue. Quelles ténèbres que celles des églises de Bourbon-l’Archambault et de Gannat par exemple ! Notre-Dame de Moulins ne peut se vanter non plus ni d’une grande beauté, ni même d’une grande harmonie ; ces colonnes manquent de vol, ces voûtes latérales manquent d’élan, et en observant un peu on remarque que le dessin de l’abside n’est qu’un ingénieux trompe-l’œil, qu’il se compose d’une simple ligne droite qui fait semblant de s’arrondir en ovale ; mais que ces piliers sont de taille élégante ! comme les arcs qui vont se détachant de leur sommet sont d’un dessin net et pur ! Quel admirable parti le vieil architecte qui construisit l’édifice a su tirer de cette plate ligne droite qui passe derrière le chœur, et avec quel art il a su faire croire à un ovale là où il n’y a qu’un maussade carré ! Il en est un peu de Notre-Dame de Moulins comme de ces jolies personnes qui plaisent par leur imperfection même, et pour qui l’irrégularité des traits n’est qu’un charme de plus. Elle est parfaite telle qu’elle est, et l’on n’y voudrait rien changer, même pour la compléter. Souhait inutile à l’heure présente, car cette cathédrale est en train de recevoir l’achèvement dont elle pouvait si bien se passer après l’avoir attendu plus de trois siècles. Dans quelques mois, un nouvel édifice se reliera à la vieille collégiale, dont il écrasera, je le crains bien, la délicate suavité sous la masse de sa haute nef et de ses deux énormes tours. Le plan adopté pour l’achèvement de la cathédrale de Moulins a soulevé des polémiques assez nombreuses et a été attaqué notamment avec beaucoup de vivacité par un dominicain, frère, si je ne me trompe, du principal libraire de la ville, le père Desrosiers. J’avoue que, sans prendre aucunement parti dans ces querelles locales, je me rangerais volontiers du côté du dominicain, et qu’il m’est difficile de comprendre comment la partie nouvelle de l’édifice se reliera à l’ancienne sans l’écraser et l’annihiler. Pourquoi d’ailleurs vouloir toujours tout compléter ? Je crois qu’en règle générale il serait sage de laisser inachevées les choses qui n’ont pu être terminées à temps. Il est des secrets d’harmonie, de justesse, d’heureuse proportion, qui se perdent à mesure que le temps marche, et que la science la plus profonde et l’érudition la plus minutieuse sont impuissantes à retrouver, et je crains bien que l’achèvement de la collégiale de Moulins soit un nouvel exemple de cette impuissance. Lorsque les années se seront écoulées et que les dates des diverses parties de l’édifice ainsi complété se seront effacées du souvenir, peut-être plus d’un visiteur aura-t-il besoin d’attention pour ne pas attribuer à cette nef et à ce porche, œuvres du XIXe siècle, la date la plus ancienne, et de renseignemens pour comprendre comment le chœur et l’abside les ont précédés de trois siècles et demi.

Des verrières de la renaissance, dont l’aspect n’offre pas trop de confusion malgré les atteintes du temps, garnissent les ouvertures des chapelles et les hautes fenêtres du chœur ; mais il y a entre elles des différences intéressantes. Celles du chœur trahissent, tant par l’ampleur des compositions qui sont consacrées à la Vierge que par la nature des ornemens, la renaissance italienne. Aux anges, pareils à des Cupidons antiques, aux guirlandes et aux colonnettes se mêlent les emblèmes princiers, le cerf ailé des ducs de Bourbon, la courroie enroulée en forme de serpent qui se mord la queue, la devise Espérance sortie du désastre d’Azincourt, et dont M. le duc d’Aumale, dans son discours de réception à l’Académie française, nous a révélé la noble origine, les chiffres entrelacés d’Anne de France et de Pierre de Beaujeu. Le Florentin Ghirlandajo, dont on rencontre la trace en plusieurs endroits du Bourbonnais, et dont l’église d’Aigueperse notamment, sur la frontière d’Auvergne, possède une Nativité d’un original sentiment de piété, a passé par ici, et c’est sur ses dessins qu’ont été peintes les verrières du chœur. Celles des chapelles sont d’un tout autre caractère. Bien qu’appartenant à la même époque, elles ne sacrifient pas au même point à la nouveauté et à la mode, et gardent quelque chose de plus traditionnel tant dans la composition que dans l’expression. Un reste de naïveté et de piété gauloises s’y laisse lire encore, et la beauté, la savante ordonnance, sont moins ce qu’elles cherchent que l’édification et la vérité. On dit, bien que rien ne le prouve d’une manière authentique, que quelques-uns de ces vitraux ont été peints d’après des dessins d’Albert Dürer ; ce fait, s’il est réel, suffit amplement pour expliquer ce caractère de vérité, ce reste précieusement conservé de la sainte gaucherie des temps antérieurs, et aussi certaines hardiesses énigmatiques sur lesquelles nous allons revenir tout à l’heure. Plusieurs de ces vitraux ont en outre une importance historique, car ils nous présentent les portraits des anciens princes de Bourbon, notamment ceux du duc Jean II et du duc Pierre de Beaujeu. Ces visages se distinguent par quelque chose de fort, de solide, de sensé plutôt que de brillant ; celui du vieux Jean II, le duc de Bourbon de la ligue du bien public contre Louis XI, est particulièrement remarquable par des yeux où luit un feu de redoutable, énergie, feu concentré et un peu sombre, sans flammes ni clarté. La beauté physique proprement dite, le charme et la grâce des traits y sont à peu près absens, et l’on pourrait faire aisément, à propos de cette première lignée des Bourbons, la même remarque que nous avons déjà faite à propos des Valois directs. De même que c’est la branche d’Angoulême qui a porté la beauté dans la maison de Valois, ce sont les branches de Montpensier et de Vendôme qui ont porté la beauté dans la maison de Bourbon. La preuve en est dans le personnage du petit prince de Montpensier que l’on voit dans un de ces vitraux à côté de Pierre de Beaujeu. Ce jeune Montpensier est, si le ne m’abuse, le fils aîné de ce duc de Montpensier à qui Charles VIII confia le gouvernement de Naples à sa sortie d’Italie, et qui y fit une si triste fin. C’est une aimable figure, noblement spirituelle, d’une gentillesse un peu bizarre, où se révèlent une vie imaginative précoce et une sensibilité certaine. C’est cette même vie imaginative, mais cette fois sans rien de la même délicatesse et de la même suavité, que nous rencontrons portée à sa dernière puissance et dans tout son épanouissement sombre sur le visage de son frère, le terrible connétable, maigre figure qui semble comme consumée par le feu intérieur d’une âme incendiée d’ambition, la plus sinistrement belle, à mon avis, du XVIe siècle après celle de César Borgia, et la plus complète expression que le connaisse de l’énergie aventureuse. Bien différente de cette beauté tout italienne des Montpensier est celle des princes de la branche de Vendôme. Peu de lecteurs peut-être connaissent, la figure morose d’Antoine de Bourbon, belle en dépit de sa taciturnité, mais la plus parfaite antithèse que l’on puisse imaginer pour la figure de son fils, le roi Henri IV ; en revanche l’originalité unique de cette dernière est trop présente à toutes les mémoires pour que nous ayons besoin de la décrire une fois de plus. Tous deux appartinrent au protestantisme pendant une partie de leur vie ; mais si l’on cherche sur leurs visages le reflet de leurs croyances, leurs portraits répondent qu’il n’y eut qu’un puritain, et que ce fut l’époux de Jeanne d’Albret.

Parmi ces verrières, il en est une qui n’a jamais été remarquée ni décrite, et dont la singularité est cependant bien faite pour arrêter l’attention de l’observateur. Divisée en trois parties, elle ne représente rien d’autre que les scènes si familières à toutes les imaginations chrétiennes de la flagellation, du crucifiement et de la résurrection, mais elle les représente en les multipliant comme un cristal à facettes qui reproduit vingt images du même objet. Il n’y a pas une seule flagellation, il y en a trente ; il n’y a pas un seul crucifiement, il y en a dix ; les résurrections sont un peu moins nombreuses, parce que la représentation de cette scène demande plus d’espace que celle des autres, toutefois il y en a bien cinq ou six. Ce qui augmente encore l’obscurité de cette énigme, c’est qu’aucun de ces flagellés liés à la colonne et de ces suppliciés mis en croix n’offre les traits traditionnels du Christ. La singularité est telle qu’ayant d’abord arrêté nos yeux sur la première verrière seulement, nous avons cru à quelque histoire légendaire d’une légion thébéenne quelconque qui nous était inconnue, et qu’il a fallu pour nous détromper le voisinage des deux autres scènes, qui ne permettent aucun doute. Ce sont donc bien les dernières scènes de la vie de Jésus que l’artiste a voulu nous représenter ; mais comment expliquer cette étrange fantaisie ? Vainement j’ai cherché et demandé une explication ; ce détail ne semble encore avoir frappé personne, ce qui prouve avec quelle facilité les choses souvent les plus hétérodoxes peuvent se glisser dans les doctrines et les institutions les mieux surveillées. Vous connaissez peut-être l’histoire de cette chape en étoffe d’Orient que l’on peut voir au musée de Cluny. Elle est brodée de caractères arabes ou persans auxquels on n’avait jamais prêté la moindre attention et que l’on considérait comme de fantasques ornemens ; enfin un jour un savant passe, et lit distinctement : Allah est Allah, et il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah ! Les prélats qui s’étaient revêtus de cette chape avaient accompli les cérémonies de la religion chrétienne en portant sur leurs épaules, sans le savoir, la formule par excellence de la foi musulmane. Il me semble que cette verrière est quelque chose d’analogue, et que la cathédrale de Moulins compte parmi ses parures un ornement d’origine singulièrement hérétique. Tous les sens que la réflexion peut trouver à cette verrière sont hétérodoxes à des degrés divers. Peut-être l’artiste, animé d’une hardiesse insolente, a-t-il voulu dire : Pourquoi le Christ a-t-il une telle gloire alors que tant d’autres, restés plus obscurs ou même inconnus, ont subi le même sort ? Est-il donc le seul qui ait été flagellé et mis en croix ? Peut-être encore, et plus probablement, a-t-il voulu insinuer une doctrine d’une philosophie moins brutale, moins négatrice, mais tout aussi peu orthodoxe et encore plus dangereuse. Il n’y a point seulement un Christ, veut nous dire peut-être cette verrière, il y en a un grand nombre ; le Christ ne s’est pas incarné une seule fois à un moment de la durée, il s’est incarné à tous les momens de la durée, il s’incarne à l’heure présente, il s’incarnera dans les temps à venir. Toutes les fois qu’une grande âme venue au monde souffre pour rester fidèle aux lois non promulguées par les hommes, mais écrites dans le ciel, pour s’efforcer de modeler les royaumes du monde sur le patron du royaume spirituel, l’histoire du Christ se renouvelle. Si par hasard cette interprétation était la vraie, cette verrière de la cathédrale de Moulins contiendrait une théologie aussi audacieuse que celle du docteur Strauss. A force de chercher cependant, on peut lui découvrir un troisième sens plus modeste et plus voisin de l’orthodoxie : le martyre du Christ comme une semence féconde va se multiplier à l’infini ; des milliers d’autres seront comme lui flagellés, comme lui mis en croix, et vont être unis à sa gloire par la souffrance, comme ils étaient déjà unis à son âme par la foi. Quoi qu’il en soit de ces diverses interprétations, dont il se peut fort bien qu’aucune ne soit la véritable, il est de toute évidence que cette verrière contient un sens ésotérique qu’il s’agit de deviner. Un tel fait n’a rien qui doive étonner outre mesure ; ce qui serait extraordinaire, c’est qu’il ne se fût jamais rien introduit d’hétérogène dans une institution aussi vaste que l’église, et qui a vécu tant de siècles. L’église a vu se succéder tant de systèmes, tant de modes d’esprit, tant de courans moraux divers ! La renaissance est bien parvenue à y introduire ses plus païennes sensualités et ses plus fantasques caprices ; comment ne serait-elle pas parvenue à y introduire, dans les momens où la surveillance était peu sévère, quelques-unes de ses audaces philosophiques ? J’ai déjà dit comment j’avais rencontré à Saint-Florentin, en Bourgogne, une verrière où la création du monde est présentée sous la forme d’une opération de magie qui reporte la pensée vers le platonisme de la renaissance : la verrière de Notre-Dame de Moulins me semble de même ordre. Elle cache incontestablement quelqu’une des hardiesses théologiques qui fermentaient confusément à l’approche de la réforme et au lendemain du grand schisme et de la guerre des hussites, et s’il est vrai que quelques-unes de ces compositions aient été dessinées par Albert Dürer ou par des artistes allemands de son époque, le fait n’a plus rien que de très explicable. A Souvigny, nous rencontrerons une autre de ces audaces dissimulées de la renaissance encore plus frappante que celle-là


II. — UNE SCULPTURE FUNEBRE DE NOTRE-DAME DE MOULINS. — LE TOMBEAU DU DUC DE MONTMORENCY.

Dans la même chapelle que cette curieuse verrière se trouve une autre œuvre d’art d’une repoussante vérité, mais bien remarquable aussi comme expression d’un des modes de sentimens de la renaissance. C’est une sculpture enfermée dans une niche formant tombeau et représentant un cadavre en putréfaction. Était-ce le tombeau d’un personnage dont le nom est oublié, ou bien une représentation générale de l& mort servant de bouche et d’ornement à la porte d’un caveau mortuaire ? Nous pencherions plus volontiers vers la dernière que vers la première de ces deux opinions, car l’inscription latine qui se lit sur la niche de marbre offre ce même caractère sentencieusement sinistre qui se rencontre sur les portes des caveaux funèbres des églises de la fin du moyen âge. J’ai négligé de relever cette inscription, mais le texte est à peu de chose près le suivant : olim formoso corpore fui qui nunc pulvis et putris sum ; tu qui nunc vivis, cras mihi similis eris ; « je fus autrefois d’un beau corps, moi qui maintenant suis poussière, et pourriture ; toi qui vis aujourd’hui tu seras demain semblable à moi. » L’inscription, comme on le voit, a pour but de rappeler d’une manière générale le fait universel de la mort, et non pas le souvenir d’un mort particulier. La date de ce monument est 1557, c’est-à-dire l’époque du plein épanouissement de la renaissance parmi nous.

L’œuvre, d’une exécution remarquable, est affreuse, mais non choquante, repoussante, mais sans faux goût. L’artiste s’est montré, comme la mort elle-même, sans ménagemens et sans pudeur. L’image de la hideuse réalité qui nous attend tous s’étale là dans sa plus complète horreur. Les chairs rongées tombent en loques comme un vêtement piqué de mites et découvrent ici les muscles, là les os, ailleurs les viscères ; la putréfaction, oubliant d’achever les parties commencées, va entamant le corps capricieusement, arbitrairement, mord ce membre, s’arrête et ronge plus loin. « Oh ! pourquoi ma chair solide ne peut-elle se fondre et se résoudre en rosée ! » s’écrie Hamlet dans son premier monologue ; le spectacle que présente la poitrine de ce cadavre montre ce souhait réalisé. Une épouvantable liquéfaction s’est accomplie, et dans cette mare nagent et se traînent avec la paresse de l’éternité d’ignobles vers qui semblent avoir conscience que rien ne viendra les déranger, et qu’ils peuvent accomplir leur œuvre en toute lenteur. Cette sculpture est tellement voisine de la réalité, et la première impression qu’elle donne est tellement forte, qu’on oublie que ce n’est là qu’un simulacre, et que, l’imagination s’en mêlant, il nous a semblé respirer les nauséabondes émanations de la chimie du sépulcre.

Malgré l’horreur du spectacle, je me suis complu à rester longtemps en face de cette effigie, et à repasser dans ma mémoire tous les souvenirs de littérature et d’art de la renaissance qui pouvaient me servir à la commenter et à l’expliquer. Je me rappelai par exemple cette funèbre histoire racontée dans un de ses traités d’édification par un des plus illustres prélats de l’église anglicane, Jérémie Taylor, histoire qui m’avait fait frémir d’horreur lorsque le l’avais lue dans les jours de ma jeunesse. Souvent on avait prié une jeune dame noble, d’une extrême beauté, de faire peindre son image, et elle s’y était constamment refusée. Enfin un jour elle consentit, mais en y mettant pour condition que ce portrait ne serait peint que huit jours après sa mort. Cette clause fut respectée, et lorsqu’on ouvrit le cercueil au jour fixé après son ensevelissement, on lui trouva la face à demi rongée par les vers et un serpent logé dans le cœur. « Dans cet état, elle fut peinte, ajoute l’évêque Taylor, et c’est ainsi qu’elle fait figure dans la salle de ses ancêtres, parmi les chevaliers bardés de fer. » Pareille histoire est racontée du roi René de Provence, et le musée d’Avignon contient, si je ne me trompe, un tableau attribué à ce bon prince, où il a eu le sinistre caprice, s’il faut en croire la tradition, de représenter ainsi une de ses maîtresses mortes. Mais il est un artiste de la renaissance, peu célèbre en dehors de la province où sont restées ses œuvres, qui a poussé ce sentiment funèbre jusqu’à ses plus extrêmes limites, le Lorrain Ligier Richier.

Ligier Richier n’est pas plus exact que l’artiste inconnu qui a sculpté le cadavre de Notre-Dame de Moulins ; cependant, comme il a plus de génie, il a trouvé l’art de nous épargner le sentiment de dégoût que nous inspire cette dernière œuvre tout en nous faisant éprouver un sentiment d’épouvante encore plus fort peut-être. Deux de ses œuvres surtout méritent d’être recommandées non-seulement aux connaisseurs et aux critiques, mais à tous les chercheurs qui demandent aux choses de l’art des émotions qui les réveillent de cette satiété que la pure beauté elle-même finit, hélas ! par engendrer. Dans l’église de Saint-Pierre, à Bar-le-Duc, on voit dressé contre une muraille le squelette d’un chevalier qui de son vivant se nomma René de Châlons. Cette sculpture, qui surmontait autrefois un tombeau détruit, est une très minutieuse et très délicate représentation du beau modèle d’anatomie que nous serons tous un jour. L’œuvre de la mort est à peu près achevée, et il ne reste plus de l’être humain que la portion durable et pourrait-on dire rocheuse, une ossature blanche déjà comme de la chaux nouvellement fondue et très suffisamment nettoyée de toutes ces couches transitoires de tissus spongieux faits pour palpiter de plaisirs et de douleurs passagers comme eux. Çà et là quelques lambeaux de chair, dont les vers n’ont pas voulu, se sont desséchés autour de ces pierres délicatement taillées et artistement entrecroisées qui composent notre squelette pour rappeler que cette cage pierreuse fut autrefois recouverte d’une riche floraison de vie. La grandeur et la puissance de celui qui fut n’ont pas été oubliées non plus, et sont marquées par le casque qui coiffe la tête que la mort a transformée à sa propre image. Le second monument de Richier est le tombeau de Philippa de Gueldres, femme de René II, duc de Lorraine, à l’ancienne église des cordeliers de Nancy. Cette duchesse Philippa rentre mieux encore qu’épisodiquement dans notre sujet, car elle était fille d’une princesse de Bourbon et de cet épouvantable Adolphe de Gueldres, qui fit jeter son propre père dans un cachot d’où ne le tirèrent qu’avec les plus grandes difficultés les représentations et les menaces de Charles le Téméraire, de l’empereur Frédéric III et du duc de Clèves. La portée et l’habileté d’exécution de cette œuvre surpassent de beaucoup celles de la précédente. L’artiste a trouvé le moyen de rendre la décomposition visible sans avoir recours à aucun de ses signes extérieurs ; le corps est intact, mais on s’attend à le voir se dissoudre sous le regard, tant l’âme même du trépas est ici présente. Rien au monde ne serait plus lugubre, si par une heureuse inspiration Richier n’avait su conserver à cette proie de la mort une expression de piété et d’ascétisme qui maintient les droits de la partie morale de notre être au sein de cette défaite de la personne matérielle. Cette figure prie du fond de sa pourriture et espère du fond de ses ténèbres. C’est une admirable variante en marbre du célèbre cri du psaume De profundis clamavi ad te. Voilà les souvenirs qu’évoque comme ceux d’autant d’œuvres sœurs la sculpture de Notre-Dame de Moulins, et qui, pendant que le la contemple, viennent se réunir dans ma mémoire comme on bouquet funèbre composé d’immortelles, de chrysanthèmes, de branches de buis et de feuilles de houx.

Qui croirait que cette mode lugubre est contemporaine de la renaissance même, cette éclosion par excellence de toutes les forces de la vie ? Henri Heine, dont l’imagination est si sagace pour pénétrer l’esprit des époques, s’est trompé au moins une fois, et c’est lorsqu’il a parlé de cette poétique folie de la mort qui, selon lui, avait caractérisé le moyen âge catholique. Rien n’est plus faux ; cette folie de la mort est au contraire très moderne, car on n’en trouve pour ainsi dire pas de traces avant le XVe siècle. Des sculptures pareilles à celles que nous venons de décrire n’ont jamais rempli de leur épouvante les églises du moyen âge. Ces affreux emblèmes, qui composent comme les armoiries et les blasons de la mort et dont nous enlaidissons nos sépultures, les larmes, la tête de mort, les os en sautoir, ne se rencontrent jamais avant la fin du XVIe siècle sur les pierres tombales et les monumens funèbres, et ne deviennent réellement abondans qu’au XVIIe siècle. Quant aux autres allégories, telles que le temps armé de sa faux et de son sablier, ou la représentation de la mort à l’état de squelette, elles sont plus récentes encore, car c’est surtout le XVIIIe siècle qui mit en vogue ces génies funèbres. Il y a mieux, l’idée matérielle de la mort, c’est-à-dire l’anéantissement et la dissolution, ne semble jamais avoir préoccupé les imaginations du moyen âge. Dans les sculptures autres que celles des monumens funèbres, on n’aperçoit non plus rien de semblable ; ces sculptures parlent fréquemment du jugement, de la présentation de l’âme devant Dieu, de la damnation ou du salut, jamais du tombeau et de ses horreurs, en un mot elles parlent de l’immortalité et non de la mort. Ce n’est pas seulement aux arts de cette époque qu’appartient ce langage ; je viens de lire dans cette dernière année bon nombre des chroniques du moyen âge, le ne me rappelle pas y avoir trouvé une seule fois l’expression de cette épouvante de la mort. Quand elles ont à enregistrer le décès de quelque personnage, elles en parlent comme d’un simple changement de domicile, et comme nous dirions : Un tel a vécu en France cinquante années, puis a passé en Angleterre ou en Italie. Il glissa de ce monde dans l’autre est une admirable expression qui leur est familière à tous, depuis Raoul Glaber jusqu’à Orderic Vital. La paix du Christ, dont les chiffres entre-croisés marquent le front des sépultures des premiers âges chrétiens, s’est en toute réalité conservée dans les âmes jusqu’au XVe siècle. À partir de ce moment, un grand changement s’est opéré dans l’imagination des hommes, car la mort, la mort matérielle avec tout son cortège d’horreurs s’est à tel point mêlée à la religion qu’elle en est devenue inséparable, et nous apparaît comme la préoccupation naturelle dm christianisme ; la place que l’idée du jugement tenait dans la religion du moyen âge, c’est l’idée de la mort matériels, du tombeau, du cadavre, qui l’a tenue en grande partie dans la religion populaire des derniers siècles. Bien loin donc d’être un effet de la ferveur des âges croyans, cette épouvante de la mort n’est apparue que lorsque la ferveur commençait à s’attiédir et la foi à être moins entière ; ce n’est pas à l’époque où l’homme a été le plus chrétien qu’il a eu peur de mourir, c’est à l’époque où il a commencé à l’être moins. Bien des causes ont contribué à affermir ce sentiment ; les énumérer toutes demanderait un long travail, mais le sujet est trop intéressant pour que nous l’abandonnions sans en avoir au moins indiqué les principales.

Qui croirait par exemple que les courans moraux les plus contraires et les plus ennemis se sont trouvés d’accord et se sont réunis pour travailler de concert à donner force à ce sentiment ? La renaissance, la réforme et le catholicisme ont eu également part à cette œuvre. Certes on ne peut pas dire que la renaissance eût un goût particulier pour la mort ; mais on est toujours de son temps, même lorsqu’on lui est hostile, et c’est là ce qui lui advint avec ce sentiment funèbre. Lorsqu’elle naquit, elle le trouva qui sévissait sur les imaginations populaires à l’état d’épidémie, à peu près comme cette rage de processions dont la Provence donna le signal, et qui pendant tant d’années couvrit de pénitens blancs cette route enchanteresse qui va de Marseille à Rome ; elle grandit forcément dans la familiarité de ses épouvantes et de ses superstitions, et, leur prêtant la force d’inspiration qui l’animait et l’habileté d’exécution dont elle disposait, elle exprima la mort par le moyen même de la vie et avec toute la plénitude de vie qui était en elle. Cette idée de la mort d’ailleurs, précisément parce qu’elle était contraire à sa nature, eut sur elle une force de contraste et d’antithèse. Elle lui fut au milieu de ses ivresses païennes comme ce crâne que les voluptueux d’Alexandrie plaçaient sur la table de leurs banquets épicuriens. Qui ne sait que c’est en pleine jeunesse et en plein printemps, au sein même du plus complet orgueil de la vie que l’épouvante de la mort a toute sa force ? Il en fut ainsi pour la renaissance. Mieux elle comprenait le prix de la vie, plus elle ressentit la dureté de la mort, et précisément parce qu’elle aimait la beauté avec ivresse, elle fut saisie d’une plus morne tristesse à la pensée de la fatalité qui pèse sur toute beauté. De là cette véhémence d’exécution, cette outrance pareille à un dépit avec laquelle les artistes de la renaissance ont si souvent représenté la mort, cette complaisance fébrile et cette insistance matérialiste à nous en montrer les plus affreux détails. Des sentimens de plus haute origine vinrent bientôt s’ajouter à cette tristesse païenne en face de la réalité de la mort. En dépit de l’antiquité retrouvée, le monde restait chrétien, et un formidable événement se chargea de le lui rappeler. La réforme, éclatant tout à coup comme un coup de foudre au sein de cette atmosphère lourde de la chaude électricité de la vie, proclama du sein de ses orages que le temps des jours sereins et des ciels sans nuages était passé pour toujours. Les anathèmes de Luther contre les pompes romaines, l’aigre et sombre tyrannie imposée par Calvin aux aimables expansions de la vie et à la fière indiscipline de la pensée, les récriminations violentes de Knox dans les salles du palais de Marie Stuart, le zèle iconoclaste des puritains, vinrent comme autant de mépris successifs jetés à tout ce qui compose l’existence déclarer avec colère que tout est néant hors de la pensée de Dieu. Les âmes ainsi violemment rappelées en elles-mêmes y rentrèrent pour s’y préparer au salut et y chercher la grâce ; mais en place de ces remèdes célestes elles s’y rencontrèrent face à face avec tout ce qu’on leur apprenait à maudire, passions, désirs charnels, instincts du péché, et alors commença une lutte psychologique, pleine de grandeur et de beauté, et telle que serait incapable d’en provoquer le fameux M. de Moltke même avec tous ses canons Krupp. Les âmes protestantes engagèrent avec ces ennemis intérieurs une guerre civile sans trêve ni merci dont rien ne peut rendre les cruels assauts, les terreurs paniques et les réveils alarmés. Puis, quand ces ennemis défaits pour un instant laissaient les âmes dans leur solitude, cette solitude à son tour leur devenait plus accablante que la bataille ; alors elles cherchaient dans tous les recoins d’elles-mêmes pour y trouver Dieu, et quand elles ne l’y trouvaient pas, elles s’affolaient de désespoir et se voyaient livrées vivantes à une éternelle mort. La préoccupation de la damnation et du salut, sans cesse et impitoyablement ramenée par la sombre croyance à la prédestination, engendra chez les protestans un des états moraux les plus violens que la nature humaine ait connus. Non contens des misères qu’ils trouvaient en eux-mêmes, ils se plurent à les exagérer encore avec une sorte de colérique humilité qui n’a jamais appartenu qu’à eux ; ils ne virent plus en eux que la mort en dehors de la grâce de Dieu. Toute vie est en Dieu, toute mort est dans l’homme ; avec quelle imagination lugubre, quelle éloquence morose, quelle noire analyse, ils exprimèrent cette terrible pensée, la littérature protestante de l’époque de ferveur, spécialement en Angleterre, peut nous l’apprendre. Jamais on n’a peint avec ce degré de puissance non plus seulement la mort confinée dans le sépulcre, mais la mort répandue dans le monde même de la vie, le poison coulant dans toute source limpide, le ver caché au pied de toute fleur, le ferment d’aigreur dans tout parfum, le crime dont est faite toute joie. Un livre admirable, le Pilgrim’s progress, demeure pour jamais le type de cette littérature religieuse et l’expression accomplie de ces terreurs.

Reste la part du catholicisme ; elle a été la plus durable des trois. Les fantaisies lugubres de la renaissance ont eu le sort d’une mode passagère, la période de terreur morale du protestantisme s’est éteinte comme s’éteint une épidémie ; mais les images et les memento redoutables de l’inévitable fin, multipliés par le catholicisme devant les yeux des fidèles, ne se sont ni effacés ni diminués, et dureront désormais autant que cette église. Chose curieuse, au moment même où le protestantisme lançait dans les âmes les sombres visions que nous avons essayé de décrire, une crise analogue éclatait au sein du catholicisme. Tiré de sa longue sécurité par le coup de foudre de la réforme, il se repentit de ses complaisances pour tout ce qui était vie extérieure, et se résolut à en ramener les âmes et à les faire rentrer dans le strict christianisme. De là ce puissant appel à la vie intérieure qui, dans la dernière moitié du XVIe siècle, multiplia les créations religieuses et les méthodes d’édification et de piété. Ce mouvement, dont le signal fut donné par le concile de Trente, secondé par les initiatives ardentes d’Ignace de Loyola, de sainte Thérèse, de saint Charles Borromée, aboutit en peu de temps à une véritable réforme du catholicisme qui frappa plus encore peut-être sur la renaissance que sur le protestantisme. En jetant son regard sur l’état des esprits, l’église s’aperçut que le danger était moins encore dans la révolte que dans le païen orgueil de vivre qui s’était emparé du monde au sortir du moyen âge, et par une série de coups d’état de génie, elle arrêta et refoula cette expansion extérieure où l’âme était heureuse de s’oublier. La pensée de la fin dernière fut le grand moyen moral qu’elle appela à son aide pour cette œuvre de réformation. « Puisque tu négliges ton âme, dit-elle à l’homme, regarde un peu ce que sera tantôt cette chair délicate à laquelle tu la sacrifies, et pour laquelle tu ne crains pas de commettre tant de crimes. Pense à la mort, et tu penseras au jugement ; pense au cadavre que tu seras, et tu y reconnaîtras l’image de la dissolution que tu portes en toi. » Voilà l’idée-mère d’Ignace de Loyola et des autres réformateurs catholiques de la seconde moitié du XVIe siècle. Cette idée robuste et simple porta coup comme une massue assénée droit et fructifia avec une rapidité singulière. Tout en fut modifié, arts, mœurs, pratiques religieuses. Un des historiens de la papauté, Léopold Ranke, a très finement observé que c’est à partir de cette époque que les tableaux de martyrs se sont multipliés, tandis que dans l’âge précédent ils apparaissent à peine. Un art véhément, dramatique, farouche, est en effet inauguré alors par les écoles de Bologne et de Naples, postérieures au concile de Trente, art qui semble dire aux spectateurs : Le christianisme n’est pas seulement une série de belles idées comme l’ont cru nos devanciers, c’est surtout, c’est avant tout une série de faits sanglans, cruels, douloureux, une conquête achetée par la souffrance, par le martyre, par l’austérité. C’est aussi à partir de cette époque que se multiplient sur les pierres tombales et les monumens ces emblèmes que j’ai nommés les armoiries de la mort. De cette même époque enfin date ce caractère de tristesse, ce quelque chose de monacal, et pour ainsi dire de nu et de dépouillé comme une cellule de solitaire, qui caractérise encore aujourd’hui la dévotion stricte. Nous arrêterons ici cette dissertation funèbre ; mais voilà cependant quelles séries de pensées peut faire traverser à l’esprit la contemplation d’une simple œuvre d’art placée dans le coin d’une chapelle ou d’un palais !

Après la collégiale de Notre-Dame, l’édifice de Moulins le plus intéressant par les souvenirs est l’ancien couvent de la Visitation, aujourd’hui transformé en lycée. C’est un des nombreux couvens édifiés du vivant même et par les soins de Mme de Chantal, l’amie de saint François de Sales et la fondatrice de l’ordre. Là s’est éteinte cette noble personne entre les bras de Félicia Orsini, veuve du duc Henri de Montmorency, et son cœur repose dans la chapelle à côté de celui de l’amie qu’elle nomma pour lui succéder dans la direction de la communauté. Ce n’est point cependant de Mme de Chantal que nous voulons nous occuper aujourd’hui ; nous rencontrerons son souvenir en tant d’autres lieux, si nous continuons ces excursions dans la France de l’est ; nous ne rencontrerons nulle part ailleurs au contraire celle qui reçut son dernier soupir. Mme de Montmorency appartient bien plus étroitement que Mme de Chantal à Moulins, dont elle est deux fois bienfaitrice, et par sa mémoire, qui est l’attrait romanesque de cette ville, et par le mausolée qu’elle y a laissé, et qui en est aujourd’hui la décoration capitale. C’est à Moulins qu’elle fut conduite, et nous dirions dans notre langage administratif moderne internée, immédiatement après que son mari, dernier des Montmorency, eût été décapité à Toulouse en exécution de la plus cruelle, mais non pas de la plus injuste des sentences. Elle y vécut deux ans enfermée au château ducal dans un appartement transformé en prison pour cette triste circonstance : au bout de ces deux ans, elle fut rendue à la liberté ; mais elle ne l’était pas et ne pouvait pas l’être au bonheur, et, sentant bien qu’il n’est plus de patrie pour les âmes blessées de malheurs pareils au sien, qu’il est désormais indifférent pour elles d’habiter ici ou là elle adopta la ville qui lui avait servi de prison, et ne voulut plus en sortir. Le couvent de la Visitation fut le port tranquille où elle attendît patiemment le moment d’appareiller pour le seul pays qu’elle désirât, et où elle devait retrouver l’époux si brave, si brillant, si chéri, qui lui avait été enlevé. Le duc Henri de Montmorency avait été heureux dans toutes ses entreprises jusqu’à la fatale et coupable étourderie qui le fit tomber à Castelnaudary et le conduisit à l’échafaud de Toulouse ; en dépit de la tragédie de sa mort, on peut dire que ce bonheur se continua jusque dans l’éternité, car il a été le mari le plus longuement pleuré qu’il y ait jamais eu au monde, et ce n’est que très justement que les contemporains donnèrent à la duchesse le nom de moderne Artémise. Les roses de cette union n’avaient pas cependant été toujours sans épines, et plus d’une fois la duchesse en avait ressenti les piqûres ; mais les peines qui nous viennent par ceux que nous aimons sont préférables aux douceurs qui nous viennent de ceux que nous n’aimons pas, et les infidélités d’un époux vers lequel volaient tous les cœurs n’en avaient fait que mieux sentir le prix à celle qui en était la légitime souveraine. Tout fut-il uniquement regrets dans cette longue douleur, et n’y entra-t-il pas quelques atomes de remords ? Quelques-unes de ces larmes sans cesse renouvelées tombèrent-elles en repentir de conseils imprudens ou d’exhortations ambitieuses qui auraient contribué à pousser Montmorency vers sa malheureuse fin ? L’histoire reste peu claire à cet égard, et les faits connus, s’ils autorisent une pareille question, ne permettent guère d’y répondre. Pour notre part, nous croyons cependant que Mme de Montmorency ne fut pas exempte de tout blâme, et nous ne comprenons guère l’insistance de certains historiens à la faire plus innocente que ne le comporte la nature humaine, que ne le comporte surtout la nature passionnée de son pays. Nous voulons bien consentir à récuser le témoignage formel de la grande Mademoiselle, qui affirme avoir reçu de la bouche même de la duchesse l’aveu de sa participation à la fatale entreprise du duc, car Mademoiselle, avant tout préoccupée de justifier Gaston son père, peut être soupçonnée de partialité ; mais les présomptions morales ont ici la force de véritables preuves matérielles. Était-ce donc en vain que Mme de Montmorency était Italienne et Italienne de grande race ? Était-ce en vain que coulait dans ses veines le sang des Orsini, ce terrible sang de faction et de guerre civile ? Ce qui serait extraordinaire, c’est qu’une telle femme n’eût pas rêvé son époux aussi puissant qu’il était brillant, n’eût pas eu pour lui autant d’ambition qu’elle avait d’amour, et l’ambition était ici une forme même de l’amour. Qu’y a-t-il d’improbable à ce qu’une Orsini ait rêvé pour un Montmorency la gloire d’être l’arbitre du royaume, le libérateur de la noblesse, le vengeur de la reine-mère, sa compatriote ? Mais ce qui mieux que toute preuve affirme que la duchesse eut part à l’entreprise de son mari, c’est le caractère même de sa longue douleur. Elle porta son malheur comme un deuil, mais aussi comme un cilice, comme une amertume, mais aussi comme un repentir ; elle pleura comme une femme non-seulement qui ne peut pas, mais qui ne doit pas être consolée. Il y a là quelque chose qui ressemble à l’expiation volontaire d’une âme pour qui ne pas oublier serait trop peu, et qui ne consent pas à se pardonner.

La solitude était tout ce qu’elle demandait au monde ; pourtant le monde ne la lui permit jamais aussi profonde qu’elle la désirait. La liquidation seule de son état de maison l’occupa vingt années, et ce n’est qu’en 1657 qu’elle put enfin prendre le voile. Dans cet intervalle, le silence du couvent de la Visitation fut bien souvent troublé par d’illustres visiteurs, qui, loin d’endormir sa peine, la réveillaient involontairement en lui rappelant qui elle avait été et qui elle était encore. Parmi ces visites, il en fut deux qui durent être au nombre des plus cruelles épreuves qu’une âme puisse subir, celles de Gaston d’Orléans et de Richelieu. Quel effort elle dut faire pour recevoir sans mépris apparent le prince pusillanime, irrésolu, étourdi, qui après avoir entraîné le duc à sa perte n’avait pas eu le courage de poursuivre cette prise d’armes insensée à l’origine, mais qui après la capture du maréchal devenait l’unique moyen, d’intercéder avec efficacité ! Par honneur, Gaston se devait de ne pas déposer les armes avant d’avoir assuré le salut du duc, et il avait cédé dès le premier revers. Toutefois les sentimens que la visite de Gaston dut soulever dans le cœur de la duchesse ne sont rien à côté de la haine que le nom seul de Richelieu devait lui inspirer. Aussi n’essaya-t-elle pas de la dominer un jour que, Richelieu étant de passage à Moulins, un gentilhomme se présenta devant elle porteur des hommages du cardinal : « Monsieur, répondit-elle, vous direz à votre maître que mes larmes parlent pour moi, et que je suis sa très humble servante. » Parmi ces visites, il en est une infiniment noble, celle que, bien des années après, lui fit Louis XIV, alors qu’elle avait déjà pris le voile, et qu’une cellule dépouillée était tout le luxe qu’elle avait voulu conserver. Les paroles par lesquelles il prit congé d’elle sont, comme presque toutes celles qu’il a prononcées, admirables de dignité et de sérieux royal. « Nous trouvons tous ici de quoi nous instruire, dit-il. Il n’est pas besoin, madame, que je vous recommande de prier pour le roi ; vous lui êtes assez proche pour prendre intérêt à ce qui le touche. » Bien des souverains et des princes ont été célèbres pour leur courtoisie, mais il a été vraiment donné à Louis XIV d’élever la politesse à toute sa perfection classique. Dans ce cas particulier, quel art de rendre à une grande infortune le respect qui lui est dû sans faire courber la majesté royale ! Quant à ce premier mot : « nous trouvons tous ici de quoi nous instruire, » dit en face de Mme de Montmorency et dans l’intérieur de sa cellule, il est tout simplement digne de Bossuet, et c’est par un mot identique que Shakspeare termine je ne sais plus laquelle de ses émouvantes tragédies.

La duchesse avait d’abord eu l’intention de faire élever à Toulouse le monument funèbre de son mari ; mais, le désir de rapprocher d’elle les restes de cet être cher lui ayant donné le courage de solliciter l’autorisation de les faire transporter, c’est à Moulins qu’échut la funèbre bonne fortune de cette décoration. Ce monument, qui se dresse dans la chapelle de l’ancienne Visitation, tout contre le maître-autel, dont il occupe un des côtés, est un des plus considérables de ce genre qui existent aujourd’hui. Trois artistes y travaillèrent, Anguier, l’architecte de la porte Saint-Denis, et deux sculpteurs d’origine bourbonnaise, Regnaudin et Thibault Poissant. Essayons d’en donner une description aussi exacte que possible. Un haut et large revêtement de marbre tapisse de la base au faîte toute la muraille de l’abside depuis la nef jusqu’aux marches de l’autel. Le milieu de ce revêtement est creusé de deux niches à ses extrémités et d’un carré en forme de cadre au centre, séparés par quatre robustes colonnes. Au-dessus, un fronton flanqué de deux candélabres funéraires est dominé par les armoiries des Montmorency, que présentent deux anges. Dans le cadre du centre, deux très jolis petits génies accrochent aux deux coins des guirlandes qui s’enroulent autour d’une urne, épaisses guirlandes, toutes semblables à des câbles de fleurs, véritable emblème du puissant et invincible amour dont elles symbolisent les liens. Les deux niches sont garnies de deux statues debout, celle de gauche d’un Mars adolescent ou d’un Achille, symbole de guerre et de noblesse, celle de droite d’une figure de la Religion. Au-dessous et à la base même du monument, deux autres figures de taille plus considérable sont assises, à gauche un Hercule au repos, à droite une Charité en action. Au-devant de cette muraille se présente le tombeau, vaste coffre mortuaire en marbre, convexe à sa partie inférieure et soutenu par deux pieds de marbre taillés en courbe et cannelés au-dessus d’un piédestal. La table formée par la surface unie du tombeau enfin est occupée tout entière par deux figures de grandeur naturelle, celles du duc et de la duchesse. Le duc est étendu, le buste relevé et le bras appuyé sur un casque, la duchesse est assise dans une attitude de douleur résignée. La figure du duc, belle et martiale, se distingue par une singularité que nous trouverons un peu choquante, mais qui est trop curieuse pour que nous ne la signalions pas. La tête n’est pas entièrement en harmonie avec l’attitude, en sorte qu’elle regarde un peu de travers et semble loucher. On dirait une tête de décapité qui n’a pas été recollée sur le tronc avec une précision suffisante ; la déviation est légère sans doute, mais elle n’en est pas moins si apparente que la duchesse la remarqua lorsque le tombeau fut dressé, et qu’elle en fut choquée comme nous-même. Ce défaut a été voulu, il n’y a pas à en douter, et il faut y voir une sorte d’allusion faite par l’artiste à la fin tragique du duc de Montmorency. Cette espièglerie funèbre d’un goût douteux et d’une imparfaite urbanité, convenons-en, peut servir à démontrer que talent n’est pas toujours synonyme de tact.

Il faut bien le dire, ce monument est plutôt grandiose que vraiment beau : il est donc loin d’être à l’abri de la critique ; mais, comme il n’est que trop fréquent, les reproches qu’on lui a faits sont précisément ceux qu’il ne mérite pas. On lui a reproché par exemple le mélange du sacré et du profane, et le choix arbitraire des figures allégoriques. Le mélange du sacré et du profane pourrait être à meilleur droit reproché à bien d’autres monumens, car il n’y a pour ainsi dire pas une œuvre de la renaissance qui ne soit marquée de ce caractère ; ici, dans ce tombeau du duc de Montmorency, il nous est impossible de voir rien de pareil. Les figures allégoriques sont au nombre de quatre, un Mars adolescent, un Hercule au repos, une Religion et une Charité ; qui ne devine que ces quatre figures doivent se diviser également entre les deux personnages du duc et de la duchesse, et qu’elles sont là pour symboliser leurs vertus respectives ? La preuve qu’il en est ainsi, c’est la distribution même de ces figures : du côté du duc, Mars, emblème de la guerre et des occupations nobles, Hercule, symbole de la force équitable ; — du côté de la duchesse, la Religion et la Charité. Mars et Hercule sont, il est vrai, des symboles païens ; mais qui ne voit que le sculpteur les a employés parce qu’ils rendaient avec plus de clarté et de précision la pensée qu’il voulait exprimer ? Ils sont là pour signifier les vertus temporelles, c’est-à-dire les forces morales qui s’appliquent plus strictement aux choses d’ici-bas, et qui sont plus particulièrement l’apanage du sexe masculin. Or la tradition païenne se prête plus aisément que le christianisme à la représentation de ces vertus temporelles. Comment demander par exemple un emblème de la guerre à une religion qui la proscrit en principe, et qui la considère non comme un des plus nobles emplois que l’homme puisse faire de sa force, mais comme un châtiment dont Dieu se sert pour venger en bloc les crimes des nations ? Il serait plus facile de lui demander un emblème de la force équitable, mais ceux qu’elle pourrait fournir ne sauteront jamais aussi aisément des yeux à la pensée que cette figure d’Hercule avec sa massue et sa peau de lion qui dit tout par son seul nom. Loin donc de blâmer ce prétendu mélange du profane et du sacré, nous trouvons au contraire qu’il est ici d’une application très légitime et très intelligente. Ce qu’il fallait blâmer, ce n’est pas la pensée de l’artiste, c’est l’exécution de cette pensée ; ce n’est pas le choix des figures, c’est leur profonde insignifiance. Ces allégories n’ont en vérité aucun caractère ; ce Mars est un jouvenceau imberbe qui a l’air d’Achille qu’on vient de découvrir parmi les femmes de Scyros, et si par hasard l’artiste a voulu faire allusion à ce mélange de séduction et de vaillance qui distingua le duc de Montmorency, il a sinon atteint, au moins visé le but. L’Hercule, plus étudié, n’en est pas moins la banalité même ; c’est une figure bonasse qui n’est remarquable que par cette désagréable exagération de muscles et de pectoraux par laquelle les sculpteurs de cette époque ont trop souvent exprimé la force. Les figures de la Religion et de la Charité sont meilleures, surtout celle de la Charité ; elles plaisent parce que la grâce même sans caractère et sans profondeur sera toujours agréable à contempler, pourtant cette grâce est leur seul mérite, et elles ne disent rien à l’esprit, sinon qu’elles sont deux jolies femmes, dont l’une a quelque inclination à la mélancolie, tandis que l’autre est d’humeur suffisamment sereine et bien équilibrée.

En réalité, parmi toutes ces figures, il n’y en a qu’une de vraiment belle, celle de la duchesse ; mais celle-là est presque sublime. En la regardant, nous nous sommes rappelé cette âme que Dante rencontra dans le purgatoire et qu’il nous a représentée

Ficcando gli occhi verso l’Oriente,
Come dicesse a Dio, d’altro non calme.

Elle est assise avec le noble abandon d’une personne qui n’a plus souci d’elle-même, les mains jointes et ramenées sur ses genoux comme par lassitude ou par l’effet d’une pieuse résignation, les yeux dirigés vers le ciel avec une fixité et une sorte d’élan triste et doux qui disent qu’ils ne s’en détourneront jamais plus. Ce regard espère, attend, appelle, cherche la patrie où l’âme, désormais étrangère sur la terre et sans autre compagne que la douleur, sera réunie de nouveau à tout ce qu’elle a aimé pour n’en plus être séparée. Autant l’artiste nous semble avoir manqué de tact pour la figure du duc de Montmorency, autant il a rencontré une inspiration délicate pour celle de la duchesse. Mme de Montmorency fut, dit-on, surprise de se reconnaître sous les traits de cette femme désolée, et elle voulut d’abord faire disparaître la statue, mais les représentations judicieuses de Mme de Longueville lui firent accepter cette touchante violence faite à sa modestie. En plaçant sur le tombeau l’effigie de la duchesse encore vivante, l’artiste lui a rapporté tout l’honneur du monument. Elle en est la pensée première et le but, nous dit-il assez clairement ; le monument que voici est moins un sépulcre qu’un autel élevé à la plus fidèle et à la plus noble des douleurs conjugales ; il est destiné à consacrer le souvenir d’un grand amour encore plus que le souvenir d’un mort illustre. Et en effet, en dépit de ses défauts, ce tombeau est unique en ce qu’il a ce double caractère de monument funèbre et de monument commémoratif ; il parle de mort, mais il glorifie en même temps quelque chose de vivant que la mort ne peut atteindre et que le temps ne vaincra pas. L’exécution de ce mausolée (c’est le nom que les contemporains donnèrent à ce monument, et c’est son nom véritable) n’a pas été à la hauteur de l’inspiration première de l’artiste ; mais cette inspiration est d’une noblesse et d’une beauté véritables qui se découvrent aisément en dépit des défaillances de la main et du ciseau.

Ce monument de la fidélité conjugale nous est parvenu intact par une sorte de miracle. Un jour de l’année 1793, un citoyen de Moulins rencontre une bande de sans-culottes qui se portait à la Visitation pour détruire ce tombeau. Il entre avec elle dans le couvent, et, dès qu’il voit se lever marteaux et gourdins, il arrête cette brutalité iconoclaste par ces paroles dites avec chaleur et conviction : « citoyens, respectez ce monument ; celui qu’il renferme n’était point un aristocrate, c’était un bon citoyen comme vous, qui conspira contre la royauté et eut les honneurs de la guillotine. » L’inspiration de cet homme d’esprit (incontestablement c’en était un) eut un plein succès. Cette anecdote est instructive et contient sa philosophie, car elle nous apprend avec quelle facilité les multitudes se paient de mauvaises raisons, et combien il est inutile d’en chercher de bonnes soit pour les retenir, soit pour les lancer. Cette même multitude qui consentait à respecter le tombeau du sans-culotte Montmorency se serait certainement laissé persuader avec la même docilité de profaner la tombe du cagot Vincent de Paul[1].


EMILE MONTEGUT.

  1. Nous trouvons cette anecdote instructive dans l’Allier pittoresque de M. de Jolimont, description du Bourbonnais parfois un peu sèche, mais où se rencontrent maints détails curieux.