Impressions et fantaisies/02

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Mme Gérard d’Houville
Impressions et fantaisies
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 133-145).
IMPRESSIONS ET FANTAISIES


SOUVENIRS D’ÉTÉ


Eh bien ! oui, ma chère, il a fait chaud ; chaud à en perdre la tête, si chaud que les feuilles dormaient en plein jour ; que les canards voguaient, tête sous l’eau, croupions en l’air, de sorte qu’on ne distinguait plus à la surface que de petites mitres de plumes, et que j’ai vu, chose inouïe, un papillon prendre le tramway.

Si chaud que M. Shakleton a été repris d’un frénétique amour pour le Pôle Sud. Aimer le Pôle Sud, n’est-ce pas une exaspération rare de ce phénomène nommé par Stendhal « cristallisation ? » Aimer le Pôle Sud ! y parvenir malgré la glace, le froid, les ours, la neige, la maladie et les hasards sans nombre… Véritablement, si j’étais une femme, je voudrais être aimée autant que le Pôle Sud. Pas une de vous, mesdames, même parmi celles qui se vantent d’être de glace, ne serez jamais convoitées ainsi que ce Pôle Sud.

Cette pensée de glaces éternelles rafraîchissait un instant, entre les éventails déployés, les stores baissés et les boissons froides, mais pas beaucoup plus efficacement que les jeux d’enfants, — vous savez bien ? — lorsque, par ces lointains juillets, on jouait à la Sibérie et au traîneau, à l’aide des ouvrages de Mme de Ségur, de fauteuils à l’envers et d’un très vieux manteau de fourrures, encore excellent pour vêtir des rêves.

Vous, vous cuisiez à la campagne, avec la crainte de manquer d’eau, de légumes et de fourrage, et la terreur de voir flamber le bois de pins ; mais vous vous consoliez, quand un vent brûlant et bas décoiffait les grandes moissons qui jamais ne furent aussi belles.

Vous, au bord des mers, vous laissiez le soleil vous faire un teint de bédouine, et vous admiriez des couchants normands ou bretons devenus presque africains, leurs orangés étranges et leurs horizons de citrons verts.

Mais moi, dans Paris « la grand’ville » je regardais tomber les feuillages, se flétrir les fleurs et cuire les pierres, même à l’heure du soir, cette heure estivale et citadine entre toutes, où, dans l’arôme de la poussière, du crottin et du pétrole, tous les concierges, d’un seul coup, fleurissent devant toutes les portes et forment aux rues une bordure, comme les mignardises aux jardins de curé.

Et les moustiques même étaient morts. Et les chiens ne tiraient plus la langue, mais une langue traînait jusqu’à terre, qui, derrière elle, tirait un chien.

Les premières lueurs de l’éclairage de la ville défaillaient dans un halo caniculaire et semblaient prêtes à s’évanouir de palpitations de cœur. La lune se levait, d’une pâleur créole ; et le soleil rapetissé s’était couché dans une brume de cataclysme ainsi qu’en un climat malsain de fièvre et de torpeur.

O camphre, ô batistes, ô housses des lustres ! ô pianos d’été dont on imagine les touches chaudes et qui miauliez comme de grands chats dans les rares instants de silence, pianos qui remplacez à Paris si désavantageusement la grenouille et la cigale, éventails chinois, pieds nus dans les mules, sorbets, travaux, paresses, amitiés ou solitude, rien ne consolait d’habiter Paris et d’avoir si chaud.

Car je pourrais, n’est-ce pas, vous raconter que cette saison-là, à Paris, fut exquise (vous n’y étiez pas. madame, ni vous, ma chère, non plus) et vous n’y verriez que du feu et vous regretteriez peut-être d’être parties. Mais pourquoi mentir ? Même au risque de paraître moins véridique, pourquoi n’être pas sincère ? Pourquoi ne pas avouer que le seul foyer de la cigarette paraissait un intolérable incendie et que notre cher Paris somnolait d’ennui parce qu’il n’avait pas su garder, pour se distraire et pour l’exciter d’un coup d’éventail, le Hasard et la Fantaisie. Celle-ci, expirant de chaleur, s’était réfugiée, m’a-t-on dit, dans un astre en train de s’éteindre, et s’y balançait dans un hamac nébuleux, dédaignant même de laisser tomber sa pantoufle sur la pauvre terre. Quant au Hasard, bras dessus, bras dessous avec la Fortune, il bondissait de casino en casino, de plage à la mode en ville d’eaux, et se moquait bien de l’ennui de Paris et du mauvais état des prairies, les tapis de jeu restant toujours verts. On ne songea pas à utiliser l’aviation pour, au moyen de milliers d’avions, faire tournoyer sur Paris un innombrable ventilateur. Alors il ne restait plus aux Parisiens qu’à attendre la pluie, la pluie et ses délices, à l’attendre avec autant d’amoureuse anxiété que les arbres et que les herbes, qui, tout en n’étant pas accusés de littérature, se disaient certainement avec Chateaubriand : « Levez-vous, orages désirés ! » ou souhaitaient, à en mourir, « le bel orage » de la comtesse de Noailles.

Herbes, gazons, prés, pâturages, qu’étiez-vous, hélas ! devenus ? Moi qui ai toujours regretté de n’être pas une prairie, — non pour me laisser manger par les bêtes, bien que cela doive reposer des gens intelligents, — mais pour pouvoir goûter à fond le déroulement de l’indolence et ce vert repos étalé, toujours étendu, cette paresse végétale et silencieusement vivante, que je vous plaignais, que je souffrais pour vous ! Dans les jardins parisiens, pourtant arrosés, irrigués, soignés, de petits carrés bien portants semblaient conservés à grands frais en tant qu’échantillons d’une espèce disparue. Au Bois, et dans les bois, de larges espaces abandonnés à leur sort ne présentaient que paillasson mourant, ou disparition complète du moindre brin vif, retour à la terre nue, comme si, lasse aussi d’avoir si chaud, la vieille terre sans pudeur avait rejeté sa tunique émeraude. Toutes les herbes de la Saint-Jean étaient mortes, et le jour de l’Assomption, jadis appelé jour des Herbes, parce que, à cette date, on en jonchait les dalles des églises, coutume charmante établie peut-être en souvenir de l’âne et du bœuf de la crèche, ce jour-là, on n’aurait pu trouver assez d’herbe fraîche pour faire le tapis d’une petite chapelle, aux pieds de Marie. Mortes les herbes des sorcières, et les herbes sages et bénéfiques ! Morts la fléole et le vulpin, les paturins et la fétuque durette, et le trèfle porte-bonheur, et le sainfoin, et la flouve odorante ! Mortes toutes les herbes folles que j’adore et dont je ne sais pas les noms (sauf le vôtre, ô folle avoine, ma jolie ! ) Herbes folles dont je voudrais tout un grand pré, sans que nulle sagesse vous pallie, vous étiez sèches, dispersées, vous ne tintiez plus dans le vent. Plus de gazons ; pas plus de gazon d’argent que de gazon du chat ou de gazon d’Espagne ; le gazon turc n’a pas survécu et (que brouteront donc les poètes ? ) le gazon du Parnasse est défunt aussi.

L’herbe d’amour elle-même expire au bord des étangs vides et des marécages sans boues ; l’herbe des magiciennes, sans puissance contre la chaleur qui dévore, l’herbe funeste se flétrit et meurt.

Est-ce que le jour est proche où le globe terrestre, selon la fameuse prédiction d’Alfred de Musset :

… Sans barbe ni cheveux,
Comme un grand potiron roulera dans les cieux ?

Et ces cieux eux-mêmes sont sans nuages. Le ciel, qu’une brume de chaleur voile au crépuscule, est désert comme une mer sans navires. Horreur d’un ciel trop bleu ! Accablement, découragement, renoncement du perpétuel azur ! Exaspération d’un paroxysme qui ne finit point !… Oh ! beaux nuages ! nuages aux formes fuyantes, tour à tour groupés ou défaits, modelés, dispersés, effilés ou gonflés, étirés, floconneux, soufflés et disparus ; nuées sombres ou porteuses de lumière, anges changeants des Assomptions invisibles, dociles amis du vent, de la lune et du soleil qui parfois font de vous des messagers tout vêtus de clartés ou d’ombres et des formes mystérieuses où se confondent celles des êtres humains, ailés et maritimes ; nuages, nuages, nuages, vous qui surgissez, voyagez et disparaissez dans les airs, pareils aux pensées des rêveurs et aux songes des femmes, nuages charmants et beaux, revenez ! Rapportez-nous la grâce de vos mirages et les bienfaits de vos pluies, et faites-nous oublier, par vos errants caprices et vos menaces renouvelées, l’ennui, l’implacable ennui de toute cette sérénité ! Eh bien ! ma chère, à la fin, ces prières furent écoutées. Il plut. Et l’on dégusta la pluie tel que jamais on n’avait su le faire… Et l’herbe à foison repoussa, repoussa tellement que l’on fit trois fois les foins ; et les arbres reverdirent et les fleurs renaquirent et les pétioles raffermis étalèrent dans l’atmosphère des feuilles vivantes ; et les ciels furent tumultueux et les grands couchants de Paris furent de nouveau les plus beaux parmi les plus beaux du monde. On vécut dans une atmosphère d’or chaud, notre côté de la terre ayant mûri au soleil, tel un vaste fruit, et les splendides arbres des quais frémirent encore au-dessus des eaux, des pierres et des livres. Des nuages d’un gris malicieux et varié coururent dans ces ciels fins d’Ile de France, qui ne semblent pas se former du même air qu’ailleurs, et, par-delà les ponts, les places et les rues, les monuments et les marchés et les caprices de la Seine autour de son île, l’élan du promeneur, malgré lui, le conduisit tout naturellement, tout religieusement, comme l’insecte vole à la fleur, vers Notre-Dame aux portes rouges.

P.-S. — Je vous écris ceci par un temps d’octobre, couleur jus d’abricot, cependant que les arbres fruitiers refleurissent. Si vous me lisez par la neige et le gel, excusez-moi, je vous prie ; ou plutôt pensez un peu, en vous réchauffant à ces souvenirs encore tièdes : « Et dire que l’on s’était plaint d’avoir si chaud ! »


LES OMBRES

Le spiritisme n’a jamais été plus à la mode. La passionnante enquête de M. Paul Heuzé dans l’Opinion a eu un retentissant succès dans le monde des vivants. Les morts vivent-ils ? peuvent-ils nous parler ? Pouvons-nous distinguer leurs ombres, leurs fantômes, leurs apparences d’outre-tombe ? Voilà ce que les uns affirment, ce que les autres nient, ce que personne ne sait et ne saura jamais, nous dit M. Maurice Maeterlinck dans le Grand Secret, livre si puissamment triste où nous comprenons que ce grand secret… c’est que, s’il y a un secret, nul ne le dévoilera jamais.

Pourquoi ?

Oui, pourquoi ? Nous savons si peu de choses sur les mystères de l’esprit et sans doute à peu près rien de ceux de lame et des âmes. Nous sommes peut-être en face de la découverte qui nous permettrait de communiquer avec tout le grand peuple des morts, comme un enfant ignorant et balbutiant en face des postes les plus perfectionnés de télégraphie sans fil ; ou même, plus simplement, si nous montons l’escalier dans l’obscurité et pressons tant et plus, au lieu de la sonnette, une moulure de la boiserie, nous nous étonnons fort que l’on ne vienne pas ouvrir la porte et nous supposons que la sonnette ne marche pas ou qu’il n’y a personne en ce logis.

En somme, pourquoi ne pas croire à ce qu’on ne comprend pas, à ce qu’on ne sait pas encore, à ce que nous sommes peut-être trop obtus pour déjà saisir, voir, entendre ? Pouvons-nous nous flatter de connaître tout ce qui nous entoure ? Distinguons-nous les influences bienfaisantes ou néfastes qui flottent autour de notre être incertain, le protègent ou le poussent au désastre ? Qui n’a pas senti, dans certaines nuits d’été, avec l’angoisse de ne pas tout à fait comprendre ces langages, dans les souffles, dans les parfums, dans les rayons, dans l’ombre, des présences et des voix, des douceurs rassurantes, des protections secrètes, des appels informulés, inintelligibles à nos sens ignorants et dont pourtant la certitude, proche de notre instinct le plus vrai, nous remplit d’un émoi et d’un trouble plus forts que tous ceux du terrestre amour ?

Une jeune femme que j’ai autrefois connue, et qui est allée à son tour rejoindre les ombres mystérieuses, me racontait qu’elle avait quelquefois la visite d’un jeune homme qui était encore bien plus fantomatique qu’un fantôme, car il n’avait jamais encore été vivant. Ame sans corps, attendant dans un vague espace ou dans un astre en formation, l’heure d’une incarnation humaine, il ne devait vivre, homme, sur la terre, que dans quelques centaines d’années. Et cependant il était celui-là qui l’aimait, elle, la vivante, et ne la rencontrerait pas dans cette vie, que l’on croit réelle et qui dure si peu. La force de l’amour lui donnait celle d’apparaître quelquefois à la bien-aimée, fantôme préalable, et de lui fixer des rendez-vous pour des réincarnations futures, dans des siècles ; et cela dans un langage inconnu qu’elle entendait par une sorte de puissance rayonnante illuminant le fond le plus obscur de la pensée ; car ils étaient, ceux-là, faits pour s’aimer, les amants étranges séparés à la fois par l’espace et le temps.

Il n’y a pas de quoi rire…

Une autre aimable femme, toujours bien vivante celle-là, déclare que rien n’est plus simple que d’organiser des « thés spirites. » Elle soutient qu’il suffit de trouver la formule d’invitation qui doit, je le présume, être cabalistique. Il faut, par exemple, savoir le nom ; car c’est ce rappel du nom humain qui fait revenir l’esprit, un moment, sur cette terre. Les gens célèbres sont donc tout indiqués. Les pauvres ! Si beaucoup de maîtresses de maison savaient la fameuse formule, ils seraient bien vite autant sollicités que de leur vivant, et plus encore que jadis iraient, à la lettre, « dans le monde. » Heureusement que ce secret est encore secret et que mon intrépide « inviteuse » gardera encore quelque temps la chance de convoquer, pour elle seule, Stendhal ou a de Musset, Alcibiade ou Tibère, Julie de Lespinasse ou Noé… au hasard de l’inspiration. Elle n’a pas encore osé déranger les saints. Mais je sens que d’ici peu elle recevra le prophète Élie, descendu de son char brûlant, avec autant de familiarité qu’un jeune aviateur. En attendant, un soir, au coin du feu, elle eut un petit entretien très ardent avec Torquemada. Enfin, pour étendre ses relations elle s’instruit, et dans les archives et bibliothèques déchiffre mémoires, lettres et manuscrits avec application et fait des listes des gens qui vécurent obscurément, ou dont le nom nu survécut pas avec autant d’éclat que ceux des amoureux, des savants, des écrivains, des artistes, ou de ceux qu’elle appelle les types historiques. Parmi ces modestes ombres un certain Philibert Villanet l’a tout à fait charmée. Il vécut au XIIIe siècle, en Touraine et y cultivait des fleurs. Il paraît que maintenant il vient, — ou plutôt revient, — tous les soirs ; et quand par hasard il est retenu dans ce mystérieux autre monde, à son hôtesse en ce monde-ci il envoie des fleurs inconnues : celles ; qu’il cultive sans doute en quelque étoile.

Mais, direz-vous, vous divaguez avec vos ombres. Notre époque a le goût des ombres, je n’y puis rien et je ne l’ai pas, inventé. Qu’est-ce que le cinéma, sinon le goût des ombres ? Du film au spiritisme il n’y a… qu’une ombre. L’apparence d’un ancien vivant est à peu près assurée d’un aussi grand succès que le vivant, dont on ne connaissait que les apparences. Charlot, Charlie Chaplin, ne fut-il pas reçu triomphalement parce qu’on ne l’avait encore connu qu’en geste et en ombre ? Peut-être que ce que nous croyons notre personnalité n’est qu’une série fragmentaire de reflets et de. fantômes. Chacun n’est que la réunion de millions d’apparences et Narcisse mou-, rut déjà pour essayer de rejoindre l’une d’entre elles… Et d’ailleurs tout, en l’étrange univers, n’est-il pas qu’apparences, et que l’ombre d’une ombre ?


FOOTIT EST MORT

Footit, ayant si souvent fait le mort, pour amuser les enfants et bafouer Chocolat à la peau couleur de terre, ne savait pas très bien s’il était mort cette fois-ci pour de bon.

— Suis-je mort ? dit-il à saint Pierre.

— Vous l’êtes, répondit celui-ci flegmatiquement. C’est-à-dire, mon cher Footit, que vous commencez votre vie éternelle et que vous la commencez par le Purgatoire.

Footit s’étonna grandement de cette sévérité, s’étant d’ailleurs cru toujours sûr des applaudissements du paradis. On lui expliqua qu’il avait pris souvent un plaisir si pervers à gifler Chocolat qu’il lui fallait expier cette faute.

Mais, tous les petits enfants qui n’ont pas eu le temps de grandir et d’aller au cirque sur la terre, tous les petits enfants du ciel ayant su que Footit était là, tout près, ne se tenaient pas d’impatience et répétaient en chœur et sans se lasser aux pieds du bon Dieu :

— Grand-papa, nous voulons aller au cirque ! Nous voulons aller au cirque ! Donnez-nous Footit, s’il vous plait, et ne nous le faites pas attendre, puisqu’au ciel c’est toujours dimanche.

De sorte que Footit, en triomphe, obtint le Paradis. L’espace et les astres furent mis à sa disposition, belle piste à la poussière d’or ; on sortit de leur écurie les chevaux de l’Apocalypse ; il fut permis de se servir indéfiniment de la lune ; de la chiffonner, demi-pleine, en bonnet ; de sauter dedans et de la crever, telle un simple cerceau de papier blanc, de la mettre sous le bras et de la laisser choir en raille éclats ronds comme une pile d’assiettes. Footit se tailla des culottes bouffantes dans la nuit bleue, eut des nuages en houppes à ses souliers, se constella de quelques petites étoiles véritables ; le Soleil lui farda le nez, la Voie lactée lui mit du blanc ; il se balança dans l’anneau de Saturne, et le Seigneur lui fit présent d’un diable pour remplacer Chocolat,

Après chaque séance, Footit renvoyait ce démon aux enfers par un magistral coup de pied au bas du diable et concluait en s’adressant à son public de petits élus :

— Vous voyez, petites enfants… Ne regrettez pas la terre, car dans la vie, ça finit toujours comme ça…

— Voyons Foolit, disait le Seigneur indulgent mais un peu vexé, voyons Footit, n’exagérez donc pas…


LA XVIe EXPOSITION DES AUTOMOBILES

— Les automobiles, la vitesse, les voyages… Ne songez-vous pas aux voyages ?

— « Mon enfant, ma sœur, Songe à la douceur… »

Madame, s’il vous plaît, ne m’écrasez pas… Que cette foule est impolie ! que ces gens sont brusques et dangereux, comme des moteurs sans phares !

— C’est ainsi. A peine ai-je eu le temps à la porte, de payer mon humble taxi ; tant pis pour la monnaie : « Circulez… circulez, » et autres objurgations moins courtoises.

— La politesse, hélas ! Mais il ne faut pas être pressé pour être poli. La courtoisie demande de petits loisirs. Tenez, voilà un autre concours à organiser pour l’Œuvre…

— Puisque politesse il n’y a plus, vous m’ennuyez avec votre politesse… Regardons plutôt les voitures. Imaginons-nous…

— Quoi ?

— Que je vais vous en offrir une.

— C’est-à-dire qu’il n’y a que moi qui vais me l’imaginer. Mais laissez-moi d’abord m’imprégner de cette fameuse nouvelle poésie des machines : vous savez bien Kipling…

— Pierre Hamp, et surtout Alexandre Arnoux dans cette adorable nouvelle la Nuit de Saint Barnabé.

— Je fais ce que je peux pour subir le charme, mais ça ne me subjugue pas, ce grand hall, par le vitrage duquel tombe une chaleur implacable, cette poussière soulevée par tous ces pas, cette convoitise sur ces visages luisants dont la sueur sûrement sent déjà le pétrole.

— Peste ! à votre tour de n’être pas polie ! D’ailleurs, ce ne sont pas les humains que vous devez contempler, mais bien les autos : toutes ces vitesses au repos, toutes ces forces encore sans âme. Où iront-elles ? dans quel pays ? quels voyageurs entraîneront-elles ? Je vous assure qu’il y a là des motifs d’imagination et de rêve, tout comme ailleurs.

— Vous avez bien raison ; mais c’est un petit jeu que vous abrégez trop. Continuez donc : qui verseront-elles, écraseront-elles et tueront-elles ?

— Vous êtes gaie… Et puis si on pensait à tant de choses, on ne ferait plus jamais rien. Voyons, regardez, que diable ! et choisissez mon présent imaginaire ; ne vous gênez pas surtout : vous n’avez pas besoin de faire d’économies…

— Pour ce que ça vous coûte… Vous ne trouvez pas que le soir on devrait allumer tous les phares et faire ronller tous les moteurs pendant une demi-heure par exemple ? l’hallali du piéton…

— Ce serait d’un effet, ma foi, saisissant.

— Voyons cette grosse voiture vert-céloine. Des acheteurs sont déjà installés sur les coussins, pour les essayer, et cet homme mûr qui examine le volant parait hésiter avant de courir à sa perte. Cela ressemble à ces gros joujoux mécaniques où de petits personnages de cire ont accident sur accident.

— Panhard, Hispano, Delaugère-Clayette…

—… On dirait, celle-là, un gros hanneton marron.

— Et cette notre si bien vernie qui vous reflète comme un étang au crépuscule ; je vous l’offre pour les sorties du soir.

— Merci. Admirez cette torpédo bleue, creuse comme une barque et cette étonnante Brasier grise, à la fois canon et boulet ; et la monumentale Elizalde aux phares prodigieux : qu’elle nous fera peur, rencontrée au tournant d’une route !

— Fonck, de Dion, Voisin, Mercedes, Delahaye, Gnôme-Rhône… je savais bien qu’il y avait du gnome, dans tout cela et du fantastique malgré tout. Mais que de noms, que de noms ! Tout le monde fabrique donc des automobiles ?

— Et encore plus de gens en achètent. Ces voiturettes, ô chère, vous combleraient-elles ? Voyez le léger squelette de l’Elfe semblable à un grand insecte décortiqué.

— Et ce moteur Hotchkiss mis à nu, et toutes ces autres anatomies et l’hoffmannesque complication de leurs rouages, vraiment oui, cela est beau et mystérieux et un peu effrayant aussi ; on dirait l’intérieur d’énormes pendules faites non pour marquer le temps, mais pour le dévorer.

— Oui, plus vite, toujours plus vite ; c’est la devise de notre siècle. Eh bien ! avez-vous choisi ? J’y tiens beaucoup, vous savez : votre choix, c’est une indication de caractère.

— Eh bien ! mon vieux, donnez-moi une charrette à âne dans laquelle je trottinerai bien doucettement le long des routes, avec laquelle je m’en irai loin du bruit, du rondement des moteurs et de la folie de la trépidation, dans un pays où j’aurai le temps de vivre et où je ne serai bousculée ni au physique ni au moral.

— Mais…

— Mais c’est ainsi ; à moins que vous ne préfériez m’offrir le tapis des Quatre Facardins, grâce auquel on voyageait si délicieusement dans les contes…

— Hélas ! je ne peux vous l’offrir, celui-là, n’étant, vous le savez bien, qu’un très humble mortel.

— Mais si. Selon nos conventions, vous pouvez me l’offrir tout aussi bien que cette géante voiture de cinq cent mille francs…

— Après tout, vous avez peut-être raison ; mais, contradiction bizarre, cela ne me paraît pas du tout la même chose.


RAQUEL MELLER, ISABELITA RUIZ, A L’OLYMPIA


Un rideau noir. — Et sur ce fond obscur, l’apparition subite d’une femme toute en noir, le visage pâle sous la mantille sombre, et je ne sais quoi dans l’allure de furtif et de pathétique.

Elle chante des chansons d’Espagne. Sa voix douce, pure, plus insinuante que forte, attire et retient comme un filet de soie ; les gestes sont simples et d’une grande grâce, et puis elle relève les paupières et voici que rayonnent les yeux si beaux.

Elle chante des chansons d’Espagne ; les unes sont gaies, les autres funèbres ; et non seulement elle les chante, mais elle les mime, elle en vit l’épisode amoureux, malicieux, passionné, perfide ou funeste, avec une puissance d’évocation presque maléfique, à force d’être naturelle

O beauté des visages sur lesquels passe la vie changeante ! Raquel Meller possède une de ces physionomies si rares que modèlent et transfigurent toutes les émotions et tous les rythmes de l’âme ; et on sent qu’on peut aussi la contempler pourtant longuement avec l’intérêt puissant et renouvelé qu’offrent les spectacles de la nature : tel un coucher de soleil sur la mer. Qu’elle s’évanouisse devant le supplice de son amant, qu’elle s’agenouille auprès d’un cadavre imaginaire, qu’elle danse et rie gaiement, qu’elle vende des fleurs avec une malice ravissante, qu’elle repousse un ami perfide, toujours, pendant l’instant de la chanson, elle vit toute une vie avec une intensité et une véhémence dans la douceur, qui atteint quelquefois le sublime.

Mais dans la grâce, l’espièglerie, le tendre diabolisme, la coquetterie à la fois sincère et perverse, n’est-elle pas incomparable ? Qu’elle est charmante avec ses œillets roses, ou dans sa robe à volants de neige, dont la traîne se déroule derrière elle comme celle d’un paon blanc, alors que les franges du châle bleu saphir palpitent k la taille ! Et qu’elle est belle aussitôt après dans l’austère velours noir à grands plis où se perdent les petites mains jointes, avec ce visage ravagé d’amour et cette souffrance de tout son être et ce regard, ce regard levé qui subitement la fait semblable à sainte Thérèse !

Et ce qu’il y a de profondément émouvant, ou d’irrésistiblement charmeur, dans ces beautés et ces grâces successives, ces révélations de l’âme et du corps, de l’esprit et de l’instinct, c’est que tout cela, tout cela, fascination, cruauté, tendresse, ferveur, douceur ardente, eh bien ! cela, tout cela, c’est toute la femme.

Et c’est pourquoi, vous qui chantez des chansons d’Espagne, vous êtes une grande artiste, Raquel Meller.


* * *


Romantique Isabelita, que Hugo vous aurait aimée avec votre profil d’Esmeralda sur votre tambourin au repos ! Que Gautier vous aurait chantée, vous et vos castagnettes nerveuses, et vos talons sans répit scandant le rythme frémissant de cette aventure amoureuse qu’est une danse, une danse de Séville ou de Madrid, d’Aragon ou de Gastille, une passionnée danse espagnole !

Sur un décor nocturne de ville, entourée du classique cirque de montagnes, sur une lune magique qui monte et des lueurs lointaines qui s’allument, sur ce décor conventionnel, que vous { êtes vivante et bondissante, tour à tour ardente comme une flamme ou pure comme un jet d’eau !

C’est la danse éternelle de la jeunesse et du rêve ; l’envoûtement et l’incantation et, avant la recherche de l’homme, la poursuite du bonheur. Avant la scène de la séduction et sa grâce animale, c’est la femme dans l’antre de la sibylle et l’interrogation du destin. Et ensuite, c’est, malgré la réponse, l’embrasement de l’amour. Puis toutes les hardiesses des gestes, des appels, de cette provocation, de cette approche, dès qu’elles vont trop près de ce qui peut-être serait la volupté, toutes ces folies se consument dans un subit élan de passion, se tordent comme dans un brasier trop haut et finissent par ces bonds éperdus, désespérés et sauvages, ces sauts de petite sorcière fuyant la torture et retrouvant sa force innocente dans un élan d’allégresse et de liberté.

Isabelita Ruiz ! que ces signes de votre main au-dessus de votre front sont irrésistibles et fatidiques ! Que vous savez bien creuser et cambrer le dos selon les vieux rites, en même temps que s’arrondit et s’offre en avant la beauté du ventre, telle la souple vague prête à déferler ; que vos gracieux et puissants trépignements sont bien scandés et infatigables, que vous êtes démoniaque dans les pointes roses de cette jupe qui fait semblant d’être en loques et que percent vos longues jambes victorieuses, et que j’aurais voulu savoir vous décrire mieux, vous, vos arabesques, vos incendies et vos rythmes que rien n’essouffle ! Mais il m’aurait fallu pour cela savoir écrire non pas seulement avec une plume, mais avec la pointe d’un piment, ou celle d’un sarment qui flambe, ou la tige d’un œillet.


Gérard d’Houville