Inès de Cordoue/Riquet à la Houppe

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Riquet à la Houppe (tiré de Inès de Cordoue)
M. et G. Jouvenel (p. 39-61).

RIQUET A LA
HOUPPE.


UN grand Seigneur de Grenade, poſſedant des richeſſes dignes de ſa naiſſance, avoit un chagrin domeſtique qui empoiſonnoit tous les biens dont le combloit la fortune. Sa fille unique, née avec tous les traits qui font la beauté, étoit ſi ſtupide, que la beauté meſme ne ſervoit qu’à la rendre deſagreable. Ses actionſ n’avoient rien de ce qui fait la grace ; ſa taille, quoyque déliée eſtoit lourde, parce qu’il manquoit une ame à ſon corps.

Mama (c’eſtoit le nom de cette fille) n’avoit pas aſſez d’eſprit pour ſçavoir qu’elle n’en avoit point ; mais elle ne laiſſoit pas de ſentir qu’elle eſtoit dedaignée, quoy qu’elle ne demeſlaſt pas pourquoy. Un jour qu’elle ſe promenoit ſeule (ce qui luy eſtoit ordinaire) elle vit ſortir de la terre un homme aſſez hideux pour paroître un monſtre ; ſa vûë donnoit envie de fuïr, mais ſes diſcours rappellerent Mama : Arrêtez, luy dit-il, j’ay des choſes faſcheuſes à vous apprendre, mais j’en ay d’agreables à vous promettre.

Avec voſtre beauté vous avez je ne ſçay quoy qui fait qu’on ne vous regarde pas, c’eſt que vous ne penſez rien, & ſans me faire valoir, ce deffaut vous met infiniment au deſſous de moy qui ne ſuis que par le corps ce que vous eſtes par l’eſprit : Voila ce que j’avois de cruel à vous dire, mais à la maniere ſtupide dont vous me regardez, je juge que je vous ay fait trop d’honneur, lorſque j’ay craint de vous offenſer, c’eſt ce qui me fait deſeſperer du ſujet de mes propoſitions, cependant je hazarde de vous les faire. Voulez-vous avoir de l’eſprit ? ouy, luy répondit Mama, de l’air dont elle auroit dit, non. Hé bien, ajoûta-t-il, en voicy les moyens. Il faut aïmer Riquet à la Houppe, c’eſt mon nom, il faut m’épouſer dans un an ; c’eſt la condition que je vous impoſe ; ſongez-y ſi vous pouvez : Sinon ; repetez ſouvent les paroles que je vais vous dire, elles vous apprendront enfin à penſer. Adieu pour un an : Voicy les paroles qui vont chaſſer voſtre indolence, & en meſme temps guerir vôtre imbecillité.

Toy qui peus tout animer,
Amour, ſi pour n’eſtre plus beſte,
Il ne faut que ſçavoir aimer
Me voila preſte.

A meſure que Mama prononçoit ces Vers, ſa taille ſe dégageoit, ſon air devenoit plus vif, ſa démarche plus libre, elle les repeta. Elle va chez ſon pere, luy dit des choſes ſuivies, peu aprés de ſenſées, & enfin de ſpirituelles. Une ſi grande & ſi prompte métamorphoſe ne pouvoit eſtre ignorée de ceux qu’elle intereſſoit davantage. Les Amans vinrent en foule, Mama ne fut plus ſolitaire ni au bal ni à la promenade ; elle fit bientoſt des infideles & des jaloux il n’eſtoit bruit que d’elle, & que pour elle.

Parmy tous ceux qui la trouverent aimable il n’étoit pas poſſible qu’elle ne trouvaſt rien de mieux fait que Riquet à la Houppe, l’eſprit qu’il luy avoit donné rendit de mauvais offices à ſon Bienfaicteur. Les paroles qu’elle repetoit fidellement, lui inſpiroient de l’amour ; mais par un effet contraire aux intentions de l’Auteur, ce n’eſtoit pas pour luy.

Le mieux fait de ceux qui ſoupirerent pour elle eut la preference. Ce n’eſtoit pas le plus heureux du coſté de la fortune ; ainſi ſon pere & ſa mere voyant qu’ils avoient ſouhaité le malheur de leur fille en luy ſouhaitant de l’eſprit ; & ne pouvant le luy oſter, luy firent au moins des leçons contre l’amour, mais deffendre d’aimer à une jeune & jolie perſonne, ce ſeroit deffendre à un arbre de porter des feuilles au mois de May ; elle n’en aima qu’un peu davantage Arada, c’eſtoit le nom de ſon amant.

Elle s’eſtoit bien gardée de dire à perſonne par quelle avanture la raiſon luy êtoit venuë. Sa vanité êtoit intereſſée à garder ce ſecret, elle avoit alors aſſez d’eſprit pour comprendre l’importance de cacher par quel myſtere il luy êtoit venu.

Cependant, l’année que luy avoit laiſſé Riquet à la Houppe, pour apprendre à penſer, & pour ſe reſoudre à l’épouſer, eſtoit preſque experiée, elle en voyoit le terme avec une douleur extrême, ſon eſprit qui luy devenoit un preſent funeſte, ne luy laiſſoit échapper aucune circonſtance affligeante, perdre ſon Amant pour jamais, eſtre au pouvoir de quelqu’un dont elle ne connoiſſoit que la difformité, ce qui étoit peut eſtre ſon moindre deffaut, enfin quelqu’un qu’elle s’étoit engagée à épouſer en acceptant ſes dons qu’elle ne vouloit pas lui rendre : Voila ſes reflexions.

Un jour que rêvant à ſa cruelle deſtinée, elle s’étoit écartée ſeule, elle entendit un grand bruit, & des voix ſouterraines, qui chantoient les paroles que Riquet à la Houppe luy avoit fait apprendre, elle en fremit ; c’étoit le ſignal de ſon malheur. Auſſi-toſt la terre s’ouvre ; elle y deſcend inſenſiblement, & elle y voit Riquet à la Houppe environné d’hommes difformes comme luy. Quel ſpectacle pour une perſonne qui avoit été ſuivie de tout ce qu’il y avoit de plus aimable dans ſon pays ? Sa douleur fut encore plus grande que ſa ſurpriſe ; elle verſa un torrent de larmes ſans parler, ce fut le ſeul uſage qu’elle fit alors de l’eſprit que Riquet à la Houppe luy avoit donné.

Il la regarda triſtement à ſon tour : Madame, luy dit-il, il ne m’eſt pas difficile de voir que je vous ſuis plus deſagreable que la premiere fois que j’ay paru à vos yeux ; je me ſuis perdu moy-meſme en vous donnant de l’eſprit ; mais enfin, vous eſtes encore libre, & vous avez le choix de m’épouſer ou de retomber dans vôtre premier état ; je vous remettray chez vôtre pere, telle que je vous ay trouvée, ou je vous rendray maîtreſſe de ce Royaume. Je ſuis le Roy des Gnomes, vous en ſerez la Reine ; & ſi vous voulez me pardonner ma figure, & ſacrifier le plaiſir de vos yeux, tous les autres plaiſirs vous ſeront prodiguez. Je poſſede les treſors renfermez dans la terre, vous en ſerez la maîtreſſe ; & avec de l’or & de l’eſprit, qui peut être malheureux, merite de l’étre J’ay peur que vous n’ayez quelque fauſſe delicateſſe ; j’ay peur qu’au milieu de tous mes biens je ne vous paroiſſe de trop ; mais ſi mes treſors avec moy ne vous conviennent pas, parlez, je vous conduiray loin d’icy, où je ne veux rien qui puiſſe troubler mon bonheur. Vous avez deux jours pour connoiſtre ce lieu, & pour decider de ma fortune & de la voſtre.

Riquet à la Houppe la laiſſa aprés l’avoir conduite dans un appartement magnifique ; elle y fut ſervie par des Gnomes de ſon ſexe, dont la laideur la bleſſa moins que celle des hommes. On luy ſervit un repas où il ne manquoit que la bonne compagnie. L’aprés-dinée elle vit la Comedie, dont les Acteurs difformes l’empeſcherent de s’intereſſer au ſujet. Le ſoir on luy donna le Bal, mais elle y étoit ſans le deſir de plaire ; ainſi elle ſentit un mortel dégouſt qui ne l’auroit pas laiſſée balancer à remercier Riquet à la Houppe, de ſes richeſſes, comme de ſes plaiſirs, ſi la menace de la ſotiſe ne l’eût arreſtée.

Pour ſe délivrer d’un époux odieux, elle auroit répris ſans peine la ſtupidité, ſi elle n’avoit eu un Amant, mais ç’auroit été perdre cet Amant de la maniere la plus cruelle. Il eſt vrai qu’elle étoit perdue pour luy en épouſant le Gnome ; elle ne pouvoit jamais voir Arada ni luy parler, ni même luy donner de ſes nouvelles ; il pouvoit la ſoupçonner d’infidelité. Enfin elle alloit étre à un mary, qui en l’oſtant à ce qu’elle aimoit, lui auroit toûjours été odieux même quand il eût été aimable, mais de plus c’eſtoit un monſtre. Auſſi la reſolution étoit difficile à prendre.

Quand les deux jours furent paſſez, elle n’en eſtoit pas moins incertaine ; elle dit au Gnome qu’il ne luy eſtoit pas poſſible de faire un choix. C’eſt décider contre moy, luy dit-il, ainſi je vais vous rendre vôtre premier état que vous n’oſez choiſir. Elle trembla ; l’idée de perdre ſon Amant par le mépris qu’il auroit pour elle, la toucha aſſez vivement pour la faire renoncer à luy. Hé bien, dit-elle au Gnome, vous l’avez decidé, il faut être à vous.

Riquet à la Houppe ne fit point le difficile, il l’épouſa, & l’eſprit de Mama augmenta encore par ce mariage, mais ſon malheur augmenta à proportion de ſon eſprit, elle fut effrayée de s’être donnée à un monſtre, & à tous momens elle ne comprenoit pas qu’elle pût paſſer encore un moment avec luy.

Le Gnome s’appercevoit bien de la haine de ſa femme, & il en eſtoit bleſſé, quoy qu’il ſe picquât de force d’eſprit. Cette averſion luy reprochoit ſans ceſſe ſa difformité, & luy faiſoit deteſter les femmes, le mariage & la curioſité qui l’avoit conduit hors de chez luy. Il laiſſoit ſouvent Mama ſeule ; & comme elle étoit reduite à penſer, elle penſa qu’il falloit convaincre Arada par ſes proprés yeux, qu’elle n’étoit pas inconſtante. Il pouvoit aborder dans ce lieu, puiſqu’elle y étoit bien arrivée ; il falloit du moins luy donner de ſes nouvelles, & s’excuſer de ſon abſence ſur le Gnome qui l’avoit enlevée, & dont la vûë luy répondroit de ſa fidelité. Il n’eſt rien d’impoſſible à une femme d’eſprit qui aime. Elle gagna un Gnome qui porta de ſes nouvelles à Arada, par bonheur le temps des Amant fideles duroit encore. Il ſe deſeſperoit de l’oubly de Mama ſans en eſtre aigri, les ſoupçons injurieux n’entroient point dans ſon eſprit, il ſe plaignoit, il mouroit ſans avoir une penſée qui pût offenſer ſa Maiſtreſſe, & ſans chercher à ſe guerir, il n’eſt pas difficile de croire qu’avec ces ſentimens il alla trouver Mama au peril de ſes jours ſi-toſt qu’il ſçut le lieu où elle eſtoit, & qu’elle ne luy deffendoit pas. d’y venir.

Il arriva dans les lieux ſouterrains, où vivoit Mama. Il la vit, il ſe jetta à ſes pieds, elle luy dit des choſes plus tendres encore que ſpirituelles. Il obtint d’elle la permiſſion de renoncer au monde pour vivre ſous la terre, & elle s’en fit beaucoup prier, quoy qu’elle n’eût point d’autre deſir que de l’engager à prendre ce party.

La guayeté de Mama revint peu à peu, & ſa beauté en fut plus parfaite, mais l’amour du Gnome en fut allarmé ; il avoit trop d’eſprit, & il connoiſſoit trop le dégouſt de Mama, pour croire que l’habitude d’eſtre à luy puſt adoucir ſa peine. Mama avoit l’imprudence de ſe parer, il ſe faiſoit trop de juſtice pour croire qu’il en fuſt digne, il chercha tant, qu’il demeſla qu’il y avoit dans ſon Palais un homme bien fait qui ſe tenoit caché ; il n’en fallut pas davantage. Il medita une vengeance plus fine que celle de s’en deffaire. Il fit venir Mama ; je ne m’amuſe point à faire des plaintes, & des reproches, lui dit-il ; je les laiſſe en partage aux hommes ; quand je vous ay donné de l’eſprit, je pretendois en jouir. Vous en avez fait uſage contre moy ; cependant je ne puis vous l’ôter abſolument vous avez ſuby la Loy qui vous étoit impoſée. Mais ſi vous n’avez pas rompu nôtre Traité, vous ne l’avez pas obſervé à la rigueur. Partageons le differend, vous aurez de l’eſprit la nuit, je ne veux point d’une femme ſtupide ; mais vous le ſerez le jour pour qui il vous plaira. Mama dans ce moment ſentit une peſanteur d’eſprit, que bientoſt elle ne ſentit meſme plus. La nuit ſes idées ſe reveillerent ; elle fit reflexion ſur ſon malheur ; elle pleura, & ne put ſe reſoudre à ſe conſoler ; ni à chercher les expediens que ſes lumieres luy pouvoient fournir.

La nuit ſuivante elle s’apperçut que ſon mary dormoit profondement, elle lui mit ſous le né une herbe qui augmenta ſon ſommeil, & qui le fit durer autant qu’elle voulut ; elle ſe leva pour s’éloigner de l’objet de ſon couroux. Conduite par ſes rêveries, elle alla du coſté où logeoit Arada, non pas pour le chercher, mais peut-étre qu’elle ſe flata qu’il la chercheroit, elle le trouva dans une allée, où ils s’étoient ſouvent entretenus, & où il la demandoit à toute la nature. Mama luy fit le recit de ſes malheurs, & ils furent adoucis par le plaiſir qu’elle eut de les luy conter.

La nuit ſuivante, ils ſe rencontrerent dans le même lieu ſans ſe l’eſtre marqué, & ces rendez-vous tacites continuerent ſi long-temps, que leur diſgrace ne ſervoit qu’à leur faire goûter une nouvelle ſorte de bonheur ; l’eſprit & l’amour de Mania luy fourniſſoient mille expediens pour étre agreable, & pour faire oublier à Arada qu’elle manquoit d’eſprit la moitié du temps.

Lorſque les Amans ſentoient venir le jour, Mama alloit éveiller le Gnome, elle prenoit ſoin de luy ôter les herbes aſſoupiſſantes ; ſi-tôt qu’elle étoit auprés de luy. Le jour arrivoit, elle redevenoit imbecile, mais elle employoit le temps à dormir.

Un état paſſablement heureux ne ſçauroit durer toûjours ; la feuille qui faiſoit dormir, faiſoit auſſi ronfler. Un Gnome domeſtique qui n’étoit ni bien endormi ni bien éveillé, crut que ſon maître ſe plaignoit, il court à luy, apperçoit les herbes qu’on avoit miſes ſous ſon né, les oſte, croyant qu’elles l’incommodoient ; Soin qui fit trois malheureux à la fois.

Le Gnome ſe vit ſeul ; il cherche ſa femme en furieux ; le hazard ou ſon mauvais deſtin le conduiſit au lieu où les deux amans ne ſe laſſoient pas de ſe jurer un éternel amour ; il ne dit rien, mais il toucha l’Amant d’une baguette qui le rendit d’une figure ſemblable à la ſienne ; & ayant fait pluſieurs tours avec luy, Mama ne le deſtingua plus de ſon Epoux. Elle ſe vit deux maris au lieu d’un, & ne ſçut jamais à qui adreſſer ſes plaintes, de peur de prendre l’objet de ſa haine pour l’objet de ſon amour, mais peut eſtre qu’elle n’y perdit guere. Les Amans à la longue deviennent des maris.